Les Principes fondamentaux de la géométrie/4

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Traduction par Léonce Laugel.
Gauthier-Villars, imprimeur-libraire (p. 51-62).


CHAPITRE IV.

THÉORIE DES AIRES PLANES.




§ 18[1].

Égalité par addition, égalité par soustraction des polygones.


Nous prendrons comme base de nos recherches, dans le Chapitre actuel IV, les mêmes axiomes que nous avons employés au Chapitre III, à savoir les axiomes planaires de tous les groupes, hormis l’axiome d’Archimède, c’est-à-dire les axiomes I, 1-2, et II-IV.

La théorie des proportions exposée dans le Chapitre III et le calcul segmentaire qui y a été introduit nous permettent d’établir la théorie d’Euclide des aires au moyen des axiomes précités, c’est-à-dire dans le plan et indépendamment de l’axiome d’Archimède.

Les développements du Chapitre III faisant essentiellement reposer la théorie des proportions sur le théorème de Pascal (théorème XXI), il en sera aussi de même de la théorie des aires. Cette manière d’établir la théorie des aires me semble une des plus remarquables applications du théorème de Pascal dans la Géométrie élémentaire.

Convention. — Si l’on joint deux points d’un polygone par une ligne brisée quelconque contenue tout entière à l’intérieur du polygone, on obtient deux nouveaux polygones et dont les points intérieurs sont tous situés à l’intérieur de  ; nous dirons est décomposé en et , ou bien et composent .

Définition. — Sont dits flächengleich, c’est-à-dire égaux par addition, deux polygones qui peuvent être décomposés en un nombre fini de triangles respectivement congruents deux à deux.

Définition. — Sont dit inhaltzgleich ou von gleichem Inhalte, c’est-à-dire égaux par soustraction, deux polygones auxquels on peut ajouter des polygones égaux par addition, de manière que les deux polygones ainsi composés soient eux-mêmes égaux par addition.

De ces définitions résulte immédiatement ceci : en réunissant des polygones égaux par addition, on obtient encore des polygones eux mêmes égaux par addition, et, si l’on soustrait de polygones égaux par addition des polygones eux-mêmes égaux par addition, les polygones qui restent sont égaux par soustraction.

Enfin nous avons les propositions suivantes :

Théorème XXIV. — Deux polygones et , égaux par addition à un troisième , sont égaux entre eux par addition. Deux polygones égaux par soustraction à un troisième sont égaux entre eux par soustraction.

Démonstration. — Par hypothèse pour , ainsi que pour , on peut assigner une décomposition en triangles, telle qu’a chacune de ces décompositions corresponde une décomposition de en triangles congruents (fig. 28). Si nous considérons simultanément ces décompositions de , on voit d’une manière générale que chaque triangle de l’une des décompositions est décomposé en polygones par des segments appartenant à l’autre décomposition. Nous introduisons alors un nombre suffisant de segments pour décomposer chacun de ces polygones eux-mêmes en triangles, et nous opérerons alors sur et les deux décompositions en triangles correspondantes ; il est évident maintenant que ces deux polygones et sont décomposés en un nombre égal de triangles respectivement congruents deux à deux, et qu’ils sont, par suite, d’après la définition, égaux par addition.

La démonstration de la seconde partie de l’énoncé du théorème XXIV a lieu maintenant sans aucune difficulté.

Nous définirons de la manière ordinaire les notions : rectangle, base et hauteur d’un parallélogramme, base et hauteur d’un triangle.


§ 19.

Parallélogrammes et triangles qui ont même base et même hauteur.


Le raisonnement bien connu d’Euclide, et qui est indiqué par la fig. 29. fournit la démonstration de la proposition suivante :

Théorème XXV. — Deux parallélogrammes qui ont même base et même hauteur sont égaux entre eux par soustraction.

On a ensuite la proposition connue :

Théorème XXVI. — Un triangle quelconque ABC est toujours égal par addition à un certain parallélogramme de même base et de hauteur moitié moindre.

Démonstration. — Prenons les milieux respectifs D et E de AC et de BC (fig. 30) et prolongeons DE de sa propre longueur jusqu’en F ; les


triangles DEC et FBE sont alors congruents et, par suite, le triangle ABC et le parallélogramme ABFD sont égaux entre eux par addition.

Des théorèmes XXV et XXVI résulte immédiatement, en ayant égard au théorème XXIV, la proposition suivante :

Théorème XXVII. — Deux triangles qui ont même base et même hauteur sont égaux entre eux par soustraction.

