Les Princesses d’Amour/XI

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Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 205-221).

XI

PLEURS ET PARFUMS


L’Oiseau-Fleur, allongée sur le sol, la tête dans ses mains, pleure à grands sanglots, tandis que Broc d’Or, debout et navrée, contemple la nuque de sa maîtresse, qui semble du satin blanc, entre le satin bleu de la robe et le satin noir des cheveux.

La belle princesse d’amour, a reçu une lettre terrible : Le daïmio de Kama-Koura, s’oppose absolument à sa libération, et à son mariage avec le prince son fils. La courtisane n’entrera pas au château ; on n’y donnera le nom de fille, qu’à une princesse authentique, descendante d’une famille égale à celle de Kama-Koura. Le prince a juré qu’il ne céderait pas ; mais comme il ne peut rien, sans l’argent nécessaire à la délivrance de sa bien-aimée, il ne se révolte pas ouvertement, n’ayant pas perdu tout espoir de fléchir ses parents.

C’est cette résignation, surtout, qui terrifie la pauvre amante…

— Il ne pense donc pas, gémit-elle entre ses larmes, que le temps, pour lequel il a acheté ma liberté, est épuisé depuis huit jours, que je vais être contrainte à exercer mon horrible métier, à me livrer au premier venu. Certes, je serre la mort sur mon cœur avec tendresse quand je vois cela ; mais la mort, c’est aussi la séparation, et quand il viendra pour me chercher, mon bien-aimé pleurera.

Broc d’Or, penchée vers elle, s’efforce de l’apaiser.

— Le Seigneur Yamato a ajouté quelques lignes à la lettre du prince, dit-elle ; il nous assure, que lui, qui a causé le mal, fera tout pour le réparer. Si nous parvenons à gagner un peu de temps, il a un projet qui, réussissant, nous sauverait. Le prince est captif dans le château de son père ; mais Yamato est libre, et agit.

— Que veux-tu qu’il fasse ? il arrivera trop tard. Je ne laisserai pas les limaces, baver sur la fleur, que le papillon bien-aimé a éventée de ses ailes.

— Gagnons du temps.

— Comment ?

— Avant d’être à votre service, où je ne gagne rien, puisque vous êtes vertueuse, j’ai servi une grande oïran, qui accueillait beaucoup de seigneurs et j’ai reçu d’eux, de nombreux bouquets : ils forment un joli parterre, qui libérerait la princesse d’amour, encore quelques mois, si elle voulait bien l’accepter de moi.

— Tu me donnerais toute ta fortune, avec le risque qu’elle ne te soit jamais rendue… Car elle s’évaporera bien vite et sans doute ne suffira pas…

— Ce qui va certainement s’évaporer, si vous continuez ainsi à pleurer, dit Broc d’Or d’une voix grondeuse, c’est cette beauté ravissante, qui vous a conquis le cœur du prince. Vos yeux sont rouges, vos joues sont toutes marbrées, votre bouche se crispe, au lieu de sourire.

L’Oiseau-Fleur se releva avec effroi, courut vers son miroir, qui, brillant comme la pleine lune, arrondissait son disque d’argent au milieu de bambous sculptés.

Broc d’Or frappa ses mains l’une contre l’autre.

— Allons ! allons ! cria-t-elle, vite, la toilette de la princesse ! Nous aurons bientôt fait d’effacer les traces d’une nuit d’orage, et la beauté redeviendra délicieuse et fraîche comme une fleur au soleil levant.

Les Kamélos entrèrent, portant des linges souples et de mystérieux coffrets de laque, fermés par des cordes de soie.

Deux serviteurs, complètement nus, apportèrent la baignoire de forme ovale, en bois laqué orné de papillons d’or ; ils la remplirent d’eau chaude et disposèrent, dedans, de grandes touffes d’iris en fleur, avec leurs racines.

Les Kamélos délayèrent dans l’eau, de la farine de riz et y versèrent des parfums.

Alors, l’Oiseau-Fleur, laissa tomber ses vêtements de nuit et sa chair, pareille à la pulpe des nénuphars, attira toute la lumière ; elle resplendit, plus blanche encore par le contraste des profonds laques noirs ; mais, pudique, elle enjamba vite le rebord de la cuve et se plongea, en poussant de petits cris, dans l’eau, qui était très chaude.

