Les Précurseurs (Rolland)/Le Feu, par Henri Barbusse

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Les PrécurseursÉditions de l’Humanité (p. 90-99).

XV

Le Feu

par Henri BARBUSSE[1]


Voici un miroir implacable de la guerre. Elle s’y est reflétée, seize mois, au jour le jour. Miroir de deux yeux clairs, fins, précis, intrépides, français. L’auteur, Henri Barbusse, a dédié son livre : « À la mémoire des camarades tombés à côté de moi, à Crouy et sur la cote 119 », décembre 1915 ; et ce livre : Le Feu (Journal d’une escouade) a reçu, à Paris, la consécration du prix Goncourt.

Par quel miracle une telle parole de vérité a-t-elle pu se faire entendre intégralement, en une époque où tant de paroles libres, infiniment moins libres, sont comprimées ? Je n’essaie point de l’expliquer, mais j’en profite : car la voix de ce témoin fait rentrer dans l’ombre tous les mensonges intéressés qui, depuis trois ans, prétendent idéaliser le charnier européen.

L’œuvre est de premier ordre, et si riche de substance qu’il faudrait plus d’un article pour l’embrasser tout entière. Je tâcherai seulement ici d’en saisir les aspects principaux, — l’art et la pensée.

L’impression qui domine est d’une extrême objectivité. Sauf au dernier chapitre, où s’affirment ses idées sociales, on ne connaît point l’auteur : il est là, mêlé à ses obscurs compagnons ; il lutte, il souffre avec eux, et d’une seconde à l’autre il risque de disparaître ; mais il a la force d’âme de s’abstraire du tableau et de voiler son moi : il regarde, il entend, il sent, il tâte, il agrippe, de tous ses sens à l’affût, le spectacle mouvant ; et c’est merveille de voir la sûreté de cet esprit français, dont aucune émotion ne fait trembler le dessin, ni ne ternit la notation. Une multitude de touches juxtaposées, vives, vibrantes, crues, aptes à rendre les chocs et les sursauts des pauvres machines humaines passant d’une torpeur lasse à une hyperesthésie hallucinée, — mais que place et combine une intelligence toujours maîtresse de soi. Un style impressionniste, que tentent parfois, un peu trop pour mon goût, les jeux de mots visuels à la Jules Renard, cette « écriture artiste », qui est un article si éminemment parisien, et qui, en temps ordinaire, « poudrederise » les émotions, mais qui, dans ces convulsions de la guerre, prend je ne sais quelle élégance héroïque. Dans le récit serré, sombre, étouffant, s’ouvrent des épisodes de repos, qui en rompent l’unité, et où se détend quelques instants l’étreinte. La plupart des lecteurs en goûteront le charme, l’émotion discrète (la Permission) ; — mais les trois quarts de l’œuvre ont pour cadre les tranchées de Picardie, sous « le ciel vaseux », sous le feu et sous l’eau, — visions tantôt d’Enfer, et tantôt de Déluge.

