Les Profondeurs de Kyamo (Rosny aîné)/III

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Librairie Plon (p. 81-102).

SECONDE PARTIE

LE CHAMPION


À J. de Boisjoslin.

I

Nous plaisantions le philosophe Saverre sur sa prédilection passionnée pour les exercices du corps. Il est lui-même délicat, presque chétif, tout en cerveau, — mais il manifeste un plaisir extraordinaire à la vue de quelque belle partie de lutte, de boxe, d’escrime, et voire de poids. Il reçoit tous les journaux de sport, connaît les meilleurs boxeurs et les meilleurs lutteurs de France et d’Angleterre, les fines lames, les toréadors célèbres. Il nous laissa quelque temps plaisanter, et finit par raconter l’origine de ces goûts si opposés à son tempérament :

— Je pourrais, dit-il, prétendre que je les dois à cette conviction philosophique que les peuples qui cessent le mouvement sont inévitablement condamnés à la déchéance intellectuelle, au bout d’un temps variable. Le mouvement musculaire est, en somme, noire plus grand moyen de demeurer en contact avec la matière. Lorsque nous l’abandonnons, ou que nous le restreignons trop, nous perdons graduellement le sens de l’entour. D’abord, il est vrai, le cerveau en parait profiter, mais à la longue la race, ayant épuisé la provision laissée par les ancêtres actifs, la race devient parasitaire et meurt d’impuissance physique autant qu’intellectuelle. En ce qui me concerne, je me considère comme un simple dégénéré, un entrepôt de notions accumulées, utile dans une race encore active comme la nôtre, mais d’ailleurs destiné à ne laisser d’autre trace que mes œuvres ; vous savez que je n’ai pas d’enfants… Je pourrais donc prétendre que ma prédilection pour les exercices physiques résulte de ce que j’en sens la haute nécessité, la grandeur et la beauté ; mais cette prédilection serait trop théorique et ne pourrait me passionner au point que vous savez. Le vrai est que la force physique m’est apparue durant mon enfance dans des circonstances affreusement tristes, épouvantantes, inoubliables.

Mon père était un pauvre homme, veuf, que des malheurs successifs avaient réduit à prendre une petite place de comptable dans une fabrique de produits chimiques, au fond d’un canton perdu. Cet emploi, obtenu après de longs mois de recherches, n’était point trop dur, mais mal rétribué. Mon père s’estima très heureux de l’avoir, et, trop profondément accablé, il n’en espéra point de meilleur, n’eut plus d’autre crainte que de le perdre. Le village de S…, où nous fûmes contraints de nous loger, est un endroit sans agrément, malsain, solitaire, au milieu de landes stériles. Les habitants, fiévreux et d’humeur morose, ont des mœurs rudes, peu charitables, et point du tout de bienveillance pour les étrangers. Mon père fut d’autant moins bien accueilli que sa qualité de « monsieur pauvre » lui aliénait à la fois les besogneux et les notables. Il le perçut d’emblée et résolut de s’empresser dans l’accomplissement de son devoir, d’éviter les fréquentations. Moi-même, mal vu par les enfants du village, je préférais en général me tenir seul auprès de notre petite maison de sapin. Quelques mois se passèrent, et, malgré tout, la douceur, la rectitude de mon père, une certaine grâce que j’avais en ce temps dans le caractère, firent que nous pûmes fréquenter, modérément, quelques êtres. Nous n’étions ni heureux, ni malheureux. Mon père aimait le jardinage ; moi, déjà d’humeur contemplative, je ne m’ennuyais guère à rêvasser au bord des chemins, à l’orée d’un petit bois qui s’étalait près de notre demeure. Deux ou trois fois par semaine, je me mêlais à quelque jeu d’enfants, sans emporter plus de coups de poing que nature.

