Les Puritains d’Écosse/1

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CHAPITRE PREMIER

préliminaires

Pourquoi d’un pas infatigable
Poursuit-il des tombeaux les sentiers ténébreux ?
— Pour sauver de l’oubli le nom de ses aïeux.

Langhorne.

Il n’est peut-être aucun de nos lecteurs (dit le manuscrit de M. Pattieson) qui, un beau soir d’été, n’ait pris plaisir à être témoin de la sortie joyeuse d’une école de village. La turbulence du jeune âge, si difficilement contenue pendant les heures ennuyeuses de la discipline, éclate en cris, en chansons, lorsque les marmots, se réunissant en groupes sur le théâtre ordinaire de leurs récréations, y préparent leurs jeux pour la soirée. Il est un individu qui prend aussi sa part du plaisir qu’apporte cette heure si désirée, le magister, qui, assourdi par le bourdonnement continuel, a passé tout le jour à contenir la pétulance, à aiguillonner la paresse, à multiplier ses efforts pour réduire l’obstination. Le retour cent fois répété d’une même leçon a porté la confusion dans son intelligence ; les fleurs même du génie classique, qui charmaient le plus sa pensée rêveuse, ont été flétries pour elle, à force d’être associées aux larmes et aux punitions ; si bien que les églogues de Virgile et les odes d’Horace ne lui rappellent plus que la figure boudeuse et la déclamation monotone de quelque enfant à la voix criarde.

Pour moi, ces promenades du soir ont été les heures les plus douces d’une vie malheureuse.

Dans ces heures d’un agréable loisir, je me plais surtout à visiter un endroit situé sur le bord d’un petit ruisseau qui, serpentant à travers une vallée couverte de fougères, va passer devant l’école de Gandercleugh. Au bout de la petite vallée, et dans un lieu écarté, se trouve un cimetière abandonné. Ce fut longtemps le but favori de mes promenades.

Cet asile a toute la solennité des cimetières, sans exciter les sentiments pénibles que ces lieux nous font éprouver. Depuis plusieurs années, il est tellement abandonné, que ses tertres épars çà et là sont couverts de la même verdure qui forme le tapis de la plaine entière. Les monuments funèbres, et il n’y en a que sept ou huit, sont à demi enfoncés en terre et cachés sous la mousse. Ceux qui dorment sous nos pieds ne tiennent à nous que par la réflexion que nous faisons qu’ils furent jadis ce que nous sommes aujourd’hui, et que, de même que leurs restes sont identifiés avec la terre, notre mère commune, les nôtres seront soumis un jour à la même transformation.

Quoique depuis quatre générations la mousse recouvre les plus modernes de ces humbles tombeaux, la mémoire de ceux qu’ils renfermèrent est cependant encore l’objet d’un culte respectueux. Il est vrai que sur le plus considérable, et le plus intéressant pour un antiquaire, sur celui qui porte l’effigie d’un valeureux chevalier revêtu de sa cotte de mailles, avec son bouclier au bras gauche, les armoiries sont effacées par le temps, et quelques lettres nous laissent incertains s’il faut lire Dn. Johan… de Hamel…Johan… de Lamel… Il est vrai encore, quant à l’autre, où sont richement sculptées une mitre, une croix et une crosse, que la tradition peut tout au plus nous apprendre qu’un prélat obscur y fut inhumé. Mais sur deux autres pierres à peu de distance, on lit, en prose grossière et en vers non moins grossiers, l’histoire de ceux qui reposent dessous. L’épitaphe nous assure qu’ils appartiennent à la classe de ces presbytériens persécutés qui figurèrent si malheureusement sous le règne de Charles II et de son successeur[1].

En revenant du combat des collines de Pentland, une troupe d’insurgés avait été attaquée dans ce vallon par un détachement des soldats du roi, et trois ou quatre d’entre eux furent tués dans l’escarmouche, ou fusillés comme rebelles pris les armes à la main. Le villageois continue à rendre aux tombeaux de ces victimes un honneur qu’il n’accorde guère à de plus riches mausolées.

Je suis fort éloigné de respecter les principes de ceux qui se disent les héritiers de ces hommes qui n’avaient pas moins d’intolérance et de bigoterie que de vraie pitié ; pourtant, je ne voudrais point outrager la mémoire de ces infortunés.

On a souvent remarqué que la fermeté du caractère écossais se montre avec avantage dans l’adversité, semblable alors au sycomore de nos montagnes qui dédaigne de plier ses jeunes rameaux sous le vent contraire, mais qui, les déployant dans toutes les directions avec une égale vigueur, ne cède jamais à l’orage, et se laisse briser plutôt que de fléchir : je parle ici de mes concitoyens tels que je les ai observés ; on m’a dit que dans les pays étrangers ils sont plus dociles.

