Les Précurseurs (Rolland)/Ave, Cæsar…

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XVII

Ave, Cæsar
ceux qui veulent vivre te saluent


Dans un article précédent, nous avons signalé les écrits de quelques soldats français. Après le Feu de Henri Barbusse, l’Holocauste de Paul Husson et les poignantes méditations de André Delemer, directeur de la revue : Vivre, ont fait entendre leur accent douloureux et profond d’humanité. Aux honteuses idéalisations de la guerre, fabriquées loin du front, — cette grossière imagerie d’Épinal, criarde et menteuse, — ils opposent le visage sévère de la réalité, le martyre d’une jeunesse condamnée à s’entr’égorger pour satisfaire à la frénésie de ses criminels aînés.

Je veux aujourd’hui faire retentir une autre de ces voix, — plus âpre, plus virile, plus vengeresse que la stoïque amertume de Husson et que la tendresse désespérée de Delemer, C’est celle de notre ami Maurice Wullens, directeur de la « Revue littéraire des Primaires » : les Humbles.

Il est un grand blessé et vient de recevoir la croix de guerre, avec la citation :

Wullens (Maurice), soldat de 2e classe, à la 8e compagnie du 73e régiment d’infanterie, brave soldat n’ayant peur de rien, grièvement blessé en défendant, contre un ennemi supérieur en nombre, un poste qui lui avait été confié.

Dans la revue : Demain (août 1917), on peut lire l’admirable récit du combat où il fut blessé et fraternellement secouru par des soldats allemands. L’homme gisant et pantelant, qui attend le coup mortel, voit se pencher sur lui le sourire d’un adolescent, qui lui tend la main et lui dit en allemand : « Camarade, comment ça va-t-il ? » Et comme le blessé ne peut croire à la sincérité de l’ennemi, celui-ci continue : « Oh ! camarade, je suis bon !… Nous serons de bons camarades ! Oui, oui, de bons camarades… » — Ce chapitre est dédié :

« À mon frère, l’anonyme soldat würtembourgeois qui, le 30 décembre 1914, au bois de la Grurie, suspendant généreusement son geste de mort, me sauva la vie ;

À l’ami (ennemi) qui, au lazaret de Darmstadt, me soigna comme un bon père ;

Et aux camarades E., K. et B. qui me parlèrent en hommes. »

Rentré en France, ce soldat sans peur et sans reproche, retrouva l’armée fanfaronne des plumitifs de l’arrière. Leur haine et leur bêtise lui soulevèrent le cœur. Mais, au lieu de se replier en un silence de dégoût, comme tels de ses camarades, il fonça bravement, ainsi qu’il avait toujours fait, sur « l’ennemi supérieur en nombre ». Il prit, en mai 1916, la direction d’une petite revue, dont le titre est « humble », mais dont l’accent est rude et ne se laisse pas étouffer. Il déclare hautement :

« Sortis de l’âpre tourbillon guerrier, pris encore dans ses remous, nous n’entendons pas nous résigner à la médiocrité ambiante, à la platitude servilement officielle… Nous sommes las du bourrage de crânes systématique et quotidien… Nous n’avons rien abdiqué de nos droits, pas même de nos espoirs… »[1].

Et chacun de ses cahiers fut une attestation de son indépendance. Parmi les revues de jeunes qui, en ce moment, pointent de toutes parts et surgissent des ruines, il s’affirme comme un chef, par la vigueur de son caractère et sa franchise indomptable.

Il a trouvé un grand ami en le sage Han Ryner, qui promène chez les barbares d’Europe, au milieu du chaos, la sérénité d’un Socrate exilé. Le graveur Gabriel Belot, un sage lui aussi, qui sans trouble et sans haine vit dans l’île Saint-Louis, comme si les deux beaux bras de la Seine le séparaient des tourments du monde, éclaire de la paix de ses dessins lumineux les plus sombres articles.[2] D’autres compagnons, plus jeunes, soldats au front comme Wullens, — tel le poète et critique Marcel Lebarbier, — se rangent à ses côtés, dans le combat pour la vérité.

