Les Quatrains de Khèyam

La bibliothèque libre.
Traduction par Jean-Baptiste Nicolas.
Imprimerie Impériale.



LES
QUATRAINS DE KHÈYAM
TRADUITS DU PERSAN
PAR J. B. NICOLAS,
EX-PREMIER DROGMAN DE L’AMBASSADE FRANÇAISE EN PERSE
CONSUL DE FRANCE À RESCHT.



PARIS.
IMPRIMÉ PAR ORDRE DE L’EMPEREUR
À L’IMPRIMERIE IMPÉRIALE

M DCCC LXVII



PRÉFACE.


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J’ai longtemps pensé, durant mon séjour en Perse, qu’une traduction française des quatrains de Khèyam pouvait offrir quelque intérêt pour l’Europe littéraire. Ce vieux grand poëte, qui florissait au xie siècle et qui faisait dans le Khoraçan les délices de la cour des Seldjoukides, continue encore de nos jours à charmer les loisirs du palais des Kadjars à Téhéran. Mais, d’un côté, la difficulté de traduire un écrivain si essentiellement abstrait dans ses pensées philosophiques, si étrangement mystique dans ses expressions figurées (trop souvent présentées sous des formes d’un matérialisme repoussant) ; d’un autre côté, les embarras que j’entrevoyais pour la correction des épreuves à une si grande distance de Paris, et par-dessus tout le sentiment de mon incapacité pour entreprendre un tel travail, m’avaient toujours empêché de le publier jusqu’à présent.

À mon dernier passage à Paris, j’y ai rencontré des amis avides de nouveauté en fait de littérature orientale, parmi lesquels j’aime à citer ici Mme Blanchecotte, connue par plusieurs publications vives et passionnées de moraliste et de poëte. Après avoir entendu les citations orales que j’ai pu leur faire succinctement de quelques quatrains du poëte qui nous occupe, ils m’ont si fortement conseillé d’en publier une traduction complète, ils ont mis tant d’insistance dans leurs conseils, tant de bienveillance dans leurs offres de service, que je me suis décidé à me conformer à leurs désirs en éditant aujourd’hui cet ouvrage.

Cependant je le considérerais encore comme au-dessus de mes forces, sans la coopération de Hassan-Ali-Khan, ministre plénipotentiaire de Perse près la cour des Tuileries, qui a poussé l’obligeance jusqu’à m’aider de sa profonde érudition et de ses précieux avis.

L’histoire de Khèyam se rattachant à celle de deux personnages qui ont joué un grand rôle dans les annales du pays, j’ai cru qu’elle présentait assez d’intérêt pour en faire ici la narration, telle qu’elle nous a été transmise par les historiens persans.

Khèyam[1], né dans un village situé près de Néchapour, dans le Khoraçan, vint compléter ses études, vers l’an 1042 de l’ère chrétienne, dans le célèbre mèdrèssèh de cette ville. Ce collège avait acquis à cette époque, nous disent les relations du temps, la réputation de produire des sujets d’une rare distinction, parmi lesquels surgissaient souvent des hommes d’un talent et d’une habileté remarquables qui atteignaient rapidement aux plus hautes fonctions de l’empire.

Abdul-Kassém et Hassan-Sèbbah étaient, parmi les condisciples de Khèyam, les deux camarades avec lesquels il s’était plus particulièrement lié, nonobstant la divergence de caractère et d’opinions qui semblait lui indiquer un autre choix. Un jour Khèyam demanda, en manière de plaisanterie, à ses deux amis si une convention passée entre eux et basée sur l’absolue nécessité, pour celui des trois que la fortune favoriserait, de venir en aide aux deux autres en les comblant de ses bienfaits, leur paraîtrait une chose puérile, « Non, non, « répondirent-ils ; l’idée est excellente et nous l’adoptons avec « empressement. » Aussitôt les trois amis se donnèrent la main et jurèrent, le cas échéant, d’être fidèles à leur engagement.

Ce pacte ne fit que stimuler l’émulation des trois jeunes gens. Ils s’appliquèrent à leurs études avec d’autant plus d’ardeur qu’il leur était permis de prétendre, selon la tradition du collège, aux dignités les plus élevées.

Khèyam, d’une nature douce et modeste, était plutôt porté à la contemplation des choses divines qu’aux jouissances de la vie mondaine. Ce penchant et le genre d’étude qu’il cultiva en firent un poëte mystique, un philosophe à la fois sceptique et fataliste, un soufi[2] en un mot comme la plupart des poëtes orientaux. Abdul-Kassém, au contraire, ambitieux et positif dans toute l’acception du mot, anxieux d’arriver au pouvoir, s’appliqua principalement à l’étude de l’histoire de son pays, qui lui présentait de nombreux exemples d’hommes célèbres arrivés, par leur mérite ou par leur courage, aux plus hautes charges, et où il puisait d’ailleurs d’excellentes leçons sur toutes les branches d’une bonne administration. Il devint un illustre homme d’État. Quant à Hassan-Sèbbah, aussi ambitieux que son condisciple Abdul-Kassém, mais moins habile et plus violent que lui dans l’application des moyens, astucieux et jaloux de la supériorité de ses camarades, il suivit à peu près les mêmes études, mais en nourrissant le projet de s’en servir pour la ruine de tous ceux qui oseraient s’opposer à son avancement dans la carrière qu’il avait choisie. Aussi devint-il célèbre, ainsi que le démontrera la suite de cette notice, par les cruautés qu’il a commises et le sang qu’il a versé.

Leurs études terminées, les trois amis sortirent du collège et se séparèrent pour rentrer dans leurs foyers, où ils restèrent un certain temps sans renommée aucune. Cependant Abdul-Kassém parvint bientôt à se faire avantageusement connaître à la cour d’Alp-Arslan, deuxième roi de la dynastie des Seldjoukides 1[3], par divers écrits en matière d’administration, et ne tarda pas à devenir le secrétaire particulier de ce monarque, puis sous-secrétaire d’État, et enfin sèdr-azèm, « premier ministre ».

AIp-Arslan, en mettant cet habile administrateur à la tête des affaires de son empire, lui conféra le titre honorifique de Nézam-el-Moulk , régulateur de l’empire, titre qui chez les Persans remplace le nom de la personne à laquelle il est décerné. Les historiens du temps font le plus bel éloge de ce grand homme, et, attribuant à ses vertus et à sa capacité les succès et la prospérité du règne d’Alp-Arslan, ils tiennent en profonde admiration le discernement de ce monarque, qui sut s’attacher un ministre doué de tant de mérite pour diriger les affaires de ses vastes États, qui atteignirent sous son administration le plus haut degré de gloire dont il soit fait mention dans les annales persanes.

C’est vers cette époque où Nézam-el-Moulk (car désormais c’est par ce titre que nous le désignerons), était arrivé à l’apogée de sa puissance, que ses deux amis vinrent lui rappeler l’exécution du pacte conclu entre eux. « Que me demandez-vous ? leur dit-il. — Je ne te demande, répondit Khèyam, que la jouissance des revenus du village qui m’a vu naître. Je suis derviche et n’ai pas d’ambition ; si tu accèdes à ma requête, je pourrai, sous le toit paternel, loin des entraves inséparables des choses de ce monde, cultiver paisiblement la poésie, qui ravit mon âme, et me livrer à la contemplation du Créateur, où se plaît mon esprit. — Quant à moi, dit Hassan-Sèbbah, je demande une place à la cour. » Le ministre accorda tout : le jeune poète retourna dans son village, dont il devint le chef, et Hassan-Sèbbah fut placé à la cour, où, en astucieux courtisan, il ne tarda pas à capter les bonnes grâces du monarque. Mais, bien qu’il eût déjà acquis, grâce à la protection efficace de Nézam-el-Moulk, les plus hautes distinctions possibles, son esprit envieux et ardent ne pouvait s’accommoder de l’espèce de soumission dans laquelle il se trouvait vis-à-vis de son bienfaiteur. Il mit bientôt tout en œuvre pour le renverser et le supplanter. Afin d’arriver à ce but, il commença par insinuer à Alp-Àrslan que les finances du royaume n’étaient pas en bon état, le ministre négligeant la rentrée des impôts et n’ayant, depuis trois ans, rendu aucun compte sur cet important sujet. Le prince prêta l’oreille à ces considérations perfides, et bientôt Nézam-el-Moulk fut mandé à la cour, où Alp-Arslan lui demanda compte, en présence de tous les grands dignitaires, convoqués à cet effet, du retard apporté à la rentrée des impôts et au règlement définitif des finances de l’État. Nézam-el-Moulk s’excusa de son mieux en faisant retomber sur certaines circonstances indépendantes de sa volonté le retard dont se plaignait Sa Majesté, et promit de s’occuper sérieusement de cette question, de manière à pouvoir présenter dans l’espace de six mois un règlement de compte complet. Le prince parut satisfait et permit au ministre de se retirer. Mais celui-ci n’avait pas encore dépassé le seuil de la porte du château, que Hassan-Sèbbah, s’approchant du roi, lui fit remarquer que ce qui prouvait surtout l’incapacité du ministre en pareille matière, c’était précisément le délai exorbitant qu’il réclamait pour mettre en ordre les finances de l’empire. Cette observation frappa le prince, qui demanda au courtisan qui la lui faisait s’il voulait, lui, se charger de ce travail, et s’il pouvait s’engager à le terminer dans un plus court espace de temps. Sur la réponse affirmative de l’astucieux Hassan, qui ne sollicitait qu’un délai de quarante jours, ordre fut donné à Nézam-el-Moulk de mettre immédiatement à sa disposition les archives des finances, les moustofis (écrivains du Divan) et tout le personnel de la direction des fonds. Hassan, ravi de se trouver ainsi tout à coup à la tête de la branche la plus importante de l’administration, considérait déjà la ruine complète de Nézam-el-Moulk comme assurée. Celui-ci, de son côté, s’aperçut, mais un peu tard, de l’imprudence qu’il avait commise en plaçant si haut un homme qu’il aurait dû si bien connaître et dont il eût fallu se défier. Cependant il ne désespéra pas de déjouer, en employant ruse contre ruse, les projets déjà si avancés de son ambitieux antagoniste. Sachant par expérience combien les hommes de son temps étaient corruptibles, connaissant en outre l’avidité proverbiale et la faiblesse de caractère du confident de Hassan-Sèbbah auquel celui-ci avait cru pouvoir confier la direction du travail qu’il avait entrepris sur l’ordre d’Alp-Arslan, il n’hésita pas à fournir à un de ses favoris, sur la fidélité duquel il savait pouvoir compter, des sommes assez irrésistibles pour amener à bonne fin le plan qu’il avait conçu.

Le favori du ministre, homme sûr et habitué à ces sortes de services, employa si habilement cet argent qu’il ne tarda pas à s’attirer les bonnes grâces du faible et intéressé confident de Hassan, et se vit ainsi à même de fournir à son maître tous les renseignements que celui-ci attendait avec impatience et dont il devait profiter lorsque le moment serait venu. Ce moment, c’était l’expiration du délai de quarante jours qu’avait demandé Hassan-Sèbbah. Au jour fixé tout était prêt ; Hassan semblait triompher ; mais Nézam-el-Moulk, ce jour-là même où le volumineux mémoire de son adversaire devait être remis au roi en audience officielle, donna à son favori ses dernières instructions, qui devaient aboutir à la confusion de Hassan. Ce fidèle et adroit serviteur alla trouver le confident, dont, à force de cadeaux, il avait gagné la confiance, et le pria de lui montrer l’admirable mémoire que Nézam-el-Moulk avait déclaré ne pouvoir terminer avant six mois, et que son maître, à lui, avait eu l’habileté de composer en quarante jours. Le confident de Hassan était en ce moment préoccupé, et d’ailleurs, il ne se doutait de rien ; il livra à son ami le dèftèr, liasse de feuillets détachés qui formaient le mémoire[4]. Celui-ci, mettant à profit la distraction du confident, détacha le dèftèr, et en un clin d’œil il confondit l’ordre des feuillets, comme le lui avait si bien recommandé son maître. Ensuite, déposant le dèftèr sur le tapis, il se répandit en éloges pompeux sur l’habileté de Hassan-Sèbbah et de son digne acolyte qui avait si activement participé à cet éminent travail. Quelques heures après Alp-Arslan recevait en grande audience ses ministres et les officiers de l’empire, qui devaient assister à la présentation solennelle du mémoire par Hassan-Sèbbah.

Nézam-el-Moulk se tenait humblement dans un coin de la salle d’audience, attendant le résultat de son stratagème. Sur un signe d’Alp-Arslan, Hassan-Sèbbah déposa aux pieds du monarque un fîhrist, livret au moyen duquel le prince devait appeler, par ordre de provinces, les feuillets contenus dans le dèftèr, que Hassan-Sèbbah venait de prendre des mains de son confident. Au premier appel, Hassan cherche, mais en vain, le feuillet demandé. Il pressent une trahison, il se trouble ; et la rumeur que cet incident provoque dans la salle, la présence du roi, irrité de trouver un tel désordre dans un mémoire de cette importance, ajoutent à la confusion de Hassan, qui se voit bientôt forcé de se retirer, après une sévère réprimande de la part d’Alp-Arslan. Nézam-el-Moulk était vengé ; il s’approcha respectueusement du roi et lui fit observer qu’il était difficile d’exiger plus de régularité dans un travail sérieux, fait à la hâte par des gens incapables. Après cet échec, Hassan ne reparut plus à la cour. L’histoire nous apprend qu’il alla voyager en Syrie, où il adopta les dogmes de la secte ismaélite, dogmes qu’il résolut d’importer en Perse, en y ajoutant d’autres nouveautés plus conformes aux opinions des soufis[5], alors très-nombreux dans le royaume, dans le but de s’en faire une arme et de devenir ainsi la terreur de ses ennemis. Il revint en effet en Perse, mais en se cachant soigneusement, pour se dérober aux recherches de Nézam-el-Moulk, dont il redoutait le ressentiment. Il se rendit à sa ville natale de Rhèi[6], après avoir vécu quelque temps à Ispahan, où, enhardi par la facilité avec laquelle s’opérait le recrutement projeté de ses néophytes, il ne forma rien moins que le projet de faire trembler sur son trône le souverain lui-même. A Rhèi il appela près de lui quelques mécontents, qui n’hésitèrent pas à adopter les dogmes qu’il leur enseignait et qui se déclarèrent prêts à le seconder dans ses desseins. Il résolut alors d’aller, avec un nombre assez restreint de ces nouveaux disciples, se fortifier sur la montagne d’Alamout, près de la ville de Kazbïn, d’où il commença à faire, dans les pays environnants, de fréquentes razzias, au moyen desquelles il subvenait aux besoins du moment et pourvoyait à l’équipement de sa petite troupe, qui devint bientôt formidable.

C’est vers cette époque qu’Alp-Arslan mourut, laissant à son fils, Malek-chah, ses vastes États, dont il lui recommanda fortement de confier l’administration à Nézam-el-Moulk, son fidèle et pieux ministre. Mais celui-ci ne jouit pas longtemps de ces nouvelles marques de faveur ; car Malek-chah, ayant eu la faiblesse de prêter l’oreille aux calomnieux rapports de ses ennemis, lui fit retirer son turban et son encrier, insignes des hautes fonctions qu’il avait si noblement remplies. Cette disgrâce, en facilitant une vengeance particulière, fut cause de la mort de ce grand homme d’État. On le trouva un matin étendu sous sa tente, dans le camp royal, assassiné par un satellite de Hassan-Sèbbah. Avant d’expirer il eut, selon le récit des chroniques, le temps d’écrire une pièce de vers, à l’adresse de Malek-chah, dans laquelle il recommandait à sa bienveillance ses douze fils, à qui, disait-il, il léguait ses vieux et loyaux services.

Hassan-Sèbbah n’en continuait pas moins ses sanglantes excursions, ne respectant dans ses rapides victoires ni rang ni sexe, égorgeant sans pitié tout ce qui lui tombait sous la main. Malek-chah, effrayé, dut envoyer des troupes pour mettre fin à ces expéditions, qui jetaient le trouble et la confusion dans toute l’étendue de l’empire. Mais les sectateurs de Hassan[7] augmentaient tous les jours, et bientôt ce chef se vit assez fort pour repousser par une vigoureuse attaque les troupes royales et les obliger de battre en retraite. Après ce succès, Hassan ne mit plus de bornes à ses exploits, et acquit une telle renommée que rien ne paraissait plus devoir lui résister.

La mort de Malek-chah étant survenue peu de temps après celle de Nézam-el-Moulk, Hassan se hâta de profiter, pour étendre sa domination, des revers qu’éprouva le célèbre sultan Sandjar, successeur de Malek-chah, et des guerres incessantes que se faisaient les différentes branches de la maison des Seldjoukides, guerres qui se prolongèrent jusqu’à la mort de Tougroul III, environ quarante à quarante-cinq ans. Sultan-Sandjar, justement inquiet des progrès d’envahissement de Hassan, résolut de détruire entièrement dans ses États une bande de brigands dont les déprédations et les meurtres répandaient la terreur dans les provinces. À cet effet, il réunit une armée avec laquelle il marcha en personne contre les agresseurs ; mais, arrivé à une certaine distance du mont Alamout, il vit un matin, en se réveillant, un poignard enfoncé dans la terre près du chevet de son lit, et dont la lame avait transpercé un billet à son adresse, où il lut avec effroi ces mots[8] :

« Ô Sandjar ! apprends que, si je n’avais pas voulu respecter «  » tes jours, la main qui a enfoncé ce poignard dans la terre, « aurait pu aussi bien l’enfoncer dans ton cœur[9]. » On dit que le sultan fut tellement atterré à la lecture de ce billet, qui lui révélait l’immense pouvoir de Hassan-Sèbbah sur l’esprit de ses affidés, qu’il renonça pour cette fois à ses projets d’attaque[10].

Mais revenons à Khèyam, qui, resté étranger à toutes ces alternatives de guerres, d’intrigues et de révoltes dont cette époque fut si remplie, vivait tranquille dans son village natal, se livrant avec passion à l’étude de la philosophie des soufis. Entouré de nombreux amis, il cherchait avec eux dans le vin cette contemplation extatique que d’autres croient trouver dans des cris et des hurlements poussés jusqu’à extinction de voix, comme les derviches hurleurs ; d’autres dans des mouvements circulaires qu’ils pratiquent avec frénésie jusqu’à ce qu’ils soient entièrement pris de vertige, comme les derviches tourneurs ; d’autres enfin, dans des tortures atroces qu’ils s’infligent eux-mêmes jusqu’à en perdre connaissance, comme les Hindous. Les chroniqueurs persans racontent que Khèyam aimait surtout à s’entretenir et à boire avec ses amis, le soir au clair de la lune sur la terrasse de sa maison, assis sur un tapis, entoure de chanteurs et de musiciens[11], avec un échanson qui, la coupe à la main, la présentait à tour de rôle aux joyeux convives réunis[12]. Nous croyons ne pouvoir mieux terminer cette rapide esquisse biographique et historique[13], qu’en empruntant à la vie même et aux œuvres de notre poète deux citations très-caractéristiques.

Pendant une de ces soirées dont nous venons de parler, survient à l’improviste un coup de vent qui éteint les chandelles et renverse à terre la cruche de vin, placée imprudemment sur le bord de la terrasse. La cruche fut brisée et le vin répandu. Aussitôt Khèyam, irrité, improvisa ce quatrain impie à l’adresse du Tout-Puissant :

« Tu as brisé ma cruche de vin, mon Dieu ! tu as ainsi fermé sur moi la porte de la joie, mon Dieu ! c’est moi qui bois, et c’est toi qui commets les désordres de l’ivresse ! Oh ! (puisse ma bouche se remplir de terre !) serais-tu ivre, mon Dieu[14] ? »

Le poëte, après avoir prononcé ce blasphème, jetant les yeux sur une glace, se serait aperçu que son visage était noir comme du charbon. C’était une punition du ciel. Alors il fit cet autre quatrain non moins audacieux que le premier, et qui exprime d’une manière absolue la répulsion du poëte pour la doctrine des peines futures, décrites dans le Koran, et prêchées si chaleureusement par les moullahs. Les soufis considèrent cette doctrine, non-seulement comme le renversement de la leur, mais encore comme indigne de la miséricorde et de la clémence de la Divinité. Voici ce quatrain :

« Quel est l’homme ici-bas qui n’a point commis de péché, dis ? Celui qui n’en aurait point commis, comment aurait-il vécu, dis ? Si, parce que je fais le mal, tu me punis par le mal, quelle est donc la différence qui existe entre toi et ce moi, dis ? »

Mais arrivons au livre lui-même, à la pensée complète du poëte qui se déduit si énergiquement et avec tant d’unité à travers les fantaisies ou les rudesses de ses quatrains.


LES


QUATRAINS DE KHÈYAM.













LES

QUATRAINS DE KHÈYAM.

Séparateur


1

Un matin, j’entendis venir de notre taverne une voix qui disait : À moi, joyeux buveurs, jeunes fous ! levez-vous, et venez remplir encore une coupe de vin, avant que le destin vienne remplir celle de notre existence.


2

Ô toi qui dans l’univers entier es l’objet choisi de mon cœur ! toi qui m’es plus chère que l’âme qui m’anime, que les yeux qui m’éclairent ! il n’y a rien, ô idole, de plus précieux que la vie : eh bien ! tu m’es cent fois plus précieuse qu’elle[15].


3
Qui t’a conduite cette nuit vers nous, ainsi prise de vin ? Qui donc, enlevant le voile qui te couvrait, a pu te conduire jusqu’ici ? Qui enfin t’amène aussi rapide que le vent pour attiser encore le feu de celui qui brûlait déjà en ton absence[16] ?


4

Nous n’avons éprouvé que chagrin et malheur dans ce monde qui nous sert un instant d’asile. Hélas ! aucun problème de la création ne nous y a été expliqué, et voilà que nous le quittons le cœur plein de regret (de n’y avoir rien appris sur ce sujet).


5

Ô khadjè[17], rends-nous licite un seul de nos souhaits, retiens ton haleine[18] et conduis-nous sur la voie de Dieu. Certes, nous marchons droit[19], nous ; c’est toi qui vois de travers ; va donc guérir tes yeux, et laisse-nous en paix.


6

Lève-toi, viens, viens, et, pour la satisfaction de mon cœur, donne-moi l’explication d’un problème[20] : apporte-moi vite une cruche de vin, et buvons avant que l’on fasse des cruches de notre propre poussière[21].


7
Lorsque je serai mort, lavez-moi avec le jus de la treille ; au lieu de prières, chantez sur ma tombe les louanges de la coupe et du vin, et si vous désirez me retrouver au jour dernier, cherchez-moi sous la poussière du seuil de la taverne.





8

Puisque personne ne saurait te répondre du jour de demain, empresse-toi de réjouir ton cœur plein de tristesse ; bois, ô lune adorable ! bois dans une coupe vermeille, car la lune du firmament tournera bien longtemps (autour de la terre), sans nous y retrouver[22].


9

Puisse l’amoureux[23]être toute l’année ivre, fou, absorbé par le vin, couvert de déshonneur ! car lorsque nous avons la saine raison, le chagrin vient nous assaillir de tous côtés ; mais à peine sommes-nous ivres, eh bien, advienne que pourra !


10

Au nom de Dieu ! dans quelle expectative le sage attacherait-il son cœur aux trésors illusoires de ce palais du malheur ? Oh ! que celui qui me donne le nom d’ivrogne revienne donc de son erreur, car, comment pourrait-il voir là-haut trace de taverne[24] ?


11
Le Koran, que l’on s’accorde à nommer la parole sublime, n’est cependant lu que de temps en temps et non d’une manière permanente, tandis qu’au bord de la coupe se trouve un verset plein de lumière que l’on aime à lire toujours et partout[25].


12

Toi qui ne bois pas de vin, ne blâme pas pour cela les ivrognes, car je suis prêt, moi, à renoncer à Dieu, s’il m’ordonne de renoncer au vin. Tu te glorifies de ne point boire de vin, mais cette gloire sied mal à qui commet des actes cent fois plus répréhensibles que l’ivrognerie [26].


13

Bien que ma personne soit belle, que le parfum qui s’en exhale soit agréable, que le teint de ma figure rivalise avec celui de la tulipe, et que ma taille soit élancée comme celle d’un cyprès, il ne m’a pas été démontré, cependant, pourquoi mon céleste peintre a daigné m’ébaucher sur cette terre [27].


14

Je veux boire tant et tant de vin que l’odeur puisse en sortir de terre quand j’y serai rentré, et que les buveurs à moitié ivres de la veille qui viendront visiter ma tombe puissent, par l’effet seul de cette odeur, tomber ivres-morts [28].



15

Dans la région de l’espérance attache-toi autant de cœurs que tu pourras ; dans celle de la présence[29] lie-toi avec un ami parfait, car, sache-le bien, cent kaabas[30], faites de terre et d’eau, ne valent pas un cœur. Laisse donc là ta kaaba et va plutôt à la recherche d’un cœur[31].


16

Le jour où je prends dans ma main une coupe de vin et où, dans la joie de mon âme, je deviens ivre-mort, alors, dans cet état de feu qui me dévore, je vois cent miracles se réaliser, alors des paroles claires comme l’eau la plus limpide semblent venir m’expliquer le mystère de toutes choses !


17
Puisque la durée d’un jour n’est que de deux délais[32], empresse-toi de boire du vin, du vin limpide, car, sache-le bien, tu ne retrouveras plus ton existence écoulée, et, puisque tu sais que ce monde entraîne tout à une ruine complète, imite-le, et, toi aussi, sois jour et nuit ruiné dans le vin[33].



18

C’est nous qui nous livrons aux volontés du vin, c’est avec joie que nous offrons nos âmes en holocauste aux lèvres souriantes de ce jus divin[34]. Ô spectacle ravissant ! notre échanson tenant d’une main le goulot du flacon, et de l’autre la coupe qui déborde, comme pour nous convier à recevoir le plus pur de son sang[35] !

19

Oui, c’est nous qui, assis au milieu de ce trésor en ruine[36], entourés de vin et de danseurs, avons mis en gage (pour nous les procurer) tout ce que nous possédions : âme, cœur[37], hardes, et jusqu’à notre coupe. Nous sommes ainsi affranchis et de l’espérance du pardon et de la crainte du châtiment[38]. Nous sommes en dehors de l’air, de la terre, du feu et de l’eau[39].

20
La distance qui sépare l’incrédulité de la foi n’est que d’un souffle, celle qui sépare le doute de la certitude n’est également que d’un souffle ; passons donc gaiement cet espace précieux d’un souffle , car notre vie aussi n’est séparée (de la mort) que par l’espace d’un souffle.



21

Ô roue du destin[40] ! la destruction vient de ta haine implacable. La tyrannie est pour toi un acte de prédilection que tu commets depuis le commencement des siècles, et toi aussi, ô terre, si l’on venait à fouiller dans ton sein, que de trésors inappréciables n’y trouverait-on pas[41] !


22

Mon tour d’existence s’est écoulé en quelques jours. Il est passé comme passe le vent du désert. Aussi, tant qu’il me restera un souffle de vie, il y a deux jours dont je ne m’inquiéterai jamais, c’est le jour qui n’est pas venu et celui qui est passé.


23

Ce rubis précieux vient d’une mine à part, cette perle unique est empreinte d’un sceau à part[42] ; nos différentes conclusions sur cette matière sont erronées, car l’énigme du véritable amour[43] s’explique dans un langage à part (et qui n’est pas à notre portée).


24

Puisque c’est aujourd’hui mon tour de jeunesse, j’entends le passer à boire du vin, car tel est mon bon plaisir. N’allez pas, à cause de son amertume, médire de ce délicieux jus, car il est agréable, et

il n’est amer que parce qu’il est ma vie[44].



25

Ô mon pauvre cœur ! puisque ton sort est d’être meurtri jusqu’au sang par le chagrin, puisque ta nature veut que tu sois chaque jour accablé d’un nouveau tourment, alors, ô âme ! dis-moi ce que tu es venue faire dans mon corps, dis, puisque tu dois enfin le quitter un iour ?


26

Tu ne peux te flatter aujourd’hui de voir le jour de demain ; penser même à ce demain serait de ta part pure folie ; si tu as le cœur éveillé ne perds pas dans l’inaction cet instant de vie (qui te reste) et pour la durée duquel je ne vois aucune preuve.


27

Il ne faut pas sans nécessité aller frapper à chaque porte. Il faut s’accommoder du bien comme du mal d’ici-bas, car on ne peut jouer que d’après le nombre de points que nous présente la surface des dés jetés par le destin sur le damier de ce petit bol céleste[45].


28
Cette cruche a été comme moi une créature aimante et malheureuse, elle a soupiré après une mèche de cheveux de quelque jeune beauté ; cette anse que tu vois attachée à son col était un bras amoureusement passé au cou d’une belle.



29

Avant toi et moi, il y a eu bien des crépuscules, bien des aurores, et ce n’est pas sans raison que le mouvement de rotation a été imprimé aux cieux. Sois donc attentif quand tu poseras ton pied sur cette poussière, car elle a été sans doute la prunelle des yeux d’une jeune beauté.

30

Le temple des idoles et la kaaba sont des lieux d’adoration, le carillon des cloches n’est autre chose qu’un hymne chanté à la louange du Tout-Puissant. Le mehrab[46], l’église, le chapelet, la croix sont en vérité autant de façons différentes de rendre hommage à la Divinité[47].

31
Les choses existantes étaient déjà marquées sur la tablette de la création. Le pinceau (de l’univers) est sans cesse absent du bien et du mal[48]. Dieu a imprimé au destin ce qui devait y être imprimé ; les efforts que nous faisons s’en vont donc en pure perte[49].


32

Je ne puis indistinctement dire mon secret aux mauvais comme aux bons[50]. Je ne puis donner de l’extension à l’exposé de ma pensée essentiellement brève. Je vois un lieu dont je ne puis tracer la description ; je possède un secret que je ne puis dévoiler.

33

La fausse monnaie n’a pas cours parmi nous[51]. Le balai en a déblayé entièrement notre joyeuse demeure. Un vieillard revenant de la taverne me dit : Bois du vin, ami, car bien des existences succéderont à la tienne durant ton long sommeil[52].

34

En face des décrets de la Providence rien ne réussit que la résignation. Parmi les hommes rien ne réussit que les apparences et l’hypocrisie. J’ai employé en fait de ruse tout ce que l’esprit humain peut inventer de plus fort, mais le destin a toujours renversé mes projets.

35

Si un étranger te témoigne de la fidélité, considère-le comme un parent ; mais si un parent vient à te trahir (en quoi que ce soit), regarde-le comme un malintentionné. Si le poison te guérit, considère-le

comme un antidote, et si l’antidote t’est contraire, regarde-le comme un poison.


36

Il n’y a point de cœur que ton absence n’ait meurtri jusqu’au sang ; il n’y a point d’être clairvoyant qui ne soit épris de tes charmes enchanteurs, et, bien qu’il n’existe dans ton esprit aucun souci pour personne, il n’y a personne qui ne soit préoccupé de toi[53].

37

Tant que je ne suis pas ivre, mon bonheur est incomplet. Quand je suis pris de vin, l’ignorance remplace ma raison. Il existe un état intermédiaire entre l’ivresse et la saine raison. Oh ! qu’avec bonheur je me constitue l’esclave de cet état, car là est la vie[54] !

38

Qui croira jamais que celui qui a confectionné la coupe[55] puisse songer à la détruire ? Toutes ces belles têtes, tous ces beaux bras, toutes ces mains charmantes, par quel amour ont-ils été créés, et par quelle haine sont-ils détruits ?

39
C’est l’effet de ton ivresse[56] qui te fait craindre la mort et abhorrer le néant, car il est évident que de ce néant germera une branche de l’immortalité. Depuis que mon âme est ravivée par le souffle de Jésus, la mort éternelle a fui loin de moi[57].


40

Imite la tulipe[58] qui fleurit au noorouz[59] ; prends comme elle une coupe dans ta main, et, si l’occasion se présente, bois, bois du vin avec bonheur, en compagnie d’une jeune beauté aux joues colorées du teint de cette fleur, car cette roue bleue[60], comme un coup de vent, peut tout à coup venir te renverser[61].


41

Puisque les choses ne doivent pas se passer suivant nos désirs, à quoi servent nos desseins et nos efforts ? Nous sommes constamment à nous tourmenter et à nous dire en soupirant de regret : Ah ! nous sommes arrivés trop tard, trop tôt il nous faudra partir !


42

Puisque la roue céleste et le destin ne t’ont jamais été favorables, que t’importe de compter sept cieux ou de croire qu’il en existe huit[62] ? Il y a (je le répète) deux jours dont je ne me suis jamais soucié, c’est le jour qui n’est pas venu et celui qui est passé.


43

Ô Khèyam ! pourquoi tant de deuil pour un péché commis ? Quel soulagement plus ou moins grand trouves-tu à te tourmenter ainsi ? Celui qui n’a point péché ne jouira pas de la douceur du pardon. C’est pour le péché que le pardon existe ; dans ce cas, quelle crainte

peux-tu avoir[63] ?
[Texte en persan]

44

Personne n’a accès derrière le rideau mystérieux des secrets de Dieu, personne (pas même en esprit) ne peut y pénétrer[64] ; nous n’avons point d’autre demeure que le sein de la terre. regret ! car c’est là aussi une énigme non moins difficile à saisir[65].


45

J’ai bien longtemps cherché dans ce monde d’inconstance qui nous sert un moment d’asile ; j’ai employé dans mes recherches toutes les facultés dont je suis doué ; eh bien ! j’ai trouvé que la lune pâlit devant l’éclat de ton visage, que le cyprès est difforme à côté de ta taille élancée[66].


46

Dans la mosquée, dans le medressèh[67], dans l’église et dans la synagogue, on a horreur de l’enfer et on recherche le paradis ; mais la semence de cette inquiétude n’a jamais germé dans le cœur de celui qui a pénétré les secrets du Tout-Puissant[68].


47

Tu as parcouru le monde, eh bien ! tout ce que tu y as vu n’est rien ; tout ce que tu y as vu, tout ce que tu y as entendu n’est également rien. Tu es allé d’un bout de l’univers à l’autre, tout cela n’est rien ; tu t’es recueilli dans un coin de ta chambre, tout cela

n’est encore rien, rien[69].
[Texte en persan]


48

Une nuit, je vis en songe un sage qui me dit : Le sommeil, ami, n’a fait épanouir la rose du bonheur de personne : pourquoi commettre un acte si semblable à la mort ? bois du vin plutôt, car tu dormiras bien assez sous terre.


49

Si le cœur humain avait une connaissance exacte des secrets de la vie, il connaîtrait également, à l’article de la mort, les secrets de Dieu. Si aujourd’hui que tu es avec toi-même tu ne sais rien, que sauras-tu demain quand tu seras sorti de ce toi-même ?


50

Le jour où les cieux seront confondus, où les étoiles s’obscurciront[70], je t’arrêterai sur ton chemin, ô idole ! et, te prenant par le pan de ta robe, je te demanderai pourquoi tu m’as ôté la vie (après me l’avoir donnée).


51

Nous devons nous garder de dire nos secrets aux vils indiscrets ; au rossignol même nous devons les cacher. Considère donc le tourment que tu infliges aux âmes des humains, en les forçant ainsi à se dérober aux regards de tous[71].


52

1. Ô échanson ! puisque le temps est là, prêt à nous briser toi et moi, ce monde ne peut être ni pour toi ni pour moi un lieu de séjour permanent. Mais, en tous cas, sois bien convaincu que tant que

cette coupe de vin sera entre toi et moi, Dieu est dans nos mains[72].
[Texte en persan]


53

Bien longtemps la coupe en main je me suis promené parmi les fleurs, et cependant aucun de mes projets ne s’est réalisé dans ce monde ; mais, bien que le vin ne m’ait pas conduit au but de mes désirs, je ne dévierai pas de cette voie, car lorsqu’on suit une route on ne revient pas en arrière.


54

Mets une coupe de vin dans ma main, car mon cœur est enflammé, et cette vie fuit comme fuit le vif-argent. Lève-toi donc, car la faveur de la fortune n’est qu’un songe[73] ; lève-toi, car le feu de la jeunesse s’échappe comme l’eau du torrent.


55

Nous, nous sommes les idolâtres de l’amour, les musulmans sont autres que nous ; nous sommes de chétives fourmis, Salomon, lui, est autre chose[74]. Demande-nous un visage pâli par l’amour, et des hardes en lambeaux, car le marché des étoffes de soie est ailleurs qu’ici.


56

Boire du vin et me réjouir, c’est ma manière d’être. Être indifférent pour l’hérésie comme pour la religion, c’est mon culte. J’ai demandé à cette fiancée du genre humain (le monde) quelle était sa dot[75] ; elle me répondit : Ma dot consiste dans la joie de ton cœur.


[Texte en persan]


57

Je ne suis digne ni de l’enfer, ni du séjour céleste ; Dieu sait de quelle terre il m’a pétri. Je suis hérétique comme un derviche[76], laid comme une femme perdue ; je n’ai ni religion, ni fortune, ni espérance du paradis.


58

Ta passion, homme, ressemble en tout à un chien de maison ; il n’en sort que des sons creux. Elle contient la ruse du renard, elle procure le sommeil du lièvre[77], elle réunit en elle la rage du tigre et la voracité du loup.


59

Qu’elles sont belles, ces verdures qui croissent aux bords des ruisseaux ! On dirait qu’elles ont pris naissance sur les lèvres d’une angélique beauté. Ne pose donc pas sur elles ton pied avec dédain, puisqu’elles proviennent du germe de la poussière d’un visage coloré du teint de la tulipe.


60

Chaque cœur que (Dieu) a éclairé de la lumière de l’affection, que ce cœur fréquente la mosquée ou la synagogue, s’il a inscrit son nom dans le livre de l’amour il est affranchi et des soucis de l’enfer

et de l’attente du paradis.
[Texte en persan]


61

Une gorgée de vin vaut mieux que le royaume de Kavous[78] ; elle ; est préférable au trône de Kobad[79], à l’empire de Thous[80]. Les soupirs auxquels le matin un amoureux est en proie sont préférables aux gémissements des dévots hypocrites.


62

Bien que le péché m’ait rendu laid et malheureux, je ne suis cependant pas sans espoir, semblable en cela aux idolâtres, qui se reposent sur les dieux de leurs temples. Toutefois, le matin où je mourrai de mon ivresse de la veille, je demanderai du vin, j’appellerai ma maîtresse, car, que m’importent et le paradis et

l’enfer[81] ?
[Texte en persan]


63

Si je bois du vin, ce n’est pas pour ma propre satisfaction ; ce n’est pas pour commettre du désordre ou pour m’abstenir de religion et de morale : non, c’est pour respirer un moment en dehors de moi-même. Aucun autre motif ne me sollicite à boire et à m’enivrer.