On sait que d’habitude on démontre que deux triangles qui ont même base et même hauteur sont aussi toujours égaux par addition ; remarquons néanmoins que cette démonstration ne peut avoir lieu sans employer l’axiome d’Archimède ; on peut, en effet, dans notre Géométrie non archimédienne (voir Chap. II, § 12) assigner sans aucune difficulté deux triangles qui ont même base et même hauteur et qui, par suite, en vertu du théorème XXVII, sont ; égaux par soustraction, mais qui cependant ne sont pas égaux par addition. Ainsi, nous pouvons prendre pour exemple deux triangles ABC et ABD ayant AB = 1 pour base commune et ayant pour hauteur 1, le sommet C du premier triangle étant situé sur une perpendiculaire à la base AB élevée au point A, tandis que, dans le second triangle, le pied F de la hauteur abaissée du sommet D est situé de sorte que l’on ait AF = 1.

Tous les autres théorèmes de la Géométrie élémentaire qui se rapportent à l’égalité par soustraction des polygones, en particulier le théorème de Pythagore, sont de simples conséquences des théorèmes que nous venons d’énoncer. Néanmoins en poussant plus loin la théorie des aires nous rencontrons une difficulté essentielle. En effet, les considérations développées jusqu’ici laissent encore indécise la question de savoir si par hasard tous les polygones ne seraient pas égaux entre eux par soustraction. S’il en était ainsi tous les théorèmes énoncés précédemment ne nous apprendraient rien et n’auraient aucun sens. Ensuite se présente la question plus générale de savoir si deux rectangles égaux par soustraction et ayant un côté commun ont aussi leurs autres côtés congruents, c’est-à-dire, si un rectangle est déterminé d’une manière univoque par un de ses côtés et par son aire.

Comme une considération plus attentive le fait voir, pour répondre aux questions ainsi soulevées, l’on a besoin de la réciproque du théorème XXVII, qui s’énonce ainsi :

Théorème XXVIII. — Lorsque deux triangles égaux par soustraction ont même base, ils ont nécessairement même hauteur.

Ce théorème fondamental XXVIII se trouve dans les Éléments d’Euclide au premier Livre, sous le numéro 39. Pour le démontrer, Euclide invoque d’ailleurs cette proposition générale relative aux grandeurs : Καὶ τὸ ὅλον τοῦ μέρους μεῖζον ἐστιν, procédé qui revient à l’introduction d’un nouvel axiome relatif aux aires.

Il s’agit maintenant d’établir le théorème XXVIII et, avec ce théorème, la théorie des aires, de la manière que nous nous sommes propose, c’est-à-dire uniquement à l’aide des axiomes planaires et sans employer l’axiome d’Archimède. À cet effet, il nous faut introduire la notion de mesure des aires.


§ 20.

La mesure des aires des triangles et des polygones.


Définition. — Si dans un triangle ABC (fig. 31) de côtés a, b, c nous menons les deux hauteurs , de la similitude des triangles BCE et ACD, nous tirons, en vertu du théorème XXII, la proportion

c’est-à-dire


par suite, dans tout triangle le produit d’une base par la hauteur correspondante est indépendant du côté du triangle que l’on prend pour base. Le demi-produit de la base par la hauteur d’un triangle est dit la mesure de l’aire du triangle  ; nous la désignerons par F().

Convention. — Un segment qui joint un sommet d’un triangle à un point du côté opposé s’appelle une transversale. Cette transversale décompose le triangle en deux autres de hauteur commune et dont les bases sont situées sur la même droite. Une telle décomposition s’appellera une décomposition transversale du triangle.

Théorème XXIX. — Un triangle étant décomposé n’importe comment, par des droites quelconques, en un certain nombre fini de triangles , la mesure de l’aire du triangle est égale à la somme des mesures des aires de tous les triangles .

Démonstration. De la loi distributive de notre calcul segmentaire résulte immédiatement que la mesure de l’aire d’un triangle quelconque est égale à la mesure des aires des deux triangles qui proviennent du premier par une décomposition transversale quelconque.


L’application réitérée de cette proposition nous fait voir que la mesure de l’aire d’un triangle quelconque est aussi égale a la somme des mesures des aires de tous les triangles qui proviennent du premier, lorsque l’on opère successivement un nombre quelconque de décompositions transversales (fig. 32).

Pour arriver à faire la démonstration correspondant à une décomposition quelconque du triangle en triangles d’un sommet A (fig. 33) du triangle menons par chaque point de division de


la décomposition, c’est-à-dire par chaque sommet des triangles , une transversale ; ces transversales décomposent le triangle en certains triangles . Chacun de ces triangles est décomposé par les segments qui déterminent la décomposition donnée en certains triangles et quadrilatères.

