Les Profondeurs de Kyamo (Rosny aîné)/XX

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Librairie Plon (p. 255-262).

UN BAISER


À Désiré Louis.

I

La femme que j’ai le plus aimée ? Ah ! bien des feuillaisons ont depuis lors verdi les printemps et roussi les automnes. J’avais l’âge incomparable auquel la tradition attacha la liberté de soi-même. Je pérégrinais dans un pays de collines, un peu farouche, où demeurent des traditions de banditisme. Les demeures y sont rares, isolées aux bords d’innombrables ruisselets, souvent faites de gros blocs à peine liés d’un ciment primitif ou de jeunes troncs d’arbres placés en cercle. Des forêts d’étonnant silence s’étagent sur les montées, et la sauvage nature y semble reprendre, à chaque génération, sur l’homme.

II

Un soir, je cherchais quelque auberge ou quelque ferme sauvage, affamé et recru de fatigue… Le crépuscule mourait sur les mers du firmament ; des forêts et des collines s’épaississaient comme des houilles violettes sur le ciel étrangement cuivreux. Les derniers ramiers s’agitaient dans les feuillages, et la voix des ruisseaux commençait à se faire triste, mystérieuse et presque menaçante. Je tombai contre une espèce d’habitation cyclopéenne, sorte de tour carrée percée de meurtrières, d’ailleurs vaste, et qui pouvait remonter à plusieurs siècles. Un gros chien menaçant m’’accueillit d’aboiements rauques, puis une espèce de colosse sombre apparut, dont les yeux luisaient comme braise :

— Que voulez-vous ? demanda-t-il d’un ton brusque.

J’étais bien armé, adroit, agile, ayant dix balles à tirer, un solide couteau de chasse. Je ressentis un peu de méfiance, mais aucune crainte.

— Je demande l’hospitalité, répliquai-je.

Et comme les gens de ce terroir sont âpres à l’argent, j’ajoutai :

— Je payerai comme à l’auberge.

— Bon ! fit-il. Entrez.

Une porte s’ouvrit. Je me trouvai dans une salle basse, mais spacieuse, éclairée d’un feu clair de sapin et d’une sorte de chandelle rudimentaire, informe, grosse comme un cierge. À ces lueurs, j’aperçus une jeune fille, debout, qui me regardait. Grands yeux d’Ibérie, noire chevelure de Proserpine, peau pure et lèvres ardentes, elle unissait les magies redoutables des belles filles brunes qui enchantèrent l’Orient et l’Afrique. Je demeurai un instant stupéfait, lui cherchant une tare, puis une douce suffocation fit trembler mon cœur, cette ardeur où il semble qu’il y ait tout le sacrifice des êtres à la Postérité. Quand elle marcha, cherchant le pain, le quartier d’agneau, le beurre et le vin blanc, elle ajouta toute l’euphonie des purs et fiers mouvements à sa vénusté sauvage. Et je mangeai dans un silence suave, avec toute la poésie de mon long voyage et de ma jeunesse continente assemblée autour de la fille divine.

III

Au coucher, je me barricadai franchement, mis en défiance de plus en plus par les allures féroces de mon hôte, et je dormis tant bien que mal jusqu’à l’aube. À la pâle lueur grise venue par une meurtrière, la joie m’inonda, puis un singulier regret de quitter ce toit farouche où respirait la merveilleuse Ibère. Je me levai d’un bond ; je découvris, dans un pot de grès, de l’eau pour faire mes ablutions. Je descendis ensuite, et je trouvai la jeune fille seule. Elle était sur le seuil de la porte ; elle se tourna vers moi toute nimbée par un rai rouge. Comme elle entra dans mon âme, et comme elle s’y devait fixer ! Je demeurai tremblant de tous mes membres, les « genoux déliés », comme disaient les vieux aèdes. Et de toute ma vie, jamais, jamais plus la sensation qui tient debout le monde ne fut ainsi magnifiée et sublimée dans mon pauvre moi, comme en ce matin de septembre où la fille sauvage se tenait sur la porte embrasée d’aurore.

Je ne sais plus ce que je balbutiai, mais je l’entendis me répondre :

— Le père est parti pour une vente.

Il y avait dans sa voix une espèce de trouble qui m’étonna et me la fit regarder en face. Elle rougit, pâlit. Tout à coup :

— Vous ne devez pas être un lâche et un menteur. Si vous me promettez de vous taire, vous vous tairez ?

— Tout ce que je vous promettrai à vous, fis-je d’un ton humble, je mourrais plutôt que de ne pas le tenir.

Elle se tut, embarrassée, car elle avait compris le ton de mes paroles. Elle reprit après un instant :

— Vous n’avancerez pas… vous retournerez d’où vous êtes venu… et vous prendrez un autre chemin !

— Pourquoi ? m’écriai-je.

Elle baissa les yeux, et j’avais deviné : l’autre, le père, devait m’attendre en quelque endroit disposé pour l’embuscade et propice à faire disparaître les traces d’un meurtre. Elle lut en moi avec la rapidité des natures primitives, jugea inutile de nier et voulut excuser son père :

Il n’y aurait jamais pensé, fit-elle à voix basse. Il a toujours été honnête, mais l’idée de perdre cette terre que nous avons depuis toujours lui a retourné la tête…

— Comment ? m’écriai-je… A-t-il des dettes ?

— Il doit trente pistoles.

La somme était dérisoire pour moi, encore que je n’eusse guère plus du double, en ce moment, dans mon gousset ; mais un gros mandat m’attendait à la ville voisine.

— Il ne les doit plus ! répondis-je. Je veux que cette terre vous reste.

Je pris une vingtaine de louis que je déposai sur la table, La belle fille me regarda d’un air étrange :

— C’est pour me récompenser de mon avis ? fit-elle.

— Non, murmurai-je, ce n’est pas pour vous récompenser de votre avis.

— Et pourquoi ?

Mon cœur défaillit ; je dis d’une voix presque imperceptible :

— Parce que cela me rend heureux de vous garder votre terre.

Elle sourit. Une douceur charmante, une tendre langueur envahirent ses yeux merveilleux et sa bouche rouge :

— Je ne puis rien vous donner pour cela ! dit-elle. Je suis promise et, dans nos montagnes, les filles promises meurent plutôt que de trahir leurs fiancés.

— Je ne demande rien… rien que le plaisir de vous ôter une peine.

— Ah ! fit-elle.

Elle demeura pensive, les cils baissés ; je voyais palpiter sa poitrine. Tout soudain elle arriva vers moi avec un air d’émoi, de tendresse, d’humilité indicible, et cependant de décision :

— Voulez-vous que je vous donne un baiser ?

— Un baiser de remerciement ?

— Non, dit-elle, devenant ardemment pâle — un baiser d’amour — mais un seul, et vous partirez !

Je n’eus pas besoin de répondre. Mes yeux parlaient pour moi. Alors elle saisit ma tête entre ses bras ; sa bouche fraîche, ses lèvres voluptueuses s’attachèrent un instant à mes lèvres, dans un baiser profond et emporté, où il y avait de l’amour et une sorte de désespoir.

— Adieu ! s’écria-t-elle en se reculant.

Je partis, et, me retournant au coude du chemin, je vis que la belle créature avait les yeux pleins de larmes.

IV

Depuis, je n’ai jamais cessé de penser à elle ; son souvenir est d’une telle douceur que je ne puis vraiment me figurer un symbole d’amour sous une autre figure que la sienne.