Les Quarante-Cinq/09

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Calmann-Lévy (1p. 89-97).


IX

M. DE LOIGNAC.


Derrière M. de Loignac entra à son tour Militor, moulu de sa chute et cramoisi de colère.

— Serviteur, Messieurs, dit Loignac ; nous menons grand bruit, ce me semble… Ah ! ah ! maître Militor a encore fait le hargneux, à ce qu’il paraît, et son nez en souffre.

— On me payera mes coups, grommela Militor en montrant le poing à Carmainges.

— Servez, maître Fournichon, cria Loignac, et que chacun soit doux avec son voisin, si c’est possible. Il s’agit, à partir de ce moment, de s’aimer comme des frères.

— Hum ! fit Sainte-Maline.

— La charité est rare, dit Chalabre en étendant sa serviette sur son pourpoint gris de fer, de manière à ce que, quelle que fût l’abondance des sauces, il ne lui arrivât aucun accident.

— Et s’aimer de si près, c’est difficile, ajouta Ernauton : il est vrai que nous ne sommes pas ensemble pour longtemps.

— Voyez, s’écria Pincorney qui avait encore les railleries de Sainte-Maline sur le cœur, on se moque de moi parce que je n’ai point de chapeau, et l’on ne dit rien à M. de Montcrabeau, qui va dîner avec une cuirasse du temps de l’empereur Pertinax, dont il descend selon toute probabilité. Ce que c’est que la défensive !

Montcrabeau, piqué au jeu, se redressa, et avec une voix de fausset :

— Messieurs, dit-il, je l’ôte : avis à ceux qui aiment mieux me voir avec des armes offensives qu’avec des armes défensives.

Et il délaça majestueusement sa cuirasse en faisant signe à son laquais, gros grison d’une cinquantaine d’années, de s’approcher de lui.

— Allons, la paix ! la paix ! fit M. de Loignac, et mettons-nous à table.

— Débarrassez-moi de cette cuirasse, je vous prie, dit Pertinax à son laquais.

Le gros homme la lui prit des mains.

— Et moi, lui dit-il tout bas, ne vais-je point dîner aussi ? Fais-moi donc servir quelque chose, Pertinax, je meurs de faim.

Cette interpellation, si étrangement familière qu’elle fût, n’excita aucun étonnement chez celui auquel elle était adressée.

— J’y ferai mon possible, dit-il ; mais, pour plus grande certitude, enquérez-voue de votre côté.

— Hum ! fit le laquais d’un ton maussade, voilà qui n’est point rassurant.

— Ne vous reste-t-il absolument rien ? demanda Pertinax.

— Nous avons mangé notre dernier écu à Sens.

— Dame ! voyez à faire argent de quelque chose.

Il achevait à peine, quand on entendit crier dans la rue, puis sur le seuil de l’hôtellerie :

— Marchand de vieux fer ! qui vend son fer et sa ferraille ?

À ce cri, madame Fournichon courut vers la porte, tandis que Fournichon transportait majestueusement les premiers plats sur la table.

Si l’on en juge d’après l’accueil qui lui fut fait, la cuisine de Fournichon était exquise.

Fournichon, ne pouvant faire face à tous les compliments qui lui étaient adressés, voulut admettre sa femme à leur partage.

Il la chercha des yeux, mais inutilement ; elle avait disparu.

Il l’appela.

— Que fait-elle donc ? demanda-t-il à un marmiton en voyant qu’elle ne venait pas.

— Ah ! maître, un marché d’or, répondit celui-ci. Elle vend toute votre vieille ferraille pour de l’argent neuf.

— J’espère qu’il n’est pas question de ma cuirasse de guerre ni de mon armet de bataille ! s’écria Fournichon en s’élançant vers la porte.

— Et non, et non, dit Loignac, puisque l’achat des armes est défendu par ordonnance du roi.

— N’importe, dit Fournichon. Et il courut vers la porte.

Madame Fournichon rentrait triomphante.

— Eh bien ! qu’avez-vous ? dit-elle en regardant son mari tout effaré.

— J’ai qu’on me prévient que vous vendez mes armes.

— Après ?

— C’est que je ne veux pas qu’on les vende, moi !

— Bah ! puisque nous sommes en paix, mieux valent deux casseroles neuves qu’une vieille cuirasse.

— Ce doit cependant être un assez pauvre commerce que celui du vieux fer, depuis cet édit du roi dont parlait tout à l’heure M. de Loignac ? dit Chalabre.

— Au contraire, Monsieur, dit dame Fournichon, et depuis longtemps ce même marchand-là me tentait avec ses offres. Ma foi, aujourd’hui je n’ai pu y résister, et retrouvant l’occasion, je l’ai saisie. Dix écus, Monsieur, sont dix écus, et une vieille cuirasse n’est jamais qu’une vieille cuirasse.