Le dernier cahier paru de la revue les Humbles, fait de salutaire besogne. Wullens commence par y rendre justice aux rares écrivains français qui se soient montrés, depuis trois ans, libres et humains ; à Henri Guilbeaux et à sa revue « Demain » ;[3] à l’auteur de Vous êtes des hommes et du Poème contre le grand crime, P.-J. Jouve, dont l’âme pathétique vibre et frémit, comme un arbre, au vent de toutes les douleurs et de toutes les colères humaines ; — à Marcel Martinet, un des plus grands lyriques que la guerre (que l’horreur de la guerre) ait produits, le poète des Temps maudits, qui resteront l’immortel témoignage de la souffrance et de la révolte d’une âme libre ; — au touchant Delemer ; — et à quelques jeunes revues. Après quoi, il déblaie le terrain de ce qu’il appelle « la fausse avant-garde littéraire », et dit durement leur fait aux écrivains chauvins. Ce rude poilu des lettres les charge à coups de boutoir :

« … J’en viens, moi, de cette guerre que vous chantez, vous… Je possède ma citation à l’ordre du jour, ma croix de guerre : je ne la porte jamais. J’ai passé sept mois en captivité, avant d’être rapatrié comme grand blessé. Je pourrais vous inonder de récits guerriers. Je ne veux point le faire. Pourtant, j’écris un livre sur la guerre. Et j’y condense tout ce que mon cœur a ressenti, tout ce qu’un homme a souffert durant ces mois d’indicible horreur, toute la joie aussi qu’il a éprouvée quand il s’est aperçu, à de rares éclaircies lumineuses, que toute humanité n’est pas morte, que la Bonté existe encore, trans et cis-rhénane, mondiale. Vous chantes, M. B. « la guerre par laquelle il est beau et doux de mourir pour la patrie ! » Tous ceux que la mort menaça vous diront que si elle peut être nécessaire, elle ne fut jamais ni belle ni douce. — Vous célébrez « cette loque sublime aux trois couleurs : le bleu, la blouse de nos ouvriers ; le blanc, la cornette de nos admirables religieuses… » Me permettrez-vous de ne point continuer jusqu’au rouge, car je l’évoque bien tout seul : rouge sang de mes blessures coulant et se figeant sur la boue glacée de l’Argonne, en cette horrifique matinée de décembre 1914, boue rouge des charniers pestilentiels ; tempes fracassées des camarades morts, moignons sanglants que cache de sa mousse, pourriture vivante, semble-t-il, l’eau oxygénée, visions rouges entrevues partout durant ces jours de terrifiante et morne vie, vous accoures tumultueuses et atroces. Et comme le poète, je dirais volontiers :

« À peu s’en faut que le cœur ne me fende !… »

Et pour conclure sa philippique, il cède la parole à un autre soldat, écrivain comme lui, G. Thuriot-Franchi, — qui, dans le même style de combat, sans fard, sans réticence, renfonce leurs rodomontades dans le bec des matamores de l’écritoire :[4]

« Trop jeunes ou trop vieux, des poètes en pyjama, jaloux sans doute des stratèges en pantoufles, croient devoir prodiguer le chant patriotique. Les cuivres de la rhétorique tempêtent ; l’invective est devenue l’argument préféré ; mille bas-bleus, abusivement de la Croix-Rouge, se découvrent à la promenade où l’on papote, des sentiments Spartiates, des élans d’amazones : d’où pléthore de sonnets, odes, stances, etc., où, pour parler le charabia du critique mondain, « la plus rare sensibilité se marie heureusement au sentiment patriotique le plus pur. » — Mais f…ez-nous la paix, bon Dieu ! Vous ne voyez rien, taisez-vous ! »

Tel est l’ordre de silence, qu’intime avec verdeur un soldat du front aux faux guerriers de l’arrière. S’ils aiment le style « poilu », ils sont servis à souhait. Ceux qui viennent de voir la mort en face ont bien gagné le droit de dire la vérité en face aux « amateurs » de la mort… des autres.


(Revue Mensuelle, Genève, octobre 1917.)
  1. Paroles avant le départ (No de mai 1917).
  2. Entre autres, mon article : Aux Peuples Assassinés dont la censure coupa cent lignes, et dont Wullens combla les vides avec des bois gravés de Belot. (No de mai 1917.)
  3. En dépit de la condamnation, qui, depuis, l’a frappé, nous maintenons notre confiance en Guilbeaux. Nous ne partageons pas beaucoup ses idées, mais nous admirons son courage ; et pour tous ceux qui l’ont connu de près, sa loyauté reste au-dessus de tout soupçon.
    R. R., août 1919.
  4. G. Thuriot-Franchi : Les Marches de France.