Les Princesses d’Amour/XII

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Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 225-234).

XII

LA BARRIÈRE DE BAMBOUS VERTS


— Tu veux mourir ?… tant qu’elle est vivante, cela n’a pas de sens. Pourtant, si tu es irrévocablement décidé, c’est bien !… je ferai tendre ce kiosque de draperies blanches et nous accomplirons ensemble le Hara-Kiri ; à moins que tu ne préfères être plus moderne, et user du revolver.

C’est tout au fond du parc, au bord d’un étang, devant une perspective ravissante, que Yamato dit ces paroles au jeune prince Sandaï, affalé sur les nattes, les deux bras sur l’accoudoir et le menton dans ses mains. Devant l’entrée de l’enclos réservé au jeune prince, une barrière légère, en bambous verts, indique, selon l’ancien usage, que le seigneur est prisonnier.

— Quelle raison as-tu, toi, de quitter la vie ?

— Demande-le à ton père, et à la princesse ta mère, surtout, répond Yamato. On oublie, à présent, que l’on m’a sollicité, et que, avant d’agir, j’ai dit ce que je voulais faire. « Oui, oui, au Yosi-Wara, » affirmait le vieux seigneur en branlant la tête avec complaisance ; « j’y suis allé souvent dans ma jeunesse. » Il est vrai que l’épouse hautaine était fort offusquée, mais elle n’a pas fait d’opposition. Il s’agissait de sauver l’héritier du nom, que la chasteté consumait. Maintenant voilà ! Malédiction, rébellion, larmes, suicide, je suis cause de tout. On m’a chassé, dégradé, privé de solde, éloigné de toi, comme si j’étais une bête malfaisante. Comment veux-tu que l’on survive à tout cela, même dans le temps où nous sommes ?…

— As-tu nagé dans l’eau du fossé et escaladé la muraille, pour venir ici, puisque l’accès du château t’est défendu ?

— Ta longue tirade, sur ton désespoir incurable et ta mort prochaine, a mis en cage mon histoire dit Yamato, laisse-moi ouvrir la bouche et lui donner la volée, mais prête attention à son essor, si ce n’est pas l’oiseau lui-même, c’est du moins un écho de son ramage.

Vivement, Sandaï quitta sa pose accablée.

— Tu sais quelque chose d’elle ?

— Certes…

— Ah !… tu vas me dire que, retombée par ma faute dans la servitude, elle m’est infidèle. Non, non, je veux mourir sans avoir entendu cela.

— Encore ! s’écria Yamato avec découragement.

— Si ce n’est pas cela, parle.

— Eh bien, nous avons deux mois devant nous. Grâce au dévouement de la suivante, qui a donné toutes ses économies, la Cigogne vorace fera respecter ta bien-aimée, jusqu’à l’expiration du sursis. L’Oiseau-Fleur vient de m’écrire cela, en nous suppliant de ne pas l’abandonner.

— Oh ! donne-moi sa lettre !

Yamato leva les bras au ciel.

— Il s’agit bien de cela ! s’écria-t-il. Soupirs et pleurnicheries sentimentales, sur un rouleau de papier, voilà tout ce dont est capable un amant au désespoir. Je n’ai pas nagé dans l’eau du fossé, je n’ai pas escaladé le mur crénelé, j’ai franchi le pont et je suis entré par la porte, et les samouraïs de service, ou plutôt les concierges qui en tiennent lieu, m’ont traîné devant le vénérable seigneur de Kama-Koura, qui, en me voyant, a froncé ses nobles sourcils.

— Tu as osé braver mon père ?

— Le braver ! j’étais aussi plat que le chien battu, qui rampe aux pieds de son maître. J’affrontais sa colère, résigné à la subir ; j’expiais mes crimes, sans murmurer, la punition était trop juste, l’exil bien mérité. Mais si j’osais reparaître, c’était poussé par le désir de réparer le mal que j’avais fait, si cela était possible… Enfin sache-le, je suis près de toi, avec la permission du prince et, même, la princesse consultée, a donné son consentement… Seulement la confiance en ton complice n’étant pas sans borne, on m’a fouillé… Si j’avais eu sur moi la lettre de ton adorable amie, tout était perdu !… Mais j’avais prévu cela !…

— Où veux-tu en venir, avec ton bavardage ? Tu pétris mon cœur endolori, comme une pâte à gâteau ; tu me fais mal, ton rire sonne comme une cloche, rouillée par une pluie de larmes. Quel est ton projet ? dis-le vite, nous perdons du temps. Deux mois, c’est si court.

— Voilà des paroles sages, les premières, dit Yamato. C’est court en effet et l’empire est vaste. Il va me falloir le parcourir en tous sens. Sans les chemins de fer, mon projet était impossible.

— Parcourir l’Empire ? dans quel but ? Dans le but de te trouver une épouse de ton rang. Ne crie pas. J’ai l’assentiment de ta famille, et si je réussis comme je le veux, j’aurai le tien…

— Jamais !

— Reprends ce mot inutile. Voici ce que j’ai dit à ton père. Votre fils est follement épris de la beauté d’une femme, vous jugez dans votre sagesse, cette femme indigne d’être admise parmi vous ; si je trouvais, chez une fille noble, une beauté, presque semblable à celle que pleure le jeune prince, il ne serait pas impossible de le consoler et de le marier selon vos vœux.

— Si c’est cela ton projet…

— Tais-toi, et ne me décourage pas, en doutant de mon amitié, s’écria Yamato subitement grave ; si je réussis, la fiancée que le daïmo de Kama-Koura te présentera lui-même ne sera aucune autre que l’Oiseau-Fleur.

— Pardonne-moi ; je suis méchant, dit Sandaï en prenant les mains de son ami, je ne doute pas de toi, mais je suis si malheureux, et ce que tu imagines semble tellement irréalisable !

— Vois donc ce que j’ai réalisé déjà ! J’ai forcé la porte du château ; je suis rentré en grâce, à tel point que ton père, va pourvoir aux frais de mes voyages, et me donner le moyen de pénétrer dans les impénétrables châteaux des grandes familles de l’Empire. Sans lui je ne pouvais rien et voilà que c’est lui, qui me fournit les armes pour le combattre.

— Le combattre ! en visitant tous les vieux nobles, dépossédés de leur souveraineté, et qui soignent, dans la retraite, les blessures de leur orgueil ? c’est ce que je ne peux comprendre, ni comment cela me servira !

— Ne cherche pas et ne parlons plus ; les minutes qui passent, trépident sur mon cœur… Tu sais ce qu’il faut savoir : la bien-aimée est fidèle et décidée à mourir, plutôt que de laisser effleurer le bout de son ongle par un autre que toi. Je fais un effort suprême pour vous sauver ; donc tu dois conserver ta précieuse existence, jusqu’à ce que je sois triomphant ou vaincu. Dans ce cas je reviens, tendre ce pavillon de draperies blanches, et nous nous ouvrons le ventre de compagnie, en criant : Béni soit le Hara-Kiri du bon vieux temps, qui met fin à toutes les peines.