Les Précurseurs (Rolland)/La Jeunesse Suisse

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Les PrécurseursÉditions de l’Humanité (p. 71-89).

XIV

La Jeunesse Suisse

On connaîtrait fort mal l’esprit public en Suisse, si l’on en jugeait par les revues et les journaux. Ils sont, pour la plupart (comme c’est d’ailleurs la règle partout), de dix à vingt ans en retard sur le mouvement intellectuel et moral de leur peuple. Peu nombreux (relativement à la presse des nations voisines), généralement dans les mains, chacun, d’un groupe assez restreint, ils expriment presque tous les préjugés, les intérêts et la routine de générations qui ont largement atteint ou dépassé la maturité. Même ceux qu’on nomme jeunes, dans ce monde, ne le sont plus, — s’ils l’ont jamais été, d’esprit, — qu’aux yeux de leurs aînés, qui ne consentent pas à vieillir…

« Jeune homme, taisez-vous… »
comme dit Job à Magnus…

Il faut rester assez longtemps en Suisse pour découvrir qu’il existe une jeunesse suisse qui ne soit pas imbue du libéralisme conservateur (plus conservateur que libéral), ou du radicalisme sectaire (surtout sectaire), qui fleurissent dans les grands journaux, tous également attachés aux formes politiques et sociales désuètes du règne bourgeois qui, d’un bout à l’autre de l’Europe, s’achève.

La lecture des derniers fascicules de la Revue de la Société de Zofingue m’a surpris et réjoui. Je veux en faire part à mes amis français, afin d’établir entre eux et nos jeunes camarades suisses des liens de sympathie.

La Société de Zofingue est la principale et la plus ancienne société d’étudiants suisses. Fondée en 1818, elle va fêter son centenaire. Elle comprend neuf sections « académiques », Genève, Lausanne, Neuchâtel, Berne, Bâle, Zurich ; et trois sections « gymnasiales », Saint-Gall, Lucerne et Bellinzona[1]. Le nombre des membres, qui est en progression, de 575 en juillet 1916 est monté à 700. Elle a une revue mensuelle (Central-Blatt des Zofinger-Vereins), rédigée en français, en allemand et en italien, qui en est à sa 57e année, et publie les conférences, les comptes rendus des discussions et les faits qui intéressent l’association.

Ce qui la distingue essentiellement des autres sociétés d’étudiants suisses, c’est qu’ « elle se place, d’après l’article premier de ses statuts, au-dessus et en dehors de tout parti politique, mais en se basant sur les principes démocratiques… Elle s’abstient de toute politique de parti ». Ainsi que l’écrit son président actuel, elle offre à la jeunesse la possibilité constante de recréer à nouveau sa conception du « véritable esprit national suisse… Chaque nouvelle génération y peut librement imaginer de nouveaux idéals et préparer de nouvelles formes de vie. Aussi, l’histoire du Zofinger-Verein est-elle plus que celle d’une association suisse : elle est une histoire en petit de l’évolution morale et politique de la Suisse, depuis 1815 ». — Mais toujours à l’avant-garde.

Cette société de trois races et de neuf cantons présente, comme on peut penser, la variété dans l’unité. Un rapport de Louis Micheli, pour l’année 1915-1916 (numéro de novembre 1916), donne un tableau de l’activité des diverses sections, en notant avec finesse les caractéristiques de chacune d’elles.

La section la plus importante, celle qui a pris la tête de la Zofingia, c’est Zurich. Là se sont posés avec le plus d’âpreté les problèmes du jour. Deux partis en présence, aux deux pôles opposés, sensiblement égaux en nombre, et pareillement passionnés : d’une part, les conservateurs, autoritaires et centralisateurs, attachés au « Studentum » vieux style ; de l’autre, les jeunes Zofingiens, à tendances socialistes, idéalistes et révolutionnaires. Pendant un temps, une lutte acharnée entre eux ; chaque parti, dès son arrivée au pouvoir, jetant à bas tout ce qu’avait fait le comité adverse, dans le semestre précédent. Maintenant[2], un esprit plus conciliant s’est établi. Le parti progressiste, renforcé de nombreuses jeunes recrues, est devenu le maître. Il cherche à élargir ses cadres en attirant les autres éléments par sa largeur de pensée et par sa tolérance[3]. Toutefois, il est à noter (selon le rapporteur) que « les Zurichois, au fond, ne sont pas très individualistes, et sacrifient facilement leur personnalité sur l’autel du parti. D’où le danger de voir, à quelque moment, un absolutisme renaître ».