« Les armées restent là, enterrées, des années, « au fond d’un éternel champ de bataille », entassées, « enchaînées coude à coude », pelotonnées « contre la pluie qui vient d’en haut, contre la boue qui vient d’en bas, contre le froid, cette espèce d’infini qui est partout ». Les hommes, affublés de peaux de bêtes, de paquets de couvertures, de tricots, surtricots, de carrés de toile cirée, de bonnets de fourrure, de capuchons goudronnés, gommés, caoutchoutés… ont l’air d’hommes des cavernes, de gorilles, de troglodytes. L’un d’eux, en creusant la terre, a retrouvé la hache d’un homme quaternaire, une pierre pointue emmanchée dans un os, et il s’en sert. D’autres, comme des sauvages, fabriquent des bijoux élémentaires. Trois générations ensemble, toutes les races ; mais non pas toutes les classes : laboureurs et ouvriers pour la plupart, métayer, valet de ferme, charretier, garçon livreur, contremaître dans une manufacture, bistro, vendeur de journaux, quincaillier, mineurs, — peu de professions libérales. Cette masse amalgamée a un parler commun, « fait d’argots d’atelier et de caserne et de patois assaisonné de quelques néologismes ». Chacun a sa silhouette propre, exactement saisie et découpée : on ne les confond plus, une fois qu’on les a vus. Mais le procédé qui les dépeint est bien différent de celui de Tolstoï. Tolstoï ne peut voir une âme sans descendre au fond. Ici l’on voit et l’on passe. L’âme personnelle existe à peine, n’est qu’une écorce ; dessous, endolorie, écrasée de fatigue, abrutie par le bruit, empoisonnée par la fumée, l’âme collective s’ennuie, somnole, attend, attend sans fin, — (« machine à attendre ») — ne cherche plus à penser, « a renoncé à comprendre, renoncé à être soi-même ». Ce ne sont pas des soldats — (ils ne veulent pas l’être) — ce sont des hommes, « de pauvres bonshommes quelconques arrachés brusquement à la vie, ignorants, peu emballés, à vue bornée, pleins d’un gros bon sens qui parfois déraille, enclins à se laisser conduire et à faire ce qu’on leur dit de faire, résistants à la peine, capables de souffrir longtemps, de simples hommes qu’on a simplifiés encore et dont, par la force des choses, les seuls instincts primordiaux s’accentuent : instinct de la conservation, égoïsme espoir tenace de survivre toujours, joie de manger, de boire et de dormir… ». Même dans le danger d’un bombardement, au bout de quelques heures, ils s’ennuient, ils bâillent, ils jouent à la manille, ils causent de niaiseries, « ils piquent un roupillon », ils s’ennuient… « La grandeur et la largeur de ces déchaînements d’artillerie lassent l’esprit ». Ils traversent des enfers de souffrances, et ne s’en souviennent même plus : « Nous en avons trop vu. Et chaque chose qu’on a vue était trop. On n’est pas fabriqué pour contenir ça. Ça fout le camp d’tous les côtés, on est trop p’tit. On est des machines à oublier. Les hommes, c’est des choses qui pensent peu, et, qui surtout oublient… » — Au temps de Napoléon, chaque soldat avait dans sa giberne le bâton de maréchal, et dans le cerveau l’image ambitieuse du petit officier corse. À présent, il n’y a plus d’individus, il y a une masse humaine ; et elle-même est noyée dans les forces élémentaires. « Dix mille kilomètres de tranchées françaises, dix mille kilomètres de malheurs pareils ou pires… ; et le front français est le huitième du front total… » D’instinct, le narrateur est forcé d’emprunter ses images à une mythologie grossière de peuplade primitive, ou aux convulsions cosmiques : « ruisseaux de blessés arrachés des entrailles de la terre, qui saigne et qui pourrit, à l’infini »… « glaciers de cadavres »… « sombres immensités de Styx »… « vallée de Josaphat »… spectacles préhistoriques. Que devient l’homme là-dedans ? Que devient sa souffrance !… « Quand tu te désoleras ! » dit un blessé à un autre… « C’est ça, la guerre…, pas les batailles…, la fatigue épouvantable, surnaturelle, l’eau jusqu’au ventre, la boue, l’ordure, la monotonie infinie des misères, interrompue par des drames aigus »… « Par intermittences, des cris d’humanité, des frissons profonds, sortent du noir et du silence… »

Çà et là, au cours de la longue mélopée, quelques cimes émergent de l’uniformité grise et sanglante : l’assaut ( « le feu » ) ; — « le poste de secours » ; — « l’aube ». — Je voudrais pouvoir citer l’admirable tableau des hommes qui attendent l’ordre d’attaque, — immobiles, un masque de calme recouvrant quels songes, quelles peurs, quels adieux ! Sans aucune illusion, sans aucun emportement, sans aucune excitation, « malgré la propagande dont on les travaille, sans aucune ivresse, ni matérielle, ni morale », en pleine conscience, ils attendent le signal de se précipiter « une fois de plus dans ce rôle de fou imposé à chacun par la folie du genre humain » ; — puis c’est la « course à l’abîme », où, sans voir, au milieu des éclats qui font un cri de fer rouge dans l’eau, au milieu de l’odeur de soufre, « on se jette sur l’horizon » ; — et la tuerie dans la tranchée, où « l’on ne sait pas d’abord que faire », et où ensuite la frénésie s’empare de l’homme, où « l’on reconnaît mal ceux même que l’on connaît, comme si tout le reste de la vie était devenu tout à coup très lointain… » Et puis, l’exaltation passée, « il ne reste plus que l’infinie fatigue et l’attente infinie… ».

Mais il me faut abréger, arriver à la partie capitale de l’œuvre : à la pensée.

