Les Quarante-Cinq/16

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (1p. 171-178).


XVI

COMMENT ET POUR QUELLE CAUSE CHICOT ÉTAIT MORT.


Chicot, véritable corps, n’en déplaise à ceux de nos lecteurs qui seraient assez partisans du merveilleux pour croire que nous avons eu l’audace d’introduire une ombre dans cette histoire, Chicot était donc sorti, après avoir dit au roi, selon son habitude, sous forme de raillerie, toutes les vérités qu’il avait à lui dire.

Voilà ce qui était arrivé :

Après la mort des amis du roi, depuis les troubles et les conspirations fomentés par les Guise, Chicot avait réfléchi.

Brave comme on sait, et insouciant, il faisait cependant le plus grand cas de la vie, qui l’amusait, comme il arrive à tous les hommes d’élite.

Il n’y a guère que les sots qui s’ennuient en ce monde, et qui vont chercher la distraction dans l’autre.

Le résultat de cette réflexion que nous avons indiquée, fut que la vengeance de M. de Mayenne lui parut plus redoutable que la protection du roi n’était efficace ; et il se disait, avec cette philosophie pratique qui le distinguait, qu’en ce monde rien ne défait ce qui est matériellement fait ; qu’ainsi toutes les hallebardes et toutes les cours de justice du roi de France ne raccommoderaient pas, si peu visible qu’elle fût, certaine ouverture que le couteau de M. de Mayenne aurait faite au pourpoint de Chicot.

Il avait donc pris son parti en homme fatigué d’ailleurs du rôle de plaisant, qu’à chaque minute il brûlait de changer en rôle sérieux, et des familiarités royales qui, par les temps qui couraient, le conduisaient droit à sa perte.

Chicot avait donc commencé par mettre entre l’épée de M. de Mayenne et la peau de Chicot la plus grande distance possible.

À cet effet, il était parti pour Beaune, dans le triple but de quitter Paris, d’embrasser son ami Gorenflot, et de goûter ce fameux vin de 1550, dont il avait été si chaleureusement question dans cette fameuse lettre qui termine notre récit de la Dame de Monsoreau.

Disons-le, la consolation avait été efficace : au bout de deux mois, Chicot s’aperçut qu’il engraissait à vue d’œil et que cela servirait merveilleusement à le déguiser ; mais il s’aperçut aussi qu’en engraissant il se rapprochait de Gorenflot plus qu’il n’était convenable à un homme d’esprit.

L’esprit l’emporta donc sur la matière.

Après que Chicot eut bu quelques centaines de bouteilles de ce fameux vin de 1550, et dévoré les vingt-deux volumes dont se composait la bibliothèque du prieuré, et dans lesquels le prieur avait lu cet axiome latin : Bonum vinum lætificat cor hominis, Chicot se sentit un grand poids à l’estomac et un grand vide au cerveau.

— Je me ferais bien moine, pensa-t-il ; mais chez Gorenflot je serais trop le maître, et dans une autre abbaye je ne le serais point assez ; certes, le froc me déguiserait à tout jamais aux yeux de M. de Mayenne ; mais, de par tous les diables ! il y a d’autres moyens que les moyens vulgaires : cherchons. J’ai lu dans un autre livre, il est vrai que celui-là n’est point dans la bibliothèque de Gorenflot : Quere et invenies.

Chicot chercha donc, et voici ce qu’il trouva.

Pour le temps, c’était assez neuf.

Il s’ouvrit à Gorenflot, et le pria d’écrire au roi sous sa dictée.

Gorenflot écrivit difficilement, c’est vrai, mais enfin il écrivit que Chicot s’était retiré au prieuré, que le chagrin, d’avoir été obligé de se séparer de son maître, lorsque celui-ci s’était réconcilié avec M. de Mayenne, avait altéré sa santé, qu’il avait essayé de lutter en se distrayant, mais que la douleur avait été la plus forte, et qu’enfin il avait succombé.

De son côté. Chicot avait écrit lui-même une lettre au roi.

Cette lettre, datée de 1580, était divisée en cinq paragraphes.

Chacun de ces paragraphes était censé écrit à un jour de distance et selon que la maladie faisait des progrès.

Le premier paragraphe était écrit et signé d’une main assez ferme.

Le second était tracé d’une main mal assurée, et la signature, quoique lisible encore, était déjà fort tremblée.

Il avait écrit Chic… à la fin du troisième.

Ch… à la fin du quatrième.