Un soir d’été, dans une de mes promenades habituelles, je m’approchais de cet asile des morts, lorsque je fus un peu surpris d’entendre un bruit différent des sons qui en charment ordinairement la solitude, c’est-à-dire le murmure du ruisseau et les soupirs de la brise. Cette fois, je distinguai le bruit d’un marteau.

En avançant, je fus agréablement surpris : un vieillard, assis sur le monument des anciens presbytériens, était activement occupé à raviver, à l’aide du ciseau, les caractères de l’inscription. Une toque bleue couvrait les cheveux gris du pieux ouvrier. Son costume était un habit antique du gros drap appelé hoddingrey, que portent les vieillards à la campagne, avec la veste et les culottes de même. L’ensemble de son costume, quoique décent encore, attestait un long service. De gros souliers ferrés et des gramoches ou guêtres en drap noir complétaient son équipement. À quelques pas de lui paissait, parmi les tombeaux, un poney, son compagnon de voyage. Quoique je n’eusse jamais vu ce vieillard, son occupation et son singulier équipage me firent aisément reconnaître en lui un presbytérien errant dont j’avais souvent entendu parler, et connu dans diverses contrées d’Écosse sous le nom de Old Mortality. Où était né cet homme ? quel était son véritable nom ? C’est ce que je n’ai pu savoir ; et je ne connais qu’imparfaitement les motifs qui lui avaient fait abandonner sa maison pour adopter cette vie nomade.

Suivant l’opinion commune, il était natif du comté de Dumfries ou de Galloway, et descendait en ligne directe de quelqu’un de ces défenseurs du Covenant dont les exploits et les malheurs étaient son entretien de prédilection. On dit aussi qu’il avait naguère tenu une petite ferme ; mais il quitta sa maison, sa famille, ses amis, et mena une vie errante jusqu’au jour de sa mort. Pendant son pélerinage, ce pieux enthousiaste réglait ses courses de manière à visiter annuellement les sépultures des malheureux presbytériens qui avaient souffert par le glaive ou par la main du bourreau sous le règne des deux derniers Stuarts. Partout où elles existaient, Old Mortality ne manquait jamais de les visiter dans sa tournée annuelle.

Au fond des retraites les plus solitaires des montagnes, le chasseur a souvent été surpris de le voir occupé à dépouiller les pierres funéraires de la mousse qui les couvrait, pour rétablir avec son ciseau les inscriptions à demi effacées et les emblèmes dont sont ornés les plus simples monuments. Une piété sincère était le seul motif qui portât le vieillard à consacrer tant d’années de sa vie à honorer de cette manière la mémoire des défenseurs de l’église : il croyait remplir un devoir sacré en conservant pour la postérité les emblèmes du zèle et des souffrances de nos ancêtres, et en entretenant la flamme du phare qui devait exciter les générations futures à défendre leur religion au prix de leur sang.

Dans le cours de ses pélerinages, le vieillard semblait n’avoir jamais besoin d’assistance pécuniaire et n’en acceptait jamais. Il est vrai qu’il ne manquait de rien, car partout il trouvait une franche hospitalité sous le toit de quelque caméronien de sa secte. Il reconnaissait l’accueil qu’on lui faisait, en réparant les tombeaux de la famille ou des ancêtres de ses hôtes ; et comme on le rencontrait le plus ordinairement livré à cette tâche dans quelque cimetière de village, ou penché sur une tombe isolée dans les landes, cette habitude de vivre parmi les tombeaux lui avait fait donner le nom de Old Mortality ou le Vieillard de la mort.

Le caractère d’un tel homme ne pouvait guère avoir d’affinité, cependant il passe parmi ceux de sa secte pour avoir été d’une humeur riante. Les descendants des persécuteurs qui lui cherchaient parfois querelle, étaient traités par lui de race de vipères ; dans ses entretiens avec les gens raisonnables, il se montrait grave, sentencieux et même un peu sévère ; mais on ne le vit jamais se livrer à une colère violente.

Je reviens aux circonstances de ma première entrevue avec lui.

Pour l’aborder, je n’oubliai pas de rendre hommage à son âge et à ses principes. Le vieillard fit une pause, ôta ses lunettes, les essuya, et les remettant sur son nez, répondit à ma politesse avec cordialité. Encouragé par son ton affable, je hasardai quelques questions sur ceux dont il réparait alors le monument. Parler des exploits des presbytériens était alors son plaisir, comme la conservation de leurs monuments formait son occupation : il devenait prodigue de paroles quand il s’agissait de communiquer les détails qu’il avait recueillis sur eux, sur les guerres et les persécutions qu’ils endurèrent.