Ce péril ne semble pas à redouter, à Bâle. Cette section, la plus nombreuse, et fort intelligente, est peut-être la moins unie et la plus disparate. Il s’y est déchaîné des orages provoqués, dans ces dernières années, par la question « Patrie » ; mais on ne s’y est pas, comme à Zurich, groupé en deux armées. Beaucoup de petits clans, fermés et méfiants. Traits caractéristiques : l’âpreté des discussions, où « l’on a beaucoup de peine à ne pas mêler aux querelles d’idées les inimitiés personnelles » ; le peu de goût pour l’action pratique, et la prédilection pour les discussions abstraites, pour le développement du caractère et de la personnalité : « en ceci, Bâle est, avec Lausanne, la section qui offre le plus grand nombre de types originaux et individuels ». Mais, à la différence de Lausanne, la section, de Bâle fait peu de place aux questions littéraires et artistiques.

Lausanne est un des groupes les plus riches en personnalités : on y trouve des tempéraments de toutes tendances, et on s’y intéresse aux questions les plus variées : politique, sociologie, littérature et arts. Mais en revanche, Lausanne est la plus combative ; elle s’entend mal avec les autres sections. Elle-même divisée en clans, elle affiche des tendances séparatistes, qui ont abouti à une crise aiguë au début de 1916. Elle affirme à outrance son caractère vaudois et s’enferme chez soi.

Lausanne, Bâle, Zurich sont les trois grandes sections.

Les deux plus faibles sont Lucerne, de peu d’importance, où règne une « cordialité paresseuse », et Berne, peu nombreuse, endormie, ne se renouvelant presque plus. « Beamtenstadt » (ville d’employés), comme l’appelle un de ses membres, elle se préoccupe peu des problèmes modernes ; elle reste attachée au gros bon sens matériel et apathique, à l’ordre établi. « Le Bernois, de nature, est défiant à l’égard des novateurs et des idéalistes : il voit en eux des rêveurs ou des révolutionnaires… L’état d’esprit de ces jeunes gens rappelle celui des milieux officiels ».

Entre ces deux groupes de sections, Saint-Gall est travailleur, enthousiaste et indépendant : « chacun y ose affirmer franchement son opinion » ; mais la section n’a pas l’importance de Zurich ou de Bâle. — Neuchâtel manifeste une énergie intermittente, avec, « au fond, une certaine flemme naturelle ». — Enfin, Genève est amorphe. « Le gros de la masse flotte, indécis, endormi, ne manifeste point son opinion », et peut-être, n’en a guère. Tout repose sur quelques-uns. « Aucune section n’aurait autant besoin d’un président à poigne ». Faute d’un chef, elle est désorientée, somnole, et tout lui est indifférent. Elle manque d’esprit de corps. « Les Genevois sont très individualistes ; mais malheureusement, ceux qui ont une vraie personnalité sont rares ». Ajoutez le trait caractéristique du vieux Genevois, la peur de se livrer, de montrer ce qu’il sent, par crainte de la critique ou de l’ironie : une susceptibilité d’écorché, qui se cuirasse de froideur ; une attitude perpétuellement méfiante, qui se tient sur la défensive, comme si le duc de Savoie était toujours au pied de l’Escalade[4].

Je ne juge point. J’enregistre, en les résumant, les jugements des plus autorisés de ces jeunes gens. Dans l’ensemble, ils concordent assez bien avec mes observations.