Enfin, si dans chaque quadrilatère nous menons une diagonale, chacun des triangles est décomposé en certains triangles . Nous nous proposons maintenant de démontrer que la décomposition en triangles , aussi bien pour les triangles que pour les triangles , n’est pas autre chose qu’une série de décompositions transversales.

En effet, il est d’abord évident que toute décomposition d’un triangle en triangles partiels peut être effectuée au moyen d’une série de décompositions transversales quand, dans cette décomposition, il n’existe pas de points de division à l’intérieur du triangle et quand, en outre, un côté au moins du triangle ne porte pas de points de division.

On voit maintenant que ces conditions sont vérifiées pour les triangles  ; en effet, l’intérieur de chacun d’eux, ainsi qu’un de leurs côtés, à savoir tes côtés opposés au point A, ne contiennent pas de points de division.

Mais de même pour chaque la décomposition en , est réductible à des décompositions transversales. En effet, considérons un triangle parmi les transversales issues de A du triangle , il en est une qui tombera sur un côté de ou bien partagera ce triangle en deux triangles. Dans le premier cas le côté en question du triangle n’a pas de points de division dans la décomposition en triangles  ; dans le second cas, le segment de cette transversale traversant l'intérieur du triangle est, pour les deux triangles qui prennent ainsi naissance, un côté qui dans la décomposition en triangtes n’aura certainement pas de points de division.

Or, d’après les considérations exposées au commencement de cette démonstration, la mesure de l’aire du triangle est égale a la somme des mesures des aires des triangles , et cette somme est elle-même égale a la somme de toutes les mesures des aires . D’autre part, la somme des mesures des aires de tous les triangles est égale à la somme de toutes les mesures des aires , d’où résulte en fin de compte que la mesure de l’aire est aussi égale a la somme des mesures des aires . Le théorème XXIX est donc complètement démontre.

Définition. — Si l’on définit la mesure de l’aire F(P) d’un polygone, comme la somme des mesures des aires de tous les triangles en lesquels ce polygone est décompose au moyen d’une décomposition déterminée, on reconnait, en s’appuyant sur le théorème XXIX et au moyen d’un raisonnement analogue à celui dont il a été fait usage au § 18 dans la démonstration du théorème XXIV, que la mesure de l’aire d’un polygone est indépendante du mode de décomposition en triangles, et par conséquent est déterminée d’une manière univoque uniquement par le polygone. De cette définition, nous concluons, en vertu du théorème XXIX, la proposition que les polygones égaux par addition ont même mesure d'aire.

Enfin, si l’on désigne par P et Q deux polygones égaux par soustraction, il existera, en vertu de leur définition même, deux polygones égaux par addition P’ et Q’, tels que le polygone composé de P et P’ soit égal par addition au polygone composé de Q et Q’. Des deux équations

on conclut aisément
F(P) = F(Q),


C’est-à-dire que : les polygones égaux par soustraction ont même mesure d’aire.

De cette dernière proposition l'on tire évidemment la démonstration du théorème XXVIII. En effet, si l’on désigne la base égale des deux triangles par g, les hauteurs correspondantes par h et h’, de l’égalité par soustraction des deux triangles l’on conclut qu’ils doivent nécessairement avoir même mesure d’aire, d’où

,


et après division par



c’est ce que dit le théorème XXVIII.


§ 21.

L’égalité par soustraction et la mesure des aires.


Au § 20, nous avons trouvé que les polygones égaux par soustraction ont toujours nécessairement même mesure d’aire. La réciproque est vraie.

Pour démontrer cette réciproque, considérons d’abord deux triangles ABC, et A'B'C' (fig. 34), ayant un angle droit commun en A.


Les mesures des aires de ces triangles s’expriment par les formules

F(ABC) = AB.AC,______F(AB'C') = AB'.AC'.

Si nous supposons que ces deux mesures d’aires soient égales entre elles, on aura

ou


de cette proportion résulte, d’après le théorème XXIII, que les deux droites BC' et B'C sont parallèles, et alors, d’après le théorème XXVII, nous reconnaissons que les deux triangles BC'B' et BC'C sont égaux par soustraction. L’addition du triangle ABC' fait voir ensuite que les deux triangles ABC et AB'C' sont égaux par soustraction. On a donc ainsi démontré que deux triangles rectangles qui ont même mesure d’aire sont aussi égaux par soustraction.