Enfin il y avait un C avec un pâté à la fin du cinquième.

Ce pâté d’un mourant avait produit sur le roi le plus douloureux effet.

C’est ce qui explique pourquoi il avait cru Chicot fantôme et ombre.

Nous citerions bien ici la lettre de Chicot, mais Chicot était, comme on dirait aujourd’hui, un homme fort excentrique, et comme le style est l’homme, son style épistolaire surtout était si excentrique, que nous n’osons reproduire ici cette lettre, quelque effet que nous devions en attendre.

Mais on la retrouvera dans les Mémoires de L’Étoile. Elle est datée de 1580, comme nous l’avons dit, « année des grands cocuages, » ajoute Chicot.

Au bas de cette lettre, et pour ne pas laisser se refroidir l’intérêt de Henri, Gorenflot ajoutait que, depuis la mort de son ami, le prieuré de Beaune lui était devenu odieux, et qu’il aimait mieux Paris.

C’était surtout ce post-scriptum que Chicot avait eu grand’peine à tirer du bout des doigts de Gorennflot.

Gorenflot, au contraire, se trouvait merveilleusement à Beaune, et Panurge aussi.

Il faisait piteusement observer à Chicot que le vin est toujours frelaté, quand on n’est point là pour le choisir sur les lieux.

Mais Chicot promit au digne prieur de venir en personne tous les ans faire sa provision de romanée, de volnay et de chambertin, et comme, sur ce point et beaucoup d’autres, Gorenflot reconnaissait la supériorité de Chicot, il finit par céder aux sollicitations de son ami.

À son tour, en réponse à la lettre de Gorenflot et aux derniers adieux de Chicot, le roi avait écrit de sa propre main :

« Monsieur le prieur, vous donnerez une sainte et poétique sépulture au pauvre Chicot, que je regrette de toute mon âme, car c’était non-seulement un ami dévoué, mais encore un assez bon gentilhomme, quoiqu’il n’ait jamais pu voir lui-même dans sa généalogie au delà de son trisaïeul.

« Vous l’entourerez de fleurs, et ferez en sorte qu’il repose au soleil, qu’il aimait beaucoup, étant du midi. Quant à vous, dont j’honore d’autant mieux la tristesse que je la partage, vous quitterez, ainsi que vous m’en témoignez le désir, votre prieuré de Beaune. J’ai trop besoin à Paris d’hommes dévoués et bons clercs pour vous tenir éloigné. En conséquence, je vous nomme prieur des Jacobins, votre résidence étant fixée près la porte Saint-Antoine, à Paris, quartier que notre pauvre ami affectionnait tout particulièrement.

« Votre affectionné Henri, qui vous prie de ne pas l’oublier dans vos saintes prières. »

Qu’on juge si un pareil autographe, sorti tout entier d’une main royale, fit ouvrir de grands yeux au prieur, s’il admira la puissance du génie de Chicot, et s’il se hâta de prendre son vol vers les honneurs qui l’attendaient.

Car l’ambition avait poussé autrefois déjà, on se le rappelle, un de ses tenaces surgeons dans le cœur de Gorenflot, dont le prénom avait toujours été Modeste, et qui, depuis déjà qu’il était prieur de Beaune, s’appelait dom Modeste Gorenflot.

Tout s’était passé à la fois selon les désirs du roi et de Chicot.

Un fagot d’épines, destiné à représenter physiquement et allégoriquement le cadavre, avait été enterré au soleil, au milieu des fleurs, sous un beau cep de vigne ; puis, une fois mort et enterré en effigie, Chicot avait aidé Gorenflot à faire son déménagement.

Dom Modeste s’était vu installé en grande pompe au prieuré des Jacobins.

Chicot avait choisi la nuit pour se glisser dans Paris.

Il avait acheté, près de la porte Bussy, une petite maison qui lui avait coûté trois cents écus ; et quand il voulait aller voir Gorenflot, il avait trois routes : celle de la ville, qui était plus courte ; celle des bords de l’eau, qui était la plus poétique ; enfin celle qui longeait les murailles de Paris, qui était la plus sûre.

Mais Chicot, qui était un rêveur, choisissait presque toujours celle de la Seine ; et comme, en ce temps, le fleuve n’était pas encore encaissé dans des murs de pierre, l’eau venait, comme dit le poëte, lécher ses larges rives, le long desquelles, plus d’une fois, les habitants de la Cité purent voir la longue silhouette de Chicot se dessiner par les beaux clairs de lune.

