Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 1/Chapitre 4

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Unité morale par uniformité de méthode
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CHAPITRE IV


Unité morale par uniformité de méthode.



La méthode objective et la sociologie. — Expériences. — Nécessité de la prudence. — Le seul moyen d’apaisement social. — Les astrologues et les alchimistes sociaux. — La puissance de l’Etat. — La mauvaise volonté des gouvernants. — Nécessité de la vérité. — Les vertus intellectuelles et les vertus morales. — Loi de Buckle. — Vertus morales stationnaires, vertus intellectuelles progressives. — Traité de Westphalie. — L’économie politique et la morale. — Unité morale par uniformité de méthode.


L’application de la méthode objective à la sociologie présente une grosse difficulté. Un physiologiste, comme Claude Bernard, peut sacrifier des lapins et des cobayes dans des expériences multiples, destinées à contrôler des hypothèses et à provoquer des séries d’observations faites toujours dans les mêmes conditions. Pasteur peut inoculer la rage à des chiens et faire vérifier à l’aide de témoins sacrifiés la qualité de ses bouillons de culture[1].

En matière politique et sociale, on ne peut avoir recours qu’à des observations de faits déjà accomplis, dans un temps plus ou moins rapproché, et dont le plus souvent on connaît d’une manière imparfaite les origines, les causes et les répercussions. Toute expérience politique et sociale est un acte décisif et irrémédiable. La postérité pourra profiter de la leçon qui en résultera : le plus souvent, il est de telle nature que, s’apercevrait-on que l’acte accompli présente les plus grands inconvénients, fait courir les plus grands périls, il est impossible de revenir en deçà, de mettre les choses en l’état où elles se trouvaient auparavant. Les législateurs et les gouvernants devraient toujours se rappeler ces conséquences de leurs actes, et si je les indique, c’est pour leur conseiller, non pas la timidité, mais la prudence.

Si l’expérience présente, en matière sociologique, les difficultés que mon ami Léon Donnat avait essayé de résoudre en partie dans sa Politique expérimentale[2], est-ce donc une raison pour renoncer d’y introduire la méthode objective ?

Loin de là, je dis, au contraire, que c’est le seul moyen d’aboutir à ce qu’on appelle l’apaisement social.

Aujourd’hui, faute de reconnaître en sociologie un certain nombre de vérités élémentaires, les Cardan, les Nostradamus, les Mathieu Laensberg, politiques et sociaux, ont beau jeu pour halluciner des dupes dans la vision de leurs horoscopes. Les adeptes de l’hermétisme social rougissent l’horizon des lueurs de leurs fourneaux, qu’ils réallument avec les tisons mal éteints des incendies de la Commune. Pourquoi donc les foules seraient-elles plus incrédules que les papes, les princes, les nobles, les gens riches et se croyant instruits qui, pendant tant de siècles, malgré des déceptions accumulées et constantes, ont été les dupes, aveugles jusqu’à la ruine, serviles jusqu’au crime, des alchimistes ? Ils ne se sont complus dans cette aberration que faute d’avoir une petite notion, toute petite, celle qu’il y a des corps doués de propriétés invariables.

Cet ouvrier, ce paysan, et même ce petit bourgeois écoutera l’alchimiste social, l’assurant que l’État peut faire de la richesse à son gré, le combler de munificences, lui assurer de larges gains, des rentes à la fin de ses jours, élever ses enfants, doter ses filles, lui donner des transports gratuits, lui faire vendre cher ses produits et acheter bon marché ses objets de consommation ; qu’il suffit pour obtenir toutes ces félicités et ces résultats contradictoires d’avoir foi en certains mots comme celui de socialisme, de répéter certaines maximes, comme des prières, d’exiger qu’elles soient écrites dans la loi ; et ce naïf finira par être convaincu que, si la terre ne se transforme pas du jour au lendemain en Eldorado, c’est la faute des gouvernants qui, par un satanique mauvais vouloir, empêchent la réalisation de ces miracles. Il écoutera, avec une passion avide, l’astrologue social dont l’horoscope lui annoncera un bouleversement dans lequel il deviendra le premier et les autres les derniers. C’est le paradis mis à la portée de sa main.

Essayez de prêcher la résignation à l’homme condamné à un travail pénible, rebutant, fatigant, dangereux, et dont la rémunération est loin de correspondre, non seulement à ses désirs qui sont illimités, mais même à ses besoins immédiats : pourquoi donc vous prêterait-il une oreille docile ? Si vous lui proposez comme dérivatif le paradis à la fin de ses jours, il vous répondra que ce séjour merveilleux est trop loin pour que l’espérance d’y demeurer éternellement soit une compensation suffisante à son malaise présent ; et beaucoup ajouteront qu’il ne leur présente pas un caractère de certitude suffisant pour les engager à renoncer aux jouissances dans cette vie.

Non, ce ne sont point des phrases édulcorées, des considérations morales, des berquinades, des tableaux de la vie du brave ouvrier, laborieux, économe, sobre, bon père, bon époux, des récits de la morale en action qui peuvent détourner les foules des alchimistes sociaux.