Un jour cette existence devint maudite, par la faute d’une famille qui se vint établir dans le village, héritière de quelques arpents d’herbage, et dont les enfants se mêlèrent à nos recréations. L’un d’eux, garçon de douze ans, trapu, agile, aux petits yeux féroces et pénétrants, montra d’emblée des dispositions tyranniques. Dans une contestation au jeu de boules, il trancha en sa faveur un coup que nous jugeâmes tous douteux. L’un de nous ayant protesté un peu vivement, il le fit rouler sur le sol, d’un coup de poing sur le nez, après quoi il nous provoqua d’un air sauvage. L’acte intimida ; les plus audacieux s’entre-regardèrent, indécis. Cependant, excité par tous, Robert Dubourg, incontestablement le plus fort et le plus hardi de la bande, finit par accepter le combat. Hélas ! la rencontre ne fut guère longue. En un moment, le nouveau venu roula notre champion et le mit en bouillie. De ce jour, le petit tyran nous courba sans conteste sous son caractère violent et cruel. La chose alla si loin que le père d’un d’entre nous, homme athlétique, un jour qu’on lui ramenait son enfant tout ensanglanté, s’en fut demander réparation au père de l’autre. C’était — comme je revois toute la scène au fond de moi ! — un midi d’octobre, un joli temps tiède, un peu couvert. L’homme, avec des gestes farouches, jurait devant la porte des nouveaux, et finit par y frapper un grand coup. À l’instant, la porte s’ouvrit ; il parut un paysan de moyenne taille, ramassé sur lui-même, avec les yeux petits, féroces et pénétrants de son garçon.

— Que voulez-vous ? dit-il d’une voix rauque.

— Je veux que vous corrigiez votre fils pour le mal qu’il a fait au mien.

— Le vôtre n’avait qu’à se défendre !

— Le vôtre deviendra un assassin !

— Vous dites ?…

La figure de Davesne, résolue, mauvaise, dense, avançait vers celle du réclamant. Mais celui-ci n’était pas de ceux qu’on intimide, — plein de juste confiance dans sa grande force et son grand courage.

— Je dis que votre fils deviendra un assassin.

À peine il finissait la phrase, qu’une gifle terrible le faisait chanceler, tandis que Davesne criait :

— Empoche !

L’homme fit un pas en arrière, ferma ses poings énormes, fonça comme un taureau. Davesne ne se gara pas, para tant bien que mal, atteint vers l’épaule gauche, saisit les deux bras de son adversaire et, d’un choc, le fit rouler sur le sol. Alors, dédaigneusement, donnant du pied sur le visage de l’athlète :

— Relève-toi… je vais t’assommer !

L’autre se leva et, rendu prudent, quoique toujours plein de bravoure, feignit deux ou trois attaques, enfin se précipita. Il fut rejeté d’une façon si raide, avec une telle volée de coups sur les yeux et le visage, qu’il roula évanoui. Et Davesne, devant cinquante personnes accourues, froidement cracha sur la figure du vaincu, en disant :

— Voilà ce que je ferai à ceux qui oseront me regarder de travers !

Épouvantés de la force énorme qu’il venait de montrer, fascinés par son petit œil implacable, nul paysan n’osait ouvrir la bouche. Seul mon père, pâle comme un mort, révolutionné par l’horreur de la scène, s’écria :

— C’est ignoble !

— Hein ? cria Davesne… Que dit le rat de fabrique ?

— Je dis que c’est ignoble !

Au même instant, il fut enlevé d’au milieu des paysans, planté contre la muraille de la ferme. Il était assez leste, il essaya de se défendre. L’autre le terrassa d’une main, lui mit tranquillement un genou sur la poitrine et dit :

— Demande pardon !

— Non !

Haletant, fou de rage, je me jetai au secours de mon père, je frappai du poing contre le monstre. En ce moment, une main tenaillante me saisit, et avant que je pusse me rendre compte, j’étais terrassé à mon tour, sous les genoux du fils Davesne.

Et nous voyant contre terre, impuissants, écrasés, étouffés — pour avoir obéi à un mouvement généreux — et cinquante paysans terrifiés. à distance, sans qu’un seul osât faire un geste ni dire une parole en notre faveur, je conçus pour la première fois, dans sa plénitude, le sentiment de la lâcheté humaine, la facilité de dominer les brutes et de les asservir ! Seul le blessé tenta quelque chose en notre faveur. Il se releva péniblement, fit quelques pas : un coup de pied adroitement envoyé le rejeta contre le sol.