64

On affirme qu’il y aura, qu’il y a même un enfer. C’est une assertion erronée ; on ne saurait y ajouter foi, car, s’il existait un enfer pour les amoureux et les ivrognes, le paradis serait, dès demain, aussi vide que le creux de ma main.


65

On m’engage à ne point boire de vin durant le mois de chèèban, parce que c’est défendu, ni même pendant le mois de rèdjèb, parce que c’est un mois consacré à Dieu. C’est juste ; ces deux mois appartiennent à Dieu et au Prophète ; buvons-en donc dans le mois de rèmèzan, puisque c’est un mois qui nous est réservé[82].


66

Le mois de rèmèzan est venu, la saison du vin est finie, oui, les jours de ce vin limpide et de nos habitudes si simples ont fui loin de nous. Hélas ! notre provision de vin nous reste intacte, et les jeunes femmes que nous avons rencontrées sont dans une cruelle

attente[83].
[Texte en persan]


67

Ce vieux caravansérail que l’on nomme le monde, ce séjour alternatif de la lumière et des ténèbres, n’est qu’un reste de festin de cent potentats comme Djèmchid[84]. Ce n’est qu’une tombe servant d’oreiller à cent monarques comme Bèhram[85].


68

Pourquoi, aujourd’hui que la rose de ta fortune porte ses fruits, la coupe est-elle absente de ta main ? Bois du vin, ami, bois, car le temps est un ennemi implacable, et retrouver un jour pareil est chose difficile.


69

Ce palais où Bèhram aimait à prendre la coupe dans sa main (est maintenant transformé en une plaine déserte) où la gazelle met bas, où le lion se repose. Vois ce Bèhram qui, au moyen d’un lacet, prenait les ânes sauvages, vois comme la tombe à son tour a pris ce

même Bèhram[86] !
[Texte en persan]


70

Les nuages se répandent dans le ciel et recommencent à pleurer sur le gazon. Oh ! il n’est plus possible de vivre un instant sans vin couleur d’amarante. Cette verdure réjouit aujourd’hui notre vue, mais celle qui germera de noire poussière, la vue de qui réjouira-t-elle ?


71

En ce jour d’aujourd’hui que l’on nomme adinè (vendredi), laisse là la coupe (trop petite) et bois du vin dans un bol. Si les autres jours tu n’en buvais qu’un (bol), aujourd’hui bois-en deux, car c’est le grand jour par excellence[87].


72

Ô mon cœur[88] ! puisque ce monde t’attriste, puisque ton âme si pure doit se séparer de ton corps, va t’asseoir sur la verdure des champs et réjouis-toi pendant quelques jours, avant que d’autres verdures jaillissent de la propre poussière.


60

Ce vin qui, par son essence, est susceptible d’apparaître sous une foule de formes, qui se manifeste tantôt sous la forme d’un animal, tantôt sous celle d’une plante, ne va pas croire pour cela qu’il puisse ne plus être et que son essence puisse être anéantie ;

car c’est par elle qu’il est, bien que les formes disparaissent[89].
[Texte en persan]


74

Du feu de mes crimes je ne vois point surgir de fumée[90] ; de personne je ne puis attendre un sort meilleur. Cette main que l’injustice des hommes me fait porter sur ma tête[91], quand je la porte sur le pan de la robe d’un d’entre eux, je n’en obtiens aucun soulagement[92].


75

La personne sur qui tu t’appuies avec le plus de sûreté, si tu ouvres les yeux de l’intelligence, tu verras en elle ton ennemi. Il vaut mieux, par le temps qui court, rechercher peu les amis. La conversation des hommes d’aujourd’hui n’est bonne que de loin.


76

Ô homme insouciant ! ce corps de chair n’est rien, cette voûte composée de neuf cieux brillants n’est rien[93]. Livre-toi donc à la joie dans ce lieu où règne le désordre (le monde), car notre vie n’y est attachée que pour un instant, et cet instant n’est également rien.


77

Procure-toi des danseurs, du vin et une charmante aux traits ravissants de houri, si houris il y a ; ou cherche une belle eau courante au bord du gazon, si gazon il y a, et ne demande rien de mieux ; ne t’occupe plus de cet enfer éteint, car, en vérité, il n’y a pas d’autre paradis que celui que je t’indique, si paradis il y a.

[Texte en persan]


78

Ayant aperçu un vieillard qui sortait ivre de la taverne, portant le sedjadèh[94] sur ses épaules et un bol de vin dans sa main, je lui dis : cheikh[95] ! que signifie donc cela ? Il me répondit : Bois du vin, ami, car le monde, c’est du vent.


79

Un rossignol, ivre (d’amour pour la rose), étant entré dans le jardin, et voyant les roses et la coupe de vin souriantes[96], vint me dire à l’oreille, dans un langage approprié à la circonstance : Sois sur tes gardes, ami, (et n’oublie pas) qu’on ne rattrape pas la vie qui s’est écoulée.


80

Ô Khèyam ! ton corps ressemble absolument à une tente : l’âme en est le sultan, et sa dernière demeure est le néant. Quand le sultan est sorti de sa tente, les fèrrachs[97] du trépas viennent la détruire pour la dresser à une autre étape.


81

Khèyam, qui cousait les tentes de la philosophie[98], est tombé tout à coup dans le creuset du chagrin et s’y est brûlé. Les ciseaux de la Parque sont venus trancher le fil de son existence, et le revendeur

empressé l’a cédé pour rien[99].
[Texte en persan]


82

Au printemps j’aime à m’asseoir au bord d’une prairie, avec une idole semblable à une houri et une cruche de vin, s’il y en a, et bien que tout cela soit généralement blâmé, je veux être pire qu’un chien si jamais je songe au paradis.


83

Le vin couleur de rose dans une coupe vermeille est agréable. Il est agréable, accompagné des airs mélodieux du luth et des sons plaintifs de la harpe. Le religieux qui n’a aucune notion des délices de la coupe de vin est agréable, lui, quand il est à mille farsakhs loin de nous.


84

Le temps que nous passons dans ce monde n’a point de prix sans vin et sans échanson ; il n’a point de prix sans les sons mélodieux de la flûte de l’Irak[100]. J’ai beau observer les choses d’ici-bas, je n’y vois que la joie et le plaisir qui aient du prix : le reste n’est rien.


85

Sois sur tes gardes, ami, car tu seras séparé de ton âme : tu iras derrière le rideau des secrets de Dieu. Bois du vin, car tu ne sais pas d’où tu es venu ; sois dans l’allégresse, car tu ne sais pas où tu

iras[101].
[Texte en persan]


86

Puisque notre départ d’ici-bas est certain, pourquoi donc être ? Pourquoi nous acharner ainsi à vouloir atteindre le bonheur, l’impossible ? Puisque, pour une raison inconnue, on ne doit pas nous laisser ici, pourquoi ne point nous occuper de notre voyage futur, pourquoi être insouciant a cet égard[102] ?


87

Il y a un siècle que je chante les louanges du vin et. que je ne m’entoure que d’accessoires qui s’y rapportent. Ô dévot ! puisses-tu être heureux ici-bas avec ta conviction d’avoir pour maître la sagesse ! Mais apprends du moins que ce maître n’est encore que mon élève.


88

Le monde ne cesse de me qualifier de dépravé. Je ne suis cependant pas coupable. Ô hommes de sainteté ! examinez-vous plutôt vous-mêmes et voyez ce que vous êtes. Vous m’accusez d’agir contrairement au chère (loi du Koran) ; je n’ai cependant pas commis d’autres péchés que l’ivrognerie, la débauche[103] et l’adultère[104].


89

Si tu te livres à tes propres passions, à ton insatiabilité, je puis te prédire que tu partiras pauvre comme un mendiant. Vois plutôt qui tu es, d’où tu viens, aie la conscience de ce que tu fais, sache

où tu vas.
[Texte en persan]


90

L’univers n’est qu’un point[105] de notre pauvre existence. Le Djéihoun (Oxus) n’est qu’une faible trace de nos larmes mêlées de sang ; l’enfer n’est qu’une étincelle des peines inutiles que nous nous donnons. Le paradis ne consiste qu’en un instant de repos dont nous jouissons quelquefois ici-bas[106].


91

Je suis un esclave révolté : où est ta volonté ? J’ai le cœur noir de péchés : où est ta lumière, où est ton contrôle ? Si tu n’accordes le paradis qu’à notre obéissance (à tes lois), c’est une dette dont tu t’acquittes, et dans ce casque deviennent ta bienveillance et ta miséricorde [107] ?


92

Je ne sais pas du tout si celui qui m’a créé appartenait au paradis délicieux ou à l’enfer détestable. (Mais je sais) qu’une coupe de vin, une charmante idole et une cithare[108] au bord d’une prairie, sont trois choses dont je jouis présentement, et que toi tu vis sur la promesse qu’on te fait d’un paradis futur.


93

Je bois du vin, et ceux qui y sont contraires viennent de gauche et de droite pour m’engager à m’en abstenir, parce que, disent-ils, le vin est l’ennemi de la religion. Mais, pour cette raison même, maintenant que je me tiens pour adversaire de la foi, je veux, par Dieu,

en boire, car il est permis de boire le sang de son ennemi [109].
[Texte en persan]


94

Le clair de lune a découpé la robe noire de la nuit : bois donc du vin, car on ne trouve pas toujours un moment aussi précieux. Oui, livre-toi à la joie, car ce même clair de lune éclairera bien longtemps encore (après nous) la surface de la terre.


95

N’impute pas à la roue des cieux tout le bien et tout le mal qui sont dans l’homme, toutes les joies et tous les chagrins qui nous viennent du destin ; car cette roue, ami, est mille fois plus embarrassée que toi dans la voie de l’amour (divin).


96

Il n’y a point de bouclier qui tienne contre une flèche lancée par le Destin. Les grandeurs, l’argent, l’or, tout cela ne sert de rien. Plus je considère les choses de ce monde, plus je vois qu’il n’y a de bien que le bien : tout le reste n’est rien.


97

Un cœur qui ne contient pas en soi une abstention complète (des choses d’ici-bas) est à plaindre, car il est tous les jours la proie des regrets. Il n’y a que le cœur débarrassé de soucis qui puisse être joyeux : tout ce qui existe en dehors de cela n’est que sujet de tourment.


98

Celui qui a eu l’intelligence de semer la joie dans son cœur, celui-là n’a pas perdu un seul de ses jours dans le chagrin ; ou il a employé ses facultés à rechercher l’agrément de Dieu, ou il s’est procuré le repos de son âme en prenant dans sa main une coupe de vin. [Texte en persan]


99

Lorsque Dieu a confectionné la boue de mon corps, il savait quel serait le résultat de mes actes. Ce n’est pas sans ses ordres que je commets les péchés dont je suis coupable ; dans ce cas, pourquoi au jour dernier brûler dans l’enfer ?


100

Si tu as bu consécutivement, du vin durant une semaine, garde-toi de t’en priver le vendredi, car, selon notre religion à nous, il n’existe aucune différence entre ce jour-là et le samedi. Sois adorateur du Tout-Puissant et non pas adorateur des jours[110].


101

mon Dieu ! tu es miséricordieux, et la miséricorde, c’est de la clémence. Pourquoi donc le premier pécheur a-t-il été mis hors du paradis terrestre ? Si tu me pardonnes parce que je t’ai obéi, ce n’est point là de la miséricorde. La miséricorde existerait si tu me pardonnais, tout pécheur que je suis.


102

Laisse là la science et prends la coupe dans ta main. Ne t’inquiète pas du paradis et de l’enfer, recherche plutôt le Kooucer[111], vends ton turban de soie pour acheter du vin et n’aie aucune crainte. Débarrasse-toi de cette coiffure et enveloppe ta tête d’un simple cordon

de laine[112].
[Texte en persan]


103

Dis, ami, qu’ai-je pu acquérir des richesses de ce monde ? Rien. Que m’a laissé dans la main le temps qui s’est écoulé ? Rien. Je suis le flambeau de la joie ; mais une fois ce flambeau éteint, je ne suis plus rien. Je suis la coupe de Djèm[113], mais cette coupe une fois brisée, je ne suis plus rien.


104

Où sont donc les danseurs ? Où est le vin ? Vite, que je fasse honneur à la gourde[114] ! Heureux le cœur qui se souvient du vin du matin ! Oh ! il existe en ce monde trois choses qui me sont chères : une tête prise de vin, une belle amoureuse et le bruit du matin.


105

Puisque la vie s’écoule, qu’importe qu’elle soit douce ou amère ? Puisque l’âme doit passer par nos lèvres[115], qu’importe que ce soit à Nichapour ou à Bèlkh[116] ? Bois donc du vin, car après toi et moi, la lune bien longtemps encore passera de son dernier quartier à son

premier, et de son premier à son dernier.
[Texte en persan]


106

Cette caravane de la vie passe d’une manière bien étrange ! Sois sur tes gardes, ami, car c’est le temps de la joie qui s’échappe ainsi ! Ne t’inquiète donc pas du chagrin qui demain attend nos amis, et apporte-moi vite la coupe, car vois comme la nuit s’écoule !


107

Celui qui a posé les bases de la terre, de la roue et des cieux, que de plaies n’a-t-il pas creusées dans le cœur chagrin de l’homme ! que de lèvres couleur de rubis n’a-t-il pas ensevelies dans ce petit globe de terre ! que de mèches de cheveux parfumées de musc n’a-t-il pas enfouies dans le sein de la poussière !


108

Ô hommes insouciants ! ne vous rendez pas la dupe de ce monde, puisque vous connaissez ses poursuites. Ne jetez pas au vent votre précieuse vie ; dépêchez-vous de chercher l’ami[117], et vite buvez du vin.


109

Ô mes chers compagnons ! versez-moi du vin, et par ce moyen rendez à mon visage, jaune comme l’ambre, la couleur du rubis. Quand je serai mort, lavez-moi dans du vin, et du bois de la vigne qu’on fasse mon brancard et mon cercueil !


1lO

Le jour où ce coursier céleste d’étoiles d’or fut sellé[118], où la planète de Jupiter et les Pléiades furent créées, dès ce jour le divan du destin fixa notre sort. En quoi sommes-nous donc coupables,

puisque telle est la part qu’on nous a faite ?
[Texte en persan]


111

Oh ! quel dommage que ce soient les crus qui possèdent le pain tout cuit[119], que ce soient les incomplets qui possèdent les richesses complètes ! Les yeux des belles Turques[120] sont la fête du cœur et ce sont de simples élèves, des esclaves qui en sont les possesseurs[121] !


112

Il faut que notre être soit effacé du livre de la vie, il nous faut expirer dans les bras de la mort. charmant échanson, apportemoi gaiement du liquide, apporte, puisqu’il faut devenir terre[122] !


113

En ce moment, où mon cœur n’est pas encore privé de vie, il me semble qu’il y a peu de problèmes que je n’aie résolus. Cependant, quand j’appelle l’intelligence à mon aide, quand je m’examine avec soin, je m’aperçois que mon existence s’est écoulée et que je n’ai encore rien défini.


114

Ceux qui adorent le sèddjadèh[123] sont des ânes, puisqu’ils se mettent de plein gré sous la charge des dévots hypocrites. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que ceux-ci, sous le manteau de la piété, prêchent

l’islamisme et sont en réalité pires que des idolâtres[124].
[Texte en persan]


115

Lorsque l’arbre de mon existence sera déraciné, lorsque mes membres seront dispersés, que l’on fera des cruches de ma poussière et que l’on remplira ces cruches de vin, alors cette poussière revivra (par le vin qu’elle contiendra).

116

Ô toi (Dieu), devant qui le péché est sans conséquence aucune, dis à celui qui possède l’intelligence de proclamer ce point important : qu’aux yeux d’un philosophe il est d’un absurde absolu de faire la prescience divine solidaire du péché[125].

117

D’abord, il m’a donné l’être sans mon assentiment[126], ce qui fait que ma propre existence me jette dans la stupéfaction. Ensuite, nous quittons ce monde à regret et sans y avoir compris le but de notre venue, de notre halte, de notre départ.

118

Lorsque mes péchés me reviennent à la mémoire, le feu qui alors s’allume dans mon cœur fait ruisseler mon front ; et pourtant il est bien établi que, lorsqu’un esclave se repent, le maître généreux lui

pardonne[127].
[Texte en persan]


119

Ces potiers qui plongent constamment leurs doigts dans l’argile, qui emploient tout leur esprit, toute leur intelligence, toutes leurs facultés à la pétrir, jusqu’à quand persisteront-ils à la fouler de leurs pieds, à la souffleter de leurs mains ? À quoi pensent-ils donc ? C’est cependant de la terre de corps humains qu’ils traitent ainsi.


120

Ceux qui par la science sont la crème de ce monde, qui par l’intelligence parcourent les hauteurs des cieux, ceux-là aussi, pareils au firmament[128] dans leur recherche des connaissances divines, ont la tête renversée, prise de vertige et d’éblouissement.


121

Dieu nous a promis du vin dans le paradis[129]. Dans ce cas, comment nous l’aurait-il défendu dans ce monde ? Un jour, un Arabe en état d’ivresse trancha d’un coup de sabre les jarrets de la chamelle de Hèmzèh[130]. Ce n’est que pour lui que notre Prophète a rendu le vin illicite.


122

Puisque, en ce moment, de tes plaisirs passés il ne te reste plus que le souvenir, puisque pour ami consommé tu n’as plus que la coupe de vin[131], puisque enfin tu ne possèdes plus qu’elle, réjouis-toi au moins

de cette possession et ne laisse point la coupe échapper de tes mains.
[Texte en persan]


123

Oh ! que de temps où nous ne serons plus et où le monde sera encore ! Il ne restera de nous ni renommée, ni trace. Le monde n’était pas incomplet avant que nous y vinssions ; il n’y sera rien changé non plus quand nous en serons partis.


124

Ceux dont les pieds ont foulé le monde[132], qui pour s’en approprier les richesses ont arpenté les deux hémisphères, je ne sache pas que ceux-là aient jamais su s’expliquer l’état véritable, la situation réelle des choses d’ici-bas.


125

Ô regret ! le capital (de la vie) nous échappe des mains. Hélas ! bien des cœurs ont été par la mort noyés dans le sang, et personne ne revient de l’autre monde pour que je puisse lui demander des nouvelles des voyageurs partis !


126

Ces nombreux grands seigneurs, si fiers de leurs titres, sont tellement rongés par les soucis et le chagrin que l’existence leur est à charge. Ce qu’il y a de plus plaisant, c’est qu’ils ne daignent pas appeler du nom d’hommes ceux qui ne sont point comme eux esclaves des passions.


127

Cette Roue de si haute structure[133], dont le métier est d’exercer la tyrannie, n’a jamais dénoué pour personne le nœud d’aucune difficulté. Partout où elle a entrevu un cœur ulcéré, elle est venue y

ajouter plaie sur plaie.
[Texte en persan]


128

Hélas ! le décret de notre adolescence touche à son terme ! Le frais printemps de nos plaisirs s’est écoulé ! Cet oiseau de la gaieté qui s’appelle la jeunesse, hélas ! je ne sais ni quand il est venu, ni quand il s’est envolé !


129

Au milieu de ce tourbillon du monde, empresse-toi de cueillir quelques fruits. Assieds-toi sur le trône de la gaieté et approche la coupe de tes lèvres. Dieu est insouciant et de culte et de péché : jouis donc ici-bas de ce qui t’agrée.


130

Vois-tu ces deux ou trois imbéciles qui tiennent le monde entre leurs mains, et qui, dans leur candide ignorance, se croient les plus savants de l’univers ? Ne t’en inquiète pas, car, dans leur extrême contentement, ils considèrent comme hérétiques tous ceux qui ne sont pas des ânes (comme eux).


131

Puisse la taverne être toujours animée par la présence des buveurs, puisse le feu prendre au pan de la sainte robe des dévots, puisse leur froc tomber en lambeaux, puisse leur vêtement de laine bleue [134] être foulé aux pieds des buveurs !

132

Jusqu’à quand seras-tu la dupe des couleurs et des parfums d’icibas[135] ? Quand cesseras-tu tes recherches sur le bien et le mal ? Fusses-tu la source de Zèmzèm [136], fusses-tu même l’eau de la vie que tu ne

saurais éviter d’entrer dans le sein de la terre.
[Texte en persan]


133

Ne renonce pas à boire du vin, si tu en possèdes, car cent repentirs suivent une pareille résolution. Les roses déchirent leurs corolles[137], les rossignols remplissent l’air de leurs chants, serait-il raisonnable de renoncer à boire dans un semblable moment[138] ?


134

Tant que l’ami (Dieu) ne me versera pas de ce vin qui réjouit l’âme[139], tant que les cieux ne déposeront pas sur ma tête et sur mes pieds cent baisers, on aura beau, lorsque le moment en sera venu[140], m’inviter à renoncer au vin, comment pourrais-je y renoncer, Dieu ne me l’ayant pas ordonné[141] ?


135

Quiconque a de la constance ne renoncera pas à boire du vin, car le vin renferme en soi la vertu de l’eau de la vie[142]. Si quelqu’un y renonce durant le mois de rèmèzan, qu’il s’abstienne au moins de l’obligation des prières [143].

[Texte en persan]


136

Quand je serai mort, aplanissez aussitôt au niveau du sol la poussière de ma tombe, et faites que je serve ainsi d’exemple aux hommes[144]. Ensuite, pétrissez avec du vin la terre de mon corps et faites-en un couvercle de jarre[145].


137

Ô Khèyam ! bien que la roue des cieux ait, en dressant sa tente[146], fermé la porte aux discussions, (il est évident cependant) que l’échanson de l’éternité (Dieu) a produit, sous forme de globules de vin, dans la coupe de la création, mille autres Khèyam semblables à toi[147].


138

Livre-toi à la gaieté, car le chagrin sera infini. Les étoiles se réuniront encore sur un même point du firmament[148], et les briques que l’on fera de ton corps serviront à construire des palais pour d’autres.


139

Passe joyeusement ta vie, car bien d’autres voyageurs défileront par ce monde ; l’âme criera après le corps dont elle sera séparée[149], et ce crâne de la tête, siège des passions, sera foulé aux pieds des

potiers.
[Texte en persan]


140

Heureux le cœur de celui qui a passé inconnu, qui n’a revêtu ni djubbeh[150], ni dérvèh[151], ni souf[152], qui, semblable au simourg, s’est élevé dans les cieux, au lieu de se complaire comme le hibou parmi les ruines de ce monde[153].


141

Les buveurs seuls savent apprécier le langage des roses et du vin[154], et non les faibles de cœur ou les pauvres d’esprit. Ceux qui n’onl point idée de ce qui est occulte, leur ignorance est pardonnable, car les ivrognes seuls sont susceptibles de goûter les délices que comporte un tel ordre de cboses.


142

Une fois dans la taverne on ne peut faire ses ablutions qu’avec du vin. Là, quand un nom est souillé, il ne saurait être réhabilité. Apporte-donc du vin, puisque le voile de notre pudeur est déchiré de manière à ne pouvoir être réparé[155].


143

Bercé d’un vain espoir, j’ai jeté au vent une partie de mon existence, et cela sans avoir connu ici-bas un seul jour de bonheur. Ce que je crains maintenant, c’est que le temps ne m’empêche de saisir

l’occasion de me dédommager du passé.
[Texte en persan]


144

Hélas ! mon cœur n’a pu trouver aucun remède (à ses douleurs) ; mon âme est arrivée au bord de mes lèvres[156] sans avoir atteint l’objet de son amour[157]. Hélas ! ma vie s’est passée dans l’ignorance, et l’énigme de cet amour n’a point été expliquée[158].


145

Dans les régions de l’âme[159], il faut marcher avec discernement ; sur les choses de ce monde il faut être silencieux. Tant que nous aurons nos yeux, notre langue, nos oreilles, nous devons être sans yeux, sans langue, sans oreilles.


146

En ce monde, celui qui possède la moitié d’un pain et qui peut abriter son individu dans un nid quelconque, celui qui n’est ni le maître, ni le serviteur de personne, dis-lui de vivre content, car il possède une bien douce existence.


147

On ne doit pas planter dans son cœur l’arbre de la tristesse. On doit, au contraire, feuilleter toujours le livre de l’allégresse. On doit boire du vin, on doit suivre le penchant de son cœur, car, vois, la longueur du temps que tu as à rester dans ce monde est prompte à mesurer.


148

Ton empire a-t-il gagné en splendeur par mon obéissance (ô Dieu !), et mes péchés ont-ils retranché quelque chose de ton immensité ? Pardonne, Dieu, ne punis pas, car, je le sais, tu punis

tard et tu pardonnes tôt[160].
[Texte en persan]


149

Il serait fâcheux que ma main, habituée à saisir la coupe, prît le dèftèr[161] et s’appuyât sur le mèmbèr[162]. Toi, c’est différent, tu es un dévot sec, tandis que moi, je suis un dépravé humecté (par la boisson) et je ne sache pas que le feu puisse enflammer le liquide[163].


150

Sur la terre, personne n’a étreint dans ses bras une charmante aux joues colorées du teint de la rose sans que le temps ne soit venu d’abord lui planter quelque épine dans le cœur. Vois plutôt le peigne : il n’a pu parvenir à caresser la chevelure parfumée de la beauté qu’après avoir été découpé en une foule de dents[164].


151

Puissé-je avoir constamment dans ma main du jus de la vigne ! Puisse mon amour pour ces belles idoles, semblables aux houris, ne jamais tarir dans mon cœur[165] ! On me dit : Dieu t’ordonnera d’y renoncer ; oh ! me donnât-il un ordre pareil, je n’obéirais pas. Loin de moi cette pensée !

[Texte en persan]


152

Nous voilà parti et le temps est attristé de notre départ[166] : car de cent perles précieuses il n’y en a qu’une de percée[167]. Hélas ! c’est grâce à l’ignorance des hommes que cent mille idées d’un sens profond sont restées inexprimées[168].


153

Aujourd’hui, le temps est agréable ; il ne fait ni chaud, ni froid. Les nuages lavent la poussière qui s’est assise sur les roses, et le rossignol semble crier aux fleurs jaunes qu’il faut boire du vin[169].


154

Le jour où l’on m’aura rendu étranger à moi-même[170], et où l’on parlera de moi comme d’une fable, alors je désire, (oserai-je le dire ?) que de ma boue l’on fasse un pot à vin destiné au service de la taverne.


155

Bois du vin avant que ton nom ait disparu de ce monde, car dès que ce nectar sera entré dans ton cœur, le chagrin en sortira. Dénoue boucle par boucle les cheveux d’une charmante idole, avant que les articulations de tes propres os soient elles-mêmes

dénouées[171].
[Texte en persan]


156

Ô idole ! avant que le chagrin vienne t’assaillir, ordonne de nous servir du vin couleur de rose. Tu n’es pas d’or, toi, ô insouciant imbécile ! pour croire qu’après t’avoir enfoui dans la terre on t’en retirera [172].


157

Ce monde n’a retiré aucun avantage de ma venue ici-bas. Sa gloire et sa dignité n’ont également rien gagné à mon départ. Mes deux oreilles n’ont jamais entendu dire à personne pourquoi l’on m’y a fait venir, pourquoi l’on m’en fait sortir.


158

Tous tes secrets sont connus du savant des cieux (Dieu) ; il les sait cheveu par cheveu, veine par veine. J’admets qu’à force d’hypocrisie tu puisses tromper les hommes, mais que feras-tu devant lui, qui connaît (de tes méfaits) tous les détails un à un[173] ?


159

Le vin donne des ailes à ceux qui sont atteints de mélancolie ; le vin est un grain de beauté sur la joue de l’intelligence ; nous n’en avons pas bu durant le rèmèzan qui s’est écoulé, mais nous voici arrivés à la nuit de la fête du mois de cheval[174] (nous allons donc

nous dédommager).
[Texte en persan]


160

Vis dans l’allégresse, car le temps viendra où toutes ces créatures que tu vois disparaîtront sous terre ; bois, bois du vin et ne t’abandonne jamais au chagrin de ce monde. Ceux qui y viendront après loi n’en deviendront que trop tôt la proie.


161

Il n’y a point de nuit où mon esprit ne soit dans la stupéfaction. Il n’y en a point où ma poitrine ne soit inondée de perles qui découlent de mes yeux. L’inquiétude qui m’obsède empêche le bol de ma tête de se remplir de vin ; un bol renversé se remplit-il jamais[175] ?


162

Lorsque ma nature m’a paru disposée à la prière et au jeûne, j’ai un instant espéré que j’allais atteindre le but de tous mes désirs ; mais, hélas ! un vent a sufïi pour détruire l’efficacité de mes ablutions, et une demi-gorgée de vin est venue mettre à néant mon jeûne[176].


163

Tout mon être est attiré par la vue des beaux visages au teint coloré de la rose ; ma main se plaît à saisir la coupe de vin. Oh, je veux jouir de la part qui revient à chacun de mes membres, avant

que ces mêmes membres soient rentrés dans leur tout[177] !
[Texte en persan]


164

Un amour mondain ne saurait produire de reflet. Il est comme un l’eu à demi éteint qui n’a plus de chaleur. Un véritable amoureux[178] ne doit connaître pendant des mois, pendant des années, durant la nuit, durant le jour, ni tranquillité, ni repos, ni nourriture, ni sommeil.


165

Jusques à quand passeras-tu ta vie à t’adorer toi-même, ou à chercher la cause du néant et de l’être ? Bois du vin, car une vie qui est suivie de la mort, il vaut mieux la passer, soit dans le sommeil, soit dans l’ivresse.


166

Demain, j’aurai franchi le mont qui nous sépare, et avec un bonheur indicible je prendrai la coupe en main[179]. Ma maîtresse m’est favorable, le temps m’est propice ; si je ne m’empresse de jouir dans un tel moment, quand donc jouirai-je ?


167

Il est des gens qui par leur présomption outrée se sont précipités dans l’orgueil, d’autres qui s’élancent à la recherche des houris et des palais célestes[180]. Lorsque les rideaux seront levés on verra qu’ils

sont tous tombés loin, loin, loin de toi, (ô Dieu !).
[Texte en persan]


168

On assure qu’il y aura un paradis peuplé de houris, qu’on y trouvera du vin limpide et du miel. Il nous est donc permis d’aimer le vin et les femmes ici-bas, car notre fin ne doit-elle pas aboutir à cela[181] ?


169

On prétend qu’il existe un paradis où sont des houris, où coule le Kooucer[182], où se trouve du vin limpide, du miel, du sucre ; oh ! remplis vite une coupe de vin et mets-la moi en main, car une jouissance présente vaut mille jouissances futures !


170

Une montagne elle-même danserait de joie si tu l’abreuvais de vin. Il n’y a qu’un insensé qui puisse mépriser la coupe. Tu oses m’ordonner de renoncer à ce jus de la treille ! Sache donc que le vin est une âme qui perfectionne l’homme[183].


171

De temps à autre mon cœur se trouve à l’étroit dans sa cage. Il est honteux d’être mêlé avec l’eau et la boue. J’ai bien songé à détruire cette prison, mais mon pied aurait alors rencontré une pierre

en glissant sur l’étrier du chèr’e (loi du Koran)[184].
[Texte en persan]


172

On nous annonce que la lune de rèmèzan[185] va apparaître et qu’il ne faut plus penser au vin. C’est bien, mais alors je veux, à la fin de celle de chè’èban[186], en boire une quantité telle que je puisse demeurer ivre jusqu’au jour de la fête[187].


173

Si vous êtes mes amis, mettez un terme à vos discours frivoles et, pour adoucir mes chagrins, versez-moi du vin. Lorsque je serai redevenu terre, faites de moi une brique, et placez cette brique dans quelque fissure d’un des murs de la taverne.


174

Le breuvage de notre existence est tantôt limpide, tantôt bourbeux[188]. Nos vêtements sont tantôt de pelas[189], tantôt de bèrd[190]. Tout cela est insignifiant pour un esprit éclairé ; mais est-il insignifiant de mourir ?


175

Personne n’a pénétré les secrets du Principe ; personne n’a fait un pas en dehors de soi-même. J’observe, et je ne vois qu’insuffisance depuis l’élève jusqu’au maître, insuffisance dans tout ce que mère a enfanté.

[Texte en persan]


176

Restreins ton envie des choses de ce monde, si tu veux être heureux ; brise les liens qui t’enchaînent au bien et au mal d’ici-bas ; vis content, car ce mouvement périodique des cieux suivra sa marche, et cette vie ne sera pas de longue durée.


177

Personne n’a eu accès derrière le rideau du destin ; personne n’a eu connaissance des secrets de la Providence. Durant soixante et douze ans j’ai jour et nuit réfléchi ; je n’ai pourtant rien appris, et l’énigme est restée inexpliquée.


178

On dit qu’au jour dernier il y aura des pourparlers, et que cet ami chéri (Dieu) se mettra en colère[191]. Mais de la bonté même il ne peut émaner que le bien. Sois donc sans crainte, car à la fin tu le verras plein de douceur.


179

Bois du vin, car c’est lui qui mettra un terme aux inquiétudes de ton cœur ; il te délivrera de tes méditations sur les soixante et douze nations[192]. Ne t’abstiens pas de cette alchimie[193], car, si tu en bois un

mèn[194] seulement, elle détruira en toi mille infirmités.
[Texte en persan]


180

Le vin est prohibé, soit, mais il n’est prohibé que suivant la personne qui en boit, suivant la quantité qu’elle en boit et suivant l’individu avec qui elle en boit. Une fois ces points-là observés, qui en boirait, sinon les sages ?


181

Moi, je verserai du vin dans une coupe qui puisse en contenir un mèn[195]. Je me contenterai d’en boire deux coupes ; mais d’abord je divorcerai trois fois avec la religion et la raison, et ensuite j’épouserai la fille de la vigne[196].


182

Oui, je bois du vin, et quiconque comme moi est clairvoyant trouvera que cet acte est insignifiant aux yeux de la Divinité. De toute éternité Dieu a su que je boirais du vin. Si je n’en buvais pas, sa prescience serait pure ignorance.


183

Le buveur, s’il est riche, se ruine. Les désordres de son ivresse provoquent du scandale dans le monde. Je mettrai donc de cette émeraude (hachich)[197] dans mon gobelet de rubis balai (calian)[198], afin

d’aveugler le serpent de mes chagrins.
[Texte en persan]


184

Il est des ignorants qui n’ont jamais passé une nuit à la recherche de la vérité, qui n’ont jamais fait un pas en dehors d’eux-mêmes, qui se montrent revêtus d’habits de grands seigneurs et qui se plaisent à dénigrer ceux dont la conduite est irréprochable[199].


185

Lorsque l’aurore d’azur[200] se montrera, aie dans ta main la coupe étincelante. On dit que la vérité est amère[201] dans la bouche des humains. C’est une raison plausible pour que le vin soit cette vérité même.


186

Voici le moment où de verdure va s’orner le monde, où, semblables à la main de Moïse[202], les bourgeons vont se montrer aux branches ; où, comme ravivées par le souffle de Jésus[203], les plantes vont sortir de terre ; où enfin les nuages vont ouvrir les yeux pour pleurer.


187

Garde-toi de soumettre ton corps aux chagrins et à la douleur dans le but d’acquérir de l’argent blanc et de l’or jaune. Mange en compagnie de tes amis, avant que ton tiède souffle se refroidisse, car après toi ce sont tes ennemis qui mangeront[204].

[Texte en persan]


188

Chaque gorgée de vin que l’échanson verse dans la coupe vient éteindre dans tes yeux brûlants le feu de tes chagrins. Ne dirait-on pas, ô grand Dieu ! que le vin est un élixir qui chasse de ton cœur cent douleurs qui l’oppressaient ?


189

Lorsque la violette aura teint sa mantille, lorsque le zéphyr aura fait épanouir les roses, alors celui-là est intelligent qui, en compagnie d’une personne au corps argenté, boira du vin et frappera ensuite la coupe contre la pierre[205].


190

Le dévot ne saurait apprécier aussi bien que nous ta divine miséricorde. Un étranger ne peut te connaître aussi parfaitement qu’un ami à toi. (On prétend) que tu as dit : Si vous commettez des péchés, je vous conduirai en enfer. Va donc dire cela à quelqu’un qui ne te connaisse pas.


191

Une gorgée de vin vaut l’empire du monde entier ; la brique[206] qui couvre la jarre vaut mille existences. Le linge avec lequel on s’essuie les lèvres humectées de vin vaut, en vérité, mille téilessans[207].


192

Ô amis ! convenez d’un rendez-vous (après ma mort). Une fois réunis, réjouissez-vous d’être ensemble, et, lorsque l’échanson prendra dans sa main une coupe de vin vieux, souvenez-vous du pauvre Khèyam et buvez à sa mémoire.

[Texte en persan]


193

Pas une seule fois la roue des cieux ne m’a été propice, jamais un seul instant elle ne m’a fait entendre une douce voix, pas un seul jour je n’ai respiré une seconde de bonheur, sans que ce jour-là même elle ne m’ait replongé dans un abîme de chagrins.


194

Une coupe de vin vaut cent cœurs, cent religions ; une gorgée de ce jus divin vaut l’empire de Chine. Qu’y a-t-il, en effet, sur la terre de préférable au vin ? C’est un amer qui vaut cent fois la douceur de la vie.


195

La roue des cieux ne fait que multiplier nos douleurs ! Elle ne pose rien ici-bas qu’elle ne vienne aussitôt l’arracher. Oh ! si ceux qui ne sont pas encore venus savaient quelles sont les souffrances que nous inflige ce monde, ils se garderaient bien d’y venir !


196

Bois, bois de ce vin qui donne la vie éternelle, bois-en, car il est la source des jouissances de la jeunesse : il brûle comme le feu, mais, semblable à l’eau de la vie, il dissout le chagrin, bois-en.


197

Ô ami ! à quoi bon te préoccuper de l’être ? Pourquoi troubler ainsi ton cœur, ton âme par des pensées oiseuses ? Vis heureux, passe ton temps joyeusement, car enfin on n’a pas demandé ton avis

pour faire ce qui est.
[Texte en persan]


198

Ces habitants dos tombes sont réduits en terre, en poussière ; les atomes (dont ils étaient composés) sont épars ça et là, séparés les uns des autres[208]. Hélas ! quelle est donc cette boisson dont le genre humain est abreuvé et qui le tient ainsi dans le vertige, dans l’ignorance de toutes choses, jusqu’au jour du jugement dernier[209] !


