Les Quatre Évangiles (Crampon 1864)/Préface de l’Évangile de S. Jean

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Traduction par Augustin Crampon.
Tolra et Haton (p. 372-400).


ÉVANGILE DE SAINT JEAN

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L’auteur du quatrième Évangile est S. Jean, le disciple bien-aimé, sublime et douce figure entre toutes celles qui composaient l’entourage de Jésus. Il était fils du pêcheur Zébédée, qui exerçait sa profession sur le lac de Tibériade, et demeurait, selon toute apparence, à Bethsaïde. Son père avait des mercenaires à son service, ce qui indique une certaine aisance. Salomé, sa mère, faisait partie de cette troupe de pieuses femmes galiléennes qui servaient Jésus, l’accompagnaient dans ses voyages, et fournissaient les choses nécessaires à sa subsistance ; à Jérusalem, elle acheta des parfums précieux pour embaumer son corps. Jean n’étudia dans aucune école rabbinique[1] ; avec son frère Jacques[2], il aidait son père dans ses travaux. Lorsque saint Jean-Baptiste vint prêcher au désert le baptême de pénitence, il se fit son disciple, jusqu’au jour où son maître lui montra l’Agneau de Dieu. Jean suivit Jésus ; mais il ne testa avec lui que ce jour-là, à partir de la dixième heure[3]. Cependant cette première impression suffit, et lorsque plus tard le Seigneur l’appela définitivement aux sublimes fonctions de pêcheur d’hommes, il fut prêt à quitter aussitôt ses filets et son père[4]. Sans doute sa pieuse mère Salomé lui avait inspiré un désir ardent de voir le Messie, que toute la nation attendait alors. À peine ce désir fut-il satisfait, que Jean fut saisi d’enthousiasme pour son Maître et ne vécut plus que pour sa gloire. Dés l’origine, il occupe une place éminente dans le collège des apôtres, où, avec saint Pierre et saint Jacques, il forme le cercle privilégié des disciples intimes[5]. Aussi s’appelle-t-il lui-même le disciple que Jésus aimait[6], et nous le voyons, dans la dernière cène, couché sur le sein de Jésus[7], occuper une place que les anciens ne donnaient qu’aux personnes les plus chères. Avide convive, dit saint Augustin, auquel il ne suffisait pas de manger des mets de la table du Seigneur, s’il ne pouvait encore, hôte sacré de sa poitrine, y boire comme à leur source les secrets de la divinité[8]. » Saint Jean répondit à ces faveurs par le plus tendre dévouement ; au temps de la passion, tandis que les autres fuyaient et se cachaient, il n’abandonna pas les traces de son Maître, et se tint même au pied de la croix, du haut de laquelle Jésus mourant le jugea digne de lui donner sa mère virginale. Après la descente du Saint-Esprit, saint Jean parut le premier dans Jérusalem avec saint Pierre, annonçant la parole du Sauveur. Il était à côté de Pierre lorsque celui-ci guérit le paralytique à la porte du temple ; il fut emprisonné avec Pierre pour avoir prêché l’Évangile[9]. Plus tard, il se rendit à Samarie avec Pierre, et y confirma les nouveaux convertis[10]. Avec Pierre encore il revint à Jérusalem, où il assista au concile des Apôtres ; saint Paul, qui l’y trouva vers l’an 49, le compte parmi les colonnes de l’Église[11]. La tradition ajoute qu’il vivait sur la montagne de Sion avec Marie, jusqu’au jour où elle retourna au Seigneur[12]. Après la mort de saint Paul, nous le trouvons activement occupé dans une région à laquelle l’Apôtre des nations avait spécialement consacré ses soins. L’Asie Mineure, Éphèse, sa capitale, ville riche et lettrée, devint comme le domaine propre de saint Jean. Vieillard encore vert à cette époque, il donna à l’Église d’Éphèse et à toutes les communautés environnantes des soins assidus et infatigables. Clément d’Alexandrie nous en rapporte un trait touchant dans l’histoire du jeune homme qui se fait chef de brigands, et que l’Apôtre désolé poursuit à travers la montagne dans l’espoir de reconquérir le fils bien-aimé qu’il a perdu. Au témoignage de Tertullien[13], saint Jean souffrit à Rome pour la foi ; plongé dans un tonneau d’huile bouillante, et miraculeusement préservé de la mort, il fut relégué dans une île. Il ne reste presque aucun doute que le persécuteur ne fût Domitien[14], et cette île, celle de Patmos, une des Sporades, où il composa son Apocalypse. Bientôt après, sous le règne de Nerva, il put retourner à Éphèse. Mais alors, brisé par l’âge et la persécution, il fallait, dit saint Jérôme, qu’on le portât au milieu des assemblées religieuses, où il ne répétait plus qu’une parole : « Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres. » Et comme on lui demandait pourquoi il revenait toujours sur le même précepte, il répondit : « Parce que c’est le précepte du Seigneur, et que, bien gardé, il suffit[15]. » Il mourut à Éphèse, au commencement du règne de Trajan, vers l’an 101.

