Les Précurseurs (Rolland)/Ara Pacis

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Les PrécurseursÉditions de l’Humanité (p. 11-13).

I

Ara Pacis

De profundis clamans, de l’abîme des haines, — j’élèverai vers toi, Paix divine, mon chant.

Les clameurs des armées ne l’étoufferont point. — En vain, je vois monter la mer ensanglantée, — qui porte le beau corps d’Europe mutilée, — et j’entends le vent fou qui soulève les âmes :

Quand je resterais seul, je te serai fidèle. — Je ne prendrai point place à la communion sacrilège du sang. — Je ne mangerai point ma part du Fils de l’Homme.

Je suis frère de tous, et je vous aime tous, — hommes, vivants d’une heure, qui vous volez cette heure.

Que de mon cœur surgisse sur la colline sainte, — au-dessus des lauriers de la gloire et des chênes, — l’olivier au soleil, où chantent les cigales !

Paix auguste qui tiens, — sous ton sceptre souverain, — les agitations du monde, — et des flots qui se heurtent, — fais le rythme des mers ;

Cathédrale qui reposes — sur le juste équilibre des forces ennemies ; — Rosace éblouissante, — où le sang du soleil — jaillit en gerbes diaprées, — que l’œil harmonieux de l’artiste a liées ;

Telle qu’un grand oiseau — qui plane au centre du ciel, — et couve sous ses ailes — la plaine, — ton vol embrasse, — par delà ce qui est, ce qui fut et sera.

Tu es sœur de la joie et sœur de la douleur, — sœur cadette et plus sage ; — tu les tiens par la main. — Ainsi, de deux rivières que lie un clair canal, — où le ciel se reflète, entre la double haie de ses blancs peupliers.

Tu es la divine messagère, — qui va et vient, comme l’aronde, — de l’une rive à l’autre, — les unissant, — aux uns disant : — « Ne pleurez plus, la joie revient », — aux autres : — « Ne soyez pas trop vains, — le bonheur s’en va comme il vient. »

Tes beaux bras maternels étreignent tendrement — tes enfants ennemis, — et tu souris, les regardant — mordre ton sein gonflé de lait.

Tu joins les mains, les cœurs, — qui se fuient en se cherchant, — et tu mets sous le joug les taureaux indociles, — afin qu’au lieu d’user — en combats la fureur qui fait fumer leurs flancs, — tu l’emploies à tracer dans le ventre des champs — le long sillon profond où coule la semence.

Tu es la compagne fidèle — qui accueille au retour les lutteurs fatigués. — Vainqueurs, vaincus, ils sont égaux dans ton amour. — Car le prix du combat — n’est pas un lambeau de terre, — qu’un jour la graisse du vainqueur — nourrira, mélangée à celle de l’adversaire. — Il est de s’être fait l’instrument du destin, — et de n’avoir pas fléchi sous sa main.

Ô ma paix qui souris, tes doux yeux pleins de larmes, — arc-en-ciel de l’été, soirée ensoleillée, — qui, de tes doigts dorés, — caresses les champs mouillés, — panses les fruits tombés, — et guéris les blessures — des arbres que le vent et la grêle ont meurtris ;

Répands sur nous ton baume et berce nos douleurs ! — Elles passeront, et nous. — Toi seule es éternelle.

Frères, unissons-nous, et vous aussi, mes forces, — qui vous entrechoquez dans mon cœur déchiré ! — Entrelacez vos doigts, et marchez en dansant !

Nous allons sans fièvre et sans hâte, — car nous ne sommes point à la chasse du temps. — Le temps, nous l’avons pris. — Des brins d’osier des siècles, ma Paix tisse son nid.

Ainsi que le grillon qui chante dans les champs. — L’orage vient, la pluie tombe à torrents, elle noie — les sillons et le chant. — Mais à peine a passé la tourmente, — le petit musicien entêté recommence.

Ainsi, quand on entend, à l’Orient fumant, — sur la terre écrasée, à peine s’éloigner — le galop furieux des Quatre Cavaliers, — je relève la tête et je reprends mon chant — chétif et obstiné.


(Écrit du 15 au 25 août 1914).[1]


Journal de Genève et Neue Zürcher Zeitung, 24–25 décembre 1915 ; Les Tablettes, Genève, juillet 1917.

  1. Sauf la dernière strophe, qui est de l’automne de la même année.