199

Ô mon cœur[210] ! agis comme si tous les biens de ce monde t’appartenaient ; imagine-toi que cette maison est pourvue de toutes choses, qu’elle est soigneusement ornée, et vis joyeux dans ce domaine du désordre[211]. Figure-toi que tu t’y es assis durant deux ou trois jours, et qu’ensuite tu t’es levé pour partir.


200

Des dogmes de la religion n’admets que ce qui t’oblige envers la Divinité. Cette bouchée de pain que tu possèdes, ne la refuse pas à autrui ; garde-toi de la médisance, ne recherche le mal de personne, et alors c’est moi qui te promets la vie future : apporte du vin.


201

Entraîné par la course rapide du temps, qui n’accorde ses faveurs qu’aux moins dignes, ma vie se passe dans un gouffre de chagrins et de douleurs. Dans ce jardin des êtres, mon cœur est aussi serré

qu’un bouton de rose ; semblable à la tulipe, il y est inondé de sang.
[Texte en persan]


202

Ce qui sied à la jeunesse, c’est le vin, c’est le jus limpide de la treille, c’est la société des belles[212], et puisque l’eau a réduit en ruine ce monde de néant[213], ce qui nous sied à nous, c’est de nous y ruiner dans le vin, c’est d’y passer notre vie dans l’ivresse la plus complète[214].


203

Apporte de ce rubis balais[215] dans une simple coupe de cristal, apporte cet objet habituel et chéri de tout homme généreux. Puisque tu sais que tous les êtres ne sont que poussière, et qu’un vent qui souffle pendant deux jours les fait disparaître, apporte du vin.


204

Ô toi, à la recherche de qui un monde entier est dans le vertige et dans la détresse ! le derviche et le riche sont également vides de moyens pour parvenir à toi : ton nom est mêlé aux entretiens de tous, mais tous sont sourds ; tu es présent aux yeux de tous, mais tous sont aveugles.


205

En compagnie d’un ami aimable[216], ce qui m’agrée c’est une coupe de vin. Lorsque je deviens la proie du chagrin, ce qui me convient c’est d’avoir les yeux pleins de larmes. Oh ! ce monde abject ne devant pas pour nous avoir de durée, ce qu’il y a encore de mieux c’est

d’y demeurer ivre-mort !
[Texte en persan]


206

Garde-toi de boire du vin en compagnie d’un rustre a violent caractère, n’ayant ni esprit ni tenue, car cela ne saurait produire que désagréments. Durant la nuit, tu aurais à subir les désordres de son ivresse, ses vociférations, ses folies. Le lendemain de cette ivresse, ses prières d’excuse et de pardon viendraient t’endolorir la tête[217].


207

Puisque tu ne possèdes que ce qu’il (Dieu) t’a fixé, ne te tourmente pas ainsi pour obtenir l’objet de tes convoitises. Garde-toi de trop surcharger ton cœur, car le drame final consiste à laisser ce que nous possédons et à passer outre[218].


208

Ô mon âme[219] ! bois de ce nectar limpide qui n’a pas été remué ; bois-en à la mémoire de ces charmantes idoles qui ravissent les cœurs. Le vin est le sang de la vigne, ami, et la vigne te dit : Boisen, puisque je te le rends licite[220].


209

Pendant la saison des fleurs, bois du vin couleur de rose ; boisen aux sons plaintifs de la flûte, au bruit mélodieux de la harpe. Moi, j’en bois et je m’en réjouis ; puisse-t-il m’être salutaire ! Si tu n’en bois pas, que veux-tu que j’y fasse ? Va donc manger des

cailloux[221] !
[Texte en persan]


210

Es-tu triste ? prends un morceau de hachich gros comme un grain d’orge, ou bois un tout petit mèn[222] de vin couleur de rose. Tu es devenu soufi, enfin ! Tu ne bois pas de ceci, tu ne prends pas de cela ; il ne te reste qu’à manger des cailloux, va donc manger des cailloux[223] !


211

Hier, j’ai remarqué au bazar un potier donnant à outrance des coups de pied à une terre qu’il pétrissait. Cette terre semblait lui dire : Moi aussi j’ai été ton semblable ; traite-moi donc avec moins de rigueur.


212

Si tu bois du vin, toi, bois-en avec des gens intelligents, boisen en compagnie de ces ravissantes idoles, ayant le sourire sur les lèvres et les joues colorées du teint de la tulipe. N’en bois pas trop, ne le divulgue pas, n’en fais pas un refrain, bois-en peu, de temps à autre et en cachette[224].


213

Le vin, bois-le en compagnie de ces créatures sveltes qui, par le vermeil de leurs joues, ravissent les cœurs. Tu es mordu par le serpent du chagrin ; ami, bois donc de l’antidote[225]. Moi, j’en bois et je m’en flatte, puisse-t-il m’être propice ! Si tu n’en bois pas, que veux-tu que j’y fasse ? Va manger de la terre[226].

[Texte en persan]


214

Voici l’aurore, lève-toi, ô jeune homme imberbe, et remplis vite de ce vin en rubis la coupe de cristal, car (plus tard) tu pourras chercher longtemps, sans jamais le retrouver, ce moment d’existence qu’on nous prête dans ce monde de néant.


215

Une gorgée de vin est préférable à l’empire de Djèm[227] ; l’odeur de la coupe est préférable aux aliments de Marie[228]. Le soupir qui le matin s’échappe de la poitrine d’un homme pris de vin de la veille est préférable aux lamentations de Bou-Saïd et à celles d’Adhèm[229].


216

Ô mon cœur ! puisque le fond même des choses de ce monde n’est qu’une fiction, pourquoi t’aventurer ainsi dans un gouffre infini de chagrins ? Confie-toi au destin, supporte le mal, car ce que le pinceau a tracé ne sera pas effacé pour toi[230].


217

De tous ceux qui ont pris le long chemin[231], quel est celui qui en est revenu pour que je lui en demande des nouvelles ? Ô ami ! gardetoi de rien laisser en vue d’un espoir quelconque dans ce mesquin

sérail, car, sache-le, tu n’y reviendras plus.
[Texte en persan]


218

Puisque chacune de tes nuits, puisque chacun de tes jours retranche une partie de ton existence, ne permets pas à ces nuits, à ces jours de te couvrir de poussière[232]. Passe-les gaiement, car, combien de temps, hélas ! tu seras absent, tandis que les nuits et les jours subsisteront encore !


219

Cette roue des cieux, qui ne dit ses secrets à personne, a tué impitoyablement mille Mahmouds[233], mille Ayaz[234] ; bois du vin, car elle ne restituera la vie à personne. Hélas ! nul de tous ceux qui ont quitté ce monde n’y reviendra plus !


220

Ô toi qui domines tous les grands de l’univers[235] ! sais-tu quels sont les jours où le vin réjouit l’âme ? Ce sont : le dimanche, le lundi, le mardi, le mercredi, le jeudi, le vendredi et le samedi, en plein jour.


221

Ô être adorable, plein de mignardises et d’espiègleries ! assieds-toi, apaise ainsi le feu de mille tourments et ne te relève plus[236]. Tu m’enjoins de ne point te regarder ; mais c’est comme si tu m’ordonnais

d’incliner la coupe en me défendant d’en répandre le contenu.
[Texte en persan]


222

J’aime mieux être avec toi dans la taverne, et te dire là mes secrètes pensées, que d’aller sans toi faire la prière au méhrab[237]. Oui, ô Créateur de tout ce qui fut et de tout ce qui est ! telle est ma foi, soit que tu me fasses brûler, soit que tu m’accordes tes faveurs.


223

Fréquente les hommes honnêtes et intelligents. Fuis à mille farsakhs loin des ignorants. Si un homme d’esprit te donne du poison, bois-le ; si un ignorant te présente un antidote, verse-le à terre.


224

Les nuages sont encore répandus sur les roses et semblent les couvrir d’un voile. L’envie de boire n’est pas encore assouvie dans mon cœur. Ne va donc pas te coucher, il n’en est pas temps encore. Ô mon âme ! bois du vin, bois, car le soleil est encore à l’horizon.


225

Semblable à un épervier, je me suis envolé du monde des mystères, espérant m’élever vers un monde plus haut ; mais, tombé icibas et n’y trouvant personne digne de partager mes secrètes pensées, je suis ressorti par la porte par laquelle j’étais entré[238].


226

Tu as mis en nous une passion irrésistible (ce qui équivaut à un ordre de toi), et d’un autre côté tu nous défends de nous y livrer. Les pauvres humains sont dans un embarras extrême entre cet ordre et cette défense, car c’est comme si tu ordonnais d’incliner la coupe

et défendais d’en verser le contenu[239].
[Texte en persan]


227

Ils sont partis, ces passagers, et aucun n’est revenu te dire un mot des secrets cachés derrière le rideau. Ô dévot ! c’est par l’humilité[240] que tes affaires spirituelles prendront une tournure favorable et non par la prière, car qu’est-ce qu’une prière sans sincérité et sans humilité ?


228

Va jeter de la poussière sur cette voûte des cieux[241] et bois du vin ; recherche les belles personnes, car où vois-tu sujet de pardon, sujet de prière, puisque, de tous ceux qui sont partis, aucun n’est revenu ?


229

Bien que je n’aie jamais percé la perle de l’obéissance qu’on te doit, bien que jamais de mon cœur je n’aie balayé la poussière de tes pas, je ne désespère point d’arriver au seuil du trône de ta miséricorde, car jamais de mes plaintes je ne t’ai importuné[242].


230

Nous recommençons le cours de nos plaisirs et nous continuons à faire le tèkbir des cinq prières[243]. Partout où le flacon sera présent, tu verras, semblables au goulot du flacon lui-même, nos cous vers

la coupe s’allonger[244].
[Texte en persan]


231

Nous ne sommes ici-bas que des poupées dont la roue des cieux s’amuse, ceci est une vérité et non une métaphore. Nous sommes, en effet, des jouets sur ce damier des êtres, que nous quittons enfin pour entrer un à un dans le cercueil du néant.


232

Tu me demandais ce que c’est que cette fantasmagorie des choses d’ici-bas. Te dire à cet égard toute la vérité serait trop long : c’est une image fantastique qui sort d’une vaste mer et qui rentre ensuite dans cette même vaste mer[245].


233

Aujourd’hui, nous sommes éperdus d’amour, nous sommes dans une agitation extrême, nous sommes ivres enfin, et, dans le temple des idoles, nous rendons au vin le culte qui lui est dû[246]. Oui, aujourd’hui, entièrement séparés de notre être, nous aurons atteint le seuil du trône de l’éternité.


234

Ma bien-aimée (puisse sa vie durer aussi longtemps que mes chagrins !) a recommencé à être aimable pour moi. Elle a jeté sur mes yeux un doux et furtif regard et a disparu, en se disant sans doute : Faisons le bien et jetons-le dans l’eau[247].

[Texte en persan]


235

Voici l’aurore, lève-toi, ô source des mignardises[248] ! Bois tout doucettement du vin et fais-nous entendre les sons harmonieux de la harpe, car la vie de ceux qui dorment encore ne sera pas de longue durée, et de tous ceux qui ne sont plus aucun ne reviendra.


236

Ô toi, qui connais les secrets les plus cachés au fond du cœur de chacun, toi qui relèves de ta main tous ceux qui tombent dans la détresse, donne-moi la force de la renonciation et agrée mes excuses, ô Dieu ! toi qui donnes cette force à tous, qui agrées les excuses de tous[249] !


237

J’ai vu sur les murs de la ville de Thous[250] un oiseau posé devant le crâne de Key-Kavous[251]. L’oiseau disait à ce crâne : « Hélas ! que « sont donc devenus le bruit des anneaux de ta gloire et le son du « clairon ? »


238

Ne me fais point de question sur les vicissitudes de ce monde, ni sur les choses futures. Considère comme un butin ce moment du présent, ne t’inquiète pas du passé et ne m’interroge pas sur l’avenir.

[Texte en persan]


239

Que la crainte des choses futures ne fasse point jaunir tes joues ; que les choses présentes ne te fassent point frémir d’effroi[252] ; jouis, dans ce monde de néant, de la part de plaisir qui te revient, n’attends pas pour cela que les faveurs du ciel te soient retirées.


240

Si tu veux m’écouter, je te donnerai un conseil. (Le voici :) Pour l’amour de Dieu ne revêts pas le manteau de l’hypocrisie. L’éternité est de toute heure, et ce monde n’est que d’un instant. Ne vends donc pas pour un instant l’empire de l’éternité.


241

Jusques à quand vous entretiendrai-je de mon ignorance ? Mon propre néant m’oppresse le cœur. Je vais de ce pas me ceindre les reins de l’éphod des prêtres. Savez-vous pourquoi ? À cause de la façon dont je suis musulman.


242

Ô Khèyam ! quand tu es ivre, sois dans l’allégresse ; quand tu es assis près d’une belle, sois joyeux. Puisque la fin des choses de ce monde c’est le néant, suppose que tu n’es pas, et puisque tu es, livre-toi au plaisir.


243

Hier, j’ai visité l’atelier d’un potier ; j’y ai vu deux mille cruches, les unes parlant, les autres silencieuses. Chacune d’elles semblait me dire : « Où est donc le potier ? Où est l’acheteur de cruches ? Où

en est le vendeur[253] ? »
[Texte en persan]


244

Hier, en passant ivre devant une taverne, j’ai rencontre un vieillard pris de vin et portant une gourde sur son dos. Je lui ai dit : « Ô vieillard ! n’as-tu pas peur de Dieu ? » Il me répondit : « La miséricorde vient de lui, va, bois du vin. »


245

Jusques à quand l’insuccès de tes entreprises te chagrinera-t-il ? Le tourment est le partage de ceux qui pensent à l’avenir. Vis donc dans la joie, n’afflige pas ton cœur des soucis de ce monde, et sache que le vin n’augmente en rien l’amertume des peines.


246

Le vin, que l’homme intelligent sait apprécier, est pour moi l’eau de la vie et je suis pour lui Élias[254]. C’est un baume pour le cœur, c’est un élixir qui fortifie l’âme. Dieu lui-même n’a-t-il pas dit : « L’avantage du genre humain se trouve dans le vin[255] ? »

[Texte en persan]


247

Bien que le vin soit défendu[256], bois-en sans cesse, bois-en soir et matin, bois-en au bruit des chansons, au son de la harpe. Quand tu pourras t’en procurer, de celui-là qui brille comme le rubis, jettes-en une goutte à terre et bois tout le reste[257].


248

La diversité des cultes divise le genre humain en soixante et douze nations environ. Au milieu de tous ces dogmes, j’ai choisi celui de ton amour. Que signifient ces mots : Impiété, islamisme, culte, péché ? Mon véritable but, c’est toi. Loin de moi donc tous ces vains prétextes (indifférents !)


249

Enumère mes qualités une à une ; mes défauts, passe-les-moi par dizaine. Chaque péché commis, pardonne-le pour l’amour de Dieu. N’attise pas le feu de la haine par le souffle de tes passions ; pardonne-nous (plutôt) en mémoire de la tombe du Prophète de Dieu (Mohammed)[258].


250

En vérité, le vin dans la coupe est un esprit limpide ; dans le corps du flacon, c’est une âme transparente. Aucune personne déplaisante[259] n’est digne de ma société. Il n’y a que la coupe de vin

qui puisse y figurer, car elle est à la fois un corps solide et diaphane.
[Texte en persan]


251

Ô roue des cieux ! tu es d’une ingratitude à toute épreuve[260]. Tu me tiens constamment nu comme un poisson. La roue du tisserand tisse des habits pour les humains : elle est donc plus charitable que toi, ô roue des cieux !


252

Ô Khèyam ! le temps est honteux de celui qui laisse attrister son cœur par les vicissitudes d’ici-bas ; bois donc, au son de la harpe, du vin dans du cristal, bois avant que ce cristal se heurte contre une pierre[261].


253

Si la rose ne devient pas notre partage, ne nous reste-t-il pas les épines ? Si la lumière (divine) ne vient pas jusqu’à nous, n’avons-nous pas le feu (de l’enfer) ? Si nous n’avons ni manteau (clérical), ni temple, ni pontife, ne nous reste-t-il pas les cloches, l’église, l’éphod[262] ?


254

Si la roue des cieux me refuse la paix, ne suis-je pas prêt à la guerre ? Si je n’ai pas une réputation honorable, n’ai-je pas pour moi la honte ? Voici la coupe, pleine d’un vin couleur de rubis : celui qui n’en voudra point boire, ne voilà-t-il pas sa tête et une pierre[263] ?


255

Vois l’aurore qui apparaît. Elle a déjà déchiré le voile de la nuit. Lève-toi donc, vide la coupe du matin. Pourquoi cette tristesse ? Bois, ô mon cœur ! bois, car ces aurores se succéderont, la face

tournée vers nous, quand nous aurons la nôtre tournée vers la terre.
[Texte en persan]


256

Tout ce que renferme ce monde de fiction n’est qu’images et fioritures. Peu avisé est celui qui ne se comprend pas dans le nombre de ces images. Repose-loi, ami, bois une coupe de vin, livre ton cœur à la joie, et sois ainsi délivré de toutes ces vaines figures, de ces réflexions impossibles (qui viennent assaillir ton esprit).


257

Lorsque tu seras en compagnie d’une belle à taille de cyprès, au teint plus frais que la rose nouvellement cueillie, ne t’éloigne pas des fleurs de la prairie, ne laisse point écbapper la coupe de ta main ; (fais cela) avant que l’aquilon de la mort, semblable au vent qui disperse les feuilles de roses, mette en lambeau l’enveloppe de ton être.


258

Jusques à quand ces cris, ces gémissements contre les choses de ce monde ? Lève-toi plutôt et passe gaiement tous tes instants. Lorsque l’univers sera d’un bout à l’autre recouvert de gazon, bois, pleine jusqu’au bord, une coupe de vin en rubis.


259

Ne donne point dans ton esprit libre accès à des pensées impossibles. Bois du vin durant des années, et toujours la coupe pleine jusqu’au bord. Sois empressé auprès de la fille de la vigne[264] et réjouis-toi, car il vaut mieux user de la fille défendue que de la

mère permise.
[Texte en persan]


260

Mon amour est à l’apogée de sa flamme. La beauté de celle qui captive mon âme (la Divinité) est complète. Mon cœur parle, mais ma langue, restée muette, refuse d’exprimer mes sentiments. Grand Dieu ! a-t-on jamais vu chose plus étrange ? Je suis dévoré par la soif, et devant moi coule une eau fraîche et limpide [265] !


261

Mets une coupe de vin dans ta main, puis mêle ta voix à celle des rossignols, car s’il était convenable de boire ce jus de la treille sans accompagnement d’aucune voix harmonieuse, le vin ne ferait lui-même aucun bruit en coulant hors du flacon[266].


262

Garde-toi de désespérer jamais, pour un crime commis, de la clémence du souverain Créateur, de ce maître miséricordieux ; car mourrais-tu, aujourd’hui, dans l’état de la plus complète ivresse, que demain il pardonnerait tout à tes os putréfiés[267].


263

Ô roue des cieux ! ta course circulaire ne me satisfait pas. Délivrem’en donc, car je suis indigne de ta chaîne. Si ton bon plaisir consiste à n’accorder tes faveurs qu’aux pauvres d’esprit, aux idiots, je

ne suis ni assez intelligent, ni assez savant (pour en être frustré).
[Texte en persan]


264

Ô moufti de la ville[268] ! je suis plus laborieux que toi[269]. Tout ivre que je suis, je possède plus de saine raison que toi ; car toi, tu bois le sang des humains et moi celui de la vigne. Sois juste et dis-moi qui de nous deux est le plus sanguinaire[270] ?


265

Ce qu’il y a de plus sage, c’est de chercher la joie de nos cœurs dans une coupe de vin ; c’est de ne pas trop nous préoccuper du présent ni du passé ; c’est enfin, ne fût-ce que pour un instant, de délivrer des entraves de la raison cette âme qu’on nous prête et qui gémit dans sa prison.


266

Au moment où je fuirai la mort[271], où, semblables aux feuilles desséchées, les parcelles de mon corps se détacheront des branches de la vie, oh, alors ! avec quelle joie ne passerais-je pas l’univers à travers un crible, avant que le maçon vienne y passer ma propre poussière !


267

Cette voûte des cieux, sous laquelle nous sommes la proie du vertige, nous pouvons, par la pensée, l’assimiler à une lanterne. L’univers est cette lanterne. Le soleil y représente le foyer de la lumière, et nous, semblables à ces images (dont la lanterne est ornée),

nous y demeurons dans la stupéfaction[272].
[Texte en persan]


268

Tu m’as formé d’eau et de terre, qu’y puis-je faire ? Cette laine ou cette soie, c’est toi qui l’as tissée, qu’y puis-je faire[273] ? Le bien que je fais, le mal que je commets, c’est toi qui m’y as prédestiné ; qu’y puis-je faire ?


269

Ô ami ! viens à moi, ne nous soucions pas du jour de demain et considérons comme un butin ce court instant d’existence. Demain, quand nous aurons abandonné cette vieille résidence (le monde), nous serons les compagnons contemporains de ceux qui l’ont quittée depuis sept mille ans !


270

Applique-toi à n’être jamais un moment privé de vin, car c’est le vin qui donne du reflet à l’intelligence, au cœur de l’homme, à la religion. Si le diable en avait goûté un seul instant, il aurait adoré Adam et aurait fait devant lui deux mille génuflexions[274].


271

Lève-toi et frappe des pieds , afin que, nous frappions des mains[275]. Buvons en présence des belles aux yeux langoureux du narcisse. Le bonheur n’est pas très-grand quand on n’a vidé qu’une vingtaine de coupes ; il est étrangement complet quand on arrive à la soixantième.

[Texte en persan]


272

J’ai fermé sur moi la porte de la cupidité, et me suis ainsi libéré de ma reconnaissance envers ceux qui sont hommes et ceux qui ne méritent pas ce nom. Puisqu’il n’existe qu’un ami (Dieu) pour me tendre la main, je suis ce que je suis, cela ne regarde que moi et lui.


273

Je suis constamment attristé par le mouvement de cette roue des cieux. Je suis révolté contre ma vile nature. Je n’ai ni assez de science pour me dérober sans retour au monde, ni assez d’intelligence pour y vivre sans m’en préoccuper.


274

Que de gens plongés dans le sommeil[276] je vois sur la surface de cette terre ! Que de gens j’aperçois déjà enfouis dans son sein ! Quand je jette les yeux sur le désert du néant, que de gens j’y vois qui ne sont pas encore venus ! que de gens qui sont déjà partis !


275

Ta miséricorde m’étant acquise, je n’ai point peur du péché. Avec les provisions que tu possèdes[277], je n’ai pas à m’inquiéter des embarras du voyage. Ta bienveillance rendant mon visage blanc, du

livre noir je n’ai aucune crainte[278].
[Texte en persan]


276

Ne va pas croire que je craigne le monde, ou que j’aie peur de mourir, de voir mon âme s’en aller. La mort étant une vérité, je n’ai rien à craindre d’elle. Ce que je crains, c’est de n’avoir pas assez bien vécu.


277

Jusques à quand serons-nous esclaves de notre raison de tous les jours ? Qu’importe que nous restions cent ans en ce monde, ou que nous n’y demeurions qu’un jour ? Va, apporte du vin dans un bol avant que nous soyons transformés en cruches dans l’atelier du potier.


278

Jusques à quand nous blâmeras-tu, ô ignorant religieux ! Nous, nous sommes les chalands de la taverne, nous sommes constamment pris de vin. Toi, tu es tout entier à ton chapelet, à ton hypocrisie, à d’infernales machinations. Nous, toujours la coupe en main et près de l’objet de nos amours, nous vivons au gré de nos souhaits.


279

Vendons le diadème du Khan[279], la couronne du Key, vendons, pour racheter le son de la flûte, vendons le turban, la soutane de soie, oui, pour une coupe de vin, vendons le chapelet qui à lui seul contient une armée d’hypocrisie.


280

Le jour où le jus de la vigne ne fermente point dans ma tête, l’univers m’offrirait un antidote que ce serait du poison pour moi. Oui, le chagrin des choses de ce monde est un poison, son antidote, c’est le vin. Je prendrai donc de l’antidote pour n’avoir pas à craindre

le poison.
[Texte en persan]


281

Jusques à quand aurons-nous à rougir de l’injustice des autres ? Jusques à quand brûlerons-nous dans le feu de ce monde insipide[280] ? Lève-toi, bannis loin de toi le chagrin de ce monde, si tu es homme ; c’est aujourd’hui fête, viens, buvons du vin couleur de rose.


282

Je suis en guerre continuelle avec mes passions, mais que faire ? Le souvenir de mes actes me cause mille douleurs, mais que faire ? J’admets que dans ta clémence tu me pardonnes mes fautes, mais la honte de savoir que tu sais ce que j’ai fait, cette honte-là reste, que faire[281] ?


283

Ô mon âme[282] ! nous formons à nous deux le parallèle d’un compas. Bien que nous ayons deux pointes, nous ne faisons qu’un corps[283]. Actuellement, nous tournons sur un même point et décrivons un cercle, mais le jour final viendra où ces deux pointes se réuniront.


284

Puisque ce monde n’est point pour nous un séjour permanent, ce serait une faute énorme que de nous y priver de vin, de nous y abstenir des faveurs de notre bien-aimée[284]. homme pacifique ! jusques à quand ces discussions sur la création ou sur l’éternité du monde ? Quand je n’y serai plus, que m’importe qu’il soit ancien ou

moderne ?
[Texte en persan]


285

Bien que ce soit par devoir que je me suis rendu à la mosquée, ce n’est certes pas pour y faire la prière. Un jour, j’y ai volé un sédjaddèh[285]. Ce sédjaddèh s’est usé ; j’y suis revenu et puis revenu encore.


286

Ne nous laissons plus abattre par le chagrin que nous causent les vicissitudes d’ici-bas. Ne nous occupons plus qu’à boire du vin pur, limpide et couleur de rose. Le vin, ami, c’est le sang du monde. Le monde est notre meurtrier ; comment résister à boire le sang du cœur de celui qui verse le nôtre ?


287

Pour l’amour que je te porte, je suis prêt à subir toute sorte de blâme, et si je transgresse mon serment, je me soumets à en subir la peine. Oh ! eussé-je à endurer jusqu’au jour dernier les tourments que tu me causes, que cet espace de temps me semblerait encore trop court !


288

Nous sommes arrivés trop tard dans ce cercle des êtres, et nous y sommes descendus au-dessous de la dignité humaine. Oh ! puisque la vie ne s’y passe pas selon nos vœux, mieux vaut encore qu’elle finisse, car nous en sommes rassasiés !


289

Puisque le monde est périssable, je veux n’y pratiquer que la ruse, je veux n’y penser qu’à la joie, qu’au vin limpide. On me dit : Puisse Dieu t’y faire renoncer ! Puisse-t-il, au contraire, ne point me

donner un ordre pareil, car, me le donnât-il, je n’obéirais pas !
[Texte en persan]


290

Lorsque, la tête renversée, je serai tombé aux pieds de la mort ; lorsque cet ange destructeur m’aura réduit à l’état d’un oiseau déplumé, alors gardez-vous de faire de ma poussière autre chose qu’un flacon, car peut-être le parfum du vin qu’il contiendra me fera-t-il revivre un instant.


291

Quand j’examine de près les choses de ce monde, ce que je vois, c’est qu’en général les humains s’approprient gratuitement[286] les biens qu’il renferme. Moi, ô Dieu tout-puissant ! je ne rencontre que le revers de mes souhaits dans tout ce qui me tombe sous les yeux !


292

C’est moi qui suis le chef des chalands habitués de la taverne ; c’est moi qui suis plongé dans la rébellion contre la loi, c’est moi qui, durant de longues nuits, abreuvé de vin pur, crie à Dieu les douleurs de mon cœur ensanglanté[287].


293

Que de nuits s’accumulent sans que nous puissions fermer les yeux, avant qu’une cruelle séparation vienne d’abord nous attrister[288] ! Lève-toi et respirons encore un instant avant que respire le souffle de l’aurore[289] ; car bien longtemps encore, hélas ! cette aurore respirera

quand nous ne respirerons plus !
[Texte en persan]


294

Voici l’aurore, viens, et, la coupe pleine de vin rose en main, respirons un instant. Quant à l’honneur, à la réputation, ce cristal fragile, brisons-le contre la pierre. Renonçons à nos désirs insatiables, bornons-nous à jouir de l’attouchement des longues chevelures des belles et du son harmonieux de la harpe.


295

En ce monde, où chaque souffle que nous respirons amène un nouveau chagrin, il vaut mieux n’y jamais respirer un instant sans une coupe de vin à la main. Quand le souffle de l’aurore se fera sentir, lève-toi donc et de temps à autre vide, vide la coupe, car (je te l’ai dit) bien longtemps encore cette aurore respirera quand nous ne respirerons plus.


296

Commettrais-je tous les péchés de l’univers que ta miséricorde, j’ose le croire, me tendrait la main. N’as-tu pas promis de me la tendre le jour où je serai la proie des infirmités[290] ? (Accomplis ta promesse et, pour cela,) n’exige pas un état plus affreux que celui où tu me vois en ce moment.


297

Si je suis ivre de vin vieux ; eh bien ! je le suis. Si je suis infidèle, guèbre ou idolâtre ; eh bien ! je le suis. Chaque groupe d’individus s’est formé une idée sur mon compte. Mais qu’importe, je m’appartiens

et je suis ce que je suis.
[Texte en persan]


298

Depuis que je suis, je n’ai pas été un instant sans ivresse. Cette nuit est celle du kèdre[291], et moi, cette nuit je suis ivre ; mes lèvres sont collées sur celle de la coupe[292], et, le sein appuyé contre la jarre, j’aurai jusqu’au jour le goulot du flacon dans ma main.


299

Je suis constamment attiré par la vue du vin limpide, mes oreilles sont sans cesse attentives aux sons mélodieux de la flûte et du rubab[293]. Oh, si le potier fait une cruche de ma poussière, puisse cette cruche être constamment pleine de vin !


300

Je connais tout ce que le néant et l’être ont d’apparent ; je sais le fond de toute pensée élevée. Eh bien ! puisse toute cette science être anéantie en moi si je reconnais chez l’homme un état supérieur à celui de l’ivresse !


301

Je bois du vin, moi, mais je ne commets pas de désordres. J’allonge ma main, mais ce n’est que pour saisir la coupe[294]. Sais-tu pourquoi je suis adorateur du vin ? C’est pour ne point t’imiter en

m’adorant moi-même.
[Texte en persan]


302

Es-tu assez discret pour que je te dise en peu de mots ce que l’homme a été dans le principe ? Une créature misérable, pétrie dans la boue du chagrin. Il a, durant quelques jours, mangé quelques morceaux ici-bas, puis il a levé le pied pour s’en aller.


303

C’est le bord de la jarre que nous avons choisi pour lieu de prière ; c’est en faisant usage du vin que nous nous sommes rendus dignes du nom d’homme ; c’est dans la taverne que nous pourrons rattraper le temps perdu dans les mosquées.


304

C’est nous qui sommes le véritable but de la création universelle ; c’est nous qui, aux yeux de l’intelligence, sommes l’essence du regard divin. Le cercle de ce monde est semblable à une bague, et, sans aucun doute, c’est nous qui en sommes le chaton gravé[295].


305

L’ivresse de notre propre délire ici-bas nous a transportés de joie ; de notre humble condition, elle nous a fait lever la tête jusqu’aux cieux. Cependant, nous voilà enfin affranchis de l’annexion du corps ! Nous voilà rentrés dans la terre, d’où nous sommes sortis !


306

Si j’ai mangé pendant les jours du rèmèzan, ne va pas croire que je l’aie fait par inadvertance. Les dures fatigues du jeûne avaient si bien transformé mes journées en nuits, que j’ai toujours cru

manger le repas du matin[296].
[Texte en persan]


307

Nous avons constamment la tête prise de vin : la présence de la coupe et du vin seule anime notre société. Laisse donc là tes conseils, ô ignorant pénitent ! (tu le vois) nous sommes adorateurs du vin, et les lèvres de l’objet de nos amours sont au gré de nos désirs.


308

Voici la saison des roses. Oh ! je veux mettre en action une de mes idées. Je veux commettre un acte qui enfreigne la loi du chèr’e[297]. Oui, durant quelques jours, je veux, en compagnie des belles aux joues veloutées[298] et colorées, je veux, répandant du vin rose sur le gazon, transformer la prairie en champs de tulipes.


309

Lorsqu’en ce monde la joie s’empare de nous ; lorsqu’elle donne à notre teint le brillant éclat du coursier du firmament (le soleil), alors j’aime à me voir dans une prairie au milieu des belles aux joues veloutées, et à prendre avec elles de ce vert hachich avant de rentrer moi-même sous cette terre recouverte de gazon[299].

[Texte en persan]


310

Jamais nous ne goûtons avec bonheur une goutte d’eau sans que la main de la douleur ne vienne aussitôt nous présenter son breuvage amer. Jamais nous ne trempons un morceau de pain dans du sel sans que ce sel ne vienne aussitôt rouvrir les blessures de nos cœurs[300] !


311

Gardez-vous, gardez-vous bien de faire du bruit dans la taverne ! Passons-y, mais évitons toute agitation. Vendons le turban, vendons le livre (le Koran) pour acheter du vin. Passons ensuite par le madressèh, mais ne nous y arrêtons pas[301].


312

Tous les jours, dès l’aurore, j’irai à la taverne. Je m’y rendrai en compagnie des hypocrites kèlènders[302]. Ô toi, qui es le maître des secrets les plus cachés ! donne-moi la foi, si tu veux que je m’attache à la prière[303].

[Texte en persan]


313

Les soucis de ce monde, nous ne leur accordons pas même la valeur d’un grain d’orge ; oh ! que nous sommes heureux ! Si nous avons de quoi déjeuner, nous n’avons rien pour dîner ; oh ! que nous sommes heureux ! Bien que rien de cuit ne nous arrive des cuisines, nous n’adressons à personne des prières importunes ; oh ! que nous sommes heureux[304] !


314

Pas un seul jour je ne me sens débarrassé des liens importuns de ce monde ; pas un seul instant je ne respire content de mon être. J’ai fait longtemps l’apprentissage des vicissitudes humaines, et je ne suis encore devenu maître ni dans ce qui regarde ce monde, ni dans ce qui concerne l’autre.


315

Nous, d’une main, nous prenons le Koran, de l’autre, nous saisissons la coupe : vous nous voyez tantôt portés vers ce qui est licite, tantôt vers ce qui est défendu. Nous ne sommes donc, sous cette voûte azurée, ni complètement infidèles, ni absolument musulmans.


316

Présentez le salut de ma part à Mostapha[305], et ensuite dites-lui, avec tout le respect qui lui est dû : « seigneur Hachemite ! pourquoi, suivant le chèr’e[306], le doug aigre[307] est-il licite et le vin pur

défendu ? »
[Texte en persan]


317

Présentez le salut de ma part à Khèyam, et ensuite dites-lui : « Ô Khèyam ! tu es un ignorant. Quand donc ai-je dit que le vin est « défendu ? Il est licite pour les hommes intelligents, il n’est défendu s que pour les ignorants. »


318

Ô toi qui convoites nuit et jour les biens de ce monde ! tu ne réfléchis donc pas au jour terrible[308] ? Prends en considération ton dernier souffle, reviens à toi, et regarde comme le temps traite les autres.


319

Ô toi qui es le résumé de la création universelle[309] ! cesse donc un instant de te préoccuper de gain ou de perte ; prends une coupe de vin, de la main de l’échanson éternel[310], et affranchis-toi ainsi à la fois et des soucis de ce monde et de ceux de l’autre !


320

Si tu sais à quoi t’en tenir sur la marche de ce cercle sans fin[311], tu dois reconnaître deux classes d’hommes : ceux qui connaissent parfaitement son bon et son mauvais côté, et ceux qui n’ont de notion ni d’eux-mêmes ni des choses d’ici-bas.


321

Rends léger à mon cœur le poids des vicissitudes de ce monde. Cache aux humains mes actions répréhensibles. Rends-moi heureux

aujourd’hui, et demain fais-moi ce que tu croiras digne de ta miséricorde.
[Texte en persan]


322

Pour celui qui se rend compte des vicissitudes humaines, la joie, le chagrin, la peine, tout cela est identique. Le bien et le mal de ce monde devant un jour finir, qu’importe que tout soit tourment pour nous, ou tout agrément ?


323

Maintenant que le rossignol a fait entendre sa voix, ne pense plus qu’à saisir la coupe de vin en rubis de la main des buveurs ; lèvetoi, viens, car les roses épanouies respirent la joie ; viens, vengetoi, venge-toi durant deux ou trois jours des tourments que tu as endurés.


324

Regarde cette coupe faite de matière : elle est enceinte d’une âme ! On dirait un jasmin produisant des fleurs de l’arbre de Judée. Mais que dis-je ? L’éclatante pureté du vin est cause de mon erreur : oh non ! (ce n’est point une coupe) c’est une eau diaphane qui est grosse d’un feu liquide[312].


325

Lève-toi, laisse-là les soucis de ce monde qui fuit, sois dans l’allégresse, passe gaiement cette vie d’un instant, car si les faveurs du ciel eussent été constantes pour les autres, leur tour de jouissance ne serait pas venu jusqu’à toi.


326

Écoute-moi, ô toi qui n’as pas vu de vieux amis[313] ! Ne t’inquiète pas de cette roue des cieux qui n’a ni surface ni fond : contente-toi de ce que tu as, et, en paisible spectateur, observe ici-bas les jeux

divers de la destinée des hommes.
[Texte en persan]


327

Emploie tous tes efforts à être agréable aux buveurs ; suis les bons conseils de Khèyam. Ô ami ! détruis les bases de la prière, celles du jeune, bois du vin, vole (si tu veux), mais fais le bien.


328

La justice[314] est l’âme de l’univers ; l’univers est un corps. Les anges sont les sens de ce corps ; les cieux, les éléments, les créatures en sont les membres ; voilà l’unité éternelle. Le reste n’est que tromperie.


329

Hier au soir, dans la taverne, cet objet de mon cœur qui me ravit l’âme (Dieu) me présenta une coupe avec un air ravissant de sincérité et de désir de me complaire, et m’invita à boire. « Non, lui dis-je, je ne boirai pas. — Bois, me répondit-il, pour l’amour de mon cœur. »


330

Veux-tu que l’univers se soumette à ta volonté ? Occupe-toi sans cesse à fortifier ton âme. Partage mon opinion qui consiste à boire du vin et à ne jamais nous soucier des choses d’ici-bas.