Davesne, alors, lentement et à plusieurs reprises, cracha sur la face de mon père, puis, à toute volée, il lui appliqua des gifles. Je fis un effort désespéré pour me dégager, et tel était mon bouleversement, ma fureur d’indignation, que je ne sentais même pas les coups dont m’accablait le fils Davesne.

Enfin, cette scène lugubre cessa. Mon père fut lancé à vingt pas, figure tuméfiée, joues violettes, et je me trouvai à côté de lui, suffoqué de rage, de larmes, d’humiliation.

— Lâche ! lâche ! lâche ! cria mon père.

Le monstre, avec un rire insultant, s’élança. En un clin d’œil mon père retombait, le souffle coupé par un coup formidable. Alors, sans hâte, Davesne se retira sous le porche de sa maison, tandis que des femmes emportaient les vaincus jusqu’au cabaret voisin, car aucun homme n’osa les toucher !…

II

Je pense que vous pouvez concevoir l’état effrayant de mon père durant les jours qui suivirent. Tous les sentiments de la dignité humaine offensée, toutes les cuisantes horreurs de la plus basse, de la plus immonde tyrannie subie par une âme fière, tous les étouffements de l’insomnie, le pâle et farouche silence, les ressouvenirs subits qui brûlent le cœur, le monde renversé, l’impossibilité de manger sans convulsions de l’estomac, la tristesse épouvantable des crépuscules, — cela le tint durant des semaines et le rendit pâle et maigre à l’excès.

Il ne fréquentait plus personne, s’enfermait dans son jardin sitôt la besogne finie, ne sortait qu’armé d’un long couteau, ne se pouvait rassasier de penser à sa misère. Moi-même, je n’allais plus jouer, je ne quittais plus les abords de notre humble maisonnette, je sentais une malédiction étendue sur le village et sur les landes sinistres qui l’entourent.

Malgré cela, nous ne pûmes éviter une nouvelle humiliation.

Ce fut un dimanche. Mon père, quoique non croyant, allait cependant parfois à la messe pour complaire au vieux curé de S…, qui était un très brave et très digne homme. Ce jour-là, au sortir de l’église, — nous nous trouvâmes face à face avec Davesne et son fils. Mon père les évita, — ne voulant pas provoquer une nouvelle lutte où il était résolu à se servir du couteau. Mais le fils Davesne ne l’entendit pas ainsi. Il se posta d’abord devant moi, me sifflant dans la figure, puis, comme je me détournais, il se mit à ricaner :

— Petite bourrique !…

J’étais résolu à ne pas répondre ; mon silence l’irrita, il me saisit par l’oreille et me la tira avec force. La douleur était vive ; pourtant je ne poussai aucune plainte, — j’essayai seulement de me dégager. En ce moment, mon père qui avait fait quelques pas revint. Il était mortellement pâle, son regard brillait d’un éclat douloureux, il grelottait comme par un grand froid.

— Lâche-le ! dit-il au petit Davesne.

L’enfant se mit à ricaner, tira plus fort mon oreille. Mon père alors le prit au poignet, lui entr’ouvrit les doigts, et comme je me dégageais enfin, une voix féroce murmura :

— Tu as touché à mon fils !

— Il tourmentait le mien !

Oh ! jamais, jamais l’horreur de ce moment ne quittera mon cœur ; — il me suffit d’y penser, mes mains se glacent, mes oreilles bourdonnent ! Davesne, ramassé sur lui-même, sûr de sa force, levait la main, et mon père aussi blanc qu’un linge, sûr de sa faiblesse, supportait le regard féroce du paysan.

— Tu as touché à mon fils… fais-lui des excuses !

— Je ne lui ai fait aucun mal.

— Fais-lui des excuses !

— Je n’en ferai pas !

La main carrée s’abaitit, la trace s’en marqua instantanément sur le visage de mon père. Au même instant, un couteau brilla.

— Ah ! tu joues du couteau ! fit Davesne, qui avait fait un pas en arrière… On va s’amuser !

Il avait tiré de sa poche une manière de petit poignard enfermé dans une gaine. La lame en était triangulaire, un peu terne, huilée. Il vint avec un cri farouche. Mon père répondit en frappant, mais, son bras repoussé de côté, le petit poignard l’atteignit dans l’épaule gauche. Presque au même instant, le couteau lui était arraché, et Davesne, triomphant, s’écria :

— Eh bien ! rat de fabrique ? Tu en tiens !