Il n’y a qu’un moyen d’action qui soit digne des publicistes, des hommes d’État qui ont conscience de leur tâche : c’est de leur exposer la vérité, réelle, brutale, telle qu’elle est, sans fard, dépouillée d’oripeaux. C’est de faire pour tous la démonstration, nette et précise, des conditions des problèmes politiques, économiques et sociaux.

Les partisans de l’ancien régime vous disent souvent : La France était jadis unie dans la personne de son roi, dans sa foi monarchique et religieuse. Cette unité faisait sa force. Maintenant qu’elle a disparu, la France va à l’aventure et tombe dans l’anarchie. Comment reconstituerez-vous son unité morale ?

Sans examiner le point de fait de savoir si cette unité demandée par les légistes du temps de Louis XI et poursuivie par Richelieu et Louis XIV n’avait point de nombreuses fissures, je reconnais qu’il est nécessaire pour un peuple d’avoir une unité intellectuelle et morale. — Mais peut-elle se concilier avec l'esprit d’examen et de libre discussion ? — Oui, par l’uniformité de méthode.

« Toute connaissance exacte, dit Huxley, est de la science et tout raisonnement juste est du raisonnement scientifique. » Nous devons donc déterminer le caractère et les procédés de la méthode à laquelle la science doit tous ses progrès, afin que nous prenions l’habitude de les transporter dans la science sociale.

Aristote avait distingué les vertus en vertus intellectuelles et en vertus morales. Les premières ont pour but la vérité, les secondes la vertu ; et les anciens philosophes faisaient de la connaissance du bien, de la manière de se conduire, la souveraine science, la philosophie. Buckle, s’inspirant de Condorcet, a posé la question de la manière suivante : Le progrès moral se rapporte à nos devoirs, le progrès intellectuel à notre connaissance. Consentir à faire son devoir, voilà la partie morale ; savoir comment l’accomplir, voilà la partie intellectuelle. Le progrès est le résultat de la double action de ces éléments du progrès mental. Or, nous trouvons dans les vieux livres de l’Inde, de la Chine, de la Judée, de la Grèce, et même chez des peuples qui n’ont aucun livre, les mêmes maximes : faire du bien à autrui, contenir sa passion, honorer ses parents. Elles constituent avec deux ou trois autres préceptes dans le même sens, tout le stock des vérités morales amassé par l’humanité. Elles sont stationnaires. Les vérites intellectuelles nées de l’esprit d’examen sont seules progressives. Les gens, qui en brûlaient d’autres au nom de la religion, se croyaient vertueux. C’est le progrès intellectuel qui a supprimé ces pratiques. Les diplomates du traité de Westphalie (1648) n’étaient ni personnellement ni intentionnellement vertueux ; mais en éliminant la question religieuse des guerres européennes ils ont fait un grand acte moral. Actuellement aucun ministre n’oserait dire, comme Lord Shaftesbury en 1672 : « Il est temps de faire la guerre à la Hollande pour rétablir notre commerce ; » comme Lord Hardwicke, en 1743 : « Il faut ruiner le commerce de la France pour nous ouvrir des débouchés sur le continent ! » La théorie des sentiments moraux d’Adam Smith n’a pas eu grande action sur la direction de l’humanité ; mais Buckle a pu dire avec raison de son traité de la Richesse des nations que « c’est probablement le livre le plus important qu’on ait jamais écrit et qu’il a plus fait pour le bonheur de l’homme » que tant d’agitations qui, le plus souvent, ont manqué leur but. Quand les philosophes français et les physiocrates élaboraient dans leurs cabinets respectifs les Principes de 89, ils faisaient plus pour le développement de l’humanité que tous les prédicateurs qui enjoignaient dans leurs chaires la charité et l’humilité aux grands, l’obéissance et la résignation aux petits[3]. Quand les employeurs et les travailleurs seront convaincus de la vérité des lois économiques, qu’ils les connaîtront, qu’ils sauront que les économistes ne peuvent pas plus « abroger la loi de l’offre et de la demande » que les physiciens « la loi de la pesanteur », que ce qu’il s’agit de faire, c’est d’en chercher la meilleure application possible, les guerres sociales auront disparu comme ont disparu aujourd’hui les guerres religieuses. Les vertus morales sont aussi impuissantes à établir la paix sociale qu’elles l’ont été pour empêcher des guerres commerciales. On ne peut y parvenir que par la vertu intellectuelle ; Et qu’est-ce ? c’est la rigueur dans la méthode.

Loin de flatter des préjugés sous prétexte de sentiments, d’essayer de palliatifs empiriques, il faut apporter, dans l’étude de tous les phénomènes sociologiques la rigueur des procédés de la méthode objective.


  1. Voir la Méthode expérimentale dans les sciences biologiques, par J. V. Laborde. 1890.
  2. La Politique expérimentale : Bibliothèque des sciences contemporaines.
  3. Voir Yves Guyot, la Morale, 1883.