331

Les sages ont beau considérer d’un bout à l’autre ce monde de poussière, séjour de l’inconstance, ils n’y verront rien d’agréable que

le vin en rubis et les beaux visages[315].
[Texte en persan]


332

C’est grâce à l’iniquité de cette roue des cieux, qui ressemble à un miroir, c’est grâce au mouvement périodique de ce temps, qui n’accorde ses faveurs qu’aux plus abjects, que mes joues, creuses comme la coupe, sont inondées de larmes ; et, semblable au flacon, mon cœur est plein de sang[316].


333

Hier (avant le jour), en compagnie d’une ravissante amie et d’une coupe de vin rose, j’étais assis au bord d’un ruisseau. Devant moi était placée la coupe, cette coquille dont la perle (le contenu de la coupe) répandait un tel éclat de lumière que le héraut du soleil, s’éveillant en sursaut, annonça le réveil de l’aurore.


334

Oublie le jour qui a été retranché de ton existence ; ne t’inquiète pas de celui de demain, qui n’est pas encore venu ; ne te repose pas sur ce qui est ou sur ce qui n’est plus ; vis un instant heureux et ne jette pas ainsi ta vie au vent.


335

N’as-tu pas honte de te livrer à la corruption ? de négliger ainsi et les commandements et les défenses[317] ? J’admets que tu parviennes à t’approprier tous les biens de la terre, que pourras-tu en faire si

ce n’est de les abandonner à ton tour ?
[Texte en persan]


336

J’ai vu un homme retire sur un terrain aride. Il n’était ni hérétique, ni musulman ; il n’avait ni richesses, ni religion, ni Dieu, ni vérité, ni loi, ni certitude. Qui dans ce monde ou dans l’autre aurait un tel courage ?


337

Une multitude d’hommes réfléchissent sur les croyances, sur les religions ; d’autres sont dans la stupéfaction entre le doute et la certitude. Tout à coup, celui qui est à l’affût criera : « Ô ignorants ! la voie que vous cherchez n’est ni là, ni là. »


338

Il existe dans les cieux un taureau nommé Pérvïn (Pléiades)[318], un autre taureau est caché sous la terre[319]. Ouvre donc les yeux de l’intelligence comme ceux qui vivent dans la certitude[320], et regardemoi cette poignée d’ânes placés entre deux bœufs !


339

On me dit : Bois un peu moins de vin. Quelle raison donnes-tu pour n’y point renoncer ? La raison que je donne, c’est le visage de mon ami[321], c’est le vin du matin. Sois juste, et dis-moi s’il est possible de donner une raison plus lumineuse.


340

Si je possédais sur les cieux la puissance que Dieu y exerce, je les supprimerais de ce monde, et j’en construirais d’autres à ma façon, afin que l’homme libre[322] pût ici-bas atteindre sans difficulté

les désirs de son cœur.
[Texte en persan]


341

Mon pauvre cœur, plein de douleur et de folie, n’a pu être affranchi de l’ivresse où l’a plongé l’amour de ma bien-aimée[323]. Oh ! le jour où le vin de cet amour a été distribué, ma portion a été sans doute puisée dans le sang de mon cœur[324] !


342

Boire du vin et rechercher les beaux visages est un parti plus sage que celui d’user d’hypocrisie et d’apparente dévotion. Il est évident que, s’il existe un enfer pour les amoureux et les buveurs, personne ne voudra du paradis.


343

Méprise les paroles des femmes coquettes, mais accepte du vin limpide de la main de celles dont la toilette est irréprochable[325]. (Tu le sais,) tous ceux qui ont fait leur apparition en ce monde sont partis les uns à la suite des autres, et il n’est donné à personne de t’en montrer un seul qui soit revenu.


344

Il ne faut point se résoudre à flétrir par le chagrin un cœur joyeux, à broyer sous la pierre des tourments nos instants d’allégresse. Personne ne pouvant nous dire ce qui adviendra, ce qu’il faut donc, c’est du vin, c’est une maîtresse chérie[326] et du repos au gré de nos souhaits.


345

Oui, il est beau de jouir d’une bonne renommée ; il est honteux de se plaindre de l’injustice du ciel ; il est plus beau de s’enivrer du

jus du raisin que de s’enorgueillir d’une fausse dévotion[327].
[Texte en persan]


346

Ô Dieu ! sois miséricordieux pour mon pauvre cœur prisonnier ; sois miséricordieux pour mon sein, susceptible de contenir le chagrin ; pardonne à mes pieds, qui me conduisent à la taverne ; pardonne à ma main, qui saisit la coupe[328] !


347

Ô Dieu ! délivre-moi de ce calcul sur le plus ou le moins (des choses de ce monde), fais que je me préoccupe de toi, en m’affranchissant de moi-même. Tant que j’ai ma saine raison, le bien et le mal me sont connus : rends-moi ivre et débarrasse-moi ainsi de cette connaissance du bien et du mal.


348

Cette roue des cieux court après ma mort et la tienne, ami ; elle conspire contre mon âme et la tienne[329]. Viens, viens t’asseoir sur le gazon, car bien peu de temps nous reste encore avant que d’autre gazon germe de ma poussière et de la tienne.


349

Lorsque mon âme et la tienne nous aurons quittés, on placera une paire de briques sur ma tombe et la tienne. Puis, pour couvrir les tombes des autres avec d’autres briques, dans le moule du briquetier on jettera ma poussière et la tienne.


350

Ce château qui par sa splendeur rivalisait avec les cieux, ce château où les souverains se succédaient à l’envi, nous avons vu une tourterelle s’y poser et sur ses créneaux en ruine crier : « Kou kou,

kou kou[330]. »
[Texte en persan]


351

Quel avantage a produit notre venue en ce monde ? Quel avantage résultera de notre départ ? Que nous reste-t-il du monceau d’espérances que nous avons conçues ? Où est la fumée de tous ces hommes purs qui, sous ce cercle céleste, se consument et deviennent poussière[331] ?


352

toi dont les lèvres recèlent l’eau de la vie ! ne permets pas à celles de la coupe[332] de venir les baiser. (Oh ! si tu le permets,) puissé-je perdre le nom d’homme si je ne m’abreuve du sang du flacon, car qui est-elle, cette coupe, pour oser appuyer ses lèvres sur les tiennes[333] ?


353

Je suis tel que m’a produit ta puissance. J’ai vécu cent ans, comblé de ta bienveillance et de tes bienfaits. Je voudrais cent ans encore commettre des péchés et voir si c’est la somme de mes fautes qui l’emporterait ou celle de ta miséricorde.


354

Prends dans tes mains la coupe, emporte la gourde, ô charme de mon cœur ! et va explorer les prairies, les bords des ruisseaux, car bien des idoles, semblables à la lune par l’éclat de leurs beaux visages, ont été cent fois transformées en coupes, cent fois elles ont été des gourdes.

[Texte en persan]


355

C’est nous qui achetons du vin vieux et du vin nouveau, et c’est nous qui vendons le monde pour deux grains d’orge[334]. Sais-tu où tu iras après la mort ? Apporte-moi du vin et va où tu voudras.


356

Quel est l’homme ici-bas qui n’a point commis de péché, dis ? Celui qui n’en aurait point commis, comment aurait-il vécu, dis ? Si, parce que je fais le mal, tu me punis par le mal, quelle est donc la différence qui existe entre toi et moi, dis ?


357

Oh ! où est donc celle dont les lèvres sont de rubis, où donc cette pierre précieuse de Bèdèkhchan[335] ? Où est ce vin plein de parfum qui donne le repos à l’âme ? On dit que la religion de l’islam le défend : bois, ami, et n’aie aucune crainte, car où vois-tu l’islam[336] ?


358

Ce qu’il y a de mieux, c’est de s’abstenir de tout ce qui n’est pas allégresse ; ce qu’il y a de mieux, c’est de recevoir la coupe de la main des belles que renferment les palais des princes ; ce qu’il y a de mieux encore, c’est l’ivresse, l’insouciance des Kélenders[337], l’oubli de soi-même. Une gorgée de vin, enfin, vaut mieux que tout ce qui

existe dans l’espace entre la lune et le poisson[338].
[Texte en persan]


359

Pour toi, ce qu’il y a de mieux, c’est de fuir l’étude des sciences et la dévotion ; c’est de t’accrocher à la chevelure d’une ravissante amie ; c’est de verser dans la coupe le sang de la vigne avant que le temps ait versé le tien[339].


360

Ô ami ! sois en repos au milieu des vicissitudes humaines ; ne t’inquiète pas en vain de la marche du temps. Lorsque l’enveloppe de ton être sera mise en lambeaux, qu’importe que tu aies agi, que tu aies parlé, que tu te sois souillé[340] !


361

Ô toi qui n’as point fait le bien, mais qui as fait le mal, et qui ensuite as cherché un refuge auprès de la Divinité ! garde-toi de jamais t’appuyer sur le pardon, car celui qui n’a rien fait ne ressemble pas plus à celui qui a péché que celui qui a péché ne ressemble à celui qui n’a rien fait[341].

362

Ne mesure pas la longueur de la vie au delà de la soixantaine. Ne pose nulle part le pied sans être pris de vin. Tant que de ton crâne on n’aura pas fait une cruche, va toujours ton chemin sans

déposer jamais la gourde de tes épaules, ni la coupe de ta main.
[Texte en persan]


363

Ce firmament est comme une écuelle renversée sur nos têtes. Les hommes perspicaces y sont humiliés et sans force ; mais voyez l’amitié qui règne entre la coupe et le flacon. Ils sont lèvre contre lèvre[342], et entre eux coule le sang.


364

J’ai de mes moustaches balayé le seuil de la taverne. Oui, j’ai renoncé à réfléchir sur le bien et le mal de ce monde et de l’autre. Je les verrais, semblables à deux boules, rouler dans un fossé que, quand je dors pris de vin, je ne m’en préoccuperais pas plus que si je voyais rouler un grain d’orge[343].


365

La goutte d’eau s’est mise à pleurer en se plaignant d’être séparée de l’Océan. L’Océan s’est mis à rire en lui disant : « C’est nous qui sommes tout ; en vérité, il n’y a point en dehors de nous d’autre Dieu, et si nous sommes séparés, ce n’est que par un simple point

presque invisible[344]. »
[Texte en persan]


366

Jusques à quand m’infligerai-je le souci de savoir si je possède ou si je ne possède pas ? si je dois ou si je ne dois pas passer gaiement la vie[345] ? Remplis toujours une coupe de vin, ô échanson ! car j’ignore si j’expirerai ou non ce souffle qu’actuellement j’aspire.


367

Ne deviens pas la proie du chagrin de ce monde d’iniquité ; ne rappelle pas à ton âme le souvenir de ceux qui ne sont plus ; ne livre ton cœur qu’à une amie aux douces lèvres et à stature de fée[346] ; ne sois jamais privé de vin, ne jette pas ta vie au vent.


368

Jusques à quand me parleras-tu de mosquée, de prière, déjeune ? Va plutôt à la taverne et enivre-toi, dusses-tu pour cela demander l’aumône. Ô Khèyam ! bois du vin, bois, car de cette terre dont tu es composé on fera tantôt des coupes, tantôt des bols, tantôt des cruches.


369

Voici pourquoi dans ce palais des êtres tu dois, ô sage ! te livrer à l’usage du vin couleur de rose, c’est qu’alors chaque atome de ta poussière que le vent emportera ira tomber, tout empreint de vin, au seuil de la taverne.


370

Regarde comme le zéphyr a fait épanouir les roses ! Regarde comme leur éclatante beauté réjouit le rossignol ! Va donc te reposer à l’ombre de ces fleurs, va, car bien souvent elles sont sorties de

terre et bien souvent elles y sont rentrées.
[Texte en persan]


371

Nous voilà tous réunis au milieu des amoureux[347] ; nous voilà tous affranchis des peines qu’inflige le temps ; ayant vidé la coupe de son amour[348], nous voilà tous libres, tous tranquilles, tous pris de vin.


372

Suppose que tu aies vécu dans ce monde au gré de tes désirs ; eh bien ! après ? Figure-toi que la fin de tes jours est arrivée ; eh bien ! après ? J’admets que tu aies vécu durant cent ans entouré de tout ce que ton cœur a pu désirer, imagine à ton tour que tu aies cent autres années à vivre ; eh bien ! après ?


373

Sais-tu pourquoi le cyprès et le lis ont acquis la réputation de liberté dont ils jouissent parmi les hommes ? C’est que celui-ci, ayant dix langues, reste muet, et que celui-là, possédant cent mains, les tient raccourcies[349].


374

Ô échanson ! mets dans ma main de ce vin délicieux, de ce jus aux attraits d’une charmante idole, de ce nectar enfin qui, semblable à une chaîne dont les anneaux se tordent et se retordent sur eux-mêmes, tient et les fous et les sages dans une si douce captivité.


375

Ô regret que la vie se soit passée en pure perte ! que nos bouchées aient été illicites et nos corps souillés[350] ! J’ai la figure noire (ô Dieu !), de n’avoir pas fait ce que tu as ordonné. Que sera-ce donc d’avoir

fait ce que tu n’as pas ordonné ?
[Texte en persan]


376

Ne t’inquiète pas des vicissitudes de ce monde d’inconstance ; demande du vin et rapproche-toi de ta caressante maîtresse, car, vois-tu, celui que sa mère enfante aujourd’hui, demain disparaît de la terre, demain il rentre dans le néant[351].


377

Je puis renoncer à tout, au vin jamais ; car j’ai les moyens de me dédommager de tout, de la privation de vin jamais. (Ô Dieu !) se pourrait-il que je devinsse musulman et que je renonçasse au vin vieux ? Jamais.


378

Nous sommes tous amoureux, tous ivres, tous adorateurs du vin. Nous sommes tous réunis dans la taverne, ayant banni loin de nous tout ce qui est bien, tout ce qui est mal, tout ce qui est réflexion et rêverie. Oh ! ne nous demande donc pas de jugement, puisque nous sommes tous pris de vin[352].


379

C’est nous qui avons confiance en la bonté divine, qui nous soustrayons au sentiment de l’obéissance et du péché ; car où ta bienveillance existe (ô Dieu !), celui qui n’a rien fait est l’égal de celui qui a fait[353].

[Texte en persan]


380

Tu as imprimé à notre être (ô Dieu !) une bien singulière fantasmagorie (d’inconséquences) et tu en fais surgir de bien étranges phénomènes. Je ne puis, moi, être meilleur que je ne suis, car tu m’as retiré tel quel du creuset (de la création).


381

Nous avons violé tous les vœux que nous avions formés ; nous avons fermé sur nous la porte de la bonne et celle de la mauvaise renommée[354]. Ne me blâmez point si vous me voyez commettre des actes d’insensé, (car, vous le voyez,) nous sommes ivres du vin de l’amour, ivres tous tant que nous sommes.


382

Une gorgée de vin vieux vaut mieux qu’un nouvel empire. Ce qu’il y a de mieux à faire c’est de rejeter tout ce qui n’est pas vin. Une coupe de ce nectar est cent fois préférable au royaume de Féridoun[355]. La brique qui couvre la jarre[356] est plus précieuse que le

diadème de Kéy-Khosrov[357].
[Texte en persan]


383

Ô mon cœur[358] ! tu n’arriveras point à pénétrer les secrets énigmatiques (des cieux) ; tu ne parviendras jamais au point culminant que les intrépides savants ont atteint. Résigne-toi donc à t’organiser icibas un paradis en faisant usage de la coupe et du vin, car là où est le paradis (futur), y arriveras-tu ? n’y arriveras-tu pas ?


384

Ceux qui sont partis avant nous, ô échanson ! sont couchés dans la poussière de l’orgueil[359] ; va boire du vin, va, écoute la vérité que je te dis : Tout ce qu’ils ont avancé n’est que du vent, sache-le, ô échanson !


385

De loin est apparu un sale individu. On eût dit que son corps était recouvert d’une chemise faite de fumée de l’enfer. Il n’était ni homme ni femme. Il a brisé notre flacon et répandu à terre le vin en rubis qu’il contenait, se glorifiant d’avoir commis un acte digne d’un homme[360].


présomption et la suffisance de leurs vains

mérites.
[Texte en persan]


386

Ô mon cœur[361] ! quand tu es admis à t’asseoir au banquet de cette idole (la Divinité), c’est que tu es sorti de toi-même pour rentrer en toi-même. Lorsque tu as goûté une gorgée du vin du néant, tu es entièrement séparé de ceux qui sont et de ceux qui ne sont plus.


387

Oui, je me suis trouvé en relation avec le vin, avec l’ivresse. Mais pourquoi le monde m’en blâme-t-il ? Oh ! plût à Dieu que tout ce qui est illicite produisît l’ivresse ! Car alors jamais ici-bas je n’aurais vu l’ombre de la saine raison[362].


388

Tu as brisé ma cruche de vin, mon Dieu ! tu as ainsi fermé sur moi la porte de la joie, mon Dieu ! tu as versé à terre mon vin limpide. Oh ! (puisse ma bouche se remplir de terre !) serais-tu ivre, mon Dieu[363] ?


389

Ô toi qui es le résultat des quatre[364] et des sept[365], je te vois bien embarrassé entre ces quatre et ces sept. Bois du vin, car, je te l’ai dit plus de quatre fois, tu ne reviendras plus ; une fois parti, tu es

bien parti.
[Texte en persan]


390

(D’un côté) tu as dressé deux cents embûches autour de nous ; (d’un autre côté) tu nous dis : « Si vous y mettez le pied vous serez frappés de mort. » C’est toi qui tends les pièges, et quiconque y tombe, tu l’interdis ! tu lui donnes la mort, tu l’appelles rebelle[366] !


391

Ô toi, dont la mystérieuse essence est impénétrable à l’intelligence, toi qui ne te soucies pas plus de notre obéissance que de nos fautes, je suis ivre de péchés, mais la confiance que j’ai en toi me rend la raison. Je veux dire par là que je compte sur ta miséricorde[367].


392

Si les choses, en ce monde, n’étaient basées que sur l’imitation[368], oh ! alors ce serait tous les jours fête. Oh ! si ce n’étaient ces vaines menaces [369], chacun pourrait ici-bas atteindre sans crainte le but de

ses souhaits.
[Texte en persan]


393

Ô roue des cieux ! tu remplis constamment mon cœnr de tristesse. Tu paralyses en moi le germe de la joie[370], tu transformes en eau l’air qui vient rafraîchir mon corps, tn changes en terre, dans ma bondir. l’eau pure que je bois !


394

Ô mon cœur[371] ! si tu t’affranchis des chagrins inhérents a la matière, tu deviendras une âme dans toute sa pureté ; tu monteras aux cieux, ta résidence sera le firmament. Oh ! que tu dois souffrir de honte d’être venu habiter la terre !


395

Ô potier ! sois attentif, si tu possèdes la saine raison ; jusques à quand aviliras-tu l’homme en pétrissant sa boue ? C’est le doigt de Kéridoun[372], c’est la main de Kéy-kliosrov[373] que tu mets ainsi sur la roue. Oh ! à quoi penses-tu donc ?


396

Ô rose ! tu ressembles au visage d’une jeune et ravissante beauté ! Ô vin ! tu es semblable à un rubis dont l’éclat réjouit l’âme ! Ô capricieuse fortune ! à chaque instant tu nie parais plus étrangère, et cependant il me semble te connaître.

[Texte en persan]


397

De la cuisine de ce monde tu n’absorbes que la fumée. Jusques à quand, plonge dans la recherche de l’être et du néant, seras-tu la proie du chagrin ? Ce monde ne contient que perte pour ceux qui s’y attachent. Dérobe-toi à cette perte, et tout pour toi deviendra bénéfice[374].


398

Nous, nous ne cherchons point à tourmenter les hommes dans leur sommeil ; nous évitons ainsi de leur faire pousser à minuit les cris lamentables : Ô mon Dieu ! ô mon Dieu ! (mais d’autres le font). Ne te repose donc ni sur tes richesses ni sur ta beauté, car celles-là te seront enlevées dans une nuit, et l’autre aussi dans une nuit te sera ravie[375].


399

Si dès le commencement tu avais voulu me faire connaître à moi-même, pourquoi ensuite m’aurais-tu séparé de ce moi-même[376] ? Si au premier jour ton intention n’avait pas été de m’abandonner, pourquoi m’aurais-tu jeté tout ébahi au milieu de ce monde[377] ?


400

Oh ! plût à Dieu qu’il existât un lieu de repos, que le chemin que nous suivons y pût aboutir ! Plût à Dieu qu’après cent mille ans nous pussions concevoir l’espérance de renaître du cœur de la terre,

comme renaît le vert gazon !
[Texte en persan]


401

Pendant que je tirais l’horoscope du livre de l’amour, tout à coup, du cœur brûlant d’un sage sortirent ces mots : « Heureux celui qui « en sa demeure possède une amie belle comme la lune, et qui a en « perspective une nuit longue comme une année ! »


402

La succession constante du printemps et de l’automne fait disparaître les feuilles de notre existence. Bois du vin, ami, car les sages l’ont bien dit, les chagrins de ce monde sont un poison, et l’antidote de ce poison c’est le vin.


403

Ô mon cœur[378] ! bois du vin, bois-en dans un jardin et jouis de la présence de l’amie (la Divinité) ; renonce à l’hypocrisie, à la fourberie. Est-ce la doctrine d’Ahmed[379] que tu suis ? En ce cas, puise une coupe de vin dans le bassin qu’en qualité d’échanson Ali dessert[380].


404

Hier au soir j’ai brisé contre une pierre la coupe en faïence. J’étais ivre en commettant cet acte d’insensé. Cette coupe semblait me dire : « J’ai été semblable à toi, tu seras à ton tour semblable à moi. »


405

Les fleurs se sont épanouies ; ô échanson ! apporte du vin. Laisse là tes actes de dévotion, ô échanson ! Avant que l’ange de la mort se soit mis à l’affût contre nous, viens, et, une coupe de vin en rubis à la main, jouissons durant quelques jours de la douce présence

de l’amie (la Divinité).
[Texte en persan]


406

Lève-toi, sors de ton lit, ô échanson ! donne, donne du vin limpide, ô échanson ! Avant qu’on fasse des cruches de nos crânes, verse du vin de la cruche dans le hoi, ô échanson[381] !


407

Cette hypocrisie (que je vois partout), ô échanson ! accahle mon cœur d’ennui. Lève-toi et apporte-moi gaiement du vin, ô échanson ! pour t’en procurer, mets en gage et le seddjadèh[382] et le féilessan[383]. Peut-être qu’alors mes arguments reposeront sur une hase plus solide.


408

Examine-toi, si tu es intelligent, et observe ce que tu as apporté dans le principe et ce que tu emporteras à la fin. Tu dis que tu ne bois pas de vin parce qu’on doit mourir. Que tu en boives, ami, ou que tu n’en boives pas, il faut toujours mourir[384].


409

Ouvre-moi la porte, car ce n’est que toi qui peux l’ouvrir ; montre-moi le chemin, car c’est toi qui montres la voie du salut. Je ne donnerai ma main à aucun de ceux qui voudront me relever,

car tous sont périssables, il n’y a que toi d’éternel[385].
[Texte en persan]


410

Tout ce que tu me dis émane de ta haine (ô moullah) ! tu ne cesses de me traiter d’athée, d’homme sans religion. Je suis convaincu de ce que je suis et je l’avoue ; mais sois juste, est-ce à toi de me traiter ainsi ?


411

Résigne-toi à la douleur si tu veux y trouver un remède, ne te plains pas de tes souffrances si tu veux en guérir. Dans ta pauvreté remercie la Providence, si tu veux qu’un jour enfin les richesses deviennent ton partage.


412

J’ai vu un sage[386] dans la maison d’un homme ivre de la veille. Je lui ai demandé s’il ne pouvait me donner des nouvelles des absents[387]. Il m’a repondu : ^Bois du vin, ami, car beaucoup, semblables à nous, « sont partis et ne sont pas revenus. »


413

Ce que je demande c’est un flacon de vin en rubis, une œuvre de poésie, un instant de répit dans la vie et la moitié d’un pain. Si avec cela je pouvais, ami, demeurer près de toi dans quelque lieu en ruine, ce serait un bonheur préférable à celui d’un sultan dans son royaume[388].


414

Jusques à quand ces arguments sur les cinq[389] et les quatre[390], ô échanson ? En comprendre un, ô échanson ! est aussi difficile que d’en saisir cent mille. Nous sommes tous de terre, ô échanson ! accorde

la harpe ; nous sommes tous de vent[391], apporte du vin, ô échanson !
[Texte en persan]


415

Jusques à quand parleras-tu de Yassïn et de Bèrat[392], ô échanson ? Donne-moi une traite sur la taverne, ô échanson ! Le jour où elle y sera portée, ce jour-là sera pour moi la nuit du Bèrat, ô échanson !


416

Tant que tu auras en ton corps des os, des veines et des nerfs, ne pose pas ton pied en dehors des limites de ta destinée. Ne cède jamais à ton ennemi, cet ennemi fût-il Rostèm, fils de Zal[393] ; n’accepte rien qui puisse t’obliger envers ton ami, cet ami fût-il Hâtém-taï[394].


417

Tu as beau être épris des lèvres colorées du teint du rubis, tu as beau apprécier la coupe de vin, tu as beau rechercher le bruit du tambour de basque, le son de la harpe et de la flûte, ce ne sont là que des accessoires. Dieu m’en est témoin, tant que tu n’auras pas brisé les liens qui t’attachent à ce monde, tu ne seras jamais rien.


418

Remue-toi, puisque tu es sous cette voûte intraitable[395] ; bois du vin, puisque tu es dans ce monde, siège des calamités. Tout, depuis le principe jusqu’à la fin, n’étant que terre, agis au moins en homme

qui est sur la terre, et non comme si tu étais sous la terre.
[Texte en persan]


419

Puisque tu connais tous les secrets, ô mon garçon, pourquoi es-tu en proie à tant de vains tourments ? J’admets que les choses ne marchent pas selon tes désirs, mais au moins sois gai en ce moment où tu respires encore[396].


420

Partout où je porte les yeux, je crois voir le gazon du paradis, le ruisseau du Kooucer[397]. On dirait que la plaine, sortie de l’enfer, s’est transformée en un séjour céleste[398]. Repose-toi donc dans ce séjour céleste auprès d’une céleste beauté.


421

Ne suis pas d’autre voie que celle que suivent les Kèlènders[399], ne recherche pas d’autre lieu que la taverne ; ne t’occupe que de vin, de chant et de l’amie (la Divinité) ; mets dans ta main une coupe de vin, sur ton dos une gourde ; bois, ô objet chéri de mon cœur ! bois et cesse de dire des sottises.


422

Veux-tu que ta vie repose sur une base solide ? Veux-tu vivre quelque temps, ayant le cœur affranchi de tout chagrin ? Ne demeure pas un instant sans boire du vin, et alors à chaque respiration tu trouveras un nouvel attrait à ton existence.


423

Dans ce monde, cette maison d’escamoteurs, il est inutile de compter sur un ami. Écoute le conseil que je te donne et ne le confie à personne : Supporte tes souffrances, n’y cherche aucun remède, sois heureux dans tes chagrins, ne cherche pas à les faire

partager.
[Texte en persan]


424

Il existe deux choses qui sont la base de la sagesse et qui doivent être mises au nombre des plus importantes révélations inédites[400] : c’est de ne point manger de tout ce qui se mange, c’est de se tenir à l’écart de tout ce qui vit.


425

Gomment se fait-il qu’au commencement du printemps le verjus des jardins soit âpre ? Comment après devient-il doux ? Comment ensuite le vin se trouve-t-il amer ? Si d’un morceau de bois on fait une viole au moyen d’une serpette, que diras-tu en voyant qu’au moyen de cette même serpette on confectionne une flûte ?


426

Sais-tu pourquoi au lever de l’aurore le coq matinal fait à chaque instant entendre sa voix ? C’est pour te rappeler, par le miroir du matin, qu’une nuit vient de s’écouler de ton existence, et que tu es encore dans l’ignorance.

427

Donne-moi de ce vin en rubis couleur de tulipe ; fais déverser du goulot[401] du flacon ce sang pur qu’il contient, car aujourd’hui je ne vois guère, en dehors de la coupe de vin, d’autre ami dont l’intérieur soit pur.


428

Verse-moi, ô échanson ! de ce vin couleur de fleurs de l’arbre de Judée ; verse, ô échanson ! car le chagrin vient oppresser mon âme[402] ; verse-moi de ce nectar, car il se peut, ô échanson ! qu’en me rendant étranger à moi-même, il m’affranchisse un instant des vicissitudes

de ce monde.
[Texte en persan]


429

Ta coupe, ô échanson ! contient des rubis liquides ; donne donc à mon âme, ô échanson ! le reflet de cette pierre précieuse ; mets dans ma main, ô échanson ! cette coupe incomparable, car c’est par elle que je veux donner une nouvelle vie à mon âme.


430

En philosophie quand tu serais un Aristote, un Bouzourdjméhr[403] ; en puissance quand tu serais quelque empereur romain ou quelque potentat de Chine, bois toujours, bois du vin dans la coupe de Djém[404], car la fin de tout c’est la tombe ; oh ! quand tu serais Béhram[405] lui-même,

le cercueil est ton dernier séjour.
[Texte en persan]


431

Je suis entré dans l’atelier d’un potier. J’y ai vu l’ouvrier auprès de sa roue, activement occupé à mouler des goulots et des anses de cruches, les unes formées de têtes de rois et les autres de pieds de mendiants.


432

Va opter pour l’extase, si tu es intelligent, afin que de la main des buveurs du principe tu puisses boire du vin[406] ; mais tu es un ignorant, et l’extase n’est pas à ta portée ; il n’est pas donné à chaque ignorant de goûter les douceurs qu’elle procure[407].


433

Ô idole ! pendant que tu es de passage en ce monde, puise dans la cruche, puise de ce vin salutaire, et, avant que le potier ait fait d’autres cruches de ma poussière et de la tienne, remplis-en une coupe, bois-la et passe-m’en une autre.


434

Sois attentive, amie, et, pendant que tu es encore à même de le faire, allège la douleur d’un cœur aimant, car ce royaume de grâces que tu possèdes ne durera pas toujours ; semblable à tant

d’autres tu en seras inopinément dépouillée !
[Texte en persan]


435

Avant que lu sois enivrée par la coupe de la mort, avant que les révolutions du temps t’aient refoulée en arrière, tâche de te constituer un fonds ici, car là-bas, point de profit pour toi, si tu y vas les mains vides[408].


436

C’est toi qui disposes du sort des vivants et des morts ; c’est toi qui gouvernes cette roue désordonnée des cieux. Bien que je sois mauvais, je ne suis que ton esclave, tu es mon maître ; quel est donc le coupable ici-bas ? N’es-tu pas le créateur de tout ?


437

Ô mon roi[409] ! comment un homme comme moi, se trouvant, dans la saison des roses, au milieu d’une joyeuse société, entouré de vin, de danseurs, comment pourrait-il demeurer spectateur passif ? Oh ! se trouver dans un jardin avec un flacon de vin et une flûte sont des choses préférables au paradis avec ses houris et son Kooucer[410] !


438

Vois la clarté de la lumière, l’éclat du vin, celui de la lune, ô échanson ! Vois la ravissante beauté au visage rose comme le rubis balai, ô échanson ! Ne rappelle rien de ce qui vient de la terre à ce cœur qui brûle comme le feu, ne le jette pas au vent, apporte du

liquide, ô échanson[411] !
[Texte en persan]


439

Ô vin limpide, vin plein d’émail ! je veux, fou que je suis, te boire en quantité telle, que quiconque m’apercevra de loin puisse, confondant mon identité avec la tienne, me dire : Ô maître vin ! dis-moi, d’où viens-tu ?


440

Sois la bienvenue, ô toi qui es le repos de mon âme ! Te voici arrivée, et cependant je ne puis en croire mes yeux. Oh ! pour l’amour de Dieu, et non pour l’amour de mon cœur, bois, bois du vin, bois-en au point que je puisse douter de ton identité !


441

Un cheikh[412] dit à une femme publique : « Tu es ivre. À chaque instant tu es prise dans les filets de chacun. ?  ? Elle lui répondit : « Ô cheikh ! je suis tout ce que tu dis ; mais toi, es-tu ce que tu parais être ? »


442

(Je l’ai déjà dit), le monde entier, semblable à une boule, roulerait dans un creux que, lorsque je dors ivre-mort, je ne m’en soucierais pas plus que si j’y voyais rouler un grain d’orge. Hier au soir je me suis laissé mettre en gage dans la taverne pour une coupe de vin. Le marchand de vin ne cessait de dire : « Ô l’excellent gage que je tiens là ! »


443

Tantôt tu es caché, ne te manifestant à personne ; tantôt tu te découvres dans toutes les choses créées[413]. C’est pour toi-même sans doute et pour ton plaisir que tu produis ces merveilleux effets, car tu es à la fois et l’essence du spectacle qu’on voit et ton propre

spectateur.
[Texte en persan]


444

Parviendrais-tu à peupler la terre entière, que cette action ne vaudrait pas celle de réjouir une âme attristée. Il serait plus avantageux pour toi de rendre esclave, par la douceur, un homme libre, que de donner la liberté à mille esclaves.


445

On te dit de ne point boire de vin, parce qu’autrement tu deviendras la proie des tourments, et qu’au jour des récompenses tu brûleras comme le feu. Gela est, mais aussi cet instant où le vin te rend joyeux est-il préférable aux biens de ce monde et à ceux de l’autre.


446

Si ta propre satisfaction consiste à jeter dans le chagrin un cœur libre de tout souci, tu peux faire, ami, durant ta vie entière, le deuil de ton intelligence ; va, sois malheureux alors, car tu es un bien étrange ignorant.


447

Toutes les fois que tu pourras te procurer deux mens[414] de vin, bois-les, bois, en toutes circonstances, dans toutes les sociétés où tu te trouveras ; car celui qui agit ainsi est affranchi du désagrément de voir des moustaches comme les tiennes ou une barbe comme la mienne[415].


448

Lorsqu’on possède un pain de froment, deux mens de vin et un gigot de mouton, et qu’on peut aller s’asseoir dans quelque lieu en ruine ayant avec soi une jeune belle aux joues colorées du teint de la tulipe, oh ! c’est une jouissance qu’il n’est pas donné à tout sultan

de se procurer[416] !
[Texte en persan]


449

Si dans une ville tu acquiers de la renommée, tu es considéré comme le plus méchant des hommes ; si tu vis retiré dans un coin, on te regarde comme un instigateur. Ce qu’il y a donc de mieux, fusses-tu Elie ou saint Georges, c’est de vivre de façon à ne connaître personne, à n’être connu de personne.


450

Si j’étais libre et que je pusse user de ma volonté, si j’étais affranchi des tourments de la destinée, débarrassé du sentiment du bien et du mal de ce monde, où réside le désordre, oh ! j’aimerais mieux n’y être point venu, n’y point exister, n’être point forcé d’en partir !


451

Bois du vin, ami, car vois comme il fait rouler des gouttes de sueur sur les joues des belles de Rhèi[417], les plus belles du monde ! Oh ! jusques à quand le répéterai-je ? oui, j’ai brisé les liens de tous mes vœux. Ne vaut-il pas mieux briser les liens de cent vœux que de briser une cruche de vin ?


452

Nous possédons du vin, ô échanson ! nous jouissons de la présence de la bien-aimée (la Divinité) et du bruit du matin. Qu’on n’attende pas de notre part la renonciation de Nèssouh[418], ô échanson ! Jusques à quand parleras-tu de l’histoire de Noé[419], ô échanson ? Apporte, apporte-moi gentiment le repos de l’âme (du vin), ô

échanson !
[Texte en persan]


453

Je ne vois ni le moyen de me joindre à toi, ni la possibilité de vivre l’espace d’un souffle séparé de toi. Je n’ai point le courage de faire part à qui que ce soit des tourments que j’endure. Oh ! quelle situation difficile, quelle étrange douleur, quelle délectable passion !


454

Voici le moment de boire le vin du matin ; le bruit se fait entendre[420], ô échanson ! nous voilà prêts, ô échanson ! voici du vin, voilà la taverne. Un semblable moment pourrait-il être pour la prière ? Silence, ô échanson ! laisse là tes discours sur la tradition, sur la dévotion ; bois, ô échanson !


455

Voici le bruit du matin, ô idole dont la venue procure le bonheur ! entonne ton refrain et apporte du vin ; car (tu le sais) cette succession constante du mois de Tir au mois de Di[421] a renversé sur terre cent mille potentats comme Djèm[422], cent mille comme Kèy[423].


456

Garde-toi de passer pour grossier aux yeux des buveurs ; gardetoi de t’attirer une mauvaise réputation auprès des sages, et bois du vin ; car que tu en boives ou non, si tu appartiens au feu de l’enfer,

tu ne saurais entrer en paradis[424].
[Texte en persan]


457

Je voudrais que Dieu reconstruisît le monde, je voudrais qu’il le reconstruisît actuellement, pour que je pusse voir Dieu à l’œuvre. Je voudrais qu’il effaçât mon nom du bulletin de la vie, ou que de son trésor mystérieux il augmentât mes moyens d’existence.


458

Ô Dieu ! ouvre-moi une porte de tes bienfaits. Fais-moi parvenir mon pot-au-feu[425], afin que je n’en sois par redevable à tes créatures ; oh ! rends-moi ivre de vin[426], au point qu’affranchi de toute connaissance mes tourments de tête disparaissent.


459

Ô toi qui as été brûlé, puis brûlé encore, et qui mérites de l’être derechef ! toi qui n’es digne que d’aller attiser le feu de l’enfer ! jusques à quand prieras-tu la Divinité de pardonner à Omar ? Quel rapport existe-t-il entre toi et Dieu ? Quelle audace te pousse a lui apprendre à faire usage de sa miséricorde[427] ?


460

Moi, sans vin limpide je ne puis pas vivre ; mon corps est un fardeau que je ne puis traîner sans boire de ce jus de la treille. Oh ! que je me constitue l’esclave de ce moment délicieux où l’échanson me dit : « Encore une coupe ! » et que je n’ai plus la force de la saisir !