Morne, effrayant de désespoir et d’impuissance, mon père s’appuyait au mur de l’église. Je m’étais jeté sur lui, je l’embrassais éperdument, je poussais des cris de fureur et de détresse. Davesne, agitant le couteau conquis et le poignard, dit alors à la foule des paysans qui manifestait quelque timide indignation :

— J’en ai autant pour chacun d’entre vous, lâches !

III

De ce jour, le village fut tellement dompté que personne n’eût osé témoigner en justice contre Davesne. La brute se complut à son triomphe, en toute circonstance le souligna par quelque acte grossier au cabaret ou sur la place publique. On s’y résignait, et même quelques-uns formaient une espèce de cour immonde autour du vainqueur. Quant au jeune Davesne, il était le souverain incontesté des gamins, il les tourmentait selon son caprice, il les battait à plaisir. Mon père et moi vivions dans la honte, l’horreur, la révolte, l’impuissance, si solitaires que nous en devenions sauvages. Le sentiment de la justice était mort en nous ; l’univers nous paraissait si affreux que bien souvent nous souhaitâmes mourir. Nous demeurions de longues heures à rêver silencieusement dans notre pauvre demeure, et je voyais chaque jour maigrir le pauvre homme. Une année se passa, puis, au retour du printemps, un matin, il me survint une nouvelle aventure. J’avais risqué une promenade à travers le petit bois, lorsque, au retour, je me trouvai mêlé à une troupe d’enfants, non loin de l’usine.

C’était à l’orée d’une prairie, où coulait un petit ruisseau tout chétif. Une maisonnette était plantée vers la droite, où venait de s’installer la veille un habitant temporaire de la commune, charpentier de son état, venu pour quelques constructions annexes de la fabrique. Comme je débouchais du bois, je me vis en présence d’une douzaine de garnements dirigés par le jeune Davesne.

Ce dernier ne m’eut pas plus tôt aperçu qu’il se mit à m’interpeller :

— Eh ! petit cochon… viens donc !

Je fis mine de ne pas entendre, je pressai le pas.

— T’as donc pas entendu ? reprit le tyran… Je te dis de venir !

Le cœur me battait affreusement. Néanmoins, je continuai d’avancer sans dire une parole. Alors le petit Davesne bondit, me rattrapa, me saisit aux cheveux :

— Ah ! tu ne veux pas répondre, sale petite bourrique !… Ah ! tu fais le malin !…

Je savais toute résistance inutile et propre seulement à aggraver ma situation. Je me laissai entraîner dans la prairie, au milieu des lâches risées des autres, empressés à flatter le jeune monstre. Nous arrivâmes ainsi presque au bord du ruisseau :

— Si on lui administrait un bain ? fit quelqu’un.

— Ça va ! répliqua Davesne… Je vas lui faire goûter l’eau.

Il me tenait toujours aux cheveux, rudement. Je savais qu’il ne manquerait pas de me plonger quelque temps la tête dans le ruisseau, et l’horreur de ce supplice me fit faire un grand effort :

— V’la le veau qui renâcle ! fit Davesne… Attends voir !

Déjà il m’attirait, déjà j’allais toucher l’eau, lorsqu’une jeune voix claire et hardie s’éleva :

— Qu’est-ce que tu fais là ?

Davesne, surpris, s’arrêta de me pousser ; je vis accourir de la maisonnette un petit garçon aux cheveux noirs, à la peau blanche, dont les yeux brillaient de colère. D’un élan, il fut auprès de nous, et, sans une hésitation, il poussa rudement Davesne.

J’éprouvai alors une des impressions les plus intenses et les plus contradictoires de toute ma vie : une surprise et une gratitude infinies, une tendresse singulière pour le survenant, le regret qu’il fût là, le désir d’être soumis à mon tourment plutôt que de le voir exposé aux coups de la brute.

— Ah ! tu veux prendre un bain à sa place ? fit Davesne en ricanant.

