Les Profondeurs de Kyamo (Rosny aîné)/IX

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Librairie Plon (p. 167-173).

LA MINE D’OR


À A. Delzant.

I

Mon Dieu, oui ! fit mélancoliquement des Saulis, une mine d’or fut devant moi, et j’y pouvais puiser, si honnêtement, au point de vue « affaires », que tout un chacun de vous m’aurait salué jusqu’à terre. Mon pauvre vieux nom dédoré aurait resplendi comme un phare ; je me serais allié somptueusement. Car je fis rencontre, en 1885, de la fée Carabosse et la traitai avec tant de courtoisie, qu’elle m’offrit la baguette magique.

Alors, comme maintenant, ma fortune était plus que modeste : une cinquantaine de mille francs placés à bas intérêt et une place au ministère de la guerre. Juste de quoi vivre. Comme mes goûts sont modérés, j’aurais accepté ce sort, mais le malheur voulut que je devinsse amoureux de Geneviève de Fresne, amoureux comme on ne l’est guère que dans les fictions. Ce malheur semblait sans remède, car Geneviève était des plus riches héritières de France et ses parents infiniment décidés à ne la donner qu’à bon escient : du reste, plusieurs prétendants haut titrés et bien pourvus se disputaient déjà la jeune fille. Elle avait demandé à ne se prononcer qu’à sa dix-huitième année, dont sept mois la séparaient. Nos familles étant amies, par tradition, la ruine de ma maison ne me fermait pas les portes des de Fresne : au rebours, on m’y accueillait de façon charmante, avec une confiance dont un galant homme ne pouvait abuser. Je voyais donc fréquemment Geneviève, et, malgré mille résolutions, je n’avais pas la force de me priver du délicieux tourment de ces visites. Pour elle, je devinais alors, et je fus sûr plus tard, qu’elle m’aimait.

II

La chose en vint au point de menacer ma santé. J’eus la fièvre, une vilaine dépression nerveuse : de-ci de-là, je cherchais à m’étourdir par quelqu’une de ces ternes équipées d’où l’on revient vomissant. Un soir de plus opaque mélancolie, je m’étais laissé entraîner dans une redoute du Casino. Vers une heure du matin, je contemplais, avec une espèce d’envie de suicide, l’effroyable gaieté, le funèbre entrain de la foule. Une voix basse me dit :

— Comme vous êtes triste !

La voix était douce, bien timbrée ; je crus y reconnaître de la compassion. Me retournant, je vis une silhouette de Bernoise, un peu maigre, gracieuse, hermétiquement masquée. Par les fentes étroites du masque, les yeux me parurent attendris :

— Voulez-vous partager ma mélancolie ? fis-je à voix basse.

Elle prit silencieusement mon bras. Nous fîmes quelques tours par la salle, puis, d’un accord tacite, nous sortîmes, nous nous laissâmes voiturer chez Sylvain. Là, au moment de nous mettre à table :

— Je ne suis pas ce que vous croyez, dit ma compagne… Vous me permettrez de garder mon masque.

Durant le souper, auquel nous ne fîmes honneur ni l’une ni l’autre, nous parlâmes de choses chagrines, et c’est justement ce qui me plut, ce qui me remplit à la longue d’une ardeur tendre, assez singulière, car elle participait de l’amitié et du désir, d’un confus sentiment de fraternité humaine, d’une sorte de volupté noire. J’attirai ma compagne auprès de moi, je la tins quelque temps en silence. Elle-même ne prononça pas un mot. Elle semblait heureuse d’être ainsi et, dans ma disposition actuelle, rien ne me pouvait plaire autant que cet air de contentement.

Je ne sais ce qui advint, mais, à un geste un peu brusque, une des attaches du masque sauta : je vis une figure presque aussi laide qu’il est possible de l’imaginer, avec, par surcroît, une verrue énorme près du nez, où poussait une foison de poils roussâtres. La pauvre femme poussa un cri ; deux grosses larmes jaillirent de ses yeux ; elle se retira de moi avec un geste de désespoir. Mais mon singulier sentiment de fraternité, de volupté noire, ne fut pas entièrement chassé par cette brusque apparition de laideur, et dans un grand élan charitable — vous savez combien la charité est souvent proche du désir — j’étreignis la femme, je lui mis violemment les lèvres sur la bouche et je la conquis.

III

Elle remit ensuite son masque et demeura frémissante, les yeux cachés entre ses mains. Je la crus désolée, je dis avec douceur :

— Vous ne m’en voulez pas ?

— Vous en vouloir ! s’écria-t-elle d’une voix ardente. Je n’ai jamais connu si complet bonheur. Vienne maintenant la vieillesse, elle me trouvera résignée… Je ne demande aucun lendemain ! Ce souvenir suffira à parfumer ma vie… Mais du moins acceptez mon amitié, et si la tristesse que vous portez sur votre visage a une cause, et que je la puisse connaître, confiez-la-moi.

Nous nous rassîmes ; je lui fis ma confidence. Mon cœur était plein, je parlai longtemps, je mis à nu ma vie, Elle m’écoutait avec un intérêt profond, m’interrogeant minutieusement sur ma situation de fortune. Quand j’eus terminé :

— Si vous voulez entièrement suivre mes conseils, fit-elle… je vous assure qu’avant six mois vous pourrez être un parti fort sortable !

Je fis un geste de protestation énergique :

— Oh ! dit-elle, rien que mes conseils… et risquer votre petite fortune !… Je suis la sœur du plus habile financier de Paris et peut-être du monde… Ses combinaisons, qui ne doivent rien aux nouvelles achetées, aux renseignements ravis par surprise, ont toujours un caractère général… Il me les confie sans réserve et ne me défend pas de conseiller quelques amis… Si vous voulez donner les ordres que je vous indiquerai, je suis sûre de votre avenir…

J’avoue que je demeurai un instant perplexe, car enfin il s’agissait de conquérir Geneviève et, de tous les jeux, celui de la Bourse est encore le plus carré, quand on n’a point recours à la supercherie. Contribuer à ruiner les spéculateurs n’est point un péché bien grave : nul ne va par là sans connaître le risque qu’il court et celui qu’il fait courir aux autres. Quiconque y pleure sa ruine, regrette par la même occasion de n’avoir pas séché le prochain. La bataille est brutale, mais non forcée ; on joue contre l’impersonnel, on n’a pas devant les yeux la blême figure du perdant.

Pourtant, mon hésitation ne dura guère une minute. En un éclair, je vis l’opulence, l’amour heureux, la palpitation de la beauté et du luxe, mais le vieux point d’honneur l’emporta : je refusai la baguette de la fée Carabosse.

— Oh ! je vous en supplie… je vous prie à genoux, s’écriait ma campagne… Je vous assure que je ne vous donnerai que des conseils honorables !

Je la relevai, je lui mis encore un baiser dans les cheveux qui la fit trembler toute et je la conduisis dehors.

IV

Elle ne se tint pas pour battue. Elle m’écrivit de longues lettres dont il aurait suffi de suivre les prescriptions pour assurer ma fortune. Je n’avais à ce sujet aucun doute ; mais je n’étais décidément pas destiné à être l’époux de Geneviève de Fresne.