— Comment ! dix écus ? fit Chalabre ; si cher que cela ? diable !

Et il devint pensif.

— Dix écus ! répéta Pertinax en jetant un coup d’œil éloquent sur son laquais ; entendez-vous, monsieur Samuel ?

Mais M. Samuel n’était déjà plus là.

— Ah çà ! mais, dit M. de Loignac, ce marchand-là risque la corde, ce me semble ?

— Oh ! c’est un brave homme, bien doux et bien arrangeant, reprit madame Fournichon.

— Mais que fait-il de toute cette ferraille ?

— Il la revend au poids.

— Au poids ? fit Loignac, et vous dites qu’il vous a donné dix écus ? de quoi ?

— D’une vieille cuirasse et d’une vieille salade.

— En supposant qu’elles pesassent vingt livres à elles deux, c’est un demi-écu la livre. Parfandious ! comme dit quelqu’un de ma connaissance, ceci cache un mystère !

— Que ne puis-je tenir ce brave homme de marchand en mon château ! dit Chalabre dont les yeux s’allumèrent, je lui en vendrais trois milliers pesant, de baumes, de brassards et de cuirasses.

— Comment ! vous vendriez les armures de vos ancêtres ? dit Sainte-Maline d’un ton railleur.

— Ah ! Monsieur, dit Eustache de Miradoux, vous auriez tort ; ce sont reliques sacrées.

— Bah ! dit Chalabre ; à l’heure qu’il est, mes ancêtres sont des reliques eux-mêmes, et n’ont plus besoin que de messes.

Le repas allait s’échauffant, grâce au vin de Bourgogne dont les épices de Fournichon accéléraient la consommation.

Les voix montaient à un diapason supérieur, les assiettes sonnaient, les cerveaux s’emplissaient de vapeurs au travers desquelles chaque Gascon voyait tout en rose, excepté Militor qui songeait à sa chute, et Carmainges qui songeait à son page.

— Voilà beaucoup de gens joyeux, dit Loignac à son voisin, qui justement était Ernauton, et ils ne savent pourquoi.

— Ni moi non plus, répondit Carmainges. Il est vrai que, pour mon compte, je fais exception, et ne suis pas le moins du monde en joie.

— Vous avez tort, quant à vous, Monsieur, reprit Loignac ; car vous êtes de ceux pour qui Paris est une mine d’or, un paradis d’honneurs, un monde de félicités.

Ernauton secoua la tête.

— Eh bien, voyons !

— Ne me raillez pas, monsieur de Loignac, dit Ernauton ; et vous qui paraissez tenir tous les fils qui font mouvoir la plupart de nous, faites-moi du moins cette grâce de ne point traiter le vicomte Ernauton de Carmainges en comédien de bois.

— Je vous ferai encore d’autres grâces que celle-là, monsieur le vicomte, dit Loignac en s’inclinant avec politesse ; je vous ai distingué au premier coup d’œil entre tous, vous dont l’œil est fier et doux, et cet autre jeune homme là-bas dont l’œil est sournois et sombre.

— Vous l’appelez ?

— Monsieur de Saint-Maline.

— Et la cause de cette distinction, Monsieur, si cette demande n’est pas toutefois une trop grande curiosité de ma part ?

— C’est que je vous connais, voilà tout.

— Moi ? fit Ernauton surpris ; moi, vous me connaissez ?

— Vous et lui, lui et tous ceux qui sont ici.

— C’est étrange.

— Oui, mais c’est nécessaire.

— Pourquoi est-ce nécessaire ?

— Parce qu’un chef doit connaître ses soldats.

— Et que tous ces hommes ?

— Seront mes soldats demain.

— Mais je croyais que M. d’Épernon…

— Chut ! Ne prononcez pas ce nom-là ici, ou plutôt ici ne prononcez aucun nom ; ouvrez les oreilles et fermez la bouche, et puisque j’ai promis de vous faire toutes grâces, prenez d’abord ce conseil comme un à-compte.

— Merci, Monsieur, dit Ernauton.

Loignac essuya sa moustache, et se levant :

— Messieurs, dit-il, puisque le hasard réunit ici quarante-cinq compatriotes, vidons un verre de ce vin d’Espagne à la prospérité de tous les assistants.

Cette proposition souleva des applaudissements frénétiques.

— Ils sont ivres pour la plupart, dit Loignac à Ernauton : ce serait un bon moment pour faire raconter à chacun son histoire, mais le temps nous manque.