Dans Guerre et Paix, le sens profond du Destin qui mène l’humanité est ardemment cherché et saisi, de loin en loin, à la lueur d’un éclair de souffrance ou de génie, par quelques personnalités plus affinées, de race ou de cœur : le prince André, Pierre Besoukhow. — Sur les peuples d’aujourd’hui, le rouleau aplanisseur a passé. Tout au plus si de l’immense troupeau se détache, un moment, le bêlement isolé d’une bête, qui va mourir. Telle, la pâle figure du caporal Bertrand « avec son sourire réfléchi » — à peine dessinée, — « parlant peu d’ordinaire, ne parlant jamais de lui », et qui ne livre qu’une fois le secret des pensées qui l’angoissent, — dans le crépuscule qui suit la tuerie, quelques heures avant que lui-même soit tué. Il songe à ceux qu’il a tués, à la démence du corps à corps :

— « Il le fallait, dit-il. Il le fallait, pour l’avenir ».

Il croisa les bras, hocha la tête :

— « L’avenir ! s’écria-t-il tout d’un coup. De quels yeux ceux qui vivront après nous regarderont-ils ces tueries et ces exploits, dont nous ne savons pas même, nous qui les commettons, s’il faut les comparer à ceux des héros de Plutarque et de Corneille, ou à des exploits d’apaches !… Et pourtant, continua-t-il, regarde ! Il y a une figure qui s’est élevée au-dessus de la guerre, et qui brillera pour la beauté et l’importance de son courage… »

« J’écoutais, appuyé sur un bâton, penché vers lui, recueillant cette voix qui sortait, dans le silence du crépuscule, d’une bouche presque toujours silencieuse. Il cria d’une voix claire :

— « Liebknecht ! »

Dans la même soirée, l’humble territorial Marthereau, « à la face de barbet, toute plantée de poils », écoute un camarade qui dit : « Guillaume est une bête puante, mais Napoléon est un grand homme », et qui, après avoir gémi sur la guerre, célèbre l’ardeur guerrière du seul petit gars qui lui reste. Marthereau branle sa tête lassée, où luisent deux beaux yeux de chien qui s’étonne et qui songe, et il soupire : « Ah ! nous sommes tous des pas mauvais types, et aussi des malheureux et des pauv’diables. Mais nous sommes trop bêtes, nous sommes trop bêtes ! »

Mais le plus souvent, le cri d’humanité qui sort de ces humbles compagnons est anonyme. On ne sait au juste celui qui vient de parler, car tous, à des moments, n’ont qu’une pensée commune. Née des communes épreuves, cette pensée les rapproche beaucoup plus des autres malheureux dans les tranchées ennemies, que du reste du monde qui est là-bas, par derrière. Contre ceux de barrière : « touristes des tranchées », journalistes « exploiteurs du malheur public », intellectuels guerriers, ils s’accordent en un mépris sans violence, mais sans bornes. Ils ont « la révélation de la grande réalité : une différence qui se dessine entre les êtres, une différence bien plus profonde et avec des fossés plus infranchissables que celle des races : la division nette, tranchée, et vraiment irrémissible, qu’il y a parmi la foule d’un pays, entre ceux qui profitent et ceux qui peinent, ceux à qui on a demandé de tout sacrifier, tout, qui apportent jusqu’au bout leur nombre, leur force et leur martyre, et sur lesquels marchent, avancent, sourient et réussissent les autres. »

— « Ah ! fait amèrement l’un d’eux, devant cette révélation, ça ne donne pas envie de mourir ! »

Mais il n’en meurt pas moins bravement, humblement, comme les autres.

Le point culminant de l’œuvre est le dernier chapitre : l’Aube. C’est comme un épilogue, dont la pensée rejoint celle du prologue, la Vision, et l’élargit, ainsi qu’en une symphonie le thème annoncé du début prend sa forme complète dans la conclusion.

La Vision nous dépeint l’arrivée de la déclaration de guerre, dans un sanatorium de Savoie, en face du Mont-Blanc. Et là, ces malades de toutes nations, « détachés des choses et presque de la vie, aussi éloignés du reste du genre humain que s’ils étaient déjà la postérité, regardent au loin devant eux, vers le pays incompréhensible des vivants et des fous ». Ils voient le déluge d’en bas, les peuples naufragés qui se cramponnent ; « les trente millions d’esclaves, jetés les uns sur les autres par le crime et l’erreur, dans la guerre et la boue, lèvent une face humaine où germe enfin une volonté. L’avenir est dans les mains des esclaves, et on voit bien que le vieux monde sera changé par l’alliance que bâtiront un jour entre eux ceux dont le nombre et la misère sont infinis ».