Les derniers numéros du Central-Blatt des Zofinger Vereins témoignent d’un libre esprit. On trouve dans le numéro de mai 1917, un article de Jules Humbert-Droz sur la Défense nationale, franchement internationaliste. J’aimerais à attirer l’attention sur la généreuse conférence d’Ernest Gloor, de Lausanne : Le socialisme et la guerre (conférence prononcée à la Fête de Printemps d’Yverdon, en février 1917, et publiée dans les numéros d’avril et mai), et sur son discours, au Grütli lausannois : « Comment nous envisageons notre patrie » ; sur le discours de Serge Bonhôte, au Grütli neuchâtelois : Patrie, qui annonce les temps à venir (numéros de déc. 1916 et janv. 1917). — Je voudrais aussi donner des extraits des articles sympathiques consacrés à la Révolution russe, et surtout de l’ardent salut que lui adresse Max Gerber (numéro d’avril). Mais l’espace m’est mesuré, et la meilleure façon de faire connaître la pensée de ces jeunes gens sera de résumer l’ample discussion qu’ils ont instituée récemment sur l’Impérialisme des grandes puissances et le rôle de la Suisse. Le thème en avait été proposé à toutes les sections par le président de la section centrale, Julius Schmidhauser, de Zurich « cand. jur. ». Celui-ci en a rédigé le compte rendu, dans un esprit de synthèse large et tolérant : travail d’autant plus remarquable qu’il a été écrit pendant une période de service militaire extrêmement astreignant, où le « cand. jur. » (étudiant en droit) remplissait les fonctions de lieutenant d’infanterie.

Je suivrai simplement son rapport, en laissant parler ces jeunes gens (numéros de mars, avril et mai 1917).

La discussion comprend un préambule et six parties :

Préambule : Position du problème.
I L’Essence de l’impérialisme ;
II L’impérialisme des grandes puissances d’aujourd’hui ;
III Peut-on justifier l’impérialisme ?
IV Opposition du point de vue vraiment suisse à celui de l’impérialisme ;
V Mission de la Suisse ;
VI De l’éducation nouvelle qui s’impose au peuple suisse.


Préambule
Comment poser la question ?
A. Du point de vue réaliste ?

a) En expliquant l’impérialisme par l’histoire ? Le procédé est trop facile, paresseux et dangereux. « L’homme doit-il être la création de l’histoire ? Non, mais son créateur ». — Condamnation du fatalisme historique.

b) Expliquera-t-on l’impérialisme par la « Realpolitik » ? Elle n’est pas moins énergiquement condamnée. « Je suis tenté de définir les Realpolitiker comme des gens qui vont, les yeux fermés sur les réalités essentielles du monde et de l’homme… La Realpolitik a souvent raison, pour l’instant ; mais elle a toujours tort, en fin de compte… La guerre d’aujourd’hui est issue de la fausseté périlleuse de la Realpolitik. Le mot de la Realpolitik : « Si vis pacem, para bellum » a été appliqué jusqu’à l’absurde, pour le désastre de l’humanité. Il est décourageant de voir que nous ne sommes pas encore guéris de ce fléau. La seule explication du pouvoir de la Realpolitik sur l’esprit de tant de gens vient de leur incroyance foncière dans la réalité du bien, du divin dans l’homme. » (Schmidhauser).


B. Du point de vue utilitariste ?

Il y a des hommes qui combattent un impérialisme, parce qu’il est ou peut être nuisible à la Suisse, et qui favorisent les autres. La Zofingia flétrit sévèrement ces tendances. Certes, il est urgent de réagir davantage contre le premier impérialisme, mais il faut les proscrire tous ; car « ce que nous cherchons, c’est à nous placer d’un point de vue généralement humain. » (H.-W. Lôw, de Bâle.)


