Les Profondeurs de Kyamo (Rosny aîné)/XXI

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 263-267).

LE
BARBE-BLEUE DU DIVORCE



À G. Lecomte.

I

Il est peu de choses fatales — hors la mort et la maladie — dont nous ne puissions tirer de la joie aussi bien que du chagrin. Le tout est de bien se dire qu’elles sont fatales et de partir de là pour en tirer de saines conséquences. La science n’est que l’art de combattre la nature par ses propres lois, et celui qui sait appliquer cette vérité à sa vie n’est pas loin d’atteindre au bonheur.

J’ai, je crois, tiré le plus délectable parti de ce tout petit axiome : « Quoi que je dise et quoi que je pense, les femmes me tromperont'. » Tout d’abord, je n’ai pas hésité à me marier jeune, et j’ai pris, non la jeune fille la plus recommandable, mais celle qui me plaisait le plus. Je l’aimais infiniment et je fus tout d’abord payé d’un juste retour. Je ne pratiquai aucune tactique durant la lune de miel, je ne déployai aucune de ces pharamineuses malices des jeunes époux qui croient devoir façonner leurs compagnes selon quelque idéal. Au bout d’un an, ma femme commença de devenir coquette et se remit à fréquenter le monde avec ardeur. Je ne laissai pas d’en ressentir quelque ennui, à cause que ma jeunesse n’était pas encore à la hauteur de mes théories. Mais à force de me répéter : « Aujourd’hui ou demain, cette année-ci ou la prochaine, rien ne prévaudra : ton sort est aussi fixé que la course de la terre autour du soleil… » j’en vins à calmer la jalousie et à prendre mes mesures pour l’avenir. Mesures bien simples, puisqu’elles se bornaient à payer périodiquement d’anciens agents de la sûreté tombés dans le service personnel. Vers la deuxième année de mon mariage, ma délicieuse petite femme se fit surprendre à souhait dans la garçonnière d’un gentil garçon qui l’emmena par la suite et qu’elle trompa à discrétion. Le divorce fut prononcé en cinq sec, et sans embarras subséquents, — car j’avais soigné particulièrement le contrat de mariage,

II

Ma liberté ne fit pas long feu. Six mois plus tard j’épousais cette exquise et périlleuse Anne B…, que toute la jeunesse mondaine convoitait avec fureur, mais dont nul n’osait courir le risque de faire sa compagne. J’eus pour elle un goût terrible, comme le comportait son caractère et son genre de beauté, et je craignis, durant les premiers mois, de ne jamais pouvoir me passer d’elle. Mais il n’y a flamme si ardente qui ne s’étanche, et au bout de l’an j’observais Anne avec curiosité et douceur, prêt à lui administrer le bouillon du flagrant délit. Elle se méfiait, elle se donna le luxe d’une fidélité qui lui coûtait les yeux de la tête. Mais il survint un petit Magyar si vif, si beau, si constant, qu’elle ne put résister davantage, et ce fut mon deuxième divorce.

III

Après cela j’épousai successivement Jeanne C…, qui me fut cinq ans fidèle, et dont j’élève deux beaux enfants ; Hélène G…, dont vous voyez la petite fille au jardin ; Georgette de M…, et enfin l’énigmatique Berthe H…, qui est en train de faire périr de jalousie notre pauvre Belleuse. Toutes, effarées par le sort de leurs devancières, se mariaient avec de saintes résolutions de fidélité ; mais toutes, hélas ! finissaient par tomber en ce gouffre où le monstre parisien attend les épouses. Et que je sois damné si je fis un seul mouvement pour les tenter, si je me permis un seul acte en dehors de la plus stricte et de la plus loyale neutralité. J’étais même un bon mari. — car cette certitude qu’on sera trahi met une saveur très appréciable dans la cuisine conjugale. Elles me trompèrent purement et simplement, parce qu’il n’était pas en elles de faire autrement, et, en vérité, je ne peux plus même concevoir la femme fidèle. C’est une notion que j’ai perdue, comme celle de la Présence réelle.

IV

Certains ont émis des doutes sur la réalité de mon bonheur. Je proteste n’avoir regretté aucune épouse et n’avoir désiré aucun autre destin, que ce destin de paisible Barbe-Bleue. J’ai connu, en somme, avec en moins les tracas de la simultanéité, la belle polygamie goûtée par les grands seigneurs d’Orient, — et c’est là, au fond, le rêve de tous les hommes. Je l’ai goûtée tranquillement, en toute légitimité, presque en toute innocence, n’ayant jamais moi-même commis l’adultère. Est-ce ma faute à moi s’il a fallu se faire une philosophie de la trahison ? est-ce ma faute si toutes les épouses trompent leurs époux ? D’ailleurs, mes femmes n’en ont pas moins rempli leur destinée : la plupart ont retrouvé des maris, les autres sont devenues d’agréables et heureux petits monstres. Je ne refuse à aucune de celles qui me donnèrent des enfants une égale répartition dans la tendresse et la présence de ceux-ci. Qui donc contestera que ma vie est bonne, affranchie des jalousies immondes et des basses hypocrisies, en même temps que des liaisons équivoques ?