Les Profondeurs de Kyamo (Rosny aîné)/XVI

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 221-227).

LA CONFIDENCE


À P. Bonnetain.

I

En somme, je l’avais rencontrée au Casino de Paris, au Moulin-Rouge, en d’autres endroits encore où la femme vient vivre de l’homme. Mais sa réputation n’était point vulgaire. Quoiqu’elle n’eût de métier que la galanterie, on savait qu’elle ne se donnait jamais à ceux qui n’étaient point de son goût. En général, elle gardait assez longtemps ses amants, — une, deux, trois années, — se faisait aimer passionnément. Elle ne trompait presque jamais l’homme choisi et se montrait admirable pour ménager les amours-propres lors des ruptures.

J’eus le bonheur de lui plaire ; je goûtai près d’elle des joies infinies. Je crois bien que je n’ai aimé personne comme elle. Je crois aussi que je n’ai jamais été aimé aussi profondément.

II

Un soir que nous prenions le frais au bord du Léman, je me sentis plus encore que d’habitude surpris par les paroles et les façons de mon amie. Elle avait été tendre, nombreuse et délicate comme le tiède crépuscule sur les eaux. Elle m’avait ouvert l’inconnu de son être, la fraîche douceur de mille sensations où respirait je ne sais quelle innocence, quel respect de la vie, quelle loyale et charmante bonté. J’en fus tout pénétré, touché, ému aux larmes, et je lui dis en serrant son bras contre mon cœur :

— Tu ne m’as jamais dit qui tu étais ?

— Je ne l’ai jamais dit à personne, fit-elle tout bas.

Sa robe bruissa contre moi, son pâle et beau visage s’alanguit dans des souvenirs ; il parut une telle grâce sur ses yeux que je défaillais de volupté.

— Je t’aime plus que je n’ai aimé aucun autre, reprit-elle… depuis l’ami de ma dix-huitième année… et je pense que tu m’en estimeras davantage pour savoir le motif de mon existence actuelle…

III

J’étais fiancée à l’un de ces êtres qui méritent tout l’amour d’une femme. Son cœur était ardent et fidèle, impétueux et pur. La vie, la santé, la force éclataient dans ses mouvements. Je l’adorais. Je me serais tuée pour lui plaire. Je croyais que j’aurais préféré être brûlée vive plutôt que d’être jamais à un autre homme.

Il venait me voir chaque jour. L’oncle qui me servait de père était indulgent, doux, sans méfiance. Nous passions de longues heures ensemble, tout seuls, au fond d’un grand jardin séculaire. Plusieurs fois nous eûmes à lutter violemment contre nos désirs, et, d’un commun accord, nous en triomphâmes chaque fois. J’en étais fière, car mes sens parlaient avec la plus grande vivacité. Je m’estimais de celles qui ne peuvent succomber à une surprise. Hélas !

IV

Un après-midi de mai, Georges venait de me quitter. J’étais profondément émue, tremblante, orageuse : nous avions plus que jamais dû nous contenir. Et j’essayais de lire un vieux roman de Mme Cottin, pris au hasard dans la bibliothèque.

En ce moment, un pas fit crier le gravier, et, levant les yeux, je vis s’approcher un ami de mon oncle, quadragénaire un peu équivoque, hardi et observateur, qui me déplaisait beaucoup. IL s’assit près de moi, se mit à parler, à son habitude, des gens du voisinage. Son œil clair se fixait sur moi ; je comprenais qu’il voyait très bien que j’étais agitée et qu’il en devinait le motif. Cela me gêna étrangement d’abord, et, tentant de me dominer, je tombai dans une espèce de distraction où l’image de Georges passait et repassait, voluptueuse…

V

Je sais mal ce qui se passa, j’ignore comment je me trouvai saisie par l’homme que je détestais, comment soudain arriva l’épouvantable chose, comment je m’enfuis, déshonorée, au sortir d’un demi-évanouissement. Mais je sais bien l’horreur affreuse qui me déchira le cœur. Je sais la soirée et la nuit de misère, le dégoût, la honte suicidante… Je sais aussi le jugement que je portai sur moi-même et la condamnation que je prononçai…

VI

Car je me jugeai et je me condamnai. Je décidai que je n’étais plus digne d’être la femme d’aucun homme de cœur, moins encore celle de Georges. Je pris la résolution de vivre libre, — d’être la maîtresse de mon ami et de lui donner le bonheur qui serait en mon pouvoir.

Je tins parole. Je me livrai à Georges, je rompis mes fiançailles. Mon oncle se fâcha, me déshérita ; sa mort, arrivée à l’improviste, me laissa sans ressource. Je vécus quelques années avec mon jeune amant ; je crois que je le rendis aussi heureux qu’homme au monde, et je n’eus pas la plus légère infidélité à me reprocher.

Quand la situation devint trop difficile, quand je vis Georges malheureux de lutter contre les siens, qui le voulaient marier, je trouvai moyen de rompre sans trop de douleur pour lui. Le chagrin faillit m’emporter.

Depuis, pauvre et inhabile au travail, j’ai vécu de l’amour, mais j’ai payé mes amants au centuple.

VII

Elle se tut. La brise s’était levée. Le lac frémissait aux rais rougeâtres de la lune montante. Un enchantement de genèse s’épandait sur les eaux. Les cheveux de mon amie flottaient sur mon cou ; son parfum se mêlait à la senteur féconde des vendanges. Alors je sentis que je ne l’avais pas encore aimée. Une excitation charmante faisait battre mon cœur, une gratitude passionnée de ce qu’elle m’eût fait cette confidence. Je la pris contre mon sein, je trouvai sur sa lèvre une douceur étrange, comme si j’étais le premier homme embrassant la première femme au jardin d’Éden.