Puis haussant la voix :

— Holà ! maître Fournichon, dit-il, faites sortir d’ici tout ce qui est femmes, enfants et laquais.

Lardille se leva en maugréant ; elle n’avait point achevé son dessert.

Militor ne bougea point.

— M’a-t-on entendu là-bas ? dit Loignac avec un coup d’œil qui ne souffrait pas de réplique… Allons, allons, à la cuisine, monsieur Militor !

Au bout de quelques instants, il ne restait plus dans la salle que les quarante-cinq convives et M. de Loignac.

— Messieurs, dit ce dernier, chacun de vous sait qui l’a fait venir à Paris, ou du moins s’en doute. Bon, bon, ne criez pas son nom ; vous le savez, cela suffit. Vous savez aussi que vous êtes venus pour lui obéir.

Un murmure d’assentiment s’éleva de toutes les parties de la salle ; seulement, comme chacun savait uniquement la chose qui le concernait et ignorait que son voisin fût venu mû par la même puissance que lui, tous se regardèrent avec étonnement.

— C’est bien, dit Loignac ; vous vous regarderez plus tard, Messieurs. Soyez tranquilles, vous avez le temps de faire connaissance. Vous êtes donc venus pour obéir à cet homme, reconnaissez-vous cela ?

— Oui ! oui ! crièrent les quarante-cinq, nous le reconnaissons.

— Eh bien, pour commencer, continua Loignac, vous allez partir sans bruit de cette hôtellerie pour venir habiter le logement qu’on vous a désigné.

— À tous ? demanda Sainte-Maline.

— À tous.

— Nous sommes tous mandés, nous sommes tous égaux ici ? continua Perducas dont les jambes étaient si incertaines qu’il lui fallut, pour maintenir son centre de gravité, passer son bras autour du cou de Chalabre.

— Prenez donc garde, dit celui-ci, vous froissez mon pourpoint.

— Oui, tous égaux, reprit Loignac, devant la volonté du maître.

— Oh ! oh ! Monsieur, dit en rougissant Carmainges, pardon, mais on ne m’avait pas dit que M. d’Épernon s’appellerait mon maître.

— Attendez.

— Ce n’est point cela que j’avais compris.

— Mais attendez donc, maudite tête !

Il se fit de la part du plus grand nombre un silence curieux, et de la part de quelques autres un silence impatient.

— Je ne vous ai pas dit encore qui serait votre maître, Messieurs…

— Oui, dit Sainte-Maline ; mais vous avez dit que nous en aurions un.

— Tout le monde a un maître ! s’écria Loignac ; mais si votre air est trop fier pour s’arrêter où vous venez de dire, cherchez plus haut ; non-seulement je ne vous le défends pas, mais je vous y autorise.

— Le roi, murmura Carmainges.

— Silence, dit Loignac, vous êtes venus pour obéir, obéissez donc ; en attendant, voici un ordre que vous allez me faire le plaisir de lire à haute voix, monsieur Ernauton.

Ernauton déplia lentement le parchemin que lui tendait M. de Loignac, et lut à haute voix :

« Ordre à monsieur de Loignac d’aller prendre, pour les commander, les quarante-cinq gentilshommes que j’ai mandés à Paris, avec l’assentiment de Sa Majesté.

« Nogaret de La Valette,
duc d’Épernon. »

Ivres ou rassis, tous s’inclinèrent : il n’y eut d’inégalités que dans l’équilibre, lorsqu’il fallut se relever.

— Ainsi, vous m’avez entendu, dit M. de Loignac : il s’agit de me suivre à l’instant même. Vos équipages et vos gens demeureront ici, chez maître Fournichon qui en aura soin, et où je les ferai prendre plus tard ; mais, pour le présent, hâtez-vous : les bateaux attendent.

— Les bateaux ? répétèrent tous les Gascons ; nous allons donc nous embarquer ?

Et ils échangèrent entre eux des regards affamés de curiosité.

— Sans doute, dit Loignac, que vous allez vous embarquer. Pour aller au Louvre, ne faut-il point passer l’eau ?

— Au Louvre ! au Louvre ! murmurèrent les Gascons joyeux ; cap de Bious ! nous allons au Louvre ?

Loignac quitta la table, fit passer devant lui les quarante-cinq, en les comptant comme des moutons, et les conduisit par les rues jusqu’à la tour de Nesle.

Là se trouvaient trois grandes barques qui prirent chacune quinze passagers à bord et s’éloignèrent aussitôt du rivage.

— Que diable allons-nous faire au Louvre ? se demandèrent les plus intrépides, dégrisés par l’air froid de la rivière, et fort mesquinement couverts pour la plupart.

— Si j’avais ma cuirasse au moins ! murmura Pertinax de Montcrabeau.