Bientôt, Broc d’Or, d’après une recette tenue en grande estime, considérée même comme sacrée, trempa dans l’eau du bain, un sachet de toile, empli de fiente de rossignol, et en frotta lentement le corps de sa maîtresse, ce qui rendit la peau extrêmement lisse et brillante.

Après quelque temps on l’aida à sortir de l’eau, et après l’avoir essuyée avec des linges doux, on la frotta encore, à l’aide de pierres ponces.

Puis, enveloppée d’une draperie, molle, elle s’étendit pour se reposer, un instant, Broc d’Or lui servit une tasse de thé, dans laquelle une fleur de cerisier, séchée, s’épanouit à la chaleur, comme toute fraîche. Tandis qu’elle buvait, la fleur venait, doucement, caresser ses lèvres et elle soufflait dessus, avec une moue gentille, pour l’éloigner.

Après cela les coiffeuses s’approchèrent, pour accommoder le visage et les cheveux. Elles étendirent, sur la face et le col, une légère couche de blanc d’œuf, puis appliquèrent la poudre de riz, avec une mousseline molle. Après avoir rasé les sourcils, elles dessinèrent deux points noirs, tout en haut du front, et remontèrent le coin de l’œil par une ligne de carmin. La bouche mignonne fut aussi avivée de rouge ; puis l’on commença le travail compliqué de la coiffure.

Les lourds cheveux, noirs et luisants, furent dénoués et roulèrent jusqu’aux jarrets de l’Oiseau-Fleur ; mais après les avoir démêlés, avec des peignes en bois de Tsou-Yhé, les avoir oints d’huile verte de Natané, délicieusement odorante, on les releva, en les serrant le plus possible, et l’on posa dessus la perruque, toute disposée, en forme de papillon. Des épingles d’or la retinrent et on fixa, en avant du chignon, un peigne, surmonté d’une cigogne, d’argent et d’émail, aux ailes ouvertes.

Les coiffeuses se retirèrent, alors, et les habilleuses vinrent, portant un coffre à compartiments.

La princesse d’amour d’un mouvement d’épaule, fit tomber la draperie ; sa nudité, blanche et gracile, apparut de nouveau, singulière cette fois sous la tête volumineuse et apprêtée.

On se hâta de lui passer le juban, de soie rouge, à manches, s’arrêtant, en bas, aux genoux, fendu et croisé sur la poitrine, on mit, par dessus, une sorte de tablier, en tissu pareil, tombant jusqu’aux chevilles et faisant le tour des jambes.

On lui fit endosser, alors, le shitaghi, première robe, très légère, couleur de l’eau au clair de lune ; et on la soutint, tandis qu’elle tendait le pied, pour enfiler les tabis de soie blanche bleutée, à orteil séparé, et chausser les sandales de paille, doublées et agrémentées de soie, à semelles très hautes, et retenues seulement par un bourrelet ouaté, passé, en boucle, à l’orteil.

On apporta aussitôt la robe, qui était ce jour-là, en satin couleur de thé faible, toute couverte de poèmes, brodés en noir dans des carrés d’or.

Quand elle fut prête, on lui donna un très précieux sachet, qu’elle mit dans sa manche gauche. Ce sachet contenait un atome de l’inestimable parfum, appelé Janko, ou parfum du vieux chat. La légende raconte, que cette pierre odorante, s’était formée dans la cervelle d’un chat centenaire vagabondant sur des montagnes où on le poursuivit longtemps. Celui qui parvint à le tuer, s’empara du trésor embaumé, qu’il garda jalousement, jusqu’au jour, où sa fille, amoureuse d’un seigneur, en déroba la moitié pour le donner à son amant. Le père fit la guerre au ravisseur, afin de lui reprendre le musc unique ; mais il ne put y parvenir. Entre amants : « Veux-tu la moitié de mon parfum ? » est resté la protestation la plus ardente, pour exprimer une abnégation sans borne.