461

Il me reste encore un souffle de vie, grâce aux soins de l’échanson. Mais la discorde règne encore parmi les hommes. Je sais qu’il ne me reste qu’environ un mèn du vin d’hier au soir ; mais j’ignore

l’espace de temps qui me reste encore à vivre.
[Texte en persan]
462

Pourquoi un homme qui possède un pain lui permettant de vivre deux jours, qui dans une cruche fêlée peut puiser une goutte d’eau fraîche, pourquoi un tel homme doit-il être commandé par un autre qui ne le vaut pas, ou pourquoi en servirait-il un qui serait son égal ?

463

Depuis le jour où Vénus et la lune apparurent dans le ciel, personne n’a rien vu ici-bas de préférable au vin en rubis. Je suis vraiment étonné de voir les marchands de vin, car que peuvent-ils acheter de supérieur à ce qu’ils vendent ?

464

Ceux qui sont doués de science et de vertu, qui par leur profond savoir sont devenus le flambeau de leurs disciples[428], ceux-là mêmes n’ont pas fait un pas en dehors de cette nuit profonde[429]. Ils ont débité quelques fables et sont rentrés dans le sommeil (de la mort).




FIN DES QUATRAINS DE KHÈYAM.
  1. Son véritable nom était Omar, mais, ayant dû se conformer à l’usage établi en Orient, qui veut que chaque poëte se donne un surnom, Khèyam a conservé celui qui indiquait la profession de son père et la sienne, car (khèyam) signifie en arabe faiseur de tentes. Les Persans disent, non sans raison, que c’est l’extrême modestie de ce poëte qui l’empêcha de prendre un surnom plus brillant, comme celui de Ferdooussi, qui signifie « le céleste, » de Sè’èdi « le bienheureux, » Enveri « le lumineux, » Hâfez « le conservateur,» etc.
  2. La doctrine des soufis, presque aussi ancienne que celle de l’islamisme, enseigne à atteindre, par le mépris absolu des choses d’ici-bas, par une constante contemplation des choses célestes et par l’abnégation de soi-même, à la suprême béatitude, qui consiste à entrer en communication directe avec Dieu. Pour arriver à cette perfection, les soufis doivent passer par quatre degrés différents. Ils désignent le premier de ces degrés par (perdakhté djésmani) ou direction du corps, qui indique que le disciple doit se conformer aux lois établies, aux formes extérieures de la religion révélée, et mener une conduite exemplaire. Le second degré s’appelle (tèrik), sentier, chemin, ou (niaz), désir, nécessité, espérance. Il indique que le disciple peut se dispenser de l’observance des formes extérieures du culte dominant, parce qu’ayant acquis, par sa dévotion mentale, la connaissance de la nature divine, il quitte le culte pratique, (èmèlé djésmani), acte du corps, pour entrer dans le culte spirituel (èmèlé rouhâni), acte de l’âme. Le troisième degré est désigné sous la dénomination de (érf), sagesse, science, savoir, mot dont l’agent du verbe est (âréf), qui connaît, qui sait, sage par excellence. Le soufi qui atteint à ce degré, appelé aussi (hezour), présence, est considéré comme inspiré, et ses disciples lui vouent une obéissance aveugle, le vénérant comme (murchéd), docteur dirigeant, car son âme, qui jusque-là habitait la terre, jouit maintenant, dans les célestes plaines, de la présence de la Divinité. Le quatrième degré est appelé (hèkiket), vérité. Il indique que le soufi qui y est parvenu a opéré sa jonction définitive avec la Divinité, et jouit dans sa contemplation extatique de la suprême béatitude.

    Cette dénomination de soufi, que se sont donnée ces sectateurs, signifie, selon quelques auteurs orientaux, « sage revêtu d’étoffes de laine. » Cependant, j’ai connu, durant mon long séjour en Perse, grand nombre de personnages professant le soufisme, qui, tout en conservant les apparences de vrais croyants (la doctrine des soufis, de même que celle des chiites, tolère la restriction mentale), se revêtent de belles étoffes de soie ou de cachemire. Je n’ai guère vu que les derviches et les individus appartenant aux classes inférieures qui soient restés fidèles au (khérkéh), manteau de laine. Parmi eux, quelques-uns circulent dans les rues ou voyagent dans les provinces à pied et presque nus, demandant l’aumône au nom de Mohammed aux musulmans, au nom de Jésus et de Marie aux chrétiens, au nom de Moïse aux juifs, affichant ainsi leur indifférence pour toutes les religions.

    Cette secte se subdivise en une foule innombrable de branches, distinctes les unes des autres par la dénomination qu’elles se sont donnée ou par certains usages qu’elles ont contractés dans leurs pratiques particulières ; mais, en général, elles s’accordent toutes quant à l’identité du dogme, qui est basé sur le principe absolu de la nécessité de se laisser diriger par un murchéd « chef spirituel » ou « docteur dirigeant, » qui, ayant passé par les degrés voulus du soufisme, est considéré par ses disciples comme tout ce qu’il y a de plus saint, de plus sacré ; et ils lui vouent une vénération qui diffère peu d’un véritable culte.

    Les progrès des soufis en Perse ont été réprouvés par les docteurs de l’islamisme comme l’œuvre de l’infidélité voulant se substituer à la religion révélée. Cette réprobation, à laquelle venait se joindre le fanatisme encore vivace des premiers pontifes musulmans, a considérablement contribué aux sanglantes persécutions dont ces sectateurs furent, à diverses époques, l’objet de la part de l’autorité persane, qui protégeait en toutes circonstances le clergé orthodoxe et la foi nationale. Mais aujourd’hui les soufis jouissent d’une liberté et d’une tranquillité parfaites, soit que le clergé orthodoxe ait perdu de son antique influence, soit qu’il ait senti l’inefficacité de ses investigations à l’égard d’hommes d’autant plus difficiles à convaincre d’hérésie qu’ils pratiquent ostensiblement la religion musulmane, et que leur culte véritable est essentiellement intérieur.

  3. l La tribu turque des Seldjoukides tire son nom de Seldjouk, chef qui s’établit avec sa tribu dans les plaines de Boukhara. Cette famille renversa, vers l’an 429 de l’hégire, la dynastie des Ghaznavites, après avoir été longtemps soumise à son autorité.
  4. Cet usage est encore de nos jours en vigueur en Perse. Toute la comptabilité des revenus du royaume se trouve consignée sur des feuilles volantes, entassées les unes sur les autres et contenues entre deux planchettes formant une espèce de reliure, le tout ficelé avec une corde de chanvre ou de coton.
  5. Les partisans de cette secte, encore très-nombreux aujourd’hui dans presque toute l’Asie, croient que, sans rejeter le Koran, on ne doit pas en suivre la lettre, mais bien l’esprit. Ils repoussent les formes extérieures de la religion musulmane comme entièrement indifférentes au grand Tout, qui est la Divinité, et veulent qu’on offre au Créateur cette adoration fervente et secrète qui réside dans l’âme.
  6. Ragès des anciens.
  7. Les historiens persans élèvent au chiffre de plus de soixante raille le nombre des sectateurs qui ont suivi ce chef de brigands, du nom duquel quelques auteurs font dériver notre mot français assassin.
  8. Malcolm rapporte ce fait dans son Histoire de la Perse, II, 124 (tr. fr.).
  9. Les sectateurs de Hassan-Sèbbah étaient désignés sous la dénomination de Hassanis (adhérents de Hassan) ou Fédévis, mot qui signifie : des hommes prêts à sacrifier leur propre vie sur un simple commandement de leur chef spirituel. Les historiens affirment que, lorsqu’un envoyé de Malek-chah vint à Alamout pour traiter avec Hassan-Sèbbah, celui-ci, pour toute réponse, commanda, en présence de cet envoyé, à un de ses fidèles de se poignarder lui-même, et à un autre de se jeter du haut d’un rocher. Les deux ordres furent exécutés sur-le-champ. « Allez, dit-il à l’envoyé stupéfait, et faites savoir à votre maître quel est le caractère des gens qui me servent. »
  10. Les docteurs de l’islamisme qui ont décrit les ravages commis par cette secte, qu’ils ont en grande horreur, disent que leurs vexations, s’étendant sur toute la surface du sol persan, avaient porté l’épouvante dans tous les cœurs. « C’était, disent-ils, un véritable fléau pour les populations, un objet de terreur pour les souverains les plus puissants, et ce fléau et cette terreur, ajoutent-ils, durèrent pendant une période d’environ deux siècles. »
  11. Cet usage existe encore de nos jours en Perse, bien que les Persans d’aujourd’hui, plus civilisés que leurs ancêtres, préfèrent s’asseoir au bord d’un ruisseau où coule une eau limpide, dans un jardin à l’ombre d’un saule ou auprès d’un bassin, où le chant du rossignol vient charmer leurs oreilles, et qu’ils aient substitué la carafe en cristal à la cruche en terre cuite, et le verre à pied à la coupe de cuivre.
  12. Il n’est pas rare de voir encore à présent en Perse, même dans les familles aisées, un seul verre ou une seule coupe pour plusieurs personnes, qui toutes boivent à tour de rôle et en observant le rang de chacune d’elles. Il en est de même pour le calian « pipe à eau, » que le piche-khédmet présente tour à tour aux convives réunis, en observant également le rang de chacun. Lorsqu’il y a erreur, la personne à qui la pipe est offerte s’empresse de la présenter à celle qu’elle considère comme sa supérieure. Cet empressement n’est quelquefois qu’une simple forme de politesse, mais alors la personne qui en est l’objet, si elle est inférieure en rang, doit refuser.
  13. Nous n’avons représenté Khèyam que dans ses attributs de poëte, mais il était en outre astronome et grand algébriste. On peut consulter sur ce côté très-remarquable de sa vie et de ses travaux l’introduction à l’Algèbre d’Omar Alkhayyâmî, publiée, traduite et accompagnée d’extraits de manuscrits inédits, par Woepcke, Paris, 1851, in-8o .
  14. Oh ! puisse ma bouche se remplir de terre ! expression que les Persans emploient souvent pour exprimer le regret d’avoir proféré ou d’être obligé de proférer un blasphème, ou simplement de prononcer un mot irrévérencieux. (Voir, dans le texte persan, le quatrain 388 et la note qui l’accompagne.)
  15. Bien que l’absence de la distinction des genres dans la langue persane puisse autoriser à émettre des doutes sur cette question de savoir si ce quatrain doit être considéré comme mystique, il est cependant certain que le poëte s’adresse ici à la Divinité, qu’il qualifie de l’épithète d’idole, et non à sa maîtresse.
  16. Le poëte donne un sens complet, dans les deux derniers hémistiches du quatrain, par le seul rapprochement des deux mots vent et feu, sens qu’en français on ne saurait rendre, ce me semble, sans avoir recours à une périphrase, comme j’ai cru devoir le faire. Des cas semblables se présentent dans la suite.
  17. Moralistes, prédicateurs musulmans orthodoxes, que les vrais soufis regardent comme des hypocrites.
  18. En persan [Texte en persan] (dèm dér kèche) retiens ton haleine, pour tais-toi, silence, trêve de morale.
  19. C’est-à-dire : dans la bonne voie.
  20. C’est-à-dire : donne-moi une coupe de vin, car lui seul, en nous éloignant des soucis de ce monde, nous rapproche de la Divinité.
  21. Khèyam, bien que parlant pour lui, emploie, dans les deux premiers hémistiches de ce quatrain, le pronom de la première personne du pluriel, nous, au lieu de celui de la première personne du singulier, moi. Cet usage est assez répandu en Perse. Le roi lui-même, en parlant de sa personne, s’exprime souvent, non-seulement à la première personne du pluriel, mais encore à la troisième personne du singulier : Le roi veut, le roi ordonne, le roi pardonne. Également un sujet dit en parlant de lui-même : l’enclave dit, l’esclave obéit, etc.
  22. Les astrologues persans, suivant le système astronomique de Ptolémée, croient encore que ce sont les astres et les cieux planétaires, qu’ils comptent au nombre de sept, qui tournent autour de la terre. (Voyez note i, quatrain 76.)
  23. Ici le poëte entend par amoureux ou amant le soufi épris d’amour pour la Divinité. Il veut qu’il soit constamment absorbé par l’ivresse de cet amour, afin que, dans cet état, entièrement détaché des intérêts d’ici-bas, il s’applique tout entier à la contemplation céleste, même au prix de ce que les profanes appellent le déshonneur. Il est bon de faire observer ici que, selon les soufis, le mal n’existe pas en principe. Le Créateur, selon eux, étant répandu dans toutes ses œuvres, toutes choses créées sont empreintes du sceau de sa puissance créatrice, et, par conséquent, rien de ce qui émane de cette puissance ne peut être mauvais, Dieu étant essentiellement bon.
  24. Khèyam, ici, fait allusion aux régions célestes qu’il habite en esprit et où un profane, qui, dans son ignorance, ose le traiter d’ivrogne, ne saurait trouver trace de taverne.
  25. Le djam, coupe, était et est encore aujourd’hui, dans certaines localités de la Perse, en cuivre gravé. Souvent il y a tout autour, un peu au-dessous du bord, des vers à la louange du vin et de la coupe, vers que Khèyam place ici au-dessus des versets du Koran.

    Toutefois, me disait un soufî à Téhéran, ceci n’est que l’explication , ostensible ou extérieure de la pensée du poëte, car, d’après sa pensée , intime ou cachée, le Koran, bien qu’il renferme la parole divine, n’est pas constamment sous les yeux des croyants, tandis que la coupe dont parle Khèyam est sans cesse vue et aimée par tous les humains dans l’univers entier. Or cette coupe n’est ici qu’une figure allégorique, c’est Dieu que veut dire le poëte ; l’ivresse dont il parle dans la plupart de ses quatrains n’est pas celle produite par le vin, mais celle de l’amour divin, dont la première n’est que l’image. Dieu, ajoute-t-il, étant répandu dans toutes ses œuvres, on peut l’admirer dans toutes choses créées. Or il m’est plus agréable de le contempler dans une orange, par exemple, que dans un tubercule, dans une coupe de bon vin que dans un verre d’eau, dans le visage vermeil d’une belle personne que dans celui d’une personne difforme et, par conséquent, d’un aspect désagréable.

  26. Attaque directe contre les moullahs, dont les actes quelquefois s’accordent peu avec leur hypocrite extérieur, objet des railleries perpétuelles du poëte.
  27. Les écrivains soufis, dans leur imagination poétique, ont fait de Dieu, créateur par sa parole, un peintre divin qui, le , pinceau à la main, a peint dans son éternité, sur le , tablette de la création, toutes les créatures de l’univers. Par cette expression : Bien que ma personne soit belle, etc. le poète fait allusion au verset 3 du Koran, chapitre La fourberie, où il est dit que Dieu a donné une forme agréable à l’homme.
  28. Ce quatrain, qu’on serait tenté de considérer comme essentiellement épicurien, s’il ne sortait de la plume de Khèyam, est cependant allégorique et se rapporte à Dieu. Notre poëte veut être entièrement absorbé dans l’amour divin, et servir d’exemple à ceux qui restent après lui ; il veut que, comme lui, méprisant les choses mondaines, ils se livrent corps et âme à la seule chose ici-bas digne de préoccuper un esprit sage, à la Divinité.
  29. On a vu plus haut que les soufis doivent passer par deux degrés inférieurs avant d’arriver à la béatitude divine, qu’ils appellent , présence, où le rideau des mystères sera levé pour eux, et où ils jouiront de la présence de la Divinité.
  30. Le nombre cent, en persan, donne l’idée d’un nombre indéfini. Il signifie innombrable, incalculable.
  31. Le Koran recommande le pèlerinage de la Mecque, pour lequel les soufis sont d’une indifférence complète, comme du reste pour toutes les formes extérieures et les cérémonies du culte révélé. Il est obligatoire pour tout vrai croyant qui a les moyens d’entreprendre ce voyage. La Kaaba est le sanctuaire du temple où se trouve la célèbre pierre noire que chaque pèlerin va religieusement baiser. Elle s’est brisée en plusieurs morceaux, qui ont été soigneusement recueillis et incrustés dans une autre pierre entourée d’un cercle d’argent, d’autres disent d’un cercle d’or. Elle est considérée par les mahométans comme une pierre précieuse du paradis, tombée du ciel sur la terre avec Adam. Nous ferons observer ici que la Mecque appartenant à la Turquie, et les Turcs considérant les Persans comme des hérétiques, ceux-ci, pour avoir accès dans le temple, sont forcés de se faire passer pour sunnites, par le moyen d’une restriction mentale (tèkièh), et de se conformer, quant aux prières et aux ablutions, au rite des Osmanlis, quittes, après le pèlerinage, à redevenir chiites et à demander pardon à Dieu de cette hérésie momentanée. Les docteurs de l’islamisme, disent les soufis, sont dans une erreur profonde quand ils affirment que la Kaaba, œuvre des hommes, est la maison de Dieu ; la maison de Dieu, ajoutent-ils, c’est le cœur des humains, œuvre de Dieu, c’est là qu’il faut le chercher, c’est là qu’on le trouve. Il est donc plus sage et plus profitable de gagner l’affection du cœur d’un saint docteur soufi, initié dans les secrets du Tout-Puissant, que d’entreprendre le voyage de la Mecque.
  32. Deux délais ou répits signifient les deux mouvements d’aspiration et d’expiration par lesquels s’effectue notre respiration ; c’est-à-dire un instant, un moment très-court où se terminera peut-être notre existence éphémère. Sè’èdi a dit, dans la magnifique préface de son Goulislan, parterre de fleurs, en parlant de ces deux mouvements opposés :

    Chaque souffle qui est aspiré vient en aide à la vie et soulage l’être, dès qu’il est expiré.

  33. Être ruiné dans le vin, tournure persane qui signifie : être entièrement plongé dans l’ivresse.
  34. Ici le poète compare la partie du vin qui déborde de la coupe aux lèvres colorées d’une jeune beauté qui sourit à son amant, comparaison d’autant plus appréciée par les Persans que, dans leur langage poétique, ils nomment le vin la fille de la vigne ou du raisin, et que le même mot signifie lèvre et bord.
  35. Le texte dit âme au lieu de sang, mais l’idée du poète est, je pense, aussi exactement rendue par cette périphrase, le plus pur de son sang, que par celle-ci, son âme, le sens étant le même.
  36. La taverne. Trésor en ruine, parce que les tavernes en Perse se tiennent dans des baraques de piteuse apparence.
  37. Mettre son âme et son cœur en gage signifie : renoncer sans retour à la vie éternelle, telle qu’elle est décrite dans le Koran, qui défend expressément l’usage des boissons enivrantes et les jeux de hasard, sous peine de l’enfer.
  38. Les soufis nient la doctrine des récompenses et des peines futures comme aussi incompatible avec la réabsorption de l’âme dans l’essence divine qu’avec leur croyance en la prédestination.
  39. C’est-à-dire : nous nous trouvons dans des régions au-dessus de la sphère terrestre, nous habitons la pensée pure, et, par conséquent, nous ne faisons plus partie des quatre éléments.
  40. Le ciel, qui tourne autour de la terre, et où sont écrits les décrets inévitables de notre destinée.
  41. Le poète entend par trésors inappréciables les hommes célèbres, les sages, les
    belles et aimantes créatures en un mot, que la roue des cieux (image du destin implacable) a précipités dans le gouffre de la mort et que la terre a engloutis dans son sein.
  42. Figure allégorique faisant allusion à la Divinité parfaite que nous cherchons en vain dans notre imperfection.
  43. Amour divin, dont la source est en dehors de notre nature terrestre.
  44. Singulière tournure de phrase qu’emploie là le poëte pour se plaindre de l’amertume de sa vie, l’assimilant au vin auquel elle prête son âpreté. Âpre et amer, en persan, sont synonymes.
  45. Ici le poëte compare le ciel , dont dépendent nos destinées, à un vase demi-sphérique renversé sur nos têtes, et qui sert de damier au destin, sur lequel celui-ci s’amuse à tirer notre horoscope. Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de rendre exactement, en français, sans périphrase, tout le charme de ces noms persans composés de deux substantifs, donnant en même temps l’idée de la chose et celle de sa forme ou de sa qualité. Ainsi, en persan, les dés du destin et, plus littéralement, même dés-destin, signifient le destin dont l’inconstance est pareille à celle des dés et dont les décisions sont tout aussi incalculables d’avance. Bol-ciel signifie le firmament comparé à un vase demi-sphérique renversé sur nos têtes ; de même arc-sourcils signifie des sourcils arqués, ayant la forme d’un arc ; pistache-bouche, bouche aussi petite qu’une pistache entr’ouverte ; taille-cyprès, taille élancée comme un cyprès ; figure-lune, un visage dont l’éclat est pareil à celui de cet astre, etc.
  46. Chaire mahométane dans les mosquées. Elle est toujours tournée du côté de la Mecque.
  47. Selon les soufis, toutes les religions sont également bonnes ou indifférentes, car dans toutes on peut, en pratiquant l’amour divin, être soufi et atteindre le suprême bonheur, qui consiste à opérer sa jonction avec la Divinité. Jésus-Christ, selon eux, était soufi et avait atteint le troisième degré du soufisme, ce qui le mettait en communication directe avec Dieu, et il possédait, par conséquent, le don de faire des miracles. Les chrétiens, ajoutent les écrivains soufis, ne seraient pas dans l’hérésie en croyant que Jésus-Christ est l’égal de Dieu ; mais ils sont dans l’hérésie s’ils croient que Jésus-Christ est le seul Dieu. C’est cette indifférence des soufis pour toutes les formes extérieures du culte et pour la plupart des dogmes religieux qui a fait dire aux docteurs de l’islamisme qu’ils n’avaient aucune religion.
  48. Dieu, en créant le monde dans son éternité, n’a eu en vue ni le bien ni le mal, disent les docteurs soufis ; rien n’est mal dans l’univers, selon eux, tout y est à la place que lui a assignée le destin. Le mal ne vient pas de Dieu, mais bien de l’homme, et il n’existe que par relation. Le pinceau de la création n’a donc tracé ni l’un ni l’autre.
  49. Le célèbre Envery, qui appartenait à la secte (panthéisme cosmologique), laquelle n’est qu’une des nombreuses branches du soufisme, a exposé en très-beaux vers la même pensée dans son Divan, ou Recueil de ses œuvres complètes, qui respire dans toute son étendue un fatalisme révoltant. Voici quelques vers que j’extrais de ce Divan et qui donneront une idée du reste de l’ouvrage :


    « Si ce n’est pas le destin qui dirige les choses de ce monde, pourquoi les projets que forment les hommes se réalisent-ils contrairement à leurs désirs ? Oui, c’est le destin qui conduit fatalement les hommes vers le bien comme vers le mal, et c’est pourquoi les mesures qu’ils prennent frappent toujours à faux. »

