Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 2/Chapitre 1

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LIVRE II


les principes de 1789





CHAPITRE PREMIER


Erreurs des contempteurs.


Le Centenaire de 89. — I. La condamnation des « immortels principes ». — II. Rayonnement extérieur des principes de 89. — III. La révolution anglaise. — Différence. — Les amendements à la constitution des États-Unis et la Déclaration des Droits. — IV. Les principes de 89 sont des conceptions concrètes. — Les cahiers des États généraux.


I. — La France a célébré avec beaucoup d’éclat, de pompe et de retentissement le Centenaire de 89. La tour Eiffel s’est dressée comme un symbole de la puissance industrielle de notre époque, écrasant du haut de ses trois cents mètres les cent quarante-deux mètres de la pyramide de Chéops et les cent cinquante-six mètres de la flèche de la cathédrale de Cologne.

Mais il a manqué au centenaire de 1789 la conviction de la grandeur de la date que nous célébrions. Le seul mot juste qui ait été dit à propos de l’ouvrage de Taine sur la Révolution, l’a été par M. Brunetière, dans la Revue des Deux Mondes, quand il a évoqué le caractère religieux et catholique, dans le sens d’universel, de la Révolution. Elle n’a pas été seulement un fait local, comme la révolution anglaise de 1688 ou l’affranchissement des colonies anglaises de l’Amérique du Nord. Cet acte a rayonné sur le monde. Cette date de 1789 est de celles qui marquent, dans la route de l’humanité, un point de départ. C’est une ère nouvelle.

Des publicistes, inspirés par M. Taine, ont profité du Centenaire pour railler agréablement « les immortels principes ». M. Freppel a fait un livre de protestation[1], dans lequel il prophétise « la réaction des réalités contre les chimères et les fictions ». D’autres, qui n’étaient même pas chrétiens, ont repris contre « les immortels principes » les anathèmes fulminés par de Bonald et de Maistre ; d’autres ont répété que la Révolution était le produit de « l’esprit classique », que l’œuvre de l’Assemblée nationale était le résultat de « la raison raisonnante » ; qu’elle n’était qu’une abstraction métaphysique, et, au nom d’une prétendue méthode historique, empruntée à l’Allemagne, se sont mis à lancer toutes sortes de pierres « contre l’arche sainte[2] ». D’autres, comme M. Charles Benoist[3], ont réédité les critiques de Bentham. M. de Mun s’unissait, en même temps, aux socialistes pour essayer de détruire, au point de vue de la liberté économique, l’œuvre de la Révolution ; et tous s’entendaient pour célébrer « le bon vieux temps » des corporations, maîtrises et jurandes.

Pendant que nous allions à Versailles, le 5 mai 1889, célébrer l’œuvre de nos pères, on essayait de la saper dans l’opinion ; des gens qui se prétendent « avancés », s’efforçaient de faire une législation de privilèges et de castes, d’accord avec les descendants des émigrés ; et cette œuvre continue.

Petits doctrinaires, réactionnaires de tempérament, de passion et d’opinion, socialistes révolutionnaires et germanisés, regardent de haut « les immortels principes ». Ils les traitent de vieilles lunes qu’il est temps de remiser avec celles de Villon. Si vous montrez quelque étonnement, on vous rit au nez et on hausse les épaules.

— Vous n’êtes pas dans le train. Vous croyez à ces antiques machines-là, vous ? Et vous vous imaginez être un libre penseur ! Vous n’êtes qu’un métaphysicien, produit de l’esprit classique. Taine l’a dit, et nous le répétons.


II. — M. Ferneuil insiste dédaigneusement sur « la stérilité des principes de 89 ». Il affirme « qu’ils n’ont pas conquis le monde ».

Il oublie de nous montrer la nation dans laquelle il n’y ait rien eu de changé depuis 1789, et qui n’en ait ressenti le formidable contre-coup. Les émigrés eux-mêmes se chargeaient de les propager et, en 1795, Mallet du Pan se plaignait amèrement « que tous ceux qui se trouvaient à la Cour d’Autriche en fussent infectés. »

