Les Profondeurs de Kyamo (Rosny aîné)/XIX

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Librairie Plon (p. 247-253).

LE VÉGÉTARIEN


À Willy.

I

Je l’avais connue au bord de la mer, dans cette grande liberté de la vie anglaise où les intimités vont si franches et loyales dès qu’on est admis. Elle était venue passer six semaines dans une famille où je fréquentai ; ç’avait été bientôt l’aventure la plus considérable de ma vie. Elle réalisait au suprême degré les grâces de sa race : lumière du visage, aristocratie de la forme, infini regard bleu, où l’amour tombe comme dans un abîme. Je n’osai toutefois lui dire ma tendresse que vers la fin de son séjour, un matin qu’elle étincelait au soleil, que le vent emportait de-ci de-là sa magnifique chevelure et sa robe blanche. Elle se troubla, et d’une voix triste et tendre :

— Ah ! dit-elle… pourquoi n’êtes-vous pas végétarien ?… pourquoi n’avez-vous pas « témoigné » ?…

Je la regardai d’un air de stupéfaction, m’attendant à toute chose, mais point à celle-là ! Je savais bien qu’elle était végétarienne, mais je ne supposais point qu’elle pût subordonner son amour à cette conviction purement hygiénique.

— Mais je serai végétarien ! fis-je avec l’ardeur de ma tendresse.

Elle avait vu ma surprise ; elle se mit à sourire avec une pointe de malice :

— C’est juste. Vous ne savez pas, fit-elle. Mon sort dépend tout entier de ma tante, chez laquelle je vais retourner après-demain. Elle a été si bonne, si dévouée pour moi, — plus que maternelle, — et je ne saurais songer un instant à aller contre son consentement… Or ma tante veut que mon fiancé soit non seulement un végétarien affilié, mais encore qu’il ait à son actif quelque éclatant « témoignage ». Si bonne, si excellente soit-elle, il y a là une véritable foi… Rien ne saurait, je crois, la contraindre à changer ses conditions.

J’aurais bien ri en toute autre circonstance, mais, devant le clair visage de mon amie, sous le charme de sa voix chantante, grisé par sa chevelure, que le vent m’envoyait à la lèvre, je sentis plus de crainte et de ferveur que de gaieté.

— Je « témoignerai », dis-je d’un ton décidé.

II

Cinq jours plus tard, j’étais de retour à Birmingham, je signais le pledge des « végétariens intransigeants ». Je connus les parades dans les parcs, au son des trombones et des grosses caisses, les conférences dans des salles bariolées de légumes, les dîners « joyeux » où des orateurs humoristiques se moquent des carnivores en proie à toutes les horreurs des Rhumatismes, des Sciatiques, des Gouttes, des Étouffements, des Vertiges ; j’eus même deux ou trois fois l’honneur de veiller sur une bannière cramoisie où l’on voyait un végétarien dans le Paradis terrestre, entouré de bêtes qui semblaient l’adorer, tandis qu’un carnivore se noyait dans une mer de sang ; mais je n’arrivais à aucun « témoignage » important. Je n’ai pas d’éloquence, et je me trouvais entouré de gaillards qui parlaient deux heures d’affilée sur tous les légumes de la création, d’enthousiastes qui savaient porter un toast au jus de carotte de façon à faire pleurer les assistants. Qu’étais-je auprès de pareils virtuoses ? Moins qu’un ver de terre devant des boas constrictors. Je me désolais donc, j’accompagnais mes peu fortifiants menus de réflexions tout à fait débilitantes, lorsqu’un samedi, au sortir d’une séance du comité, je vis, sur la clôture d’un terrain vague, une immense affiche sang de bœuf. On y lisait, en lettres de cinq centimètres :

« Le « Club des indomptables carnivores » donnera, ce soir, à neuf heures, une séance édifiante, à l’issue de son grand banquet trimestriel ! »

Et, en exergue, cet aphorisme : « Dieu nous a donné les Bêtes ! »

Cette fois, il me sembla que j’avais trouvé mon témoignage.

III

Grâce à quelque ruse, je parvins à me glisser au banquet des Carnivores. Je pris place à une petite table du fond, où il n’y avait que deux convives : un glouton qui ne levait pas les yeux de son assiette et un myope qui voyait à peine sa fourchette quand il la portait à sa bouche. Le repas était véritablement pantagruélique — et sanglant ! Les viandes rouges, les sauces écarlates, un bœuf entier servi sur un colossal plat d’argent et dans le ventre duquel on avait amoncelé des poules et des pigeons rôtis ; ce festin de carnivores était arrosé par surcroît de vins épais, de bières noires, de toute une beuverie lourde et farouche.

Commencé à six heures et demie, le banquet ne tira vers sa fin que deux heures plus tard. On servit au dessert une espèce de vin vermeil, mousseux, qui semblait du sang frais. Alors un des convives se leva et porta le premier toast :

« Je bois à l’anéantissement de la race stupide et réactionnaire des végétariens. Ces animaux rétrogrades (Écoutez ! écoutez !) ont imaginé de nous ramener à l’état de singes. (Rires et applaudissements.) Ils ont imaginé de nous priver de notre force et de notre courage, de notre intelligence et de notre énergie, de la source même de la supériorité de notre race sur les races débiles du continent, — c’est-à-dire de la Viande, gentlemen, du noble roastbeef de la vieille Angleterre. (Triple salve d’applaudissements.) Gentlemen, Dieu nous a donné les bêtes… »

Je m’étais levé. Je m’avançai vers la table d’honneur d’un pas ferme et je m’écriai :

— Dieu nous a donné les bêtes pour nous servir et non pour être assassinées par nous ! Dieu est venu sur la terre pour nous dire d’être doux et aimants, et l’usage de la viande nous rend lourds, stupides et féroces !… L’usage de la viande nous rend semblables aux bêtes les plus abominables…

J’allais achever ; mais, après un premier mouvement de surprise, une clameur formidable venait de s’élever. Un flot de carnivores se précipita sur moi et m’enleva. En moins d’un instant, j’étais entraîné à la porte, j’étais lancé au dehors avec vigueur, parmi les huées. J’eus le bonheur de tomber dans les bras d’un groupe de végétariens (et, parmi eux, le président de notre club) qui attendaient l’ouverture de la séance contradictoire. Ce fut l’ovation après l’exécution. Je fus porté en triomphe aux mâles accents de la Marseillaise végétarienne :

Contre nous du carnivorisme
L’étendard sanglant est levé.

Que vous dirais-je que vous ne deviniez aisément ? Le lendemain, mon nom était dans tous les journaux ; cinquante reporters assiégeaient ma porte. Le Graphic faisait prendre mon portrait. Je n’eus qu’à me présenter chez la tante de mon amie pour me voir accueillir comme un sauveur de l’humanité, et je savourai tout ensemble une semaine de célébrité et les joies de la plus charmante idylle.