C. Du point de vue idéaliste ?

Cela ne vaut pas mieux. La Zofingia dénonce l’hypocrisie idéologique d’aujourd’hui, qui recouvre de son manteau la brutale politique d’intérêts. Elle met en garde contre d’autres dangers de l’idéalisme abstrait, qui ne prend pas sa source dans l’observation véridique de la réalité. Celui qui s’enferme dans ses idées, qui oppose la pensée vide à la vie, qui prétend édicter des jugements absolus, — tout ou rien, — sans égards aux circonstances et aux nuances multiples de la réalité, fait preuve d’un dangereux orgueil et d’une légèreté coupable.


D. Synthèse des points de vue précédents

Un réalisme sans idéalisme n’a pas de sens. Un idéalisme sans réalisme n’a pas de sang. Le vrai idéalisme veut la vie totale et sa réalisation intégrale. Il est la connaissance la plus profonde de la réalité vivante, dans la conscience humaine et dans les faits ; et cette connaissance est notre meilleure arme.


Première Partie
L’essence de l’impérialisme

Son trait essentiel est la volonté de puissance, d’expansion, de domination. Il a pour base la croyance dans le droit de la force ; et sa tendance est de s’imposer par la force. Une de ses sources est l’esprit nationaliste, — mysticisme de la nation ou de la race élue, égoïsme sacré de la patrie. — Jamais l’impérialisme n’a été aussi violent et sans scrupules qu’à l’heure actuelle, par suite des conditions économiques de la société d’aujourd’hui. « L’impérialisme est inséparable du capitalisme. Le capitalisme d’un pays doit avoir pour base et pour appui un État très fort et très puissant qui puisse combattre avec succès le capitalisme d’un autre pays. Nous nommons aujourd’hui impérialisme la tendance d’expansion capitaliste et politique, qui enjambe les frontières. » (Guggenheim.) — « L’impérialisme d’aujourd’hui est une conséquence de tout le système capitaliste, qui domine dans la politique et la société d’aujourd’hui. Il est la cause de la guerre mondiale. » (Grob.)


Deuxième Partie
L’impérialisme des grandes puissances d’aujourd’hui

La section centrale de la Zofingia pose en fait que « la nature impérialiste de toutes les grandes puissances qui sont aujourd’hui aux prises paraît hors de doute ». Et nul n’émet d’objection. Tous admettent sans conteste que « toutes les grandes puissances font une politique impérialiste ».

Schmidhauser, qui dirige la discussion, demande que l’on soit juste envers tous les peuples, qui tous se trouvent impliqués dans l’écheveau impérialiste de la politique européenne. Il combat les jugements passionnés et superficiels qui ne veulent voir dans une nation que ce qu’elle a de pire : dans l’Allemagne, l’esprit des Treitschke ou des Bernhardi, et le crime de l’occupation de la Belgique ; dans l’Angleterre, la politique de Joe Chamberlain et de Cecil Rhodes, et la guerre des Boërs. Le rôle de la Suisse devrait être de sentir le tragique de l’humanité entière et de ne pas s’identifier avec un seul des partis. — « Nous ne devons pas accepter que, d’une façon simpliste et grossière, une moitié de l’Europe soit clouée au pilori, tandis que l’autre s’auréole de toutes les vertus et de tous les héroismes. » (Patry.)


Troisième Partie
Peut-on justifier l’impérialisme ?
A. Les tenants de l’impérialisme

L’impérialisme n’a de défenseurs que dans une seule section, celle de Bâle. Il y trouve un apologiste, Walterlin, qui le magnifie, dans l’esprit et le style nietzschéen : « L’impérialisme est l’artère du monde, la source de toute grandeur, le créateur de tout progrès, etc. »


B. Les adversaires de l’impérialisme

Ils sont unanimes, dans toutes les autres sections. Mais la plupart se sont contentés de montrer qu’il était un danger pour la Suisse ; et Schmidhauser ne se satisfait point de cette considération étroite et personnelle. Il fait l’exposé des désastres matériels et moraux, auxquels conduit nécessairement l’impérialisme et la guerre mondiale qui en est le produit. L’impérialisme détruit la culture humaine, sape la morale et le droit sur lesquels est bâtie la société humaine, s’oppose aux trois idées fondamentales : l’idée de l’unité humaine, l’idée de la personnalité, l’idée de la liberté que toute individualité doit avoir de disposer de soi.


Quatrième Partie
De l’opposition du point de vue suisse à celui de l’impérialisme

Cette opposition est admise de tous, en principe, sans discussion. Où la difficulté commence, c’est quand il faut déterminer la politique qui doit être particulière à la Suisse. « Que devons-nous affirmer, demande Patry, qui nous soit propre et original ? »

On commence par définir l’essence politique de la Suisse : 1o sa neutralité fondamentale ; 2o son caractère supernational : « Son idéal est celui d’une nation constituée au-dessus et en dehors du principe des nationalités » (Clottu) ; 3o le droit au libre développement de toute personnalité individuelle ou sociale ; 4o l’égalité démocratique devant le pouvoir et la loi, de tous les citoyens, communautés, cantons, nationalités, langues, etc. Par son essence même, la Suisse se trouve donc en opposition absolue avec l’impérialisme des grandes puissances. « La victoire du principe impérialiste serait la mort politique de la Suisse. » (Guggenheim.)

Que faire ? Ces jeunes gens ont, très vif, le sentiment de la mission de leur pays, et aussi de son insuffisance actuelle à la remplir. Avec une belle modestie, ils se défendent « de vouloir jouer aux Pharisiens de l’Europe ». S’ils croient à l’excellence des principes qui sont à la base de la Suisse, telle qu’ils la rêvent, mais non pas telle qu’elle est, « il ne faut pas voir là, dit Patry, un nouveau cas de monopolisation du Bien et du Beau par un pays, qui en deviendrait la seule patrie ». Non, il faut se contenter de la pensée que le terrain est bon pour bâtir et qu’il y a beaucoup de travail à faire.

« C’est précisément à l’heure actuelle que se révèle la destinée de la Suisse. Au moment où le principe des nationalités domine toute la scène européenne comme une puissance satanique, au moment où les civilisations opposées s’entre-déchirent, notre petit État, écrit Clottu, revendique l’honneur d’un idéal national dominant les nationalités et les unissant dans soit sein. N’est-ce pas une folie ? Oui, peut-être, pour le sceptique prétendu sage à qui le spectacle du présent masque l’avenir, mais non pas pour le vrai sage qui sait que les grandes causes du monde ont été d’abord une fois clouées au pilori de la croix. Le principe des nationalités a eu sa mission ; mais s’il cesse d’être un facteur de libération et de tolérance pour devenir la source de la haine et d’un égoïsme d’État aveugle et sans bornes, il travaille à son propre suicide. La Suisse est appelée à ouvrir la voie à une application plus saine du principe des nationalités. »

Et Patry : « C’est le terrain où nous pouvons et devons être conquérants. Par notre formation historique, par les trois races et les trois langues qui se partagent la Suisse, nous pouvons prétendre à réaliser en petit les États-Unis d’Europe, c’est-à-dire à pratiquer un internationalisme. »

La Suisse revendique le droit des peuples et la pensée démocratique contre l’impérialisme, qui est, au fond, une réaction aristocratique. L’impérialisme se sert de la démocratie ; mais il l’asservit ; il ruine les piliers démocratiques des États modernes ; il centralise toutes les forces dans les mains d’un gouvernement ; « nous revivons l’âge des dictateurs ; et il y a une ironie tragique dans ce temps où tout le monde parle de liberté et où tout le monde est asservi ». Sus à l’impérialisme, « qui fait dévier les peuples de leurs destinées » !

« Peu importe la petitesse de notre pays, en face de son droit et de sa vérité… Nous savons que tout ce qu’a fait jusqu’à présent la Suisse nouvelle est très insuffisant… Mais un feu sacré se rallume en elle… La Suisse est un chemin vers l’avenir… Nous ressentons ce sentiment sublime, qui nous lie, d’être les porteurs d’une grande vérité. » (Schmidhauser.)