  50. Les dogmes des soufis sont enveloppés de mystères, et ils ont pour chaque degré de béatitude des secrets qu’ils cachent aux profanes et dont ils ne parlent que devant les initiés.
  51. Le poète entend par fausse monnaie tous ceux qui repoussent le dogme des soufis. Cette épithète injurieuse est surtout à l'adresse des docteurs de l’islamisme.
  52. C’est-à-dire : lorsque la partie matérielle de ton être sera rentrée dans la poussière à laquelle elle appartient.
  53. Ce quatrain est essentiellement mystique. Les regards des humains sont dirigés vers les célestes régions pour rendre hommage au Tout-Puissant, qui considère avec la même indifférence toutes les créatures mises au monde par sa volonté.
  54. Il paraît bizarre que Khèyam préfère ici la demi-ivresse, après avoir convié ses disciples à se livrer à l’ivresse (de l’amour divin) sans réserve aucune.
  55. Peut-être le mot inventé serait-il plus propre à la circonstance, mais le poëte a préféré employer le mot confectionné comme directement opposé au mot détruits, qui se trouve à la fin du quatrain. Cette figure est une allusion à l’inconséquence de la formation des créatures par la puissance divine et de leur destruction subséquente par cette même puissance.
  56. Ici le mot ivresse ne peut être pris que dans le sens de vertige, d’aberration ou d’ignorance que le poëte applique aux profanes, qui ne sauraient avoir, comme les soufis, une connaissance exacte de l’essence de la Divinité.
  57. Les musulmans, en général, admettent les miracles de Notre-Seigneur Jésus-Christ et lui reconnaissent le don de ressusciter les morts par son souffle bienfaisant ; mais ils le placent (comme importance selon Dieu), bien au-dessous de Mohammed. Nous avons déjà fait observer (quatrain 30, note 2) que les soufis, au contraire, le mettent sur le même rang que Dieu et le considèrent comme un soufi accompli, ayant atteint le degré de la suprême béatitude et ayant, par conséquent, le don d’opérer toutes sortes de miracles et surtout la faculté de ressusciter les morts, qui est pour eux un sujet perpétuel d’allusions.
  58. Comparaison de la coupe appliquée à la tulipe, qui a la forme d’un calice. Cette figure est employée avec une prédilection marquée par presque tous les poètes orientaux.
  59. Nouvelle année persane commençant à l’équinoxe du 21 mars.
  60. Le ciel, dont dépend le sort des humains.
  61. C’est-à-dire : la dernière heure peut sonner au moment où tu t’y attends le moins.
  62. Nous avons déjà fait observer que les astrologues persans croient qu’il existe sept cieux contenant des planètes. Certains docteurs de l’islamisme veulent qu’il y en ait huit, et c’est à cette diversité d’opinions sur un sujet insignifiant, dont, selon Khèyam, l’homme sérieux ne devrait pas s’occuper, que le poète fait allusion. C’est au septième de ces cieux que se trouve le paradis de Mohammed, où coule un ruisseau de vin limpide, et où les houris, toujours vierges, sont destinées à faire le bonheur des vrais croyants. Le Prophète, lui, parle de la création des sept cieux. (Voyez le Koran, verset 11, chapitre L’explication.)
  63. Épigramme sanglante contre les docteurs de l’islamisme, défenseurs zélés de la doctrine des récompenses et des peines futures, que les soufis rejettent comme incompatibles avec leur croyance de la prédestination.
  64. On peut aussi expliquer autrement ces deux premiers hémistiches du quatrain, qui, en persan, présente deux sens, voici le second : Personne n’a accès derrière le rideau mystérieux des secrets de Dieu, puisqu’il n’est donné à l’âme même de personne d’y pénétrer.
  65. Le texte dit : Ô regret, que cette énigme aussi ne soit pas courte ! c’est-à-dire : Il y a bien des commentaires à faire, sans espoir d’arriver à une solution.
  66. Ce quatrain est considéré comme mystique, et les compliments qu’il renferme, et qui semblent être plus dignes d’une maîtresse que de la Divinité, se rapportent au Tout-Puissant.
  67. Le medressèh est l’école qui est annexée aux mosquées.
  68. Allusion à l’excellence de la doctrine du soufisme, qui conduit à la réabsorption de l’âme dans l’essence divine. Ceux qui la professent n’ont ni à craindre l’enfer, ni à espérer le paradis.
  69. Ce monde, selon les soufis, est moins que rien. C’est un monde de [Texte en persan], d’imagination, de rêve ou d’illusion. Il n’existe que par la splendeur du Tout-Puissant, qui répand sa pensée sur tout l’univers, semblable en cela à la lumière qui se disperse sur toute la terre lorsque le soleil se lève. L’absence de cette splendeur divine ferait tout rentrer dans le néant, de même que les atomes perceptibles à l’œil dans les rayons du soleil rentrent dans l’obscurité et disparaissent dès que cet astre cesse de luire dans les cieux.
  70. C’est-à-dire au jugement dernier. Selon l’opinion des pontifes mahométans, opinion que Khèyam tourne ici en dérision, la fin du monde sera précédée d’un cataclysme général. Les cieux seront confondus, les astres seront obscurcis, la terre bouleversée, ainsi que cela a eu lieu, disent-ils, lors du déluge universel, et de ce nouveau chaos surgira un autre ordre de choses où le calme le plus parfait régnera et où les morts seront jugés par la Divinité. (Voyez le Koran, chapitre intitulé La rupture.)
  71. Le poëte, par ce quatrain, fait allusion à l’indiscrétion des hommes, à leur mutuelle méfiance, et reproche à Dieu d’avoir permis un état de choses qui force les initiés à garder leurs secrets.
  72. C’est-à-dire : c’est Dieu qui est avec nous, J’ai déjà fait observer (note 2, quatrain 11) que Khèyam emploie la coupe de vin au figuré et que dans la pensée du poëte elle est Dieu lui-même. Cette expression, Dieu est dans nos mains, donne au quatrain du texte persan une vigueur qu’il ne saurait avoir en français, où cette expression n’est pas usitée. En persan, au contraire, elle est en usage même dans le vulgaire. On entend à chaque instant les hommes, les femmes, les enfants dire [Texte en persan] Dieu est dans ses mains, pour : La justice est dans ses mains, elle est de son côté, il a raison, il est dans son droit, etc. car, en persan, Dieu, justice et droit sont synonymes.
  73. Dans le texte il y a [Texte en persan], le réveil de la fortune n’est qu’un songe. Réveil signifie ici faveur. Songe et sommeil, en persan, sont identiques, de sorte qu’on pourrait aussi traduire : Le réveil de la fortune n’est qu’un sommeil.
  74. Ici le poëte fait allusion à l’exiguïté de ses moyens mondains, et prie la Divinité d’accepter l’humble offrande de son cœur meurtri par l’amour divin, et de ne point lui demander autre chose des biens de ce monde que ses vieilles hardes. Salomon, dit la tradition persane, était le roi des animaux. Un jour, étant sur son trône, tous les animaux vinrent le saluer et lui apporter chacun une offrande proportionnée à leurs moyens. La fourmi ne put lui présenter qu’une patte de sauterelle dix fois plus grosse qu’elle, et Salomon s’en contenta. Mais lui, Khèyam, n’a pas même les moyens d’être auprès de la Divinité aussi prodigue que l’a été la fourmi envers le roi des animaux.
  75. Le kabïn, [Texte en persan], dot, n’est pas précisément la dot, telle qu’elle existe chez nous. Il représente une certaine somme que le musulman qui se marie promet par contrat de mariage à la personne qu’il épouse. II est toujours proportionné à l’importance, au rang de la fiancée, qui n’a le droit de le réclamer qu’en cas de divorce.
  76. Ce quatrain est une ironie amère et piquante à l’adresse des docteurs de l’islamisme. Khèyam répète ici lui-même, en les narguant, ce que les moullahs ne cessent de dire sur son compte et sur celui de ses confrères, les derviches, qu’ils représentent en toute circonstance comme des hérétiques méprisables n’ayant ni foi, ni loi, affichant impunément leur indifférence coupable pour toutes les religions, n’en professant ostensiblement aucune, et qui, sous le manteau de l’amour divin et de leur prétendue béatitude mentale, recherchent plus que personne les plaisirs sensuels. Par ces mots : Je n’ai… ni fortune, ni espérance du paradis, Khèyam fait allusion à l’hypocrisie des docteurs musulmans, qui prêchent, du haut de leur chaire, à leurs ouailles dociles la pratique de l’humilité et le mépris des richesses de ce monde comme le plus sûr moyen de gagner le paradis, et qui, cependant, étalent un luxe et des prétentions qui démentent leur prédication.
  77. Endormir quelqu’un du sommeil du lièvre signifie l’abuser, le tromper. On dit dans le même sens : Coucher quelqu’un dans le lit d’un torrent, l’endormir sur l’oreille d’un bœuf, l’appuyer contre un roseau.
  78. Kavous ou Key-Kavous, deuxième roi de la dynastie des Keyans ou Keyaniens. Il était fils et successeur de Key-Kobad. C’est pendant le règne des souverains de cette dynastie qu’eurent lieu ces guerres impitoyables entre les Iraniens (les Perses) et les Touraniens (Turcs du Turkestan), commencées sous le règne de Noouzer, qui se prolongèrent, nous dit l’auteur du Zinet-el-Tévarihh, jusqu’à Alexandre le Grand, et dans lesquelles le fameux Rustèm, cet Hercule des Persans, joue un si grand rôle.
  79. Kobad ou Key-Kobad, premier roi de la dynastie des Keyans. Les historiens persans rapportent que ce prince vivait retiré dans les montagnes de l’Elbourz, près du mont Dèmavend, lorsque Noouzer, dixième roi de la dynastie des souverains de Perse, dite Pich-Dadians, c’est-à-dire les premiers distributeurs de la justice, fut tué par Afrasiab, roi du Touran (Turkestan), et que ce prince s’empara de la Perse. Les grands de cet empire, désespérés d’avoir à leur tête un roi incapable, Guerchasp, se réunirent pour délibérer sur l’élection d’un chef en état de chasser Afrasiab du sol persan. Ils furent unanimes sur le choix de Kobad. Zal, père du célèbre Rustèm, fut chargé d’aller inviter ce prince, au nom de la nation, à venir remplacer le trop faible Guerchasp sur le trône des Pich-Dadians. Zal n’eut pas de peine à réussir dans sa mission. Kobad accepta l’offre qu’on lui faisait et vint prendre possession de l’empire au milieu d’uue acclamation générale. Les historiens persans disent que Zal fut extrêmement fier de voir que le succès de sa mission avait produit une satisfaction si universelle. Ferdooussi met, en racontant cette circonstance dans son Chah-namèk (Livre des Rois), ces vers dans la bouche du vieillard, transporté de joie : [Texte en persan] « C’est moi qui du mont Albourz ai amené Kobad l’élu au milieu de nous. » Kobad fut, d’après les principaux historiens d’Orient, un roi équitable et courageux. Il battit Afrasiab et l’obligea de rentrer dans les limites de ses Etats. Ferdooussi parle en ces termes de la justice de ce souverain : [Texte en persan] « Kobad vint et, posant la couronne sur sa tête, sa justice se répandit d’un bout de l’univers à l’autre. »
  80. Prince de la dynastie des Pich-Dadians, fils de Noouzer, oncle de Key-Kavous, lequel était roi de la dynastie des Keyans.
  81. Allusion maligne à l’endroit des moullahs, qui considèrent les soufis comme ayant perdu toute chance d’entrer en paradis, puisque, n’admettant pas le caractère sacré des préceptes du Koran, le prophète Mohammed n’intercédera pas en leur faveur auprès de la Divinité ! Khèyam essaye, en outre, de leur faire observer que chaque secte se repose sur quelque chose. Les musulmans se reposent sur l’intercession de Mohammed, les chrétiens sur la médiation de Jésus-Christ, les juifs sur celle de Moïse, les idolâtres sur les dieux de leurs temples, et Khèyam, lui, se repose sur la miséricorde illimitée et immuable de la Divinité, et, selon lui, il ne doit pas avoir moins de confiance que les autres.
  82. Ce quatrain renferme un sarcasme sanglant à l’adresse des docteurs de l’islamisme ; car, d’après leur opinion basée sur le Koran, le mois de rèmèzan, durant lequel le jeûne le plus sévère est rigoureusement recommandé aux fidèles, est considéré comme beaucoup plus sacré que tes deux mois qui précèdent, et dont l’un, chèèban, est le huitième, et l’autre, rèdjèb, le troisième de l’année musulmane.
  83. Ce quatrain est aussi ironique que le précédent et s’applique aux moullahs, qui, selon Khèyam, ne sont pas hommes à se priver, durant un mois entier, des plaisirs qu’ils ont sous la main, et auxquels ils ont tant moyen de se livrer en cachette, tout en se montrant ostensiblement zélés parti- sans du jeune. Quant à ces périphrases, Les jeunes femmes que nous avons rencontrées, et, sont dans une cruelle attente, elles remplacent deux mots que les convenances européennes ne permettent pas de traduire, et que les orientalistes pourront vérifier dans le texte.
  84. Djèmchid, cinquième roi de la dynastie des Pich-Dadians. Son véritable nom était Djèm, qui signifie roi. On y a ajouté le mot chid, soleil, à cause de la grande beauté de sa personne et de l’éclat de ses belles actions. Les historiens persans lui attribuent la fondation de la ville de Istakhr ou Tèkhté-Djèmchid, trône de Djèmchid, Persépolis. Le noorouz (le nouveau jour), c’est-à-dire le premier jour de l’année solaire (salé chèmsi), qui commence dans le mois de ferverdïn (le 21 mars), au moment où le soleil passe dans le signe du bélier, a été institué par ce prince. Depuis cette époque, les souverains persans ont conservé celte fête, qu’ils célèbrent tous les ans avec beaucoup de pompe. Ce jour-là, le roi monte sur son trône et donne une audience solennelle où assistent tous ses ministres et les gouverneurs des provinces, lesquels, à l’approche de cette fête, sont tenus de se rendre à Téhéran. Les ambassadeurs des puissances étrangères sont ordinairement reçus ce jour-là en audiences particulières, qui précèdent l’audience générale. L’invention du vin est également attribuée, par quelques historiens persans, à Djèmchid. Il aimait, disent-ils, passionnément le raisin. Désolé de n’en pouvoir manger toute l’année, il imagina d’en faire exprimer le jus pour le conserver dans des vases. Au bout d’un certain temps, ce jus se trouva transformé en vin. Djèmchid en but, et le trouva si bon qu’il en rendit l’usage public. D’autres prétendent que l’invention de celte boisson est due à une jeune dame de la cour de Djèmchid. Minée par une maladie que les médecins avaient déclarée incurable, désolée et fatiguée de la vie, elle se décida à boire du jus de raisin resté par mégardc dans un vase et qu’elle croyait être du poison. Elle fut radicalement guérie. Djèmchid voulut en goûter et, l’ayant trouvé de son goût, il en recommanda l’usage.
  85. Bèhram-Gour, roi de Perse de la dynastie des Sassanides, fils et successeur de Yèzdèdjerd. Il fut cruel pour les chrétiens et terrible pour les ennemis de son pays. Les historiens persans le regardent comme un souverain d’un courage surhumain et comme un chasseur intrépide. Son surnom de Gour, onagre, lui vient de son amour pour la chasse de ces animaux. Selon Khandemir, cette passion fut cause de sa mort
  86. Tout le sel de ce quatrain consiste dans le jeu de mots [Texte en persan], âne sauvage, et [Texte en persan], tombe. Bèhram était, selon les historiens persans, un excellent archer. Il aimait la chasse passionnément, et surtout la chasse aux ânes sauvages. Un jour qu’il en poursuivait un troupeau dans les plaines deVéramïn, son cheval l’emporta dans un marais, et ils disparurent, lui et sa monture.
  87. Ironie mordante et continuelle de la part du poëte, le vin étant expressément défendu aux musulmans, surtout les vendredis et durant le rèmèzan.
  88. Ici Khèyam ne s’adresse pas à son propre cœur, mais à son échanson ou à un ami chéri qu’il appelle de ce terme d’affection, comme il eût dit : toi ma vie, ô toi mon amour, etc.
  89. Nous avons déjà fait remarquer (note 2, quatrain 11) que, dans la pensée du poëte, le vin c’est Dieu. D’après la croyance des soufis, Dieu étant partout et dans tout, et le tout étant en Dieu, comme l’indique cette maxime : [Texte en persan], l’unité dans la multiplicité et la multiplicité dans l’unité, on doit pouvoir le contempler dans toute chose créée ; donc, toute chose créée peut être considérée comme étant une portion de la Divinité, sans néanmoins que cela implique la division de l’essence divine. Celte Divinité , bien qu’elle soit répandue dans tout et que, par conséquent, elle se manifeste sous diverses formes et sous diverses couleurs, est une ; son unité n’est jamais détruite. L’homme lui-même, ajoutent les soufis, était enfant avant d’être homme. Il n’avait pas de barbe, il en a aujourd’hui ; il était jeune, il est devenu vieux ; il avait des cheveux noirs ou blonds ou châtains, il les a blancs ; il a changé d’aspect, de forme pour ainsi dire ; c’est pourtant toujours la même créature, jusqu’à ce qu’elle ait disparu de cette terre. En disparaissant, elle n’emporte pas dans son néant la partie de la splendeur divine qui était répandue sur elle dans ce monde, pas plus qu’un corps éclairé par la lumière du soleil n’emporte avec lui, dans les ténèbres d’un abîme où il serait lancé, cette partie de la lumière qui l’éclairait avant sa disparition. La splendeur de Dieu, pas plus que la lumière du soleil, ne peut être entamée, diminuée, amoindrie : Dieu ne disparaît pas. Son essence est immuable, indivisible, bien qu’elle soit répandue sur des corps périssables.
  90. Allusion continuelle à l’endroit des moullahs, qui accusent Khèyam et ses confrères d’irréligion et d’inconvenance à l’égard du Koran. Où est, dit Khèyam, la preuve de mes crimes ? De quelle façon, en présence des secrets de la création qu’il n’est donné à aucun mortel de pénétrer, me convaincrez-vous de mes fautes ? Montrez-moi la fumée du feu des crimes où, selon vous, mon âme se consume, et venez à mon aide, vous qui prétendez posséder la science universelle.
  91. Porter la main sur la tête est un signe de désespoir, d’horreur ou d’épouvante.
  92. Porter la main sur le pan de la robe de quelqu’un est un signe de détresse, de prière, de supplication.
  93. Nous avons fait observer (note 1, quatrain 8) que les astrologues persans, se basant sur le système astronomique de Ptolémée, reconnaissent sept cieux, contenant des planètes. Dans le premier, le plus près de la terre, se trouve le [Texte en persan], la Lune ; dans le second, le [Texte en persan], Mercure ; dans le troisième, le [Texte en persan], Vénus ; dans le quatrième, le [Texte en persan], le Soleil ; dans le cinquième, le [Texte en persan], Mars ; dans le sixième, le [Texte en persan], Jupiter ; dans le septième enfin , se trouve le [Texte en persan], Saturne. Mais outre ces sept cieux, ils en comptent un huitième qui contient toutes les autres étoiles et qu’ils nomment [Texte en persan], le ciel des cieux, et un neuvième, ne contenant aucune étoile, et qui entoure les huit cieux déjà cités. Ils l’appellent [Texte en persan].
  94. Petit tapis sur lequel les musulmans font leurs prières.
  95. Vieillard.
  96. C’est-à-dire les roses qui s’épanouissent et la coupe qui déborde. Nous avons déjà fait observer que le poète compare cette partie du vin qui se déverse par-dessus les bords d’une coupe trop pleine aux lèvres souriantes d’une maîtresse qui vous convie à boire. (Voir note 3, quatrain 18.)
  97. On appelle fèrrachs les domestiques qui, en Perse, font le service de l’extérieur des maisons. Ils sont chargés des courses et des commissions, ils balayent les cours, remplissent et vident les bassins. Ils accompagnent leurs maîtres, quand ceux-ci vont faire des visites, pour forcer les passants à faire place, et pour écarter, à tours de bras ou à coups de baguettes, les chameaux ou les ânes qui obstruent le passage dans les rues étroites des villes persanes. Pendant la nuit, ils sont chargés de porteries fanaux, qui sont plus ou moins grands selon l’importance des personnages à qui ils appartiennent. En voyage, ils dressent les lentes d’étape à étape et en ont soin tout le temps du trajet. Ce sont des gens très-utiles dans une maison bien tenue. Le chah en a plus de mille à son service. Ils sont commandés par un fèrrach-bachi, ou chef des fèrrachs. Celui-ci est un personnage important à la cour de Perse. Il parvient souvent à occuper des postes très-élevés. Chaque légation compte environ de vingt-cinq à trente de ces fèrrachs à ses ordres. Cette dénomination de fèrrach [Texte en persan] provient du mot [Texte en persan], il a étendu des tapis, ou simplement [Texte en persan], tapis.
  98. Khèyam fait ici, en même temps, al lusion au métier de son père, au sien et à son amour pour la philosophie. Khèyam, qui cousait les tentes de la philosophie, figure bizarre qui veut dire : Pratiquer la philosophie avec amour, lui donner asile dans son cœur, en jeter les fondements, l’établir sur des bases solides, etc.
  99. Expression figurée signifiant : le monde, qui n’a pas su apprécier les mérites de Khèyam et qui, semblable au revendeur impatient de se débarrasser d’un objet qui lui est à charge, s’empresse de s’en défaire à vil prix.
  100. Irak ou Irak-Adjèmi, province située au midi de la Perse, pays des Persans proprement dit.
  101. Il paraît évident que le poëte, par ce quatrain, s’adresse malicieusement aux profanes, aux docteurs de l’islamisme, qui n’ont pas comme les soufis une connaissance exacte de l’essence divine et qu’il les convie, dans leur ignorance, à chasser de leur esprit, par la joie et le vin, ce souci de l’incertitude qui, selon Khèyam, les accable et leur donne le vertige.
  102. Bien des personnes se sont demandé si Khèyam ne se contredisait pas dans ce quatrain. Je ne le pense pas. Il poursuit, au contraire, invariablement son idée sur le néant des choses de ce monde, sur l’absurdité des hommes, qui se tuent pour acquérir des richesses, des grades, des titres, ou pour pénétrer par la science et le raisonnement les secrets que Dieu a voulu leur cacher. Ne point rester oisif ici-bas en vue de notre voyage futur, selon Khèyam, c’est s’occuper exclusivement de la Divinité, en vidant la coupe de son amour ; ou bien, notre poëte voudrait-il qu’on allât dans l’autre monde avec une coupe à la main ?
  103. Les orientalistes pourront dans le texte vérifier ce mot débauche, dont nous avons dû nous servir dans cette traduction à la place du mot énergique qu’emploie le poète et que les convenances nous empêchent de rendre littéralement.
  104. Ce quatrain fait allusion à l’improbité et à la vénalité, en plus de leurs déportements, des docteurs de l’islamisme chargés de la distribution de la justice. Le poète s’exprime à leur égard d’une façon bien plus violente encore dans le quatrain 264, en disant qu’il préfère la société des ivrognes, qui boivent le sang de la vigne, à celle des moullahs (prêtres musulmans), qui, par leur rapacité, boivent le sang des humains.
  105. Le texte dit… [Texte en persan] (kèmèr), ceinture ou taille, ce qui signifie aussi mince qu’un cheveu, parce qu’en persan, lorsqu’on veut faire l’éloge d’une jolie taille, on dit : Elle est aussi fine qu’un cheveu.
  106. Par ce quatrain, le poëte veut faire entendre que le monde n’est pas ou n’a pas été ce que croient les docteurs musulmans. Selon lui, il est aussi ancien que la Divinité, qui l’a créé dans son éternité. Il a changé plusieurs fois d’aspect dans l’océan des siècles ; il a été habité par d’autres créatures que celles d’aujourd’hui, et nous ne sommes pour ainsi dire que l’ombre des créatures précédentes.
  107. Allusion à l’indifférence de Dieu quant aux actions des hommes. Selon le poëte, si rien ne se faisait sans la permission du Très-Haut, s’il présidait aux actions des hommes , pourquoi leur permettrait-il d’en commettre de répréhensibles ? À ce compte, la prescience de la Divinité dans la conduite des hommes sur la terre, où se fait le bien, où se commet le mal, serait incompatible avec sa bonté infinie et sa justice, ou impliquerait l’impuissance de celte Divinité à détruire le mal.
  108. En ancien persan , cet instrument s’appelait [Texte en persan] (bèrbèt), nom d’un oiseau aquatique, espèce de canard, auquel il est assimilé. Aujourd’hui on l’appelle tar ou sétar.
  109. Allusion au précepte du Koran qui commande de tuer les ennemis de la foi musulmane. (Voir 187e verset du Koran, chapitre La vache.)
  110. Notre poëte, on le voit, revient sans cesse à ses traits malins contre les moullahs. Il les raille sur la croyance qu’ils professent que les jours de la semaine sont plus ou moins sacrés, selon qu’ils se nomment vendredi, samedi ou dimanche. Il semble leur demander s’ils prétendent que Dieu ne les a pas laits tous égaux, s’ils pensent que lorsqu’on boit du vin le vendredi, le péché est plus grand que lorsqu’on en boit le samedi ou le dimanche. Par cette ironie il veut leur insinuer qu’ils devraient plutôt s’occuper de la Divinité et de ses mystères que de ces puérilités.
  111. Nom d’un ruisseau ou bassin dans le paradis de Mohammed où coule une liqueur plus blanche que le lait, plus douce que le sucre, plus pure que l’eau la plus limpide, plus parfumée que le musc. Les soufis disent, par moquerie sans doute, que cette liqueur est un vin délicieux, Le poète invite pieusement son interlocuteur à puiser dans la jarre ce nectar, qu’on lui promet dans Le paradis.
  112. Façon piquante, en persan, d’inviter les moullahs à quitter leurs somptueux costumes pour endosser la défroque des derviches soufis.
  113. Allusion au vide des choses de ce monde, au néant du corps humain après la mort. Djèm, en persan, signifie roi, souverain (voyez note 2, quatrain 67) ; [Texte en persan] signifie coupe de Djèmchid, coupe royale. Presque tous les poètes orientaux font mention de cette coupe merveilleuse inventée par le célèbre Kéy-Khosrov, troisième roi de la dynastie des Kéyaniens. Il était fils de Siavouch, fils de Kéy-Kavous, fils de Kéy-Kobad, lequel, selon quelques historiens, fut le fondateur de cette dynastie. Kéy-Khosrov, disent les historiens persans, au moyen de cette coupe, faite d’un certain métal et sur laquelle étaient gravés les signes du zodiaque et des lettres cabalistiques, gagnait une connaissance parfaite du mouvement des astres et des cieux, et prédisait l’avenir. On donne aussi ce nom de djam aux vitres, aux miroirs. Djèm ou Djèmchid et Alexandre le Grand ont possédé, chacun à leur tour, ce djam merveilleux orné de figures et de caractères symboliques, au moyen duquel ils pénétraient les secrets de Dieu et pouvaient prédire l’avenir. On appelle également cette coupe [Texte en persan], coupe ou miroir, qui représente te monde tel qu’il est réellement, et non tel que nous le voyons ou que nous le croyons voir. D’après la Genèse (xliv, 5), Joseph possédait une coupe au moyen de laquelle il faisait des prodiges.
  114. [Texte en persan] signifie, en arabe, gourde, ou le vin qu’on boit le matin, ou même le matin, l’aurore. Les buveurs orientaux trouvent un grand plaisir à boire le matin, lorsque le coq chante, pour faire disparaître, disent-ils, la lassitude produite par le vin absorbé la veille.
  115. [Texte en persan] l’âme est venue à la lèvre, ou a atteint la lèvre, expression persane fréquemment employée qui signifie : il se meurt, il expire.
  116. Allusion à l’indifférence que doit professer le sage pour les richesses de la terre et le bien-être qu’elles procurent. Selon Khèyam, la trop courte durée de notre existence ne mérite pas qu’on s’en préoccupe. Puisqu’il faut expirer, qu’importe qu’en mourant on soit riche ou pauvre ? Sé’édi a dit dans le même sens : [Texte en persan] « Lorsqu’une âme pure est près de s’en aller, qu’importe de mourir sur un trône ou d’expirer sur la poussière ? »
  117. C’est-à-dire Dieu.
  118. Le poëte compare le ciel à un cheval qui n’a pas encore porté de selle à cause de sa course rapide autour de la terre. « Dès le jour où ce coursier céleste d’étoiles d’or fut sellé », c’est-à-dire : dès le jour où Dieu lui eut imprimé le mouvement, de rotation autour de la terre.
  119. Le sel de ce quatrain consiste dans le jeu de mots cru, qui signifie : homme sans expérience, inhabile, ignorant, indigne de jouir de ce que le ciel lui a donne en partage, et cuit, qui veut dire : mûr, civilisé, exempt de superstition, instruit, etc.
  120. Turc ou Turque (la distinction des genres n’existe pas dans la langue que nous traduisons) est pour les Persans l’emblème de la beauté. Hâféz, cet Anacréon des Persans, s’exprime ainsi en parlant de celle qui avait captivé son cœur : [Texte en persan] « Si cette Turque de Chiraz veut bien accepter mon cœur, je lui fais don, pour l’amour de son grain de beauté, et de Samarkand et de Boukhara. »
  121. C’est-à-dire les profanes, esclaves de la superstition et, par conséquent, indignes de posséder de tels trésors. Il va sans dire que ceci est encore et toujours à l’adresse des adversaires de Khèyam, les moullahs.
  122. Le texte dit eau au lieu de liquide, mot qui n’existe pas dans la langue persane, où cette opposition de l’eau et de la terre donne beaucoup de force à ce quatrain, qu’on peut prendre dans deux sens différents : 1o  Nous serons terre, viens, arrose cette terre, ô échanson ! 2o  Nous serons terre, jelte de l’eau sur cette terre pour en faire des briques, des cruches, etc.
  123. Petit tapis sur lequel les fidèles font leurs prières.
  124. Le texte dit : Ils vendent l’islamisme, c’est-à-dire ils proclament ou prêchent l’islamisme ; mais ils ne s’y conforment pas eux-mêmes, et leurs insinuants et hypocrites discours égarent les âmes simples.
  125. Allusion à l’incompatibilité qui existe entre la prescience divine et les tourments qu’au delà de la tombe Dieu réserve aux pécheurs, selon la théorie des docteurs orthodoxes.
  126. Dans le texte il y a[Texte en persan], mot qui signifie agitation, surprise, trouble, en sur-saut, etc. mais qu’ici on ne saurait traduire, ce me semble, que par assentiment, consentement par surprise, etc.
  127. Khèyam revient invariablement, on le voit, à cette perpétuelle ironie contre les moullahs et leur croyance sur la doctrine des récompenses et des peines futures. Selon notre poëte, en admettant même cette doctrine, en opposition avec ia miséricorde illimitée de Dien, un simple mortel pardonne à son esclave repentant, à plus forte raison le Créateur pardonnera-t-il à sa créature.
  128. Le firmament est comparé ici par le poëte à un bol renversé sur la tête des humains, en signe de désespoir de n’avoir pu atteindre à la vérité éternelle. Les savants ne sont pas plus avancés dans leurs recherches que le firmament lui-même, dont le mouvement autour de la terre et l’influence sur la destinée des hommes procèdent de Dieu directement.
  129. Allusion au Koran, chapitre Du combat, verset 15, et chapitre De la montagne, verset 22, où il est dit qu’on présentera aux fidèles dans le séjour céleste des coupes remplies d’un vin délicieux.
  130. La seconde moitié de ce quatrain répète un fait raconté par les biographes du Prophète, savoir : l’irritation qu’il éprouva contre un Arabe qui, par un ressentiment personnel, trancha d’un coup de sabre les jarrets de la chamelle de Hamzèh, parent de Mohammed.
  131. Littéralement il faudrait traduire ce vers : « Puisque pour ami cuit (consommé, capable, intelligent, constant, sur lequel on puisse compter) tu n’as plus que la coupe de vin cru (brut, inintelligent, etc.). » Le poëte joue ici sur les mots cru et cuit. Voyez note 3, quatrain 111.
  132. C’est-à-dire qui l’ont parcouru dans lous les sens.
  133. Le firmament.
  134. Cette couleur est réservée en Perse aux moullahs qui ont acquis une grande reputation de sainteté et de science. La couleur verte appartient aux Sè’ids ou descendants du Prophète. Ceux-ci portent ordinairement, pour indiquer leur qualité, un turban de cette couleur sur la tête et un châle pareil à la ceinture.
  135. En persan, ces deux mots couleur et parfum, employés dans cette acception, signifient illusion, fiction.
  136. Source d’eau que Dieu fit surgir près de la Mecque, lorsqu’Agar, femme d’Abraham, accoucha en cet endroit, et qu’ayant soif elle demanda à boire. Cette source a été appelée Zèmzèm à cause de la pureté de son eau. Une autre source de ce nom existe dans le paradis de Mahommed. C’est là que les fidèles se désaltéreront lorsqu’ils auront quitté cette terre de tourments.
  137. C’est-à-dire : s’épanouissent.
  138. Ironie véhémente contre les moullahs, qui prêchent le jeûne et invitent les fidèles à renoncer au vin, chose abominable aux yeux delà Divinité, disent-ils, et qui ferme à tout jamais l’entrée du paradis.
  139. C’est-à-dire : Tant que Dieu ne me débarrassera pas de mon corps, pour que mon âme puisse se joindre à lui.
  140. C’est-à-dire : Quand nous serons au mois sacré de rèmèzan.
  141. Allusion maligne à la prédestination dont est empreint le Koran. Voyez, entre autres versets, le 55e du chapitre Du manteau, où il est dit : « Les élus du Seigneur « seuls écouteront les avertissements divins ; » ou le 28e du chapitre Des ténèbres, où on lit : « Mais vous n’aurez point cette volonté si « Dieu ne vous la donne ; » ou encore le 22e du chapitre De la génuflexion, où il est dit, en parlant de celui que le flambeau de l’islamisme n’éclaire pas : « Dieu a scellé ses oreilles et son cœur. Il a mis un voile sur ses yeux. Qui l’éclairera après que Dieu l’a égaré ? »
  142. [Texte en persan], eau de la vie. Elle se trouve dans le [Texte en persan], contrée ténébreuse du globe terrestre, et donne l’immortalité à celui qui peut en boire. Khézr, que plusieurs historiens orientaux confondent avec Élie, mais qui, selon l’auteur de Muntèkhèb-el-Tévarikh, était un prophète du temps de Kéy-Kobad, ayant découvert la source de cette eau, en but à longs traits et se rendit immortel (voyez D’Herbelot, Bibliothèque orientale, au mot Khedher). Alexandre, disent les auteurs persans, poussa ses conquêtes jusque dans ces contrées lointaines, dans le but de s’assurer cette immortalité ; mais il s’égara dans la région des ténèbres et ne put pénétrer jusqu’à la source qu’il cherchait avec tant de persistance.
  143. Selon notre poëte, toujours railleur à l’endroit des préceptes du Koran et de ceux qui les professent, il serait trop pénible de pratiquer ces deux choses durant le rèmèzan : se priver de vin et s’astreindre à la prière.
  144. Khèyam, convaincu du néant de la matière, exprime le désir qu’après sa mort il ne reste pas le moindre vestige de son passage sur ce globe, pas même cette petite proéminence de terrain qui indique dans un cimetière la présence d’une tombe. Il veut en cela servir d’exemple à ceux qui lui survivent.
  145. En Perse, où l’usage des tonneaux est complètement inconnu, on garde le vin dans des jarres faites en terre cuite. On les recouvre avec un couvercle également en terre cuite que l’on raffermit simplement avec de la boue. Khèyam veut qu’on le fabrique avec la poussière de son corps.
  146. Imagination bizarre de notre poète, qui compare le firmament à une tente qui entoure la terre et qui dérobe aux humains les mystères de la création, fermant ainsi la porte à toute discussion sur ce sujet.
  147. Allusion à l’éternité du inonde et à la brièveté de la vie des hommes, que le poète compare, à cause de leur fragilité, à ces petits globules qui disparaissent presque aussitôt qu’ils se forment dans la coupe , lorsqu’on y verse du vin.
  148. [Texte en persan], conjonction des planètes. Suivant les astrologues persans, la réunion de deux ou de plusieurs planètes sur un même point du firmament pronostique toujours un grand événement : ou un bouleversement du globe terrestre, ou l’apparition de quelque prophète. Le déluge universel, la venue de Moïse, la naissance de Jésus-Christ, etc. ont été précédés de ces sortes d’avertissements célestes. (Voyez note 1, quatrain 50 ; voyez aussi D’Herbelot aux mots keran et zerdascht.) Par ce quatrain, Khèyam fait allusion à l’éternité du monde. Le chagrin, aussi ancien que lui, ne cessera pas, selon notre poëte, d’être son compagnon inséparable. Des révolutions sans nombre se succéderont sur cette terre, des déluges reviendront l’inonder, des prophètes y prêcheront des religions diverses, etc. Sage est celui qui ne s’en préoccupe pas, et qui, affranchi ainsi de tout souci, vide la coupe de l’amour divin.
  149. Allusion comique au jour de la résurrection, où les âmes appelleront leurs corps pour y rentrer et se présenter ensuite à la Divinité, qui les jugera.
  150. Robe de cérémonie. C’est une espèce de manteau à longues manches que les Persans revêtent pour faire leurs visites. Il est en drap, en étoffe du pays, ou en cachemire.
  151. Vêtement de luxe.
  152. Étoffe de laine d’un grand prix.
  153. [Texte en persan], griffon. Selon la tradition persane, cet oiseau fabuleux, d’une grosseur énorme, était, dans le commencement des siècles, très-utile à l’homme par ses conseils et par son pouvoir surhumain ; mais l’ingratitude et la perversité de son compagnon l’ayant profondément dégoûté, il se retira sur le mont Kaf, dont le sommet, disent les chroniqueurs persans, est proche du soleil, et dont la base est en émeraude, d’où le ciel prend sa couleur azurée. C’est la femelle de cet oiseau qui eut soin de Zal, père de Rustèm, abandonné dès sa naissance par son propre père, Sam, dans les montagnes de l’Elbourz, près du mont Dèmavend, et qui lui servit de nourrice. (Voyez Histoire de Perse, par Malcolm.)
  154. Le texte porte : [Texte en persan], « l’état, la situation des fleurs, des roses et du vin, » à l’égard de la Divinité, leurs sentiments, leur langage apparent, en un mot. Qui pourrait comprendre un tel concours, un pareil ordre de choses, si ce n’est ceux qui, comme les roses, le vin, le rossignol, la nature entière, se livrent à la contemplation du Tout-Puissant ?
  155. Épigramme contre cette fatale prédestination que respire le Koran concernant ceux qui enfreignent ses lois, et que les soufis repoussent comme étant incompatible avec la miséricorde infinie de la Divinité. (Voyez le Koran, chapitre intitulé La vache, versets 5e, 6e, 9e, 14e, 17e, et l’avant-dernier verset du chapitre Hod.)
  156. Mon âme est arrivée jusqu’à mes lèvres, pour : je me meurs, je suis sur le point d’expirer, etc.
  157. C’est-à-dire : la Divinité.
  158. C’est-à-dire : l’énigme de l’amour divin dont le genre humain est enivré et que tous les sages de la terre ont vainement essayé d’expliquer.
  159. C’est-à-dire : dans les choses spirituelles.
  160. Ceci est encore une plaisanterie à l’adresse des vrais croyants, car Khèyam, soufi dans toute la force du terme, n’admet pas, ainsi que nous l’avons fait observer bien des fois, la doctrine des récompenses et des peines futures.
  161. Liasse, registre, catalogue. Mais ici ce mot signifie Koran.
  162. Le mimber ou mèmbèr désigne la chaire mahométane.
  163. [Texte en persan], humide, humecté, et [Texte en persan], sec, sont des expressions figurées désignant, l’une, tèr, « humide, r> les personnes éclairées, dégagées de préjugés, et l’autre, khochk, « sec, » les superstitieux, les dévots scrupuleux, qui considèrent le vin comme une chose abominable. Par cette expression : Je ne sache pas que le feu puisse enflammer le liquide, le poète veut dire qu’un rapprochement entre les moullahs et les soufis est invraisemblable. Le feu de l’amitié ne saurait s’allumer entre eux. Ces deux éléments, le fer et l’eau, sont trop opposés l’un à l’autre pour qu’ils puissent jamais être réunis. Le sel de ce quatrain, on le voit, consiste donc dans le jeu de ces deux mots, humide et sec. Les docteurs de l’islamisme sont d’autant plus blessés de cette dernière épithèthe, qui leur est applicable et qu’on leur applique souvent, qu’elle est toujours prise en mauvaise part, puisqu’elle renferme le sens d’ignorant, d’incivilisé, etc.
  164. Allusion aux mécomptes de tous genres auxquels s’exposent volontairement les soufis pour arriver, par la pensée et par une constante contemplation extatique, à la connaissance parfaite de l’essence de la Divinité, objet de leur amour exclusif. Ce n’est point sans peine qu’on parvient au but qu’on se propose. Le peigne (figure bizarre et tout orientale qu’emploie là notre poëte), tout inanimé qu’il est, n’a-t-il pas été soumis à une opération douloureuse avant d’atteindre à la place qu’il occupe dans la toilette des belles ?
  165. Le texte dit : « Puisse mon amour pour ces belles idoles, semblables aux houris, subsister toujours dans ma tête ! » Mais c’est, sans doute, la nécessité de la versification qui a conduit Khèyam à placer le sentiment de l’amour dans cette partie du corps. D’un autre côté, il est vrai que les Persans font habituellement du crâne humain le siège de toutes les passions. (Voyez ci-dessus, quatrain 139.)
  166. Nous avons déjà fait observer plus haut que souvent Khèyam emploie le pronom du pluriel, nous, en parlant à la première personne du singulier. Nous voilà parti est donc pour : me voilà parti, ou : bien près de quitter ce monde, etc.
  167. Figure allégorique. Les perles précieuses représentent les mystères de la création. Une seule de ces perles a été percée, c’est-à-dire : un seul des mystères de la création a été expliqué aux hommes : c’est qu’ils retourneront à la poussière d’où ils sont sortis.
  168. Khèyam regrette que l’ignorance de ses contemporains, ou la rigueur du clergé national, l’aient empêché de révéler des secrets qu’il a dû emporter avec lui.
  169. La couleur jaune étant l’emblème de la douleur et du chagrin, c’est aux fleurs de cette couleur que le rossignol semble s’adresser par ses chants, comme pour les convier à détruire la tristesse qui les afflige.
  170. Étrange expression pour dire : quand je ne serai plus.
  171. Ce jeu de mots [Texte en persan], boucles ou nœuds de cheveux, et [Texte en persan], articulations, jointures des os, donne dans le texte beaucoup d’énergie à la pensée, souvent symbolique, du poëte.
  172. Allusion au jour de la résurrection. Cette épithète énergique : ô insouciant imbécile, etc. est à l’adresse des éternels ennemis de Khèyam, les moullahs, qui espèrent redevenir chair après avoir été réduits en poussière, croyance que les soufis repoussent en proclamant le néant de la matière.
  173. Persiflage contre les moullahs, dont la conduite est en désaccord avec la doctrine.
  174. Ce quatrain renferme un nouveau trait à l’intention de ceux d’entre les vrais croyants qui, par un reste de respect pour les préceptes du Koran, s’abstiennent de vin pendant le rèmèzan et qui attendent avec impatience la fête du 1er  chèval pour recommencer leurs libations. On sait que cette fête est célébrée avec beaucoup de pompe par les musulmans en Turquie, et surtout à Constantinople.
  175. Le poëte compare ici le crâne de sa tête à un bol qui, étant renversé, n’est pas dans son état normal et ne peut conséquemment contenir tout le vin de la science divine qu’il voudrait y faire entrer.
  176. Les ablutions, qui doivent précéder la prière, sont nulles si, après les avoir accomplies, on satisfait un besoin quelconque de la nature. Si l’on s’enivre ou si l’on s’endort, les ablutions sont également à recommencer pour que la prière soit valide. Après une épigramme aussi acérée, aussi irrévérencieuse, il est étrange que la plupart des musulmans prétendent que Kbèyam, toutphilosophe qu’il fut, professât l’islamisme. Il est né musulman, oui, mais il a toujours raillé ceux qui ont pris le Koran à la lettre.
  177. La matière, disent les soufis, est faite de terre, d’eau, d’air et de feu. Quand cette matière, ainsi composée des quatre éléments, vient à être détruite, la partie de terre qu’elle contenait avant sa destruction retourne à son tout, qui est la terre, la partie d’eau à l’eau, la partie d’air à l’air et la partie de feu au feu. C’est pourquoi, ajoutent-ils, le monde est éternel. Rien n’y périt absolument. L’homme qui meurt est donc réparti, en ce qui concerne sa matière terrestre, entre ces quatre éléments, et son âme est réabsorbée dans l’essence divine, dont elle fait partie et dont elle n’a jamais été séparée.
  178. C’est-à-dire : celui qui, détaché des choses de ce monde, se livre entièrement à l’amour de la Divinité.
  179. Le texte porte : [Texte en persan] ; le mot [Texte en persan] (èlèm) signifie drapeau, marque, signe, enseigne, obstacle, montagne, etc. Notre poëte entend par ce mot le corps qui enveloppe son âme et qui est un obstacle à l’ascension de celle-ci vers la source de la splendeur divine à laquelle elle appartient. Demain, c’est-à-dire, bientôt, dans un instant peut-être, Khèyam aura surmonté cet obstacle ; en d’autres termes : son âme, débarrassée de sa dépouille terrestre, s’envolera vers les célestes plaines, où elle jouira enfin de la sublime béatitude. Mais que dire des deux derniers hémistiches de ce quatrain ? Doit-on les prendre dans un sens mystique ? La réponse de la plupart des Persans, que j’ai consultés sur ce sujet, est affirmative. Mais les moullahs, cela va sans dire, ces adversaires irréconciliables de Khèyam et de ses adhérents, sont d’un avis contraire.
  180. Outre les houris, outre les palais bâtis en pierres précieuses, le Koran (voyez ce livre, chapitre intitulé La grande nouvelle, verset 33) promet aux fidèles des [Texte en persan], jeunes et beaux garçons, qui leur serviront du vin exquis dans des coupes de différentes formes. (Voyez le Koran, chapitre Le jugement, versets 17 et 18.)
  181. Je trouve dans un manuscrit que je possède l’équivalent de ce quatrain avec une légère différence dans la rédaction. Le voici :
    [Texte en persan]

    « On dit qu’il y aura un paradis dans les hautes régions ; que là il y aura du vin limpide et des houris célestes. Quelle crainte pouvons-nous donc avoir à adorer le vin et nos maîtresses ici-bas, puisque c’est à cela que notre fin doit aboutir ? »

  182. Le Kooucer est le fleuve dans le paradis de Mohammed où coule une eau plus douce que le miel, plus blanche que le lait, etc. (Voyez, pour ce passage, le Koran, chapitre intitulé Le Kooucer.)
  183. Harangue à l’adresse des moullahs qui, interprétant le Koran suivant la lettre et non suivant l’esprit, défendent aux fidèles l’usage du vin comme une chose abominable, et qui doit leur interdire à jamais le paradis. Par cette expression : Le vin est une âme qui perfectionne l’homme, le poëte veut dire que cotte sublime boisson est un élixir qui, en éloignant l’homme des soucis des choses mondaines, le rapproche de la Divinité. Du reste, ainsi que je l’ai fait observer plus haut, le vin n’est, suivant la pensée du poëte, qu’une figure symbolique et c’est Dieu qu’il représente. (Voyez note 2, quatrain 78.) Le mot [Texte en persan], âme, est employé chez les Persans pour admirable, ravissant, sublime, etc. En parlant d’une belle femme, d’un beau garçon, d’un joli site, d’une jolie fleur, etc. ils disent : [Texte en persan], c’est une âme, ou encore [Texte en persan], c’est une âme personnifiée, pour : il ou elle est ravissante, admirable, sublime, etc.
  184. C’est-à-dire : je ne saurais me prendre la vie par un suicide sans enfreindre la loi du Koran. C’est une observation par laquelle notre poëte fait sous-entendre insidieusement que lui aussi se conforme, en ne se détruisant pas lui-même, aux lois que renferme ce saint livre, où du reste cette même locution : le pied pourrait glisser, est employée. (Voyez chapitre Les abeilles, verset 96.)
  185. Mois où le jeûne le plus sévère est recommandé aux fidèles. Boire du vin durant ce mois sacré serait un sacrilège.
  186. Mois qui précède celui de rèmèzan.
  187. Cette fête, célébrée avec beaucoup de pompe en Turquie, a lieu le 1er  du mois de chèval.
  188. Allusion à l’inconstance de ce monde, ou à l’injuste répartition parmi les hommes des richesses qu’il contient.
  189. Le pélas est une étoile de laine très-grossière, dont se revêtent ordinairement les derviches.
  190. Le bèrd, au contraire, est une étoffe très-riche qui se fabrique dans l’Arabie méridionale ou l’Yémen.
  191. Allusion au jour de la résurrection où la vengeance de la Divinité, dont il est si souvent fait mention dans le Koran (voyez ce livre, chapitre Les signes célestes, verset 12), éclatera d’une manière si terrible contre ceux qui n’auront pas embrassé l’islamisme.
  192. Les Persans, en général, entendent par cette expression : les soixante et douze nations, tous les peuples qui habitent le globe terrestre et qui sont tous divisés par des dogmes divers, croyant chacun en conscience posséder exclusivement la vérité. Tous ces peuples, disent les soufis, ont raison ou tous sont dans Terreur. Mais une erreur plus grande encore, ajoutent-ils, c’est de s’en préoccuper. Hafez, dans son Divan a dit dans ce même sens :

    [Texte en persan]

    « Considère les discussions des soixante et douze nations comme autant de prétextes, car, comme elles n’ont pas vu la vérité éternelle, elles n’ont fait que débiter des fables. »

  193. L’alchimie ou pierre pbilosophale préoccupe encore les Persans d’aujourd’hui. Grand nombre d’entre eux sont convaincus que, le secret de cette science une fois trouvé, non-seulement on transformera les métaux en argent et en or, mais encore on guérira toutes les maladies dont l’espèce humaine est affligée. Aussi ne cessent-ils, malgré leurs journalières déceptions, de faire durant leur vie entière de nombreuses expériences pour atteindre ce but. C’est à ces infatigables chercheurs d’or et de remède souverain que Khèyam décoche ses traits, en qualifiant le vin d’alchimie et en insinuant qu’en lui seul consiste le remède qu’ils cherchent vainement ailleurs.
  194. Mèn ou batmèn, poids persan d’environ six livres.
  195. Voyez note 4, quatrain 179.
  196. La loi du Koran permet aux fidèles d’épouser de nouveau la femme qu’ils ont répudiée deux fois. Ce n’est qu’au troisième divorce qu’il leur est défendu de la reprendre, à moins qu’elle ne passe dans la couche d’un autre époux, qui la répudie ensuite. (Voyez le Koran, chapitre intitulé La vache, verset 229.) Le fidèle qui se trouve dans cette fâcheuse alternative a souvent recours, pour éluder cette loi, aux bons offices d’un ami sur la discrétion duquel il croit pouvoir compter, Il l’enferme, en présence de témoins, dans une chambre avec son épouse, et si, en sortant de là, celui-ci déclare qu’il répudie celle dont il est censé avoir été l’époux, l’intéressé a le droit de la reprendre ; mais si, oubliant l’amitié dans les bras de l’amour, l’ami déclare qu’elle est sa femme, personne ne peut l’empêcher d’user de ses droits et d’emmener la femme au détriment du premier mari trop confiant , le mariage étant considéré comme valide. Notre poète , se conformant par dérision à cette loi, veut donc divorcer trois fois avec la raison et la foi pour que, n’ayant plus rien de commun avec elles, il puisse prodiguer exclusivement ses tendresses à la fille de la vigne. (Voyez, pour cette expression la fille de la vigne, note 3 , quatrain 18.)
  197. Cette figure, tout orientale, présente deux sens allégoriques. Le premier, c’est que la feuille du chanvre avec laquelle on prépare ce narcotique (le hachich) est d’un vert qui se rapproche de celui de l’émeraude. Le second, c’est que dans l’opinion des Persans on n’a qu’à présenter une émeraude au serpent que l’on rencontre , pour le rendre aveugle et l’empêcher ainsi de faire aucun mal.
  198. Calian, pipe à eau en usage en Perse, assimilée par le poëte à un gobelet de rubis balai, à cause de la couleur de feu qu’elle contient et qu’elle laisse voir à travers les grillages du couvercle dont elle est surmontée. Ce quatrain raille les moullahs, qui considèrent le vin comme impur, comme illicite, parce qu’il produit l’ivresse, tandis que le hachich est, selon eux, affranchi de toute impureté, bien qu’il enivre, au moins autant que le vin.
  199. Allusion aux profanes qui, ne saisissant pas la supériorité de la doctrine des soufis, se plaisent à en médire et à calomnier ceux qui la professent,
  200. [Texte en persan], azur ou azurée, [Texte en persan], l’aurore azurée, que l’on nomme aussi [Texte en persan], mensongère. C’est l’aurore qui précède celle du lever du soleil et que les Orientaux appellent, [Texte en persan], l’aurore vraie, véritable, fidèle.
  201. Nous avons fait observer plus haut qu’en persan amer est synonyme d’âpre. Ce quatrain est de toute beauté, dans le texte, à cause dos sens divers que peut prendre le mot [Texte en persan], vérité, justice, raison, droit, Dieu, etc.
  202. Lorsque Moïse aperçut le feu sacré sur le mont Sinaï, rapporte le Koran (chapitre T. H. et chapitre La fourmi), il s’en approcha. Dieu, lui annonçant alors qu’il était élu prophète, lui demanda ce qu’il portait dans la main. « C’est mon bâton, répondit Moïse, il me sert à m’appuyer et à détacher les feuilles pour mon troupeau. — Jette-le, » lui dit Dieu. Il obéit. Aussitôt le bâton se changea en serpent. « Porte la main dans ton sein, lui dit encore Dieu, tu la retireras blanche sans aucun mal. C’est la seconde marque de ma puissance. » Khèyam assimile ici les branches des arbres, qui au printemps se couvrent de fleurs, à la main de Moïse, qui éblouissait les regards par l’éclat de la lumière qu’elle répandait.
  203. Assimilation de la réapparition des plantes printanières aux miracles de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui rendait la vie aux morts par la vertu de son souffle divin.
  204. Jouir du temps présent et ne point s’inquiéter de l’avenir, c’était de tout temps la philosophie pratique des poètes ; c’est aussi la devise persane. Le proverbe le plus en vogue dans l’Iran est celui-ci :

    [Texte en persan]

    « Prends ce qui est comptant et abandonne ce qui est à crédit. » Nous disons dans le même sens : « Après moi le déluge, » ou encore : « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. — Un sou bien assuré vaut mieux que deux en espérance. »

  205. Frapper la coupe contre la pierre, signifie : boire jusqu’à la dernière goutte ; rubis sur l’ongle.
  206. Couvercle en terre cuite servant à couvrir les jarres où les Persans et les Arméniens conservent leur vin. public.
  207. Le téilessan est une espèce de turban d’une forme particulière que les Santons, sorte de moines en Turquie, portent en signe d’une grande austérité de mœurs, et qui le plus souvent les expose à la dérision du public.
  208. Allusion au retour des parcelles dont le corps humain est composé et qui rejoignent après la mort de l’homme les éléments auxquels elles appartiennent. (Voyez quatrain 163, note 1.)
  209. Persiflage à l’endroit de la résurrection de la chair, à laquelle les soufis ne croient pas plus qu’à la fin du monde.
  210. Ô mon cœur ! terme de tendresse que notre poëte emploie en s’adressant à son échanson.
  211. Le monde.
  212. Les orientalistes pourront chercher et vérifier dans le texte le mot que les conve- nances ne nous permettent pas de traduire littéralement.
  213. Allusion au déluge universel.
  214. La beauté de ces deux derniers hémistiches consiste surtout, en persan, dans la répétition du mot [Texte en persan], détruit, réduit en ruine. Puisque l’eau a détruit le monde, notre poëte exaspéré forme le vœu que le vin à son tour nous détruise ! On a vu plus haut qu’être détruit par le vin, c’est être ivre-mort.
  215. Du vin, comparé à cette pierre précieuse à cause de sa couleur et de sa pureté. Boileau a employé la même comparaison dans ces vers :
    Où la joie en son lustre attirait les regards,
    Et le vin en rubis brillait de toutes parts.
  216. Dieu.
  217. Allusion à l’intempérance des profanes, pour qui le vin n’est qu’un objet de plaisirs mondains, de débauches désordonnées.
  218. Je ne pense pas qu’il soit possible de rendre parfaitement en français, avec autant de concision qu’en persan, la vigueur des deux derniers hémistiches de ce quatrain. En effet, comment traduire ces mots, faisant allusion à la fois à une bête de somme, qui, trop chargée, risque de se noyer dans le fleuve qu’on lui fait traverser ou d’y laisser son fardeau, et à l’homme qui, surpris par la mort, abandonne ici-bas tout ce qu’il a amassé à la sueur de son front ?