Il oublie, ce partisan de la méthode historique, l’enthousiasme qu’ils excitèrent en Belgique, en Hollande, en Italie, dans l’Allemagne du Rhin, en Suisse, où nos armées furent accueillies comme des libératrices : et, si Napoléon put promener si aisément le drapeau tricolore dans toute l’Europe, c’est que ce drapeau les portait dans ses plis. Dans toute l’Allemagne, en Espagne, en Pologne, en Illyrie, en Dalmatie, même en Russie, partout les peuples en gardèrent si bien l’empreinte que les dynasties des Habsbourg, des Hohenzollern, des Romanoff furent obligées de s’en inspirer pour grouper leurs peuples autour d’elles. Non seulement la Charte de 1815 fut obligée de respecter les principes de 89, mais ce furent eux qu’évoquèrent dans leurs efforts de libération tous les peuples opprimés en Espagne, à Naples, en Piémont, en Grèce, en Belgique, ceux des États du Pape, des États secondaires de l’Allemagne, qui demandaient des constitutions, ceux de l’Amérique espagnole et portugaise, en proclamant leur indépendance ; et sont-ils donc complètement étrangers à l’affranchissement des serfs en Russie ?

Si nous ne comprenons plus très bien aujourd’hui en France l’influence exercée par les Principes de 89, il y a un siècle, c’est qu’elle a été trop profonde. Nous ne pouvons plus nous représenter la situation sociale et politique de la France telle qu’elle était à la mort de Voltaire (1778) ou de Diderot (1784). Quand nous parlons de l’ancien régime à des ouvriers et à des paysans, ils le considèrent comme une histoire aussi ancienne que celle des Égyptiens ou des Babyloniens.

Si la célébration du Centenaire de 89 n’a pas provoqué plus d’enthousiasme intime, c’est qu’il manquait d’actualité. L’œuvre de nos pères a été si complète qu’elle a enseveli, même dans notre souvenir, les destructions qu’elle a accomplies. Et alors, comme si la Déclaration des Droits de l’homme n’avait pas reçu d’application, des hommes étonnés, comme MM. Ferneuil et Charles Benoist, s’éveillent et disent : — Les immortels principes ? Qu’est-ce que c’est que ça ?


III. — On oppose la révolution anglaise de 1688 à la Révolution française. Est-ce qu’il y a la moindre analogie entre une révolution se réclamant du « pacte primitif conclu entre le roi et le peuple », se faisant au cri : « Un parlement libre et la religion protestante ! » et la Révolution française[4] ?

On oppose la Déclaration des Droits des États-Unis à celle de la France : est-ce que la situation était la même ? et cependant, il n’y a pas de différence dans la conception des droits essentiels qui doivent être assurés à l’homme des deux côtés de l’Atlantique.

Les amendements à la Constitution des États-Unis du 17 septembre 1787 sont des garanties de droits : liberté de la parole, de la presse, de religion et de réunion ; liberté individuelle, sécurité de la propriété ; et l’article IX ajoute : « L’énumération faite, dans cette Constitution, de certains droits ne pourra être interprétée de manière à exclure ou à affaiblir d’autres droits consacrés par le peuple. »

Or, quels sont les principes dégagés par la Déclaration des droits de l’homme ?

Liberté, propriété, sûreté, égalité devant la loi ; — accessibilité de tous à toutes les fonctions, selon les capacités ; — garanties de la liberté individuelle ; liberté des opinions, même religieuses ; liberté du travail ; — l’impôt réel et proportionnel perçu exclusivement au profit de l’État sans privilège ; — consentement de l’impôt et contrôle des finances ; — contrôle de l’administration publique ; séparation des pouvoirs.


IV. — Mais, à la suite de M. Taine, on prétend que la Déclaration des Droits n’est qu’une conception abstraite ; et, ceci dit, on croit avoir tout dit.

Quant à moi, je le répète : je m’en tiens nettement aux Principes de 89, tant qu’on ne m’aura pas montré mieux.

Au point de vue de la méthode, je vais prouver que, loin d’être des conceptions abstraites, ce sont des conceptions concrètes, que loin d’être des produits subjectifs, les Principes de 89 reposent sur des réalités objectives. Si on peut reprocher au texte de la Déclaration certaines formes métaphysiques, ces principes sont très positifs, très réalistes, et impliquent une application très perceptible et très nette.

Les prétendus disciples de la méthode historique qui les font jaillir de l’imagination de Rousseau, non seulement commencent par confondre 93 avec 89, mais ils négligent les énormes volumes qui contiennent les Cahiers des États généraux. Ils n’oublient que ce détail. Autrement s’ils s’étaient donné la peine d’interroger cette enquête, ils en auraient compris l’origine.


  1. La Révolution française à propos du Centenaire de 89.
  2. Th. Ferneuil, Les Principes de 1789. Hachette, éd.
  3. Les Sophismes politiques. Perrin, ed.
  4. Voir Macaulay sur Mirabeau. — Writings and Speeches, p.282.