L’Aube finale est le tableau du « déluge d’en bas », de la plaine noyée sous la pluie, des tranchées éboulées. Spectacle de la Genèse. Allemands et Français fuient ensemble le fléau, ou s’affaissent pêle-mêle dans la fosse commune. Et alors, ces naufragés, échoués sur les récifs de boue au milieu de l’inondation, commencent à s’éveiller de leur passivité ; et un dialogue redoutable s’engage entre les suppliciés, comme les répliques d’un chœur de tragédie. L’excès de leur souffrance les submerge. Et ce qui les accable encore davantage, « ainsi qu’un désastre plus grand », c’est la pensée qu’un jour les survivants pourront oublier de tels maux :

— « Ah ! si on se rappelait ! — Si on s’rappelait, n’y aurait plus d’guerre… »

Et, soudain, de proche en proche, le cri éclate : « Il ne faut plus qu’il y ait de guerre… »

Et chacun, tour à tour, accuse, insulte la guerre :

— « Deux armées qui se battent, c’est comme une grande armée qui se suicide. »

— « Faut être vainqueurs », dit l’un. — Mais les autres répondent : « Ça ne suffit pas ». — « Être vainqueurs, c’est pas un résultat ? » — « Non ! Faut tuer la guerre ».

… « — Alors, faudra continuer à s’battre, après la guerre ? » — « P’têt’, oui, p’têt… » — Et pas contre des étrangers, p’têt’, i faudra s’battre » ? — « P’têt’ oui… Les peuples luttent aujourd’hui pour n’avoir plus de maîtres… » — « Alors, on travaille pour les Prussiens aussi ? » — « Mais, dit un des malheureux de la plaine, il faut bien l’espérer… » — « I’ faut pas s’mêler des affaires des autres. » — « Si, il le faut, parce que ce que tu appelles les autres, c’est les mêmes. »

… — « Pourquoi faire la guerre ? » — « Pourquoi, on n’en sait rien ; mais pour qui, on peut le dire… Pour le plaisir de quelques-uns qu’on pourrait compter… »

Et ils les comptent : « les guerriers, les puissants héréditaires ; ceux qui disent : « les races se haïssent », et ceux qui disent : « j’engraisse de la guerre, et mon ventre en mûrit » ; et ceux qui disent : « la guerre a toujours été, donc elle sera toujours » ; et ceux qui disent : « baissez la tête, et croyez en Dieu »… ; les brandisseurs de sabres, les profiteurs, les monstrueux intéressés, « ceux qui s’enfoncent dans le passé, les traditionnalistes, pour qui un abus a force de loi parce qu’il s’est éternisé… », etc.

— « Ce sont vos ennemis autant que le sont aujourd’hui ces soldats allemands qui gisent ici entre vous, et qui ne sont que de pauvres dupes odieusement trompées et abruties, des animaux domestiqués… Ce sont vos ennemis, quel que soit l’endroit où ils sont nés et la façon dont se prononce leur nom et la langue dans laquelle ils mentent. Regardez-les dans le ciel et sur la terre ! Regardez-les partout ! Reconnaissez-les une bonne fois, et souvenez-vous à jamais ! »

Ainsi clament ces armées. Et le livre se clôt sur l’espoir et le serment muet de l’entente des peuples, tandis que le ciel noir s’ouvre et qu’un rayon tranquille tombe sur la plaine inondée.

Un rayon de soleil ne fait pas le ciel clair ; et la voix d’un soldat n’est pas celle d’une armée. Les armées d’aujourd’hui sont des nations, où sans doute s’entrechoquent et se mêlent, comme dans toute nation, bien des courants divers. Le Journal de Barbusse est celui d’une escouade, composée presque exclusivement d’ouvriers, de paysans. Mais que dans cet humble peuple, qui, comme le Tiers en 89, n’est rien et sera tout, — que dans ce prolétariat des armées se forme obscurément une telle conscience de l’humanité universelle, — qu’une telle voix intrépide s’élève de la France, — que ce peuple qui combat fasse l’héroïque effort de se dégager de sa misère présente et de la mort obsédante, pour rêver de l’union fraternelle des peuples ennemis, — je trouve là une grandeur qui passe toutes les victoires et dont la douloureuse gloire survivra à celle des batailles, — y mettra fin, j’espère.


Février 1917.

(Journal de Genève, 19 mars 1917.)
  1. Le Feu (Journal d’une escouade), par Henri Barbusse. — Paris, E. Flammarion, 1916.