    [Texte en persan]

    « Garde-toi de mettre sur ton cœur une trop lourde charge ; »

    Et ceux-ci :

    [Texte en persan]

    « Le drame final consiste à laisser… et à passer… »

  219. Terme de tendresse que Khèyam emploie en s’adressant à son échanson.
  220. En persan, rendre son sang licite à quelqu’un, c’est se mettre entièrement à sa disposition, c’est lui permettre d’agir envers vous de la manière qui lui conviendra. Suivant le poète, la vigne se trouve dans ce cas à l’égard des humains, à qui elle prodigue son sang.
  221. Le verbe [Texte en persan], manger, répété trois fois dans les deux derniers hémistiches, donne beaucoup de force à ce quatrain. Il est bizarre que la langue persane possédant le verbe [Texte en persan], boire, les Persans ne l’emploient presque jamais, et qu’il préfèrent y substituer le verbe [Texte en persan], manger, Voici la traduction littérale des deux hémistiches précités : « Moi, j’en mange et je m’en réjouis ; puisse-t-il m’être salutaire ! Si tu n’en manges pas, que veux-tu que j’y fasse ? Va donc manger des cailloux ! » C’est aux profanes, aux dévots superstitieux que ce compliment s’adresse.
  222. Poids persan d’environ six livres.
  223. Ce quatrain est conçu dans le même esprit que le précédent. (Voyez note 5, quatrain 209.)
  224. Ce quatrain a un sens ironique et s’adresse aux profanes musulmans comme pour leur reprocher leur hypocrisie, car dans l’opinion du poëte, ils font, tout en affectant une abstinence rigoureuse, justement en secret chez eux ce qu’il leur dit ici sous forme de conseil,.
  225. Du vin.
  226. Pour cette expression, voyez note 3, quatrain 218.
  227. Djèm, abréviation de Djèmchid. (Voyez n. 2, quat. 67, sur ce souverain de la Perse.)
  228. La vierge Marie, se voyant enceinte et voulant cacher sa grossesse, se retira, dit ia fable persane, dans un lieu écarté du côté de l’Orient, la figure couverte d’un voile, et décidée à se laisser mourir de faim. Les douleurs de l’enfantement la surprirent sous un palmier entièrement dépourvu de feuilles. L’ange Gabriel lui apparut et l’invita à ne point s’affliger et à se nourrir du fruit délicieux dont tout à coup cet arbre fut couvert. (Voyez le Koran, chapitre Marie, verset 16 et les suivants ; voyez aussi le chapitre La famille d’Amran, verset 32, où il est dit que Zacharie prit soin de la Vierge.) Toutes les fois qu’il allait la visiter dans son gîte retiré, il trouvait de la nourriture auprès d’elle. « D’où vous vient, lui demandait-il, cette nourriture ? — C’est un bienfait du ciel, répondait Marie. Il nourrit abondamment ceux qu’il veut. » C’est à ces aliments descendus du ciel et à ces fruits délicieux que le poëte fait allusion, et auxquels il préfère non-seulement une coupe de vin, mais même l’odeur seule de la coupe.
  229. Bou-Saïd et Adhèm, d’après la tradition vulgaire, étaient deux souverains de la Perse, qui, après avoir régné quelque temps à des époques différentes, et ayant été frappés de la vanité de ce monde, abandonnèrent la direction des affaires pour se livrer à la contemplation de la Divinité. Le premier consacra ses loisirs à composer des quatrains que quelques Persans préfèrent à ceux de Khèyam. Quant au second, les bis toriens racontent qu’un jour, étant sur son trône, il eut une vision. Il se leva aussitôt et disparut : on n’a jamais pu savoir ce qu’il est devenu.
  230. Voyez note 1, quatrain 12, sur la signification de ce pinceau.
  231. C’est-à-dire : ceux qui sont partis pour l’autre monde.
  232. Être couvert de terre ou de poussière signifie : être plongé dans le chagrin, dans la désolation ; c’est être anéanti, c’est devenir la dupe de quelqu’un. Jeter de la terre sur quelqu’un, c’est lui occasionner des tracas en détruisant ses projets, c’est souhaiter son malheur, c’est désirer de le voir disparaître de ce monde. Jeter de la terre sur l’affaire de quelqu’un, c’est y mettre des entraves, c’est l’empêcher de réussir. Dire à quelqu’un : Va manger de la terre, va manger des cailloux, c’est lui dire : Puisses-tu mourir, va-t’en au diable ; que le diable t’emporte, etc.
  233. Mahmoud, fils de Sabuktaguin, premier sultan de la dynastie des Ghaznavites. (Voyez d’Herbelot, p. 544, pour l’histoire de ce prince.)
  234. Favori de Mahmoud Ghaznavi. Du rang de simple paysan, il parvint aux plus hautes dignités de l’empire.
  235. Ce quatrain ne peut être, évidemment, qu’à l’adresse de Mohammed , qui a défendu aux fidèles l’usage du vin, défense toutefois contestée par quelques commentateurs du Koran. Djelal-el-dïn, l’un d’eux, prétend que le Prophète n’en a proscrit que l’excès. (Voyez note 2, quatrain 246.)
  236. C’est-à-dire : étant debout, tu révèles trop de charmes. Ta taille élégante, ta démarche harmonieuse, ta tournure adorable, font naître dans mon cœur mille tourments. Prends une pose moins provoquante, assieds-toi, apaise ainsi mes supplices et ne te relève plus pour ne point les renouveler. C’est à la Divinité que notre poëte adresse de semblables tendresses. Les orientalistes pourront vérifier dans le texte le mot qui commence ce quatrain et que par convenance nous étions obligé de traduire par celui-ci : Ô être, etc.
  237. Chaire musulmane.
  238. En persan on emploie presque toujours le passé pour le présent et le présent pour le futur : [Texte en persan], je lui ai pardonné, pour : je lui pardonne ; [Texte en persan], je lui pardonne, pour : je lui pardonnerai ; [Texte en persan], je le lui ai donné, pour : je le lui donne ; [Texte en persan], je le lui donne, pour : je le lui donnerai. Mais je ne sache pas qu’on ait jamais employé le passé pour le futur. Notre poète anticipe donc ici sur son départ de ce monde et parle comme s’il n’y était déjà plus.
  239. On le voit, Khèyam revient infatigable ment à ses épigrammes contre la doctrine des récompenses et des peines futures, thème éternel de ses railleries.
  240. Le mot [Texte en persan], nous l’avons fait remarquer plus haut, a plusieurs acceptions. Il signifie espérance, prière, nécessité, soumission, contrition, componction, humilité. C’est sans doute ce dernier sens qu’on doit entendre dans ce quatrain. Car, le poëte semble y blâmer la façon dont les prétendus vrais croyants observent le devoir de la prière en la prononçant du bout des lèvres, et paraît les inviter à prendre exemple sur les soufis, qui, dédaignant les actes extérieurs, font consister le culte exclusivement dans la contemplation de la Divinité et dans l’espérance en sa miséricorde immuable.
  241. Jeter de la poussière aux cieux, c’est n’en faire aucun cas, c’est les considérer comme s’ils n’existaient pas. (Voyez note 1, quatrain 218.)
  242. Notre poëte, de plus en plus caustique, fait allusion dans ces vers à l’inutilité, selon les soufis, des prières sans nombre que les hommes adressent au ciel sur des sujets plus innombrables encore, comme si Dieu, pour leur complaire, devait changer l’ordre que, dans sa divine sagesse, il a imprimé à la nature.
  243. [Texte en persan]. Les musulmans, surtout ceux qui appartiennent au clergé, prononcent, avant de commencer leurs prières, la formule Allah akber, « Dieu est le plus grand. » Pour que le tèkbir soit agréable à Dieu, il faut que celui qui le fait soit entièrement recueilli. Aucune pensée terrestre ne doit le distraire. C’est dans ce sens que cette formule est appelée tèkbir, qui signifie : renoncer à toute pensée mondaine pour être entièrement à la prière. Par extension, on dit : Faire le tèkbir aux plaisirs de ce monde, c’est-à-dire y renoncer à tout jamais. Faire le tèkbir à l’amitié de quelqu’un, c’est ne plus vouloir en entendre parler. C’est ainsi que notre poëte fait le tèkbir aux cinq prières par jour, si fortement recommandées par le Koran. Il ne renonce pas aux choses de ce monde pour n’être qu’à la prière ; il renonce à la prière pour n’être qu’à Dieu.
  244. Cette expression, allonger son cou, signifie aussi postuler, désirer ardemment, aspirer : [Texte en persan], un tel a allongé son cou vers le tapis du vizirat, pour : il aspire à devenir ministre.
  245. Comparaison allégorique de la Divinité à l’océan , d’où sortent les gouttes d’eau répandues sur la terre, et où elles retournent successivement. C’est le principe fondamen- tal de la doctrine des soufis , qu’ils expriment par cette maxime, citée plus haut : [Texte en persan], l’unité dans la multiplicité et la multiplicité dans l’unité.
  246. Khèyam est essentiellement symbolique et mystique. Ici, ce temple des idoles signifie la taverne où le poète, entouré de jeunes et belles personnes, qu’il compare à des idoles, s’élève par l’ivresse jusqu’à la contemplation infinie de la Divinité et se trouve ainsi dégagé de lui-même.
  247. Jeter dans l’eau le bien que l’on fait à autrui signifie : Je taire sans espoir de retour ; c’est le considérer comme nul pour soi ; c’est le faire uniquement pour la satisfaction de celui qui en est l’objet et sans ostentation aucune. Sè’èdi a dit dans ce même sens :

    [Texte en persan]

    « Toi, fais le bien et jette-le dans le Tigre, car Dieu te le rendra dans le désert. »

    Cette morale n’est-elle pas celle de l’Évangile : « Lorsque tu feras l’aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta main droite ? » Quant, aux termes de tendresse qui commencent ce quatrain, comme tant d’autres de ce recueil, nos lecteurs, habitués maintenant à l’étrangeté des expressions si souvent employées parKhèyam pour rendre ses pensées sur l’amour divin, et à la singularité de ses images trop orientales, d’une sensualité quelquefois révoltante, n’auront pas de peine à se persuader qu’il s’agit de la Divinité, bien que cette conviction soit vivement discutée par les moullahs musulmans et même par beaucoup de laïques, qui rougissent véritablement d’une pareille licence de leur compatriote à l’égard des choses spirituelles.

  248. Cette exhortation est à l’adresse de l’échanson, qui, en Perse, est la plupart du temps musicien et remplit ainsi deux fonctions à la fois.
  249. C’est par ironie que le poëte semble ici demander à Dieu la force de renoncer au vin et d’agréer son repentir. Il emploie cette circonlocution pour faire mieux ressortir l’inconséquence des moullahs lorsqu’ils prêchent l’immensité de la miséricorde de Dieu, sa puissance illimitée, et qu’ils ajoutent néanmoins que ceux qui n’adhèrent pas à leur doctrine sont prédestinés aux flammes de l’enfer. (Voyez le Koran, chapitre La vache, verset 37.)
  250. Cette ville était située près de Mech’hèd, dans le Khoraçan.
  251. Voyez, pour l’histoire de ce prince, note 1, quatrain 61.
  252. Le texte dit : [Texte en persan] ne dissous pas ton fiel, c’est-à-dire ne frémis pas de peur. On dit aussi : pas (le peur. On dit aussi : [Texte en persan], mon fiel est parti, pour : j’ai eu terriblement peur.
  253. Allusion au retour des humains à la poussière d’où ils sont sortis. Les cruches, en parlant à Khèyam, lui demandent de leur indiquer, parmi elles, quelles sont celles qui ont fait des cruches, celles qui en ont vendu, celles qui en ont acheté ; car toutes, dans l’océan des siècles, ont été des créatures humaines, de conditions différentes durant leur existence, et sont descendues au même niveau, qui est la terre, après leur mort.
  254. Élias est le même que Khèzr ou Khèdr, comme le prononcent les Arabes. La tradition persane raconte que ce prophète alla dans les contrées lointaines et ténébreuses du globe terrestre, où se trouve la source qui donne l’immortalité. Il s’y désaltéra et devint immortel. (La tradition ajoute qu’Alexandre le Grand pénétra, dans le cours de ses conquêtes, jusque dans ces contrées fabuleuses, mais qu’il ne parvint pas à trouver la source de la vie.) Élias, que les uns confondent avec Élie, d’autres avec saint Jean, existe donc encore, mais on ne sait quelles sont les contrées qu’il habite.
  255. Allusion au Koran (chapitre La vache, verset 215), où il est écrit : « Ils l’interrogeront sur le vin et les jeux de hasard. Dis-leur qu’ils sont criminels, qu’ils procurent aux hommes des avantages, mais qu’ils leur sont plus nuisibles qu’utiles. » Dans le verset 46 (chapitre Les femmes), il est dit : « Ô croyants ! ne priez pas pendant que vous êtes dans l’ivresse. Attendez que vous puissiez comprendre ce que vous proférez. » Au verset 69 du chapitre Les abeilles, Mohammed, énumérant les bienfaits du ciel, fait observer aux croyants que, entre autres choses, Dieu leur a donné le dattier et la vigne, dont les fruits leur fournissent une liqueur enivrante et un aliment sain. Tout cela ne constitue pas pour les musulmans une défense absolue de faire usage du vin. Il faut dire toutefois que le Prophète arabe est plus explicite dans le verset 92 du chapitre La table, où il est dit que le vin, les jonx de hasard, les statues et le tir des flèches sont une abomination inventée par Satan, et qu’il faut s’en abstenir pour ne pas être du nombre des pervers. Mais ce verset détruit-il les précédents ? Ne continue-t-il pas, au contraire, à alimenter, par la contradiction qu’il implique, ces interminables discussions qu’il a provoquées et qui ont eu pour résultat d’amener certains commentateurs du Koran et la plupart des poètes orientaux à cette interprétation que le Prophète n’a point défendu le vin absolument, mais seulement l’excès du vin ? (Voyez note 4, quatrain 220.)
  256. Prohibé suivant les légistes de l’islamisme et non suivant le Koran.
  257. Cet ancien usage de verser à terre une goutte de vin avant de vider la coupe est encore pratiqué en Perse. C’est un signe de libéralité et en même temps un avertissement que le buveur doit vider la coupe jusqu’à la dernière goutte.
  258. Prière railleuse à l’adresse des moullahs.
  259. Le jeu de mot [Texte en persan] qui, dans le troisième hémistiche, signifie déplaisant, ennuyeux, désagréable, et, dans le quatrième, un corps lourd, compacte, solide, que le poëte, exaltant la pureté du vin, emblème de la Divinité, qualifie de corps diaphane, donne à ce quatrain un piquant qu’il ne saurait avoir dans une traduction. Sè’èdi a souvent employé ce mot [Texte en persan], qui signifie aussi cher, d’un prix élevé, précieux, dans le sens de désagréable, comme dans ces vers :

    [Texte en persan]

    « Lorsqu’une personne désagréable se présentera au milieu de ta société, lève-toi aussitôt et éteins la chandelle. Si c’est une personne ayant le sourire enchanteur sur ses douces lèvres, saisis-la par la manche et éteins la chandelle. »

    On éteint la chandelle pour ne point voir la première (désagréable) ; on l’éteint pour empêcher la seconde (agréable) de trouver la porte pour s’en aller.

  260. Le texte dit : [Texte en persan], ô roue des cieux ! tu ne connais ni pain ni sel. Locution qui signifie littéralement : Tu es d’une ingratitude com- plète, à toute épreuve.
  261. Allusion à la courte durée de la vie, comparée par notre poëte à la fragilité du verre.
  262. Encore une épigramme à l’adresse des moullahs, qui prétendent que les soufis, rejetant la doctrine du Koran, ne peuvent s’appuyer sur rien et que, par conséquent, ils n’ont rien à espérer.
  263. Ce quatrain est conçu dans le même esprit que le précédent. Par cette exprèssion : celui qui n’en voudra point boire, etc. le poëte fait comprendre aux dévots, que, méprisant le vin, ils méritent le châtiment d’être lapidés, ou d’avoir la tête cassée d’un coup de pierre.
  264. Persiflage à l’endroit de la morale des moullahs musulmans qui permettent aux fidèles de manger du raisin et qui leur défendent d’en boire le jus, lequel, dans le langage poétique des Orientaux, est à la grappe ce que l’enfant est à sa mère. Nous avons fait observer plus haut que les poëtes d’orient appellent le vin la fille de la vigne.
  265. Khèyam, dans son extase, ne trouvant pas de termes assez vigoureux pour exprimer les flammes ardentes de son amour passionné pour la Divinité, se compare à un homme dévoré par une soif brûlante, et qui, paralysé de tous ses membres, ne peut se désaltérer dans le fleuve qui coule près de lui.
  266. Allusion à ceux des fidèles qui, pour être à l’abri du blâme, boivent du vin en cachette et sans bruit. Le poëte semble leur demander si le glouglou du flacon ne parle pas assez haut pour démasquer leur hypocrisie.
  267. Ce quatrain fait la contre-partie des versets du Koran où il est dit qu’il n’y a point de pardon pour ceux qui s’écartent de la doctrine islamique. (Voyez chapitre La vache, versets 6, 9, 14 et 37, et beaucoup d’autres passages du Koran.) Que reste-t-il de l’homme, selon Khèyam, après sa mort ? De la poussière. Dieu, qu’a-t-il à pardonner à cette poussière, puisque l’esprit qui l’animait est remonté à lui ?
  268. Grand moullah, chargé des affaires litigieuses ; grand juge.
  269. Le texte dit : nous sommes, etc. J’ai déjà fait observer plus haut que les Persans emploient souvent le pronom de la première personne du pluriel pour la première personne du singulier.
  270. Allusion à la vénalité de la justice distribuée par les moullahs.
  271. Au moment où je fuirai la mort, c’est-à-dire au moment où, passant de cette vie à l’autre, je n’aurai plus à la craindre.
  272. En Perse, les fanaux sont d’une forme cylindrique. Leur mécanisme consiste en deux bassins de cuivre étamé, contenus, à une distance d’environ un mètre l’un de l’autre, dans une chemise en calicot ciré, qui forme le corps du fanal. Le bassin du bas contient le foyer où l’on place une chandelle. Au-dessus de celui du haut est adaptée une anse assez grande pour que le bras du fèrrach, chargé de le porter, puisse facilement entrer. Cette chemise en calicot ciré est faite de façon à pouvoir se replier ainsi qu’un éventail , et, comme elle est cousue des deux côtés en dedans des bassins de cuivre, elle disparaît entièrement lorsqu’on laisse tomber le bassin du haut sur celui du bas. Le fanal est alors fermé. Souvent, sur cette chemise sont peints des ornements ou des figures quelconques qui tournent de droite à gauche ou de gauche à droite, selon que le fèrrach, fatigué, passe le fanal d’un bras à l’autre. C’est à la vacillation de ces figures que le poète compare notre sort ici-bas, où sans cesse nous tournons et retournons moralement sur nous-mêmes pour tâcher de comprendre, pour chercher à expliquer ce que Dieu a voulu nous cacher, sans que nous puissions pénétrer ce mystère.
  273. Figure allégorique pour dire : C’est toi qui as fait la matière dont je suis composé. Si elle est de laine, c’est-à-dire méprisable (allusion au manteau des derviches), c’est de toi qu’elle vient ; si elle est de soie, c’est-à-dire estimable (allusion aux vêtements somptueux des fidèles), c’est toi qui l’as voulu. En quoi donc suis-je coupable ? On trouve une pensée analogue, ci-dessus, quatrain 174.
  274. Allusion à un passage du Koran (verset 31 du chapitre La vache), où il est dit qu’Eblis (le diable) refusa d’adorer le premier homme comme Dieu le lui ordonnait. Si on lui eût donné du vin, il aurait obéi.
  275. C’est-à-dire : Lève-toi, ô danseur ! danse, afin que nous t’accompagnions en frappant des mains ou en faisant claquer nos doigts.
  276. C’est-à-dire : des gens plongés dans le sommeil de l’ignorance, de la superstition.
  277. Allusion à la clémence, à l’infinie miséricorde de Dieu, qui n’a pas besoin qu’on lui porte le fruit des bonnes œuvres qu’on a pu pratiquer en ce monde pour se faire bien venir de lui. Le poète amène ici la comparaison d’une personne noble, généreuse, riche, et d’un voyageur qui irait lui demander l’hospitalité en lui portant de quoi approvisionner sa cuisine pour le temps qu’il compterait rester chez elle.
  278. Selon la tradition persane, au jour dernier, les infidèles auront à la main un feuillet du livre noir, ainsi nommé à cause du grand nombre de crimes qu’il contient, et ils le tiendront en tremblant. (Voyez le Koran, chapitre La caverne, verset 47.) Un feuillet de ce livre du jugement est réservé à chaque individu d’ici-bas. Lorsque le feuillet est blanc, c’est qu’il n’y a pas eu de péché à inscrire, et alors la personne à qui il appartient entre en paradis ; dans le cas contraire, elle est précipitée dans les flammes de l’enfer. C’est l’ange Sèhèl qui , à la fin des temps, sera chargé de lire les pages de ce livre. À chaque feuillet qu’il aura lu , il fermera le livre et le sort de chaque homme sera décidé. (Voyez le Koran, chapitre Les prophètes, verset 104, où il est dit qu’on pliera les cieux comme Sèhèl plie le livre. ) La tradition ajoute que les infidèles auront la main droite attachée au cou et porteront dans la main gauche, liée derrière le dos, le feuillet de leurs crimes. (Voyez le Koran, chapitre L’ouverture, verset 10.)
  279. Les Orientaux désignent les souverains de la Chine sous le titre de Khan et de Khakan, et les rois de la Perse sous celui de Key. Ce dernier titre s’applique proprement aux Achéménides. Vendons le diadème, etc. signifie : échangeons la royauté contre un son de flûte, contre une coupe de vin.
  280. Le texte dit : [Texte en persan], « incolore, qui n’a pas de reflet, d’attrait, qui n’a pas de raison d’être, insipide, nul, etc. »
  281. Nous avons déjà vu plusieurs fois que souvent Khèyam, pour rendre l’épigramme plus sensible, se parle à lui-même, ou parle de lui-même. Selon le poëte, si la Divinité, dans sa clémence, pardonne les fautes passées, ce pardon ne saurait effacer dans la mémoire du coupable le souvenir de les avoir commises. La conscience des moullahs, qui, sous le manteau de la dévotion, commettent toutes sortes d’actes répréhensibles, ne saurait donc être tranquille ni dans ce monde, ni dans l’autre, perplexité cruelle pour eux et à laquelle se sont soustraits les soufis en faisant réabsorber l’âme dans l’essence divine.
  282. C’est-à-dire : Ô Dieu ! toi qui m’es aussi cher que l’âme qui m’anime.
  283. Le mot tête, en persan, étant synonyme de pointe, Khèyam dit : « Bien que nous ayons deux têtes, nous ne faisons qu’un corps, » ce qui donne au quatrain du texte une originalité qu’on ne saurait reproduire en français.
  284. Hommage à la Divinité, toujours sous forme de désirs sensuels.
  285. Le sédjaddèh désigne le petit tapis sur lequel les musulmans ont l’habitude de faire leurs prières. Voler un sédjaddèh dans la mosquée, signifie : Y aller par ostentation, par hypocrisie, s’y montrer dans le but d’y gagner de la considération, et, par suite, d’amasser des richesses aux dépens des crédules. — C’est une satire continuelle de la part du poëte qui joue, en outre, sur les différentes acceptions du mot niyâz, [Texte en persan], que nous avons déjà développées plus haut, (Voyez note 1, quatrain 227.)
  286. C’est-à-dire : sans les mériter, sans en être dignes. Ce n’est pas leur valeur qui les fait riches et heureux, c’est la faveur, c’est l’intrigue, l’astuce, l’hypocrisie, etc.
  287. Par ce quatrain, Khèyam rétorque les arguments que les moullahs soutiennent contre lui et leur fait sentir l’état de détresse où doivent les jeter, au milieu de leurs prières, le souvenir de leurs méfaits et l’horreur des peines de l’enfer.
  288. Le poëte regrette le temps perdu dans le sommeil, durant lequel il est séparé de son échanson.
  289. C’est-à-dire : avant que le jour paraisse. Le mot [Texte en persan], souffle, est synonyme de respiration ; [Texte en persan], le point dujour, l’aurore (la respiration ou le souffle du matin), Le double sens de ce mot donne beaucoup de poésie à ces vers. Il est employé pour instant, moment, dans le quatrain suivant.
  290. Allusion au verset 62 du Koran (chapitre Le croyant), où Dieu dit : « Invoquez-moi, je vous exaucerai. » Le poëte cite ce verset comme diamétralement opposé à ceux qui précèdent et à d’autres qui suivent, où il est écrit que les incrédules ne peuvent avoir aucun espoir de pardon, quelque prétention qu’ils en aient.
  291. [Texte en persan], la nuit de la puissance, la nuit célèbre. C’est une des nuits du rèmèzan où l’ange Gabriel apporta du ciel le Koran à Mohammed. (Voyez le Koran, chapitre La nuit de la puissance, vers. 1er .) Les moullahs musulmans, ne sachant pas précisément si c’est la nuit du 19 rèmèzan, du 21 ou du 23, ont pris le sage parti de les célébrer toutes les trois. Les croyants, durant ces trois nuits, ne dorment pas. Ils sont dans une dévotion profonde, lisant le Koran depuis le coucher du soleil jusqu’à son lever. La nuit du kèdre est la nuit sacrée par excellence, pendant laquelle les fidèles doivent, s’abstenir de toute souillure. On voit comment notre poète observe cette abstention.
  292. On a vu plus haut que bord et lèvre sont synonymes. Cette expression : Mes lèvres sont, etc. a d’autant plus de charme dans le texte que la coupe est l’idole du poëte, c’est pour lui l’idéal de l’amour divin, c’est Dieu enfin.
  293. Espèce de viole dont faisaient usage les anciens Perses.
  294. Allusion à la cupidité des moullahs. Les mots : [Texte en persan] signifient allonger la main pour s’approprier le bien d’autrui ; pratiquer la concussion, l’exaction, la tyrannie. » [Texte en persan] « Quel tyran cruel ! il allonge la main vers tout ce qu’il voit ; il convoite tout, il a envie de tout. » Les mots [Texte en persan], main courte, au contraire, signifient : modeste, timide, n’osant rien entreprendre, sans force, sans énergie.
  295. Paraphrase des éloges exagérés que les musulmans font de Mohammed. Ils le placent au-dessus de la création. Il est pour eux l’ombre de Dieu sur la terre, le soleil de l’âme et de la foi de tous, l’origine de tout ce qui est et de tout ce qui pourrait être, Dieu lira de sa lumière celle qui nous éclaire en ce monde, qu’il ne créa que pour complaire au Prophète. L’âme des êtres les plus purs n’est que la poussière de la sienne. Il est le libérateur des hommes, leur puissant intercesseur auprès de Dieu, etc.
  296. Trait satirique à l’endroit du jeûne des musulmans qui consiste à se priver de nourriture pendant le jour et à manger pendant toute la nuit. Le repas du matin est celui que les fidèles, avertis par le muezzin (crieur de la prière), font, environ deux heures avant le lever du soleil, plus copieusement que les autres repas de la nuit, car il est destiné à leur donner la force d’attendre, sans manger, ni boire, ni fumer, jusqu’au coup de canon qui leur annonce le coucher du soleil. Lorsque ce moment approche, les fidèles, grands et petits, riches et pauvres*, épient avec une anxiété fébrile ce signal officiel qui doit mettre un terme aux cruelles privations de la journée. On les voit avec leurs pipes allumées, devant leur thé tout bouillant et un frugal repas appelé éftar, préparé au milieu d’une salle, ou sur une balustrade en plein air, selon le temps, regardant à chaque instant leurs montres, calculant les minutes, les secondes, et se désespérant lorsque la montre, qui avance, semble indiquer l’heure delà délivrance, et que le son du canon ne se fait pas entendre, ce qui arrive souvent lorsque le ciel est couvert. Les Persans ont l’habitude de régler leurs montres sur le coucher du soleil. Elles doivent alors marquer douze heures précises. Leur manière de compter les heures, à partir de ce moment, est donc une, deux heures, etc. après le coucher du soleil. Lorsque les deux aiguilles se trouvent de nouveau réunies sur le chiffre douze, ils appellent cela le dèstèh, et alors ils disent : Une, deux heures, etc. après le dèslèh, ou une, deux heures, etc. avant le coucher du soleil. Les montres, pendant le rèmèzan, cessent d’être un luxe et deviennent pour ainsi dire un objet de nécessité, ce qui en fait sensiblement hausser le prix à cette époque de Tannée. On sait que les musulmans comptent l’année par mois lunaires et qu’ils sont ainsi en retard de dix jours par an sur l’année solaire. Le rèmèzan et les autres fêtes de l’islamisme se trouvent donc reculés de dix jours chaque année, à l’exception du noourouz, institué par Djémchid suivant l’année solaire. Ce retard de dix jours fait qu’en trente-six ans les musulmans reviennent invariablement à leur point de départ pour recommencer à rétrograder. Les peines qu’ils endurent pendant le rèmèzan, et qui sont tolérables lorsque ce mois tombe dans la saison d’hiver, où les journées sont courtes, deviennent insupportables lorsqu’il tombe dans la saison d’été, où à la longueur des journées viennent se joindre des chaleurs accablantes.

    * Les voyageurs peuvent s’abstenir du jeûne durant leur voyage, mais ils sont obligés de jeûner pendant un autre mois, une fois ce voyage terminé. Pour les enfants, le jeûne n’est obligatoire qu’à l’âge de douze ans.