Une fois installé, et ayant changé de nom, Chicot s’occupa à changer de visage : il s’appelait Robert Briquet, comme nous le savons déjà, et marchait légèrement courbé eu avant ; puis l’inquiétude et le retour successif de cinq ou six années l’avaient rendu à peu près chauve, si bien que sa chevelure d’autrefois, crépue et noire, s’était, comme la mer au reflux, retirée de son front vers la nuque.

En outre, comme nous l’avons dit, il avait travaillé cet art cher aux mimes anciens, qui consiste à changer, par de savantes contractions, le jeu naturel des muscles et le jeu habituel de la physionomie.

Il était résulté de cette étude assidue que, vu au grand jour, Chicot était, lorsqu’il voulait s’en donner la peine, un Robert Briquet véritable, c’est-à-dire un homme dont la bouche allait d’une oreille à l’autre, dont le menton touchait le nez, et dont les yeux louchaient à faire frémir, le tout sans grimaces, mais non sans charme pour les amateurs du changement, puisque, de fine, longue et anguleuse qu’elle était, sa figure était devenue large, épanouie, obtuse et confite. Il n’y avait que ses longs bras et ses jambes immenses que Chicot ne put raccourcir ; mais, comme il était fort industrieux, il avait, ainsi que nous l’avons dit, courbé son dos, ce qui lui faisait les bras presque aussi longs que les jambes.

Il joignit à ces exercices physionomiques la précaution de ne lier de relations avec personne.

En effet, si disloqué que fût Chicot, il ne pouvait éternellement garder la même posture.

Comment alors paraître bossu à midi quand on avait été droit à dix heures, et quel prétexte à donner à un ami qui vous voit tout à coup changer de figure, parce qu’en vous promenant avec lui vous rencontrez par hasard un visage suspect ?

Robert Briquet pratiqua donc la vie de reclus ; elle convenait d’ailleurs à ses goûts, toute sa distraction était d’aller rendre visite à Gorenflot, et d’achever avec lui ce fameux vin de 1550, que le digne prieur s’était bien gardé de laisser dans les caves de Beaune.

Mais les esprits vulgaires sont sujets au changement, comme les grands esprits : Gorenflot changea, non pas physiquement.

Il vit en sa puissance et à sa discrétion celui qui jusque-là avait tenu ses destinées entre ses mains.

Chicot, venant dîner au prieuré, lui parut un Chicot esclave, et Gorenflot, à partir de ce moment, pensa trop de soi et pas assez de Chicot.

Chicot vit sans s’offenser le changement de son ami : ceux qu’il avait éprouvés près du roi Henri l’avaient façonné à cette sorte de philosophie.

Il s’observa davantage, et ce fut tout.

Au lieu d’aller tous les deux jours au prieuré, il n’y alla plus qu’une fois la semaine, puis tous les quinze jours, puis enfin tous les mois.

Gorenflot était si gonflé qu’il ne s’en aperçut pas.

Chicot était trop philosophe pour être sensible ; il rit sous cape de l’ingratitude de Gorenflot et se gratta le nez et le menton, selon son ordinaire.

— L’eau et le temps, dit-il, sont les deux plus puissants dissolvants que je connaisse : l’un fend la pierre, l’autre l’amour-propre. Attendons.

Et il attendit.

Il était dans cette attente lorsque arrivèrent les événements que nous venons de raconter, et au milieu desquels il lui parut surgir quelques-uns de ces éléments nouveaux qui présagent les grandes catastrophes politiques.

Or comme son roi, qu’il aimait toujours, tout trépassé qu’il était, lui parut, au milieu des événements futurs, courir quelques dangers analogues à ceux dont il l’avait déjà préservé, il prit sur lui de lui apparaître à l’état de fantôme, et, dans ce seul but, de lui présager l’avenir.

Nous avons vu comment l’annonce de l’arrivée prochaine de M. de Mayenne, annonce enveloppée dans le renvoi de Joyeuse, et que Chicot, avec son intelligence de singe, avait été chercher au fond de son enveloppe, avait fait passer Chicot de l’état de fantôme à la condition de vivant, et de la position de prophète à celle d’ambassadeur.

Maintenant que tout ce qui pourrait paraître obscur dans notre récit est expliqué, nous reprendrons, si nos lecteurs le veulent bien, Chicot à sa sortie du Louvre, et nous le suivrons jusqu’à sa petite maison du carrefour Bussy.