Nul, dit M. Wallon, n’était mieux préparé que saint Jean à écrire l’Évangile, puisqu’il avait suivi Jésus depuis les premiers temps de sa prédication jusqu’au Calvaire, et que, depuis le Calvaire, il avait avec lui la sainte Vierge que lui avait léguée le Sauveur. « C’est le témoin le plus considérable ; et c’est en même temps le moins contesté. À l’exception des Aloges[16], sectaires du iie siècle, qui, repoussant la doctrine du Verbe, n’y voulaient point reconnaître l’autorité de saint Jean, l’antiquité chrétienne n’a jamais mis en doute son Évangile ; et dans les temps modernes, on avait à peu près tout attaqué excepté lui, jusqu’au commencement de ce siècle, et notamment jusqu’aux Probabilia de Bretschneider (1820) ; mais il s’éleva contre ces doutes un tel concert de réfutations que l’auteur recula, déclarant n’avoir voulu que provoquer, par un nouvel examen, une démonstration plus complète ; et le Dr Strauss, qui a repris ses arguments, avoue, dans la préface de sa troisième édition, qu’il n’est plus éloigné d’en faire aussi le sacrifice[17]. »

L’évangile de saint Jean, en effet, est un livre d’un caractère tout à fait original. On ne voit personne avant lui qui ait pu lui servir de modèle, et parmi ses disciples aucun n’approche de sa vigueur et de sa touche. Il a au suprême degré ce qui contribue le plus à la perfection de l’art, et distingue en général la littérature biblique, la vie et le mouvement, la variété dans l’unité, de grands effets produits par les moyens les plus simples. Il lui suffit de quelques idées qu’il oppose l’une à l’autre, la vie et la mort, la lumière et les ténèbres, Jésus-Christ et le monde ; avec ce peu de mots, il produit des effets admirables. De même, parmi les innombrables particules dont les Grecs se servent pour nuancer la pensée et en indiquer la marche et les détours, il n’en connaît qu’un petit nombre, or, donc, et ; mais comme chez lui l’expression jaillit immédiatement de la pensée, et se déverse dans le discours telle qu’elle vient de naître dans l’esprit, quelquefois même sans se plier aux lois de la grammaire[18], il est toujours vif, limpide, intéressant, jamais traînant ou monotone. Aussi, à côté d’une exposition sublime et transcendante, qui a fait l’admiration de tous les siècles, vous trouvez une grâce enfantine et naïve, qui exclut tout apprêt, tout effort, et montre un auteur partout à l’aise, aussi bien quand il s’élève dans les plus hautes régions que quand il descend aux plus humbles détails. Pour exprimer sa pensée avec toute la clarté possible, tantôt il la présente sous deux formes, l’une positive, l’autre négative ; tantôt il insère des explications[19] propres à la montrer sous toutes ses faces. Au lieu de grouper ensemble, comme le fait saint Matthieu, plusieurs sentences du Sauveur et de les donner ainsi tout d’une suite, il préfère rendre les discours de Jésus dans leur liaison intime avec les faits, c’est-à-dire sous la forme de dialogue. Parfois la réponse du Sauveur ne semble pas directe ; elle est mystérieuse et devient le point de départ d’un discours plus étendu[20]. Dans le récit des faits historiques, il entre dans les moindres détails, il met tout sous les yeux ; que la narration perde quelