Les Preuves/Le Bordereau seule base d’accusation

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La Petite République (p. 54-59).

LE BORDEREAU

SEULE BASE D’ACCUSATION


Quand Dreyfus a comparu en décembre 1894 devant le Conseil de guerre, l’accusation ne relevait contre lui qu’une charge. Une lettre, non signée, annonçant l’envoi de documents, avait été saisie à l’ambassade d’Allemagne. M. du Paty de Clam, enquêteur, et trois experts sur cinq déclarèrent que l’écriture de cette missive ressemblait à celle de Dreyfus : c’est pour cela et uniquement pour cela qu’il fut traduit en justice.

C’est cette lettre d’envoi, dite bordereau, qui est la seule base légale de l’accusation. Pendant la détention et le procès de Dreyfus, en novembre et décembre 1894, les journaux, surtout la Libre Parole et l’Intransigeant, accumulèrent les histoires les plus extravagantes, les récits les plus mensongers.

Pour les réduire à rien, il suffit de lire l’acte d’accusation du commandant Besson d’Ormescheville devant le Conseil de guerre qui condamna Dreyfus. Un journal l’a publié, et si le texte n’en était point exact, il y a longtemps que des poursuites auraient eu lieu.

Or, ce rapport est d’un vide effrayant. Tous ceux qui l’ont lu ont été vraiment bouleversés. Quoi ! c’est sur un document aussi misérable, aussi vain, qu’un homme a été jugé et condamné !

Des histoires extraordinaires, racontées par les journaux, pas un mot. Une seule charge est relevée contre Dreyfus, une seule : le bordereau.

Avant que ce bordereau ait été saisi à la légation allemande et examiné au ministère de la guerre, avant que le commandant du Paty de Clam ait cru démêler entre l’écriture du bordereau et celle de Dreyfus une certaine ressemblance, il n’y avait pas contre Dreyfus la plus légère charge ; il n’y avait pas contre lui l’ombre d’un soupçon. On peut parcourir de la première ligne à la dernière, l’acte d’accusation, ou n’y trouvera pas autre chose : le bordereau et seulement le bordereau.

Voici d’ailleurs, textuellement, le début de l’acte d’accusation qui ramène toute l’accusation au bordereau :


M. le capitaine Dreyfus est inculpé d’avoir, en 1894, pratiqué des machinations ou entretenu des intelligences avec un ou plusieurs agents des puissances étrangères, dans le but de leur procurer les moyens de commettre des hostilités ou d’entreprendre la guerre contre la France en leur livrant des documents secrets.

La base de l’accusation portée contre le capitaine Dreyfus est une lettre-missive, écrite sur du papier-pelure, non signée et non datée, qui se trouve au dossier, établissant que des documents militaires confidentiels ont été livrés à un agent d’une puissance étrangère.

M. le général Gonse, sous-chef d’État-Major général de l’armée, entre les mains duquel cette lettre se trouvait, l’a remise, par voie de saisie, le 15 octobre dernier, à M. le commandant du Paty de Clam, chef de bataillon d’infanterie hors cadre, délégué le 14 octobre 1894 par M. le ministre de la guerre, comme officier de police judiciaire, à l’effet de procéder à l’instruction à suivre contre le capitaine Dreyfus. Lors de la saisie de cette lettre-missive, M. le général Gonse a affirmé à l’officier de police judiciaire, délégué et précité, qu’elle avait été adressée à une puissance étrangère et qu’elle lui était parvenue ; mais que, d’après les ordres formels de M. le ministre de la guerre, il ne pouvait indiquer par quels moyens ce document était tombé en sa possession. L’historique détaillé de l’enquête à laquelle il fut procédé dans les bureaux de l’État-Major de l’armée, se trouve consigné dans le rapport que le commandant du Paty de Clam, officier de police judiciaire délégué, a adressé à M. le ministre de la guerre le 31 octobre dernier, et qui fait partie des pièces du dossier. L’examen de ce rapport permet d’établir que c’est sans aucune précipitation et surtout sans viser personne, a priori que l’enquête a été conduite. Cette enquête se divise en deux parties : une enquête préliminaire pour arriver à découvrir le coupable, s’il était possible ; puis, l’enquête réglementaire de M. l’officier de police judiciaire, délégué. La nature même des documents adressés à l’agent d’une puissance étrangère en même temps que la lettre-missive incriminée permet d’établir que c’était un officier qui était l’auteur de la lettre-missive incriminée et de l’envoi des documents qui l’accompagnaient, de plus, que cet officier devait appartenir à l’artillerie, trois des notes ou documents envoyés concernant cette arme. De l’examen attentif de toutes les écritures de MM. les officiers employés dans les bureaux de l’État-Major, il ressortit que l’écriture du capitaine Dreyfus présentait une remarquable similitude avec l’écriture de la lettre-missive incriminée. Le ministre de la guerre, sur le compte rendu qui lui en fut fait, prescrivit alors de faire étudier la lettre-missive incriminée en la comparant avec des spécimens d’écriture du capitaine Dreyfus.


II

Voilà qui est clair. Au moment où Dreyfus est poursuivi, au moment où il comparaît devant le Conseil de guerre, le bordereau ou lettre-missive est contre lui. la base, la seule base de l’accusation. On avait si peu de soupçons contre lui, avant la saisie de cette pièce, que l’enquête n’est pas plus dirigée a priori vers lui que vers tout autre ; et c’est l’écriture de tous les officiers du bureau, indifféremment, qui est soumise à l’expertise préalable de M. du Paty de Clam.

Plus tard, quand le procès menacera de tourner à l’acquittement, le ministre de la guerre enverra en toute hâte des pièces quelconques pour raffermir la décision des juges ou pour la forcer.

Plus tard encore, deux ans après, quand l’État-Major comprendra que l’opinion réveillée va lui demander des comptes sévères, une nouvelle agence de papiers Norton fabriquera, deux ans après le procès, un faux grotesque. Mais du 15 octobre 1894, où commence l’instruction, au 20 décembre 1894, où finissent les débats du procès, c’est le bordereau seul qui est opposé à Dreyfus. Bien mieux, après la condamnation, deux ou trois jours avant la dégradation, le commandant du Paty de Clam va voir Dreyfus pour le décider à des aveux que celui-ci refuse énergiquement.

Et le commandant, résumant une fois de plus les charges qui pèsent sur lui, lui dit : « On nous avait dit qu’un officier livrait des documents : c’était le fil. Le bordereau a mis un point sur ce fil. »

En vérité, le fil dont parle là M. du Paty n’était pas bien solide, puisque personne au ministère de la guerre ne s’était avisé d’ouvrir une enquête et de soumettre à une surveillance quelconque les officiers des bureaux.

Mais ce qui est à retenir, ici encore, de ce propos suprême de M. du Paty comme de l’acte d’accusation, ce qui éclate et domine, c’est que, avant, pendant et après le procès, c’est le bordereau seul qui chargeait Dreyfus.

En voici le texte :


Sans nouvelles m’indiquant que vous désirez me voir, je vous adresse cependant, monsieur, quelques renseignements intéressants :

1o Une note sur le frein hydraulique du 120 et la manière dont s’est conduite cette pièce ;

2o Une note sur les troupes de couverture (quelques modifications seront apportées par le nouveau plan) ;

3o Une note sur une modification aux formations de l’artillerie ;

4o Une note relative à Madagascar ;

5o Le projet de manuel de tir de l’artillerie de campagne (14 mars 1894).

Ce dernier document est extrêmement difficile à se procurer et je ne puis l’avoir à ma disposition que très peu de jours. Le ministre de la guerre en a envoyé un nombre fixe dans les corps et ces corps sont responsables ; chaque officier détenteur doit remettre le sien après les manœuvres. Si donc vous voulez y prendre ce qui vous intéresse et le tenir à ma disposition vouliez que je le fasse copier in extenso et ne vous en adresse la copie. Je vais partir en manœuvres.

Cette pièce est sérieuse. Elle a été en effet saisie chez l’attaché militaire allemand, et l’homme qui l’a écrite est un misérable.

Mais cet homme, ce n’est pas Dreyfus : c’est Esterhazy.


III

Maintenant qu’un document nouveau a mis sur la trace d’Esterhazy, maintenant que les relations de celui-ci avec l’attaché militaire allemand, M. de Schwarzkoppen, sont démontrées, maintenant que l’identité de l’écriture d’Esterhazy et de l’écriture du bordereau apparaît absolue, foudroyante, le doute n’est pas permis. Il est certain que le bordereau étant d’Esterhazy n’est point de Dreyfus.

Mais même avant que le véritable traître fut connu, comment, par quelle incroyable légèreté, a-t-on pu attribuer le bordereau à Dreyfus ?

Rien dans sa conduite antérieure ne désignait celui-ci. Rien ne le rendait suspect. Il n’avait pas besoin d’argent : il n’était ni viveur, ni joueur ; ses revenus lui suffisaient et au delà. Une belle carrière s’ouvrait devant lui.

Nul n’a expliqué encore comment il pouvait être conduit à la trahison ; et les journaux antisémites, mêlant toujours la querelle religieuse à la querelle de race, étaient réduits à dire qu’il était en effet de la race qui ayant trahi « Dieu » doit, nécessairement et sans autre cause, trahir la Patrie.

Je me trompe : le commandant Besson d’Ormescheville, dans son acte d’accusation, a esquissé une explication psychologique où éclatent l’ignorance et la sottise de nos chefs.

Lisez ceci, presque à la fin de l’acte d’accusation : c’est le résumé décisif des charges morales :

En dehors de ce qui précède, nous pouvons dire que le capitaine Dreyfus possède, avec des connaissances très étendues, une mémoire remarquable, qu’il parle plusieurs langues, notamment l’allemand, qu’il sait à fond, et l’italien dont il prétend n’avoir que de vagues notions ; qu’il est de plus doué d’un caractère très souple, voire même obséquieux, qui convient beaucoup dans les relations d’espionnage avec les agents étrangers. Le capitaine Dreyfus était donc tout indiqué pour la misérable et honteuse mission qu’il avait provoquée ou acceptée.

Ainsi Dreyfus avait le caractère souple : c’est déjà grave, quoique nous sachions maintenant, par Esterhazy, que la violence du caractère et du style ne préserve pas de la trahison. Mais surtout Dreyfus n’était pas un ignorant et un sot ; et il savait les langues étrangères ! Il était donc tout indiqué pour la trahison, et désormais, les officiers qui ne veulent point être suspects, aux bureaux de la guerre, n’ont plus qu’à fermer leurs livres et à oublier ce qu’ils savent. »