Prenons maintenant un triangle quelconque de base g et de hauteur h ; d’après le théorème XXVII, ce triangle sera égal par soustraction à un triangle rectangle où les deux cotes de l’angle droit seraient g et h, et, comme le triangle primitif a évidemment même mesure d’aire que le triangle rectangle, il s’ensuit que, dans nos dernières conclusions, il n’était pas nécessaire de se borner aux triangles rectangles. On a donc ainsi démontré que deux triangles quelconques qui ont même mesure d’aire sont aussi égaux par soustraction.

Soit maintenant un polygone quelconque P ayant une mesure d’aire assignée g.

Supposons que le polygone P puisse être décomposé en n triangles de mesures d’aires respectives  ; on aura alors


Construisons maintenant un triangle ABC (fig. 35) de base AB = g et de hauteur h = 1 et marquons sur la base les points , tels que


Comme les triangles qui composent le polygone P ont respectivement mêmes mesures d’aire que les triangles ils leur sont aussi égaux par soustraction, en vertu de ce qui a été précédemment démontré. Par suite, le polygone P est égal par soustraction à un triangle de base g et de hauteur h = 1. De là résulte, en invoquant le théorème XXIV, que deux polygones qui ont même mesure d’aire sont toujours égaux par soustraction. Nous réunirons les


deux propositions trouvées dans ce paragraphe et le précèdent en un théorème unique ; ainsi :

Théorème XXX. — Deux polygones égaux par soustraction ont toujours la même mesure d’aire ; et réciproquement : Deux polygones ayant la même mesure d’aire sont toujours égaux par soustraction.

En particulier deux rectangles qui sont égaux par soustraction et qui ont un côté en commun doivent nécessairement avoir leurs autres côtés congruents.

Théorème XXXI. — Si l’on décompose un rectangle par des droites en plusieurs triangles, et si l’on enlève un de ces triangles, on ne pourra plus remplir le rectangle avec les triangles qui restent.

Ce théorème a été mis par M. O. Stolz[2] au rang des axiomes. Dans ce qui précède on a fait voir que ce théorème s’était d’une manière tout à fait indépendante de l’axiome d’Archimède. D’ailleurs, quand on fait abstraction de l’axiome d’Archimède, le théorème XXXI ne suffit pas à lui seul pour démontrer le théorème d’Euclide de l’égalité des hauteurs dans les triangles égaux par soustraction qui ont même base (théorème XXVIII).

Dans la démonstration des théorèmes XXVIII, XXIX, XXX, nous avons essentiellement employé le calcul segmentaire introduit dans le Chapitre III, § 15, et comme ce calcul repose essentiellement sur le théorème de Pascal (théorème XXI), ce théorème est certainement la clef de voûte de la théorie des aires. Nous reconnaissons aussi sans peine que nous pouvons encore obtenir inversement le théorème de Pascal au moyen des théorèmes XXVII et XXVIII.

De deux polygones P et Q nous dirons que P est respectivement plus grand par soustraction ou plus petit par soustraction que Q, selon que la mesure de l'aire F(P) est plus petite ou plus grande que F(Q). D’après ce qui précède, il est clair que les notions : égal par soustraction, plus petit par soustraction, plus grand par soustraction, s’excluent mutuellement. Enfin nous voyons sans peine qu’un polygone qui est situé tout entier à l’intérieur d’un autre polygone est nécessairement toujours plus petit par soustraction que ce dernier.

Nous avons ainsi établi les théorèmes essentiels de la théorie des aires.



  1. En ce qui concerne la théorie des aires dans le plan, nous appelons avant tout l’attention sur les Travaux suivants de M. Gérard : Thèse de Doctorat sur la Géométrie non euclidienne (1892) et Géométrie plane (Paris, 1898). M. Gérard a exposé une théorie tout à fait analogue à celle du § 20 du présent Travail relativement à la mesure des polygones. La différence est que M. Gérard emploie des transversales parallèles, tandis que moi je me sers de transversales issues d’un sommet. En outre, le lecteur pourra comparer les Travaux suivants de F. Scurr, où l’on trouve aussi une exposition analogue : Sitzungberichte der Dorpater Naturf. Ges., 1892, et Lehrbuch der analytischen Géometrie, Leipzig, 1898, Introduction. Enfin, je renverrai encore à un Travail de O. Stoll : Monatshefte für Math. und Phyz., 5e année, 1894.
    (Note de M. Hilbert)


    En outre, M. Gérard a encore traité la question des aires, par diverses méthodes, dans le Bulletin de Mathématiques spéciales (mai 1895), dans le Bulletin de la Société mathématique de France (décembre 1895), dans le Bulletin de Mathématiques élémentaires (janvier 1898, juin 1897, juin (1898).
    (Note du traducteur.)
  2. Monatshefte für Math. und Phys., Jahrgang 5, 1894.