Les Précurseurs (Rolland)/Pour E.-D. Morel

La bibliothèque libre.
Les PrécurseursÉditions de l’Humanité (p. 69-70).

XIII

Pour E.-D. Morel

E.-D. Morel, secrétaire de l’Union of Démocratic Control, fut arrêté à Londres en août 1917 et condamné à six mois de prison, au dur régime de droit commun, sous l’inculpation dérisoire (et d’ailleurs inexacte) d’avoir voulu envoyer en Suisse, à Romain Rolland, une de ses brochures politiques, autorisées en Angleterre[1]. La Revue Mensuelle de Genève, demanda à R. R. ce qu’il pensait de cette affaire, alors très mal connue : car, seuls, passaient sur le continent les articles de diffamation contre E.-D. Morel, fabriqués en Angleterre et répandus dans toutes les langues. R. R. répondit :)


Vous me demandez ce que je pense de l’arrestation de E.-D. Morel ?

Personnellement, je ne connais pas E.-D. Morel, J’ignore s’il m’a envoyé, comme on l’a dit, des ouvrages pendant la guerre. Je ne les ai pas reçus.

Mais par tout ce que je sais de lui, par son activité antérieure à la guerre, par son apostolat contre les crimes de la civilisation en Afrique, par ses articles de guerre, trop rarement reproduits dans les revues suisses et françaises, je le regarde comme un homme de grand courage et de forte foi. Toujours, il osa servir la vérité, la servir uniquement, sans souci des dangers et des haines amassées contre lui (ce qui ne serait rien encore ; mais, ce qui est bien plus rare et bien plus difficile), sans souci de ses propres sympathies, de ses amitiés, et de sa patrie même, lorsque la vérité se trouvait en désaccord avec la patrie.

Par là, il est de la lignée de tous les grands croyants : chrétiens des premiers temps, Réformateurs du siècle des combats, libres-penseurs des époques héroïques, tous ceux qui ont mis au-dessus de tout leur foi dans la vérité, — sous quelque forme qu’elle leur apparût, (ou divine, ou laïque, toujours sacrée).

J’ajoute qu’un E.-D. Morel est un grand citoyen, même quand il montre à sa patrie les erreurs qu’elle commet, — surtout quand il les montre, et parce qu’il les montre. Ce sont ceux qui jettent un voile sur ces erreurs, qui sont des serviteurs incapables ou flagorneurs. Tout homme de courage, tout homme de vérité honore la patrie.

Après cela, l’État peut le frapper, s’il veut, comme il frappa Socrate, comme il frappa tant d’autres, à qui il élève plus tard d’inutiles statues. L’État n’est pas la patrie. Il n’en est que l’intendant, — bon ou mauvais, selon les cas, toujours faillible. Il a la force : il en use. Mais depuis que l’homme est homme, cette force a toujours échoué, au seuil de l’Âme libre.


15 septembre 1917.

R. R.


(Publié dans la Revue mensuelle, Genève, octobre 1917.)
  1. Depuis, E.-D. Morel, libéré, a, dans des conférences publiques en Angleterre, dévoilé, à l’indignation de ses auditeurs, les illégalités du procès et les dessous de l’affaire, où l’on vit reparaître certains louches personnages, dont il avait jadis lésé les criminels intérêts, dans son intrépide campagne de presse pour le Congo. — Voir The Persecution of E.-D. Morel (Glasgow, Reformer’s Series, 1919).