Je tentai de m’interposer. Davesne me rejeta d’un coup de poing. Le nouveau venu me dit avec vivacité :

— Laissez-moi faire !

Je serais intervenu quand même, mais deux ou trois gamins, par courtisanerie, me continrent. Alors je vis Davesne se frotter les mains, foncer la tête, tandis que l’autre le regardait. L’issue de la lutte ne pouvait être douteuse. Quoique les tailles fussent à peu près égales, il y avait en Davesne quelque chose de dense et de métallique qui le marquait pour la victoire. Aussi, lorsqu’ils se précipitèrent l’un sur l’autre, je fermai les yeux pour ne pas voir la défaite de mon défenseur. Quand je les rouvris, étonné de la longueur du combat, mon émotion fut extrême. Davesne reculait, vivement pressé, et l’autre, d’un mouvement fort agile, presque rythmique, gagnait de seconde en seconde. Un moment la lutte fut indécise, — un autre moment Davesne reprit l’offensive, — puis, soudain, je vis le tyran par terre, essayant de frapper et de mordre, rabattu par de vigoureux coups de poings sur la mâchoire.

Une joie frénétique me transporta, me fit trembler des pieds à la tête. Il me semblait que le monde recommençait, que la vie était belle. Une douceur délicieuse plana sur la prairie, sur le ruisseau chanteur, sur toute cette terre qui avait été notre âpre prison. Seule, l’angoisse que Davesne prît sa revanche m’empêchait de goûter tout le bonheur de cette minute, et je regardais le vainqueur avec un regard d’adoration comme je n’en eus certes jamais devant une image divine.

Cependant, après avoir bien démontré sa victoire, réduit l’autre à l’impuissance, le nouveau se releva d’un bond. Davesne fut debout presque en même temps, et s’avança pour recommencer le combat :

— Prenez garde ! m’écriai-je avec épouvante.

On m’avait lâché. Je voulus m’interposer encore. Le nouveau m’écarta gentiment :

— Laissez faire !

Presque au même moment, Davesne bondissait avec cette rapidité et cette force qui le rendaient irrésistible. Le nouveau recula de deux pas, prit de l’élan à son tour et tomba comme un projectile sur son adversaire. Davesne roula de nouveau dans la prairie.

— Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu ! m’écriais-je.

Je n’avais plus d’anxiété. Une confiance heureuse m’emplissait l’âme, et l’on voyait aussi éclater une allégresse de délivrance sur le visage des assistants. Cette joie fut courte. Une voix formidable venait de s’élever ; nous vîmes venir le père Davesne. Presque simultanément, mon père sortit de l’usine, et un homme au visage clair, à la barbe d’ébène, se montra sur le seuil de la maisonnette.

— Attends, petit voyou ! hurlait le père Davesne. Tu as pris mon fils en traître !

— C’est faux ! cria mon père.

— Toi, tu vas y repasser ! répliqua le monstre.

Alors, nous entendîmes une voix grave, un peu émue :

— Mon fils n’a jamais pris personne en traître !…, Et le vôtre est un bourreau !

— Ah ! ah !… le nouveau ! Nous allons rire !…

L’homme de la maisonnette haussa les épaules, tandis que Davesne s’avançait à pas mesurés, avec son affreuse expression de férocité.

— Tu vas, dit-il, en goûter comme les autres !

Ce n’était que trop probable. Le charpentier était certainement un homme bien découplé et robuste, mais Davesne était un véritable animal de lutte, le fauve humain admirablement proportionné pour l’effort et pour la vitesse, pour l’attaque. Sans doute, la victoire de son petit garçon était imprévue, — mais il n’y avait aucune espérance qu’il eût le même bonheur. Cependant mon père s’était avancé dans la prairie, et des gens du village regardaient de loin, craintifs, sournois, entièrement courbés sous le joug du tyran :

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda le charpentier. Quel motif avez-vous de m’attaquer ?