La princesse prit pour s’éventer un écrin rare et fragile, formé de l’aile d’un papillon géant, et aidée par les kamouros, qui soulevèrent la traîne de sa robe, dans l’escalier, elle descendit au rez-de-chaussée et sortit dans son jardin particulier, où il lui était enjoint de passer quelques heures, pour respirer l’air matinal.

C’est un grand jardin en miniature, avec une pagode, des rochers, des cascades, des pins et des cèdres, un étang, plein d’iris, sur lequel voguent les jolis oiseaux appelés : onidori.

Assise sous la vérandah enguirlandée de fleurs, la princesse soupire, en préparant sa pipette, dont elle tire distraitement quelques bouffées.

Des jardins voisins on entend s’envoler des chansons.

— Ne chanterez-vous pas aussi ? demande une des kamouros, en tirant de son enveloppe de soie le chamissen à long manche.

Pour masquer sa douleur, chanter peut-être ?

Elle prit l’instrument, et du bout du plectre de bois, gratta les cordes grêles ; une chanson triste lui vint aux lèvres.


« La neige voltige, pareille aux fleurs de cerisiers sous un coup de vent.

« La fleur flétrie est quelque chose encore ; mais, sur la manche secouée, la neige ne laisse pas de trace.

« Ainsi, du cœur, s’efface le souvenir.

« Dans mon lit glacé, je pleure, moi qui n’oublie pas, et mes larmes gèlent sur l’oreiller.

« Pourquoi ce qui est si lointain, est-il si près de l’esprit ?

« J’écoute le silence, dans la solitude. Et voilà qu’une cloche, à coups durs, sonne l’heure.

« L’heure ! la même ! le minuit qui fut si doux !

« La grêle cingle ma porte et je me précipite pour ouvrir, comme si l’on frappait, sachant bien, pourtant, qu’il n’y a rien.

« Rien que la nuit affreuse, hostile, noire comme l’oubli.

« J’étais sans espoir, mais la déception brise en sanglots mon cœur ! »

« Hélas ! la nuit d’amour, où est-elle ? »

— Princesse ; ne chantez plus, si c’est pour pleurer davantage.

Et la kamouros enleva l’instrument. Mais Broc d’Or revenait.

Elle avait été négocier l’affaire, avec la tenancière de la Maison Verte, et c’était chose conclue. La Cigogne-Danseuse, par bonté de cœur, s’était laissée toucher. Elle avait d’ailleurs confiance dans le génie du seigneur Yamato, qui lui témoignait beaucoup d’égards. Elle avait donc consenti, à prendre toute la fortune de Broc d’Or, en échange d’un sursis de deux mois, accordé à l’Oiseau-Fleur.

Celle-ci, debout, frappait l’une contre l’autre, ses petites mains pâles.

— Ô ! Broc d’Or ! Ô ! ma douce compagne, tu as fait cela ?… Puisse ton dévouement ne pas être stérile en retardant un peu ma mort. J’ai jeté déjà tout ce que je possédais, dans le bec de cette cigogne avide, et je ne pourrais te léguer que mon cadavre.

— Ne pleurons pas les morts, quand ils sont vivants, dit la suivante, ne construisons pas l’avenir avec de la fumée. Si vous devenez une vraie princesse, j’aurai fait une bonne affaire ; si vous ne le devenez pas, j’aurai fait une bonne action.

— Les nobles cœurs, n’habitent pas seulement les nobles poitrines. Si la destinée est clémente pour moi, je jure que tu ne me quitteras jamais.

— Qui sait ? j’épouserai peut-être le seigneur Yamato. Quand il était ici, il m’a décoché des clins d’yeux significatifs, s’écria Broc d’Or, avec un franc éclat de rire. En attendant, ne perdons pas de temps, écrivez-lui le nouvel arrangement et stimulez un peu son zèle ; deux mois, c’est bien vite envolé.

Tout en parlant, elle jeta sur le sol un rouleau de papier blanc, gaufré de fleurs et d’oiseaux, prit la boîte à écrire et délaya l’encre.

La princesse, agenouillée sur le tapis, s’y appuyant de la main gauche, prit le pinceau et se mit à tracer, rapidement, des caractères.