Cinquième Partie
La mission de la Suisse

« La Suisse, dit Clottu, ne peut être grande que par un principe. Les seules conquêtes qui lui soient permises sont celles de l’idée. »

Il ne s’agit pas seulement du devoir de l’élite intellectuelle. Il s’agit de la communauté du peuple entier, au service duquel ces jeunes gens prétendent travailler. Ce qu’il faut, c’est un nouvel esprit, une foi agissante. La guerre a montré la faiblesse de caractère de la Suisse. Et il y a quelque chose d’émouvant dans la honte que ressent cette loyale jeunesse devant l’attitude de son pays, au début de la guerre. Ils souffrent de ses capitulations de conscience. Ils flétrissent avec violence et douleur l’abdication de l’âme suisse au moment de la Belgique envahie, l’absence de toute protestation nationale et publique. Mais aujourd’hui, l’esprit a changé. « Nous avons un mouvement jeune et fort, à qui il ne suffit plus que la Suisse vive, mais qui veut une Suisse qui soit digne de vivre, par sa grandeur morale et le salut qu’elle doit apporter aux autres peuples » (Schmidhauser). « La conscience de ce devoir est de nature à régénérer notre vie nationale » (Thèses genevoises).

Certes, les difficultés pratiques sont immenses, et l’on ne peut en détourner les yeux. La Suisse est menacée d’un double écrasement : militaire et économique. Le sort de la Belgique et de la Grèce est là pour l’avertir. Elle ne peut renoncer à son armée, qui lui est une garde nécessaire pour l’idéal qu’elle représente. Mais cette armée ne suffit pas, ne peut pas suffire, quelle que soit sa valeur, contre l’oppression économique, qui est le produit de tout le système social actuel. On en arrive à cette constatation fatale : si l’impérialisme capitaliste persiste, la Suisse est condamnée, car elle ne peut pas, elle ne doit pas pactiser avec un des groupes de puissances : ce serait son arrêt de mort. « Son existence est liée à la victoire des pensées de solidarité supranationale, de socialisme universel, d’individualisme universel, de démocratisme universel ». Et Grob affirme hardiment : « À l’immoralisme impérialiste avec sa devise : « Notre intérêt est notre droit », nous opposons : « Le droit est notre intérêt ».

Quelles sont les tâches propres de la Suisse ?

Elle en a trois principales : le socialisme universel ; l’individualisme universel ; le démocratisme universel.

1o Le socialisme universel. — On en trouve les germes dans l’union supranationale qui est l’essence de la Suisse. Mais les jeunes Zofingiens ne se font pas illusion ; ils dénoncent fermement leurs fautes : « Nous sommes loin d’être un peuple de frères… Notre peuple est divisé et déchiré par des égoïsmes et des impérialismes… Car l’impérialisme peut être le fait de tout homme fort qui abuse de sa richesse et de sa force » (A. de Mestral). Il faut combattre résolument ce fléau. Comment ? « En luttant directement contre le capitalisme » dit l’un (Alexandre Jaques, de Lausanne). « En organisant la solidarité », dit l’autre (Ernest Gloor, de Lausanne). Mais la Suisse se voit liée, de gré ou de force, au système social des autres États, « au système international d’impérialisme économique, le plus misérable de tous les internationalismes ». Le devoir catégorique de la Suisse est donc un internationalisme actif de la solidarité sociale. Elle doit s’entendre avec les anti-impérialistes de tout l’univers. « Il faut envisager la formation d’un groupement international organisé pour la lutte contre les principes impérialistes, absolutistes et matérialistes dans tous les pays, simultanément » (Châtenay).