  297. 1
  298. 2
  299. 3
  300. Le texte dit : [Texte en persan] « sans qu’aussitôt nous ne mangions de notre foie ou cœur rôti. » Le mot [Texte en persan], rôti, cadre admirablement en persan avec le mot sel ; mais c’est là une expression qu’on ne saurait traduire mot pour mot en français, sans rendre la traduction inintelligible. Pour éviter ce péril, je préfère, lorsque le cas se présente, donner par des périphrases le sens exact de l’idée du poëte, en rédigeant une noie explicative. Les deux premiers hémistiches, dans le texte, sont ainsi conçus : « Jamais nous ne buvons avec bonheur un sorbet d’eau, c’est-à-dire une gorgée, une goutte d’eau, sans qu’aussitôt nous ne buvions du vin de la main de la douleur. » Le vin amer (amer et âpre sont même chose) par opposition à la douceur de l’eau.
  301. C’est-à-dire : n’en faisons aucun cas. Par madressèhs le poëte entend les écoles des mosquées.
  302. Nom donné à une catégorie de derviches qui se distinguent de leurs confrères par l’insouciance la plus complète des choses de ce monde, par des œuvres pies de subrogation, par des grâces surnaturelles, et que le clergé musulman traite d’hypocrites.
  303. Allusion aux versets du Koran où il est dit, en parlant de ceux qui ne se conforment pas aux prescriptions de ce livre : « Dieu épaissira leurs erreurs et ils persisteront dans leur égarement. Dieu donne la sagesse à qui il lui plaît. Dieu éclaire qui il lui plaît. Voulez-vous conduire ceux que Dieu a égarés ? » (Voyez versets 14, 272 et 274, chapitre La vache ; voyez aussi verset 90, chapitre Les femmes.) Khèyam fait remarquer malicieusement aux moullahs musulmans que, d’après le Koran même, s’il est, lui, Khèyam, du nombre des réprouvés, c’est Dieu qui l’a voulu, et que, par conséquent, il n’a rien à se reprocher.
  304. Le texte dit : Nous n’adressons à personne des demandes crues, ce qui signifie : des demandes importunes, vaines, faites mal à propos. Ce jeu de mots qui se trouve aussi dans le texte persan, par opposition au mot cuit, qui précède, prête à ce quatrain une verve particulière, une vigueur inimitable qu’on ne saurait rendre dans la traduction française.
  305. Mohammed, qui portait aussi le surnom de Mostapha, « le choisi , l’élu , » et celui de Hachemite, d’après la famille à laquelle il appartenait.
  306. La loi du Koran.
  307. Le doug est une boisson que les Persans préparent avec de l’eau, du mast (en turc yagourt) « lait aigre, » un peu de sel et de la glace. C’est une boisson assez agréable en été et très-rafraîchissante ; mais notre poëte trouve le vin préférable.
  308. Allusion ironique au jour de la résurrection, auquel les moullahs musulmans ne songent pas assez, puisqu’ils s’attachent aux biens d’ici-bas. (Voyez le Koran, chapitre Le jour véritable. Voyez aussi les chapitres La rupture, Les ténèbres, Les ministres de la vengeance, où sont décrites les horreurs de ce jour suprême et les délices du paradis.)
  309. Cette épithète désigne l’homme considéré comme microcosme.
  310. C’est une figure allégorique par laquelle les poëtes orientaux aiment à désigner la Divinité puisant dans la coupe de la création la vie de tous les êtres, Voyez ci-dessous, quatrain 341, où le poëte dit : « Le jour où l’on a distribué le vin de l’amour, ce vin de l’amour divin, de la vie, on a puisé ma portion dans le sang de mon cœur. »
  311. Le firmament, la roue des cieux.
  312. [Texte en persan], verre, cristal pur, diaphane. Le poëte joue ici sur le mot [Texte en persan], qui signifie aussi eau, [Texte en persan], verre, cristal, glace ; [Texte en persan], feu qui coule, liquide. Les poëtes orientaux emploient souvent cette figure pour désigner le vin, qui brûle ou fait disparaître le chagrin comme le feu brûle les combustibles.
  313. C’est-à-dire : Ô toi qui n’as pas encore fréquenté des hommes vieux d’expérience ; ô toi, jeune encore dans la connaissance des choses de ce monde.
  314. On a vu plus haut que justice, droit, raison sont synonymes de Dieu.
  315. Les orientalistes pourront vérifier dans le texte le genre des beaux visages dont parle Khèyam dans ce quatrain, ce qui leur paraîtra d’autant plus bizarre que le poète fait allusion à la Divinité, qu’il contemple dans ses créatures.
  316. La fin de ce quatrain contient un rapprochement poétique et tout oriental de la douleur la plus vive, exprimée par le sang que le chagrin fait affluer vers le cœur, et de la joie la plus délicieuse que procure le sang de la vigne, ou le vin, dont est plein le flacon, auquel le poëte compare son cœur meurtri.
  317. Les commandements et les défenses contenus dans le Koran. Le poète ici n’épargne guère ses antagonistes ordinaires, les moullahs, auxquels ce quatrain s’adresse, Il leur reproche de s’écarter de la doctrine qu’ils prétendent puiser dans le Coran et qu’ils prêchent aux fidèles publiquement, en s’attachant cependant plus ardemment aux choses mondaines et passagères, réprouvées par le saint livre, qu’aux choses durables de la vie future, qui y est si délicieusement décrite.
  318. Le Taureau, signe du zodiaque où les astronomes placent les Pléiades.
  319. Allusion à la légende persane qui dit que le globe terrestre repose sur la corne d’un taureau, lequel se trouve posé sur un énorme poisson qui nage dans la grande mer [Texte en persan], mer qui entoure la terre. Lorsque ce taureau est fatigué de porter le monde sur l’une de ses cornes, il le lance légèrement dans l’espace pour le recevoir sur son autre corne. De là les tremblements de terre.
  320. [Texte en persan], les partisans de la certitude, ceux qui, rejetant toute idée de scepticisme, ont embrassé le soufisme, connaissent l’essence divine, ont trouvé Dieu et le voient.
  321. Dieu.
  322. L’homme affranchi des liens de la superstition et dont le but est Dieu.
  323. La Divinité.
  324. « Puiser du sang dans son cœur, boire le sang de son cœur ou de son foie » sont des expressions souvent employées par Khèyam et qui marquent la douleur la plus vive. (Voyez note 2, quatrain 332.)
  325. Les orientalistes pourront vérifier dans le texte la sorte de beauté que le poète décrit par ces mots : [Texte en persan], que nous traduisons par : celles dont la toilette est irréprochable.
  326. C’est-à-dire : la Divinité.
  327. Réponse railleuse aux sermons du clergé musulman, auquel le poète reproche constamment d’user d’hypocrisie pour capter la confiance des croyants.
  328. Satire à propos du dernier jour. Le poëte, par cette prière en faveur de ses membres, fait malicieusement rassortir que Dieu n’a rien à pardonner, rien à accorder à la matière, redevenue inerte après sa séparation d’avec l’âme, laquelle rentre dans l’essence divine , dont elle n’a jamais été séparée.
  329. Âme et vie sont synonymes en persan ; ici ce mot doit être pris dans la seconde acception.
  330. Kou est l’abréviation de koudja, « où, où est-il ? » La tourterelle criait donc, sur les créneaux de ce palais en ruine : « Où sont tous ces grands rois qui l’ont habité ? Où sont leurs richesses ? Où est leur majesté, où est leur gloire ? »
  331. C’est-à-dire : Quelle trace ont laissée ici-bas tous ces sages, ces philosophes, ces savants, ces hommes parfaits, purs de toute croyance vulgaire, qui ont apparu sur cette terre où tout périt, où tout disparaît, où tout rentre bientôt dans la matière inerte d’où tout est sorti ?
  332. On a déjà vu qu’en persan bord et lèvre sont synonymes. Ici, le poëte personnifie la coupe, dont il se montre jaloux. Il ne voudrait pas que les lèvres de la coupe approchassent celles de l’objet de son amour, la Divinité, et il prie celle-ci de ne point le permettre.
  333. S’abreuver du sang de quelqu’un, c’est se venger de la manière la plus terrible ; c’est la peine du talion : œil pour œil, sang pour sang ; allusion au Koran. (Voyez chapitre La vache, verset 158.) Pour légitimer sa vengeance, le poète semble établir une sorte de solidarité entre le flacon et la coupe, Celle-ci l’a offensé, il se venge sur celui-là en buvant son sang.
  334. Vendre le monde pour deux grains d’orge, c’est n’en faire aucun cas.
  335. Province du Khoraçan, d’où viennent les rubis balais.
  336. Encore un trait frondeur à l’endroit des prédicateurs musulmans, quele poëte accuse de prêcher une doctrine à laquelle ils ne se conforment pas eux-mêmes.
  337. Voyez note 1, quatrain 312.
  338. Depuis la lune jusqu’au poisson, expression figurée, très-usitée en Perse. Elle signifie : dans l’univers entier, d’un pôle à l’autre. Le roi actuel a pour devise, sur son sceau, les mots suivants : « Du jour où la main de Nasser-el-dïn chah a saisi l’anneau de la royauté, le bruit de sa justice et de son équité a rempli l’espace depuis la lune jusqu’au poisson » (sur lequel repose le taureau qui supporte la terre). (Voyez quatrain 338.)
  339. Invitation maligne à l’adresse des moullahs.
  340. Allusion à la superstition des chiites (Khèyam était sunnite), qui prétendent qu’une goutte de vin, une goutte de sang répandue sur leurs vêtements, ou le contact imprévu d’un chien, d’un juif, d’un chrétien les rendraient [Texte en persan], impurs, au point de ne pouvoir faire leurs prières, à moins de changer d’hahit et de recommencer leurs ablutions. Il en est de même d’une tasse, d’un verre, d’un vase quelconque où un chrétien aurait bu, ou d’une assiette dans laquelle il aurait mangé. Ce vase, cette assiette doivent être purifiés en étant plongés trois fois dans l’eau. Les dévots poussent la superstition plus loin, et brisent le vase dont un juif ou un chrétien s’est servi. J’ai vu des moullahs se demander si le thé resté au fond de la théière, après qu’on en a versé dans une tasse où aurait bu un chrétien, est ou non entaché d’impureté. La conclusion a été celle-ci : Le thé resté au fond de la théière n’est point entaché d’impureté, si en versant le thé dans la tasse du chrétien, on a eu soin de ne point le verser d’un seul trait. Il est, au contraire, impur si on l’a versé trop vite. — Je dois cependant ajouter ici qu’aujourd’hui le monde officiel persan se montre plus civilisé envers les Européens. Il n’hésite pas à manger à la même table qu’eux, à fumer le même calian, quitte ensuite à se purifier lorsque le moment de la prière est venu.
  341. Ce quatrain est une ironie. Le poëte y rétorque les arguments des moullahs, qui, tout en professant la doctrine des récompenses et des peines futures, se reposent néanmoins sur le pardon de la Divinité pour les fautes qu’ils commettent. « Puisqu’il y a récompense pour les bonnes œuvres, disent les docteurs soufis, et punition pour les mauvaises, celui qui a commis des péchés ne saurait, en admettant même le pardon, être sur la même ligne que celui qui n’en a pas commis. » (Voyez quatrain 282, où le poëte s’écrie amèrement : « J’admets, ô Dieu ! que dans ta clémence tu me pardonnes mes péchés, mais la honte que j’éprouve de savoir que tu sais ce que j’ai fait me reste, et, dans ce cas, mon bonheur n’est pas complet. »)
  342. On a vu déjà maintes fois que lèvre et bord sont synonymes dans le langage de Khèyam. Les poêles anciens aiment à employer ce double sens et arrivent ainsi à produire des images vraiment originales. Dans ce quatrain, Khèyam compare le flacon et la coupe, l’un incliné pour déverser son contenu en signe de dévouement, l’autre recevant cette offrande, à deux amants, ivres d’amour, qui s’embrassent nonobstant le sang (emblème de la haine la plus implacable) qui coule entre eux.
  343. Ici le poëte fait sa profession de foi. Il a balayé de ses moustaches le seuil de la taverne, qui est, pour lui, le temple, le trône de Dieu sur la terre. Il y a été assidu. Il a, pour s’y livrer corps et âme, renoncé aux choses mondaines, qui éloignent les hommes de la Divinité. Enfin, il s’est détaché de toute préoccupation sur ce monde et sur l’autre à tel point que, s’il les voyait tout à coup disparaître l’un et l’autre, il ne s’en soucierait pas plus que d’un grain d’orge qu’il verrait rouler dans un creux de la terre. [Texte en persan] ou [Texte en persan], creux, cavité, fossé, etc. Tomber dans un creux est une locution persane qui signifie être ruiné, anéanti, disparaître, etc. [Texte en persan] telle affaire est tombée dans un creux, cela veut dire : elle n’a pas réussi ; c’est une affaire perdue, ruinée, elle est tombée dans l’eau.
  344. Ce quatrain renferme le principe fondamental de la doctrine des soufis : [Texte en persan], le tout dans le tout, ou [Texte en persan], l’unité dans la multiplicité, la multiplicité dans l’unité. Dieu est la puissance féconde, il est la vie, il est l’être qui contient tous les êtres. Toute beauté vient de lui, le reflète et retourne lui. Visible dans tout et partout, il embrasse, il contient en lui l’univers, qui n’en est séparé que par un point imperceptible, lequel distingue le Créateur de la créature et la diversité des créatures entre elles. Ce point disparu, la multiplicité redevient unité. « Les êtres, dit le poëte, ne sont séparés de la Divinité que comme la goutte « d’eau est séparée de l’océan, auquel elle a appartient, duquel elle sort, dans lequel « elle rentre. » Ce principe est exprimé par les soufis de mille manières différentes.
  345. L’expression de passer gaiement la vie n’est évidemment qu’une figure. C’est s’affranchir des soucis de ce monde pour se livrer entièrement à la contemplation de la Divinité, en vidant la coupe de son amour, « Le vin, dit Khèyam, a ce double avantage de nous détacher complètement des choses mondaines, en détruisant en nous le chagrin, et de nous porter vers les choses célestes, c’est-à-dire vers la Divinité, à laquelle nous pouvons remonter d’un moment à l’autre. »
  346. Cette expression, une amie aux douces lèvres, à stature de fée, se rapporte à la Divinité. En invitant son interlocuteur à ne point jeter sa vie au vent, à ne point se priver de vin, le poëte veut le détacher des liens mondains, l’empêcher de perdre son temps en vains soupirs, afin qu’il puisse se livrer entièrement à la contemplation divine.
  347. Ceux qui pratiquent l’amour divin.
  348. La coupe de l’amour de Dieu.
  349. Le cyprès est l’emblème de la liberté et le lis celui du silence. Khèyam compare les nombreuses branches du premier à autant de mains, qui, à l’inverse de celles des moullahs, ne s’allongent jamais pour s’approprier le bien d’autrui, et les pétales du second à autant de langues qui, restant muettes, ne sont pas, comme celles des antagonistes de notre poëte, sujettes à la médisance ou à la calomnie. Pour la signification de cette locution, allonger la main, voyez note 2, quatrain 301.
  350. [Texte en persan] signifie illicite, défendu par la loi. Le vin, le porc, les jeux de hasard, le tir des flèches, les richesses mal gagnées, les prières faites dans une maison illégitimement acquise ou dans la maison d’un chrétien, d’un juif, etc. sont illicites. Bien que Khèyam semble parler ici pour lui et ses pareils, c’est à ses adversaires qu’il reproche, non-seulement de ne point se conformer au texte du Koran, en négligeant les préceptes qu’il renferme, mais encore de se permettre des choses dont ce saint livre ne fait pas mention, prétendant ainsi perfectionner ce qui, selon eux, émane de la perfection même.
  351. Les orientalistes pourront lire dans le texte l’expression triviale dont se sert le poëte pour rendre l’idée que renferment les deux derniers hémistiches de ce quatrain, et que les convenances nous défendent de reproduire telle qu’elle est.
  352. [Texte en persan] signifie sens, raison, intelligence, jugement ; [Texte en persan], être sur ses gardes, être circonspect ; [Texte en persan], être privé de sens, de saine raison, être dans le vertige ; [Texte en persan], s’évanouir, tomber en syncope. Par ce quatrain, Khèyam détruit de nouveau les arguments que les moullahs soutiennent contre les soufis, en leur reprochant de faire usage du vin, lequel, selon eux, abrutit l’homme en le privant de tout raisonnement. « Puisque, dit le poëte, dans l’extase de notre amour, le seul véritable, et que tu prends pour de l’ivresse, nous sommes, selon toi, privés de jugement, alors pourquoi, ô ignorant prédicateur ! pourquoi nous en demandes-tu ? »
  353. Allusion à l’excellence de la doctrine des soulis, d’après laquelle Dieu, n’ayant rien à punir dans la matière, rien à récompenser en elle, puisque l’âme est réabsorbée dans l’essence divine, ceux qui la professent sont entièrement affranchis des appréhensions de l’enfer et de l’espérance du paradis. (Voyez note 3, quatrain 361, où, suivant Khèyam, le contraire résulte du Koran.)
  354. C’est-à-dire : « Nous sommes aussi indifférents à la bonne renommée qu’à la mauvaise, l’une et l’autre ne pouvant avoir d’importance qu’aux yeux des hommes, jamais aux yeux de Dieu. »
  355. Féridoun, septième roi de la seconde dynastie, dite pichdadienne. Il fut porté sur le trône par le courage et le dévouement d’un simple forgeron d’Ispahan, nommé Gavèli. Résolu de délivrer son pays de la tyrannie de Zohak le Cruel, Gavèh attacha son tablier de peau au bout d’une lance et, brandissant ce drapeau improvisé au-dessus de sa têle, il appela ses compatriotes opprimés à leur propre délivrance. Bientôt, il se vit à même de marcher à leur têle contre le tyran, qu’il battit et fit prisonnier. Féridoun, devenu roi de Perse, n’eut rien de plus pressé que de récompenser dignement le héros et de faire orner son tablier de pierres précieuses, en mémoire de la victoire signalée remportée sur Zohak. Ce drapeau, connu dans l’histoire sous la dénomination de [Texte en persan], étendard de Gavèh, fut considérablement enrichi par tous les souverains qui se succédèrent après Féridoun et demeura l’étendard national et toujours victorieux, jusqu’au moment de l’invasion de la Perse par les Arabes sous le califat d’Omar, deuxième calife. Les généraux arabes défirent les Persans en bataille rangée, et s’emparèrent du fameux étendard, qui leur fournit un butin considérable. Féridoun, en plein succès de ses exploits, partagea ses vastes États entre ses trois fils et consacra le reste de ses jours à la contemplation divine. Les Persans le considèrent non-seulement comme un grand roi, mais encore comme le modèle que doivent se proposer tous les souverains de la terre. La plupart des poètes persans ont chanté sa valeur guerrière, sa justice et sa libéralité. Voici dans quels termes Sè’èdi s’exprime, en parlant des hautes qualités de ce prince :

    [Texte en persan]

    « Féridoun le fortuné n’était pas un ange ; il n’était pas composé de musc et d’ambre ; c’est par sa justice et sa libéralité qu’il a acquis cette grande renommée ; pratique la justice et la libéralité, et tu seras un Féridoun. »

  356. L’usage des tonneaux étant inconnu en Perse, les Persans conservent leur vin dans des jarres en terre cuite au four, qu’ils recouvrent d’une brique circulaire également en terre cuite.
  357. Kéy-Khosrov, troisième roi de la dynastie des Khéyans, fils de Siavouch, lequel fut mis à mort par ordre d’Afrasiab, roi du Touran (Turkestan), dont il avait épousé la fille, Franges ou Frangues. Revenu dans sa patrie de l’exil où l’avait relégué cet ennemi mortel de l’Iran, Kéy-Khosrov monta sur le trône de Perse, que lui céda son grand-père Kéy-Kavous.

    Le meurtre de Siavouch fut l’origine de ces guerres acharnées et sanglantes que se livrèrent si fréquemment les Touraniens (les Turcs) et les Iraniens (les Persans), guerres momentanément suspendues par la défaite complète d’Afrasiab, dont Kéy-Khosrov put enfin s’emparer et qu’il fit mourir de la même mort que celui-ci avait fait subir à son père. Après cette terrible vengeance, Kéy-Khosrov céda le trône à Lohrasp, son fils adoptif, et consacra le reste de ses jours à la solitude religieuse. La tradition, qui élève ce prince au rang des prophètes, dit qu’il disparut du lieu de sa retraite et qu’il n’est pas mort, mais seulement caché.

  358. Par cette expression de tendresse, ô mon cœur ! Khèyam s’adresse à un profane quelconque, ainsi que le démontre la suite du quatrain. Il lui reproche son aveuglement, et le nargue sur le vain espoir qu’il nourrit d’aller un jour jouir en paradis des délices que lui promet le Koran.
  359. C’est-à-dire : ils sont morts dans la$
  360. C’est un moullah que le poëte veut dépeindre. En le décrivant comme arrivant de loin, Khèyam entend démontrer que c’est un profane et qu’il est très-éloigné de la secte des soufis. En disant qu’il a brisé le flacon de vin, le poëte fait allusion à la persuasion où sont les moullahs que, s’ils parviennent à briser ou à faire briser une cruche ou une jarre de vin, ils font un acte agréable à Dieu. « C’est autant de perdu, disent-ils, « pour le feu de l’enfer. » Il n’est pas rare, à présent même, de voir le gouvernement du roi décréter, à l’instigation du clergé, un ordre royal à l’effet de détruire les jarres des Arméniens qui font le commerce du vin. Ceux-ci se verraient bientôt menacés d’une ruine complète s’ils ne parvenaient, dans ces graves circonstances, à corrompre les fèrrachs royaux, chargés de répandre la liqueur défendue. Les fèrrachs ont l’intelligence des accommodements. Pour contenter tout le monde, le clergé, les Arméniens et le gouvernement, ils mettent une certaine quantité de lie de vin dans une ou plusieurs jarres pleines d’eau et les renversent en présence de la foule, émerveillée de voir les ordres du roi si scupuleusement et si rapidement exécutés.
  361. On a déjà vu (note 1, quatrain 383) que Khèyam, par cette expression : ô mon cœur ! s’adresse à une autre personne que lui-même. C’est comme s’il disait : ô mon cher ami, ô mon âme, etc. Ce quatrain est essentiellement mystique. Dans la pensée du poète, l’homme qui fait abstraction complète de tout ce qui est terrestre en lui et autour de lui, dont l’âme se sépare intuitivement de la matière et retrouve sa pureté primitive, cet homme-là s’est rapproché de la Divinité. Lorsque, ayant vidé le calice du néant, il a disparu de ce monde, il ne fait plus partie ni des vivants, ni des morts, son essence (son âme) étant rentrée dans le tout, c’est-à-dire dans l’essence divine, dont elle n’a jamais été distincte. (Voyez quatrain 365, note 3.)
  362. Ceci est encore un soufflet donné aux moullahs, qui, selon le poëte, ne se dégriseraient jamais si toutes les actions illicites qu’ils commettent devaient produire l’ivresse.
  363. On remarquera une différence sensible entre le troisième hémistiche de ce quatrain faisant partie du recueil que nous traduisons, recueil récemment lithographie à Téhéran, et le troisième hémistiche du quatrain qu’on a lu à la fin de la biographie du poëte et que nous avons tiré d’un ancien manuscrit. Nous avons lieu de croire que la leçon de ce dernier est la seule authentique.
  364. Les quatre éléments.
  365. Les sept cieux ; d’autres prétendent les sept planètes.
  366. Allusion à la contradiction manifeste qu’il y a, selon le poëte, entre les passions qu’il a plu à Dieu d’imprimer à notre nature et les menaces que renferme le Koran contre ceux qui s’y abandonnent.
  367. Toujours la même satire à l’endroit de l’islamisme. La doctrine des récompenses et des peines futures semble hanter le poëte, qui la considère comme incompatible avec la conviction qu’il a de l’immutabilité de la clémence divine.
  368. C’est-à-dire : si, pour être éclairé en matière de foi, il suffisait de se conformer à la doctrine de l’autorité, l’homme n’aurait plus à s’inquiéter de rien ; il pourrait, se bornant à imiter les actes et la conduite des moullahs, décliner toute responsabilité et se livrer tous les jours aux plaisirs de ce monde.
  369. Les menaces contenues dans le Koran contre ceux qui ne pratiquent pas l’islamisme.

    Chèms-el-dïn, surnommé Moullaï-roum par les Persans, pour démontrer, à l’exemple de Khèyam, la supériorité de la doctrine du libre examen sur celle de l’autorité cléricale raconte dans son Mèsnèvi, sous le titre de L’âne du voyageur vendu par les soufis, l’histoire suivante :

    « Un voyageur, monté sur un âne, vint demander asile dans une maison de derviches soufis. Ceux-ci le reçurent, en observant à son égard toutes les règles de l’hospitalité la plus cordiale. L’un d’eux s’empressa de le débarrasser de son manteau de voyage ; un autre d’épousseter ses habits ; un troisième de lui essuyer ia figure, les mains et les pieds ; un quatrième, de l’introduire dans la salle de réception, la seule habitable de la maison ; un cinquième, enfin, se chargea de conduire l’âne dans l’écurie, où on lui donna de la paille et de l’orge. Le voyageur, touché de tant de marques d’attention pour lui et sa monture, prit en affection ceux qui les leur prodiguaient. Mais, on le sait, les derviches ne sont pas riches, et ceux dont il s’agit ici se trouvaient fort embarrassés pour donner à dîner à leur hôte. Après une longue délibération sur cet important sujet, ils résolurent de vendre son âne. Avec le prix qu’ils en obtinrent ils purent se procurer tout ce qui leur était nécessaire pour faire dignement les honneurs de la maison. Ils eurent des chandelles pour éclairer la salle, des provisions pour la cuisine, du vin, des danseurs et des musiciens. Après le dîner, qui fut très-gai, les musiciens commencèrent à jouer de leurs instruments, et les derviches de les accompagner en frappant des mains et en chantant une chanson improvisée, et dont le refrain se terminait par ces mots : « L’âne ce est parti, amis, l’âne est parti. » La verve des chanteurs gagna le voyageur, qui se mit à faire comme les autres et à chanter à tue-tête : « L’âne est parti, amis, l’âne est parti. » On s’amusa ainsi toute la nuit ; mais le jour venu, le voyageur voulut s’en aller. Ayant en vain cherché son âne, il le réclama aux derviches, qui n’hésitèrent pas à lui déclarer la vérité, en lui faisant observer, toutefois, qu’il avait lui-même, en frappant des mains et en répétant plus fort que personne : « L’âne est parti, amis, l’âne est parti, » approuvé la mesure qu’ils avaient cru devoir prendre pour passer une nuit agréable. « C’est vrai, répondit le voyageur désespéré, mais je n’ai fait cela que pour vous imiter et sans rien savoir du fond de la question. » Puis, se pariant à lui-même, il s’écria :

    [Texte en persan]

    « C’est en les imitant que j’ai amené ma ruine ; oh ! puisse l’imitation être deux cents fois maudite ! »

  370. Le texte dit : « Tu déchires sur moi la chemise de la joie, » expression figurée et singulière que nous croyons avoir exactement traduite, quant au sens, par la périphrase que nous avons employée. Par cette autre expression : « Tu transformes en eau l’air qui vient rafraîchir mon corps, » le poëte veut faire sentir toute l’amertume de son sort ici-bas, en accusant le ciel de déroger aux lois que Dieu lui a imposées. En effet, la loi de la nature veut que l’eau soit, absorbée par l’action de l’air. Or, c’est justement le contraire qui a lieu pour notre in- fortuné poëte.
  371. Ici, Khèyam s’adresse à sou propre cœur.
  372. Voyez note 1, quatrain 382.
  373. Voyez note 2, quatrain 382.
  374. Le poète compare ce monde à une vaste cuisine : [Texte en persan], la cuisine du monde ou ce monde-cuisine, dont les profanes, en la traversant, ne goûtent que la fumée, croyant y savourer ce qu’elle produit de meilleur. « Tout est perte ici-bas, ajoute le poëte, pour ceux qui s’efforcent d’acquérir des richesses temporelles, tandis que, pour ceux qui y renoncent, tout devient bénéfice, parce que leur âme, dirigée uniquement vers la Divinité, est délivrée des sentiments de peine auxquels est assujettie la vie humaine. »
  375. Allusion à l’arbitraire des gouvernements despostiques de l’Orient, qui, au milieu de la nuit, envoient des agents aux personnes riches et suspectes de trahison, pour confisquer leurs biens. Allusion aussi à la brutalité de ces agents, qui, dans ces circonstances, se croyant tout permis, ne respectent ni jeunesse ni beauté.
  376. Image des passions auxquelles est en proie la nature humaine, passions qui séparent l’homme terrestre de l’homme de l’Éden, qui l’empêchent de se voir tel qu’il est sorti des mains de Dieu, qui enfin le dérobent à lui-même.
  377. Réminiscences sur la chute de l’homme qui, après avoir possédé, suivant l’Écriture, le suprême bonheur dans le paradis terrestre, se trouve réduit à souffrir toutes les misères de ce monde.
  378. C’est évidemment à un moullah que, par cette expression de tendresse, le poëte s’adresse.
  379. Mohammed.
  380. Plaisanterie à l’endroit du Kooucer. (Voyez le Koran, chapitre Le Kooucer.) « C’est un fleuve, disent les commentateurs sacrés, dont le lit est en pierreries précieuses. L’eau en est plus blanche que le lait, plus fraîche que la neige, etc. » (Voyez plus haut, note 1, quatrain 102.) La tradition élève Ali, gendre de Mohammed, au rang d’échanson céleste, chargé de puiser dans ce fleuve, et de servir, dans des coupes d’argent, la liqueur qu’il distribue aux bienheureux.
  381. Ce quatrain a beaucoup de portée, en persan, à cause du jeu de mots [Texte en persan], bol, et [Texte en persan], bol de la tête, crâne.
  382. Petit lapis sur lequel les Persans font leurs prières.
  383. Sorte de turban. (V. quatr. 191, n. 4.)
  384. Complète indifférence de la Divinité sur les actions des hommes ici-bas.
  385. Irrévérence à l’endroit des moullahs, dont le poëte refuse les conseils et l’appui, déclarant qu’il ne donnera point sa main, pour être relevé, à des hommes périssables comme lui, qu’il compte uniquement sur la miséricorde de Dieu, qui seul est éternel. Dieu seul, répète-t-il, d’après le Koran même, montre la bonne voie à ceux qu’il veut conduire, et égare ceux qu’il veut perdre. (Voyez le Koran, où il est dit, chapitre La vache, verset 274 : « Dieu éclaire ceux qu’il lui plaît, » et au verset 284, même chapitre : « Il fera grâce à qui il voudra, il punira qui il voudra ; » et au chapitre Les femmes, verset 90 : « Il n’y a plus de lumière pour ceux qu’il a plongés dans les ténèhres, » et au chapitre Èl-èéraf, verset 177 : « Ceux que Dieu éclaire marchent dans la voie du salut, ceux qu’il égare courent à leur perte. » Voyez aussi chapitre Le voyage nocturne, verset 48, où on lit ces mots : « Nous envelopperons leurs cœurs, afin qu’ils ne puissent comprendre, nous mettrons un poids dans leurs oreilles. »)
  386. Le texte dit [Texte en persan], un vieillard, lequel, en persan comme en d’autres langues, est synonyme de sage.
  387. C’est-à-dire : j’aurais voulu apprendre de ce sage ce que sont devenus ceux qui sont partis pour l’autre monde.
  388. C’est à Dieu que ie poëte s’adresse ici, c’est avec lui qu’il désirerait demeurer dans un lieu en ruine, durant le court espace de temps qu’il a à rester dans ce monde.
  389. Les cinq sens.
  390. Les quatre éléments.
  391. [Texte en persan] signifie vent, air. Par ce mot, le poëte fait allusion à la brièveté de la vie, qui passe aussi rapidement que le vent, qu’un souffle d’air.
  392. Yassïn, c’est-à-dire le [Texte en persan] et le [Texte en persan], est le titre du lxive chapitre du Koran, et le Bèrat celui du ixe. Ce dernier chapitre est le seul qui ne commence pas par ces mots : « Au nom de Dieu clément et miséricordieux. » Les musulmans ont pour ces deux chapitres une plus grande vénération que pour les autres. Par ce mot bèrat, que les Arabes nomment aussi [Texte en persan], la nuit du bèrat, et qui signifie « affranchissement, brevet d’exemption, traite, bon, délégation, » on doit entendre la nuit du 15 de la lune de chè’èban, où Dieu distribue aux âmes dignes de sa miséricorde le bèrat de leur rédemption. On remarquera que ce mot bèrat est répété avec intention quatre fois, Dans le premier hémistiche, il désigne le chapitre dont il s’agit ; dans le second, il signifie un bon, une traite tirée sur la taverne, et au moyen de laquelle le poète obtiendra du vin ; dans le troisième , les brevêts d’exemption distribués par la Divinité aux habitants de l’enfer ; dans le quatrième enfin, il signifie la nuit où cette distribution a lieu. Cette nuit sera, pour Khèyam , le jour où sa traite sera acceptée à la taverne.
  393. Le fameux héros des Persans, qui combattit si victorieusement les Touraniens, et qui , par ses exploits surhumains, fit la gloire de son pays. On peut voir le détail de ses hauts faits dans le Livre des rois, qui en est rempli.
  394. Chef d’une tribu arabe, célèbre par sa générosité proverbiale.
  395. Le firmament.
  396. Ce quatrain renferme encore un trait contre les moullahs, qui ont la prétention de posséder la science, et qui, selon le poëte, vivent néanmoins constamment dans les angoisses du doute, source de tout déportement.
  397. Voyez note 3, quatrain 4O3 , et note 1, quatrain 102.
  398. Allusion au printemps, comparé au paradis, qui succède à l’hiver, lequel est assimilé à l’enfer.
  399. Voyez note 1, quatrain 312.
  400. Par « révélations inédites » le poëte fait allusion à la tradition, que le prophète arabe aurait dit aux fidèles qu’il y a de la part de Dieu d’autres révélations que celles contenues dans le Koran, mais qu’elles ne seront communiquées aux hommes que lorsque le moment en sera venu. (Voyez le Koran, chapitre Le croyant, verset 78, où Dieu dit à Mohammed qu’il lui laisse ignorer certaines histoires.)
  401. Le texte dit : [Texte en persan], du gosier du flacon, ce qui donne plus de vigueur au quatrain. Gosier et goulot sont synonymes en persan comme lèvre et bord, dont il a été question plus haut.
  402. Le texte porte : [Texte en persan], [Texte en persan] car le chagrin amène mon âme sur les lèvres, expression qui signifie : « Je meurs de chagrin, mon âme est oppressée, le chagrin me tue, etc. »
  403. Voici le texte, [Texte en persan], mot qui signifie tous, la généralité, la république. Ce surnom a été donné à Bouzourdjméhr, à cause de sa science universelle, qui Ta rendu si célèbre dans tout l’Orient. Il est considéré comme l’un des plus grands philosophes de l’antiquité. On prétend qu’il connaissait jusqu’au langage des oiseaux. C’est par ses soins que furent traduites les fables de Bidpaï, ouvrage que les Persans appellent Kélilédémnèh ou Enverè-suheili, et que les Turcs désignent sous le titre de Humayoun-nâmèh « livre royal » ou « l’auguste livre. » Bouzourdjméhr était vizir de Noouchirvan ou Anouchirvan, roi de Perse, surnommé Kesra par les Arabes, Khosrov par les Persans, de la dynastie des Sassanides, fils et successeur de Koubad. « Ce souverain, rapportent les chroniqueurs, se montra d’abord négligent et injuste, abandonnant le gouvernement des provinces à la discrétion des gouverneurs, ce qui amena la ruine des villes et des villages éloignés de la métropole.

    « Un jour, étant à la chasse, il aperçut, sur une muraille qui tombait en ruine, deux chouettes posées l’une en face de l’autre, et tellement rapprochées qu’elles semblaient se parler. Leur attitude frappa le roi. Il se tourna vers son ministre et lui demanda ce que pouvaient se dire ces oiseaux. « Sire, répondit le sage Bouzourdjméhr, leur conversation roule sur un sujet qui touche de trop près à ce qui concerne Votre Majesté pour que je puisse me permettre, sans un ordre formel, de lui en faire la traduction. — Parle, je te l’ordonne, reprit le roi. — La chouette qui est à la droite de Votre Majesté, dit alors Bouzourdjméhr, enhardi par l’ordre royal, a demandé à l’autre la main de sa fille pour son fils. Celle-ci ne voit aucun obstacle à ce mariage, mais elle exige que préalablement la dot que l’époux doit donner à son épouse soit réglée, et que surtout on pourvoie à l’installation des jeunes mariés. Oh ! quant à cela, a répondu la chouette qui avait pris d’abord la parole, nous n’avons pas à nous en occuper, car que faut-il à des animaux de notre espèce ? des ruines, et, Dieu merci, tant que nous aurons le prince actuel pour roi, ce n’est pas ce qui nous manquera.» L’écrivain persan, qui raconte cette histoire, met dans la bouche de la chouette les deux vers suivants :

    [Texte en persan]

    « Si c’est là le roi qui doit régner à l’époque où nous sommes, quant à des villages en ruine, je m’engage à t’en fournir cent mille. »

    « Cette leçon, si adroitement glissée, fit réfléchir profondément le roi, qui, dès ce moment, renonça au plaisir de la chasse pour’ ne plus s’occuper que du bonheur de ses sujets et de la prospérité de son empire. Ses intelligentes réformes lui acquirent bientôt le surnom de Juste, et, par sa valeur personnelle et ses nombreux exploits guerriers, il fut considéré comme le plus grand capitaine de son siècle. Il sut soumettre à son autorité les divers peuples de ses vastes Etats, dont il étendit les limites, du nord au midi, depuis la ville de Farganah, dans la Transoxane, jusqu’en Arabie et en Égypte, et de l’orient en occident, depuis le fleuve Indus jusqu’aux villes maritimes de la Syrie. » (Voyez D’Herbelot, au mot Nouchirvan.) Sè’èdi s’écrie éloquemment, en parlant de la justice proverbiale de ce prince :

    [Texte en persan]

    « La justice de Noouchirvan fait encore cr vivre son glorieux nom, quoique bien du temps se soit écoulé depuis qu’il n’est plus. »

    Mohammed se glorifie en ces termes d’être né sous le règne de ce prince : « Je naquis sous le règne du roi juste. »

  404. Voyez note 2, quatrain 67.
  405. Voyez note 3, quatrain 67.
  406. « Boire du vin de la main des buveurs du principe ou de l’éternité, » c’est se surnaturelle. conformer à la doctrine des soufis, qui, livrés à la contemplation extatique, oublient les impressions du monde extérieur ; qui, tout entiers à la Divinité, dont l’amour est représenté par le vin, principe destructeur de toute peine, croient goûter la béatitude surnaturelle.
  407. Ce quatrain, traduit littéralement, ne rendrait pas, sans une explication expresse, l’idée que le poëte y exprime. On pourra en juger ; le voici : « Va opter pour l’ignorance, si tu as des notions ; — afin que de la main des buveurs du principe tu puisses boire du vin. — Mais tu es un ignorant, et l’ignorance n’est pas à ta portée ; — il n’est pas « donné à chaque ignorant de goûter les douceurs de l’ignorance. »

    Le mot ignorance, au commencement du premier hémistiche, au milieu du troisième, et à la fin du quatrième signifie : « ignorance des choses mondaines, oubli de tout sentiment de peine, de tristesse, » etc. Le même mot, au commencement du troisième hémistiche et au commencement du quatrième veut dire simplement « ignorant, dénué d’intelligence. »

  408. Ce quatrain, faisant allusion à la puérilité de la doctrine des récompenses et des peines futures, prend à partie les moullahs, auxquels Khèyam conseille vertement de ne point aller les mains vides dans l’autre monde, devant laisser dans celui-ci les richesses qu’ils y ont amassées. Partir pour l’autre monde bien approvisionné, c’est, se lon notre poète, s’y rendre après avoir goûté sur la terre les délices qu’à l’exemple des soufis l’homme intelligent sait s’y procurer.
  409. « [Texte en persan], ô mon roi ! est une expression de tendresse comme ô mon cœur, ô mon âme ! etc.
  410. Voyez pour ce mot note 1, quatrain 102.
  411. Quatrain essentiellement mystique. La ravissante beauté au visage coloré du teint rose du rubis balai, c’est la Divinité. Le poêle prie l’échanson de ne point réveiller dans son cœur, qui brûle de l’amour divin, les agitations de ce monde de néant. Les deux derniers hémistiches ont une originalité qu’ils doivent uniquement au génie de la langue persane. Khèyam a su y réunir les quatre éléments : terre, feu, vent (air) et liquide (eau), ce qui est extrêmement apprécié par les Orientaux. Le cœur du poëte est en feu, il demande du liquide (de l’eau) pour l’éteindre, il prie l’échanson de ne point le jeter au vent , c’est-à-dire de ne point attiser le feu , dans lequel il se consume, par des souvenirs terrestres, qui sont à la douleur ce que le vent est aux flammes.
  412. Vieillard, chef d’une communauté religieuee, prédicateur d’une mosquée.
  413. Le texte dit : [Texte en persan], les images de l’univers, c’est-à-dire : les créatures éphémères, qui ne sont ici-bas qu’une dans la réalité éternelle, Dieu, et devant y fiction, une illusion, toutes étant contenues rentrer.
  414. On a vu plus haut qu’un mèn représente environ six livres.
  415. Allusion aux prétentions, à l’impertinence des riches profanes qui affectent de mépriser les soufis. Montrer sa barbe ou sa moustache est une expression tout orientale. Elle signifie : « montrer du dédain, du mépris pour quelqu’une De même on dit :

    « Un tel m’a montré sa barbe, sa moustache, » ce qui signifie : « un tel est fier, il se donne de grands airs , il me méprise, etc. » Selon le poëte, celui qui boit du vin, c’est-à-dire qui pratique l’amour divin, est affranchi de ces tracasseries du vulgaire.

  416. Voyez la note du quatrain 438.
  417. Ragès de l’Écriture.
  418. [Texte en persan], la renonciation de Nèssouh, est un vœu formel dont on ne peut se faire relever.
  419. Remarque relative au Koran, où l’histoire de Noé est répétée dans cinq ou six versets différents. Khèyam trouve que c’est trop souvent revenir sur le même sujet.
  420. Interprétation du chant du muezén qui appelle les fidèles à la prière.
  421. [Texte en persan] sont deux mois persans de l’année solaire, d’après le calendrier dont les Iraniens se servaient avant l’islamisme.
  422. Voyez note 3, quatrain 103.
  423. Kèy-Khosrov. (Voy. note 3, q. 382.)
  424. Allusion à certains versets du Koran, d’où il résulte, selon Khèyam, qu’il ne suffit pas, pour gagner le paradis, de désirer ardemment la grâce, Dieu s’étant réservé la faculté d’éclairer qui il veut, d’égarer qui il veut. (Voyez verset 95, chapitre Les abeilles, où il est dit : « Dieu dirige ou égare ceux qu’il veut,» ou verset 99, chapitre Le voyage nocturne, où Ton trouve : « Celui que Dieu conduit marche dans le vrai chemin ; ceux qu’il égare n’auront point d’abri contre sa vengeance.» Au verset 46, chapitre La table, on lit : «Qui préservera de l’erreur celui que Dieu veut égarer ? Ceux dont il ne puriflera point le cœur seront chargés d’opprobre dans ce monde et souffriront dans l’autre des tourments rigoureux. » Voyez aussi verset 3, chapitre Les troupeaux, ce passage : « Si Dieu voulait, ne les appellerait-il pas tous au chemin du salut ? »)
  425. Le texte dit littéralement : « Ce qui est prêt, sous la main, le pot-au-feu, la fortune du pot. »
  426. C’est-à-dire : rends-moi ivre de ton amour, de l’extase de ta contemplation divine, etc.
  427. Cette imprécation contre les fidèles, qui, en priant la Divinité, semblent vouloir lui rappeler qu’elle a oublié de pardonner à un tel, d’exaucer la prière d’un tel, d’avoir fait telle ou telle chose en faveur d’un tel, est d’autant plus curieuse que le poète, sunnite, s’adresse ici à des chiites (partisans de la secte d’Ali), qui abhorrent le nom d’Omar, et que Khèyam lui-même portait ce nom.
  428. Allusion à Mohammed.
  429. La nuit des mystères de la création.