Quoique son attitude fût ferme, il semblait hésiter, — et mon père lui fit signe de rentrer chez lui. Il était trop tard. Davesne venait de lui sauter à la gorge. Il y eut deux secondes d’horrible indécision, puis nous vîmes que le charpentier s’était dégagé et se tenait sur la défensive. Davesne reprit l’attaque, porta plusieurs coups qui furent évités, ou qui, du moins, portèrent faiblement. Le charpentier s’avança à son tour. Davesne n’eut que le temps de se rejeter de côté. Ils se retrouvèrent enfin face à face, et il devint évident que la brute avait trouvé un adversaire. Aussi sa face se contracta, une expression de meurtre y parut. Mon père, prêt à périr s’il le fallait plutôt que d’abandonner le nouveau venu, alla se mettre à son côté :

— Attendez ! fit celui-ci d’une voix si impérative que mon père lui obéit. Immédiatement, il reprit l’attaque, et cette fois son poing donna sur le visage de Davesne. L’autre répliqua par une volée dont un coup porta et fit chanceler le charpentier. Déjà je crus celui-ci perdu, je poussai un cri d’épouvante. Ma joie fut sauvage quand je le vis revenir, plus vite encore que Davesne, et, de trois coups sur la mâchoire, renverser le monstre tout ensanglanté.

Alors, mon père et moi, nous nous regardâmes, hagards de bonheur, et nul miracle, nulle de ces apparitions surnaturelles auxquelles crurent les hommes n’aurait pu davantage exalter nos âmes, remplir nos cœurs d’un sang plus chaud et plus enivrant. Pour moi, j’eusse voulu m’agenouiller devant le charpentier et son fils : de ce moment, ils ne cessèrent d’être la plus haute personnification de l’être, contre laquelle aucune puissance, aucune gloire morale ou intellectuelle n’ont depuis prévalu.

La lutte, toutefois, n’était pas terminée. Il y avait bien de la détresse encore mêlée à notre espérance ! Le charpentier avait laissé se relever Davesne. La brute parut n’avoir plus d’idée que le corps à corps, l’étreinte où les forces se mesurent plus directes. C’était, sans aucun doute, la méthode la plus favorable à sa force prodigieuse, maintenant que son adresse avait échoué. Il demeura une bonne minute à épier l’adversaire ; son œil ensanglanté, sa bouche féroce exprimèrent une énergie à faire trembler. Le charpentier même en était ému, attentif à chacun des mouvements de Davesne. Enfin, celui-ci se rua. Il y eut une mélée confuse de bras et de torses, puis les antagonistes se trouvèrent enlacés, — tous deux en bonne position. D’un effort énorme, Davesne souleva l’autre ; nous crûmes tout perdu. Mais le mouvement n’aboutit pas. Le charpentier retomba sur ses pieds et, rapide, il prit à son tour l’offensive. Davesne rusa, tournoya, — mais terrassé d’une souple étreinte, retourné, il se trouva touchant le sol des deux épaules.

— Te rends-tu ? fit le charpentier.

Davesne donna un coup de reins désespéré ; le charpentier le recoucha, le maintint collé contre le sol.

— Te rends-tu ?

Alors, une voix rauque :

— Je me rends !

Tous deux se relevèrent. Une hésitation passa dans le regard de Davesne, puis il subit définitivement la défaite, il se retira, la tête basse.

Mon père se précipita vers le charpentier, dans une exultation de joie, tandis que je balbutiais de longs remerciements à mon petit sauveur. Tout autour, les paysans accourus poussaient des cris de victoire.

Telle est l’aventure la plus considérable de ma vie, à laquelle je ne puis pas songer sans tremblement ; telle est aussi l’origine de la plus profonde de mes affections. Mon père devint l’ami du charpentier, comme je devins celui de l’enfant. Cette double amitié fut bénie. Plus tard, en effet, mon père et Michel s’associèrent, à la suite de quelques événements heureux, dans une entreprise de défrichement. Quant à moi, je trouvai dans Charles un compagnon si sûr, un protecteur si loyal, si doux, si courageux que je lui vouai un véritable culte. Les plus beaux jours de mon existence sont ceux que je passe chaque année dans sa demeure, là-bas, dans ses forêts de pins maritimes, dans ses cultures des dunes, ou ceux qu’il vient passer à Paris auprès de moi. Dès que je l’aperçois, mon cœur se dilate, le bonheur entre à pleine voile, je sens je ne sais quoi de protecteur, de divin qui éloigne les soucis, élargit la signification de la vie !