2o L’individualisme universel. — Il faut un contrepoids à la sociocratie. On doit prendre garde à toute organisation, fût-elle internationaliste ou pacifiste, qui prétendrait asservir et atrophier les forces vives de l’homme. L’idéal politique est un fédéralisme vrai, qui respecte les individualismes. Comme dit le vieux proverbe : « Alles sei nach seiner Art ! »

3o Le démocratisme universel. — Ici, chez ces jeunes gens, l’unanimité complète, une foi absolue en la démocratie. Mais, toujours avec leur beau scrupule, leur peur du pharisaïsme, ils conviennent que la Suisse est loin encore d’être une vraie démocratie. « La démocratie d’aujourd’hui est purement formelle ; et le principe de la véritable démocratie est aujourd’hui, en quelque sorte, révolutionnaire ».

Ils énoncent quelques-uns de leurs vœux : Contrôle démocratique de la politique étrangère ; pacifisme sur base démocratique. En presque toute l’Europe, la politique est livrée à une poignée d’hommes qui incarnent l’égoïsme impérialiste. Il faut que le peuple y ait part. Chaque peuple a le droit de diriger ses destinées, d’après ses idées et sa volonté.

Mais là encore, pas d’illusions ! Avec une claivoyance bien rare en ce moment, ces jeunes gens remarquent que « l’impérialisme est devenu démocratique. » « Les démocraties d’Occident, à les voir de près, ne sont que la souveraineté d’une caste capitaliste et agrarienne. »

Voici pourtant que la Révolution russe vient susciter des espérances : « Le spectacle du combat entre les deux révolutions démocratiques en Russie, l’une qui est capitaliste et impérialiste, l’autre qui est anti-impérialiste et socialiste, éclaire le problème de la démocratie et de l’impérialisme ; il montre sa voie et sa mission à la démocratie suisse. » Avant tout, que la Suisse rejette le nouvel Évangile, venu d’Allemagne, d’une démocratie aplatie devant la volonté de puissance politico-économique, une démocratie qui tend, à l’intérieur, à la domination d’une classe, au dehors, à l’impérialisme ! « Il faut une nouvelle orientation, qui délivre la pensée démocratique de toute limitation nationale, de toute tendance criminelle, comme c’est le cas aujourd’hui, au règne de la force matérielle. » Il faut dresser la vraie démocratie supranationale contre « l’impérialisme déguisé en démocratie » (gegen demokratisch verkappten Imperialismus).


Sixième Partie
De l’éducation nouvelle

Enfin, cette longue discussion s’achève par des conclusions pratiques. Il faut réorganiser l’éducation publique et lui imprimer une direction nouvelle. L’éducation actuelle est triplement insuffisante : 1o du point de vue humaniste, elle mure les esprits dans l’étude d’époques et de civilisations passées, sans préparer en rien à l’accomplissement des devoirs contemporains ; 2o du point de vue spécialement suisse, elle est orientée uniquement vers un patriotisme aveugle, que rien n’éclaire ni ne guide ; elle ressasse l’histoire des guerres, des victoires, de la force brutale, au lieu d’enseigner la liberté, le haut idéal suisse ; elle n’a aucun sens pour les nécessités morales et matérielles du peuple d’aujourd’hui ; 3o du point de vue technique, elle est bassement matérialiste et militaire, sans idées. On voit bien, en ce moment, se propager un fort mouvement qu’on intitule : « Éducation nationale », « Éducation civique d’État ». Mais attention ! Il y a là un nouveau danger : une sorte d’idole d’État, despotique et sans âme, une superstition de l’État, un égoïsme de l’État, auquel on voudrait asservir les esprits. Qu’on ne s’y laisse pas prendre ! L’effort à faire est immense ; et le Zofinger-Verein en doit donner l’exemple. Il doit tâcher d’accomplir la mission intellectuelle et morale de la Suisse. Mais non en s’isolant. Jamais il ne doit perdre le sentiment de sa solidarité de pensée et d’action avec tous les pays. Il adresse un hommage ému aux « Gesinnungsfreunde », aux amis et compagnons des pays belligérants, aux jeunes morts de France et d’Allemagne, et à ceux qui sont vivants. Il faut s’associer à eux, travailler côte à côte avec la jeunesse libre du monde entier. Et le président des Zofingiens, Julius Schmidhauser, qui a conduit et résumé ces débats, les termine par un Appel aux frères, pour qu’ils osent hardiment croire, agir, chercher de nouveaux chemins pour une nouvelle Suisse, — pour une nouvelle humanité.