— C’est nous, disait-il, qui sommes les seuls véritables whigs. Des hommes charnels ont usurpé ce titre glorieux. Ils ne valent guère mieux que ceux qui n’ont pas honte de prendre le nom de tories, ces persécuteurs altérés de sang. Ce sont tous des hommes cupides, affamés de pouvoir, de richesses, ivres d’ambition terrestre, et oubliant tout ce qu’ont fait les illustres chrétiens qui bravèrent les méchants au jour de la colère céleste.

Je calmai le vieillard en ayant soin de ne pas contrarier ses opinions ; et, désireux de prolonger mon entretien avec un personnage si original, je lui persuadai d’accepter l’hospitalité que M. Cleishbotham est toujours empressé d’offrir à ceux qui en ont besoin. En cheminant vers l’école, nous entrâmes à l’auberge de Wallace, ou j’étais sûr de trouver mon patron. Après un échange mutuel de civilités, le vieillard se laissa entraîner, mais difficilement, à prendre avec son hôte un verre de liqueur ; puis, ôtant son bonnet et levant les yeux au ciel, il but à la mémoire de ces héros de l’église qui avaient les premiers arboré sa bannière sur les montagnes. Mon patron le conduisit chez lui, et le logea dans la chambre du prophète, comme il appelle ce cabinet qui contient un lit de réserve.

Le jour suivant, je pris congé du Vieillard de la mort, qui parut touché de l’attention inaccoutumée avec laquelle j’avais cultivé sa connaissance et écouté sa conversation. Quand il eut, non sans peine, enfourché son vieux poney blanc, il me prit la main et me dit : — La bénédiction de notre maître soit avec vous, jeune homme ! mes heures sont comme les épis mûrs, et vos jours sont encore dans leur printemps. Cependant vous pouvez être porté dans les greniers de la mort avant moi, car sa faux moissonne aussi souvent l’épi vert que l’épi jauni ; et il est sur vos joues une couleur qui, comme le vermillon de la rose, ne sert souvent qu’à cacher le ver de la tombe. Travaillez donc comme un ouvrier qui ignore quand son maître viendra ; et si Dieu permet que je revienne dans ce village lorsque vous serez dans le lieu de repos, ces mains ridées sculpteront pour votre sépulture une pierre qui empêchera votre nom de périr.

Je remerciai le vieillard de ses généreuses intentions, et je poussai un soupir, moins de regret que de résignation, en pensant à la possibilité d’avoir bientôt besoin de ses bons offices. Mais quoique, selon toutes les probabilités humaines, il ne se soit pas trompé en supposant que le fil de ma vie pût être tranché avant le temps, il avait espéré pour lui une trop longue continuation de son pélerinage sur la terre. Il y a plusieurs années qu’il n’a reparu dans les lieux qu’il fréquentait, et de jour en jour la mousse et le lichen couvrent d’une couche épaisse ces pierres qu’il passait sa vie à protéger contre la dégradation. Le commencement de ce siècle vit le terme de ses travaux, et il fut trouvé sur la route de Lockerby, dans le comté de Dumfries, épuisé et expirant ; le vieux poney, compagnon de ses courses, se tenait immobile près de son maître, sur lequel on trouva une somme suffisante pour l’enterrer décemment ; preuve que sa mort ne fut hâtée ni par la violence ni par le besoin. Le bas peuple conserve avec respect sa mémoire, et plusieurs croient que les pierres qu’il répara n’auront plus besoin du secours du ciseau.

Mes lecteurs comprendront qu’en voulant composer un tout des anecdotes que j’eus l’avantage de recueillir de la bouche du vieillard, je me suis bien gardé d’adopter son style, ses opinions, et même ses récits des faits.

Du côté des presbytériens, j’ai consulté les fermiers de l’ouest, qui ont pu, malgré le bouleversement des domaines, conserver la jouissance des pâturages dans lesquels leurs pères conduisaient leurs troupeaux ; pourtant je dois avouer que plus nous avançons, plus cette source d’informations m’a paru limitée. J’ai eu recours pour y suppléer, à ces modestes voyageurs que la civilité scrupuleuse de nos ancêtres appelait marchands ambulants. Je leur suis redevable de plusieurs éclaircissements sur les récits du Vieillard de mort.

  1. Jacques VII, roi d’Écosse de ce nom, et Jacques II seulement dans l’énumération des rois d’Angleterre. — J. C.