J’ai tenu à m’effacer entièrement derrière ces jeunes gens. Je ne veux pas, en substituant ma pensée à la leur, tomber sous le reproche que j’adresse à ma génération. Je les ai laissés parler seuls. Tout commentaire affaiblirait la beauté du spectacle de cette jeunesse enthousiaste et sérieuse, discutant longuement, ardemment, ses devoirs, dans cette heure tragique de l’histoire, prenant conscience de sa foi, et l’affirmant avec solennité, en une sorte de Serment du Jeu de Paume : foi dans la liberté, dans la solidarité des peuples, dans leur mission morale, dans la tâche qui s’impose d’écraser l’hydre de l’impérialisme, extérieur et intérieur, militariste et capitaliste, de bâtir une société plus juste et plus humaine.

Je lui adresse mon fraternel salut. Sa voix n’est pas isolée dans l’univers. Partout, j’entends l’écho lui répondre ; partout, je vois se lever des jeunesses qui lui ressemblent, et qui lui tendent leurs mains.

L’épreuve de cette guerre qui, en voulant écraser les âmes libres, n’a réussi qu’à leur faire sentir davantage le besoin de se chercher et de s’unir, m’a mis en rapports étroits avec les jeunes gens de tous les pays — d’Europe et d’Amérique — voire même d’Orient et d’Extrême-Orient. Chez tous, j’ai retrouvé la même communion de souffrances et d’espoirs, les mêmes aspirations, les mêmes révoltes, la même volonté de briser avec un passé qui a fait ses preuves de malfaisance et d’imbécillité, la même ambition sacrée de reconstruire la société humaine sur des assises nouvelles, plus vastes et plus profondes que l’édifice branlant de ce vieux monde de rapine et de fanatisme, de ces nationalités féroces, incendiées par la guerre, pareilles à d’orgueilleux « gratte-ciel », à la carcasse noircie.


Juin 1917.

(Revue : Demain, Genève, juillet 1917.)
  1. La section de Bellinzona, ou du Tessin, n’a été fondée qu’en novembre 1916. Pour son inauguration, le président, Julius Schmidhauser, a prononcé un discours d’un beau souffle européen. Il oppose à l’union des trois races suisses le spectacle encore préhistorique de notre Europe, où « le Français ne voit dans l’Allemand qu’un ennemi, et l’Allemand ne voit qu’un ennemi dans le Français, et l’un ne peut estimer l’autre comme créature humaine. Mais nous, c’est notre manière suisse, de voir dans tous les hommes l’homme ».

    (Central-Blatt d. Z.-V., déc. 1916.)

  2. En 1917. Depuis que cet article a été écrit, de nouvelles luttes se sont élevées, au sein de la Zofingia. La Révolution russe a accentué les désaccords.
  3. Le programme du nouveau Comité (Der Centralausschuss an die Sektionen), publié dans le no d’octobre 1916, a été reproduit partiellement dans le Journal de Genève, du 19 octobre, sous le titre : « Le programme de la jeunesse ». Il affirme la foi « supernationaliste » et l’anti-impérialisme, qu’on verra exposés dans la discussion dont je donne plus loin le résumé : « Nous ne vivons pas du culte de notre histoire guerrière… Au milieu d’un système de grandes puissances impérialistes, visant à la domination par la violence, à la grandeur matérielle et à la gloire, notre tâche est de combattre ouvertement, hardiment, avec foi dans l’avenir, pour l’idée de l’humanité contre l’impérialisme ».

    Les préoccupations sociales, la solidarité avec le peuple « maigre », avec les déshérités, sont, aussi, nettement indiquées.

  4. Pourtant, au cours des discussions que je résume plus loin, j’ai été frappé de l’idéalisme clair et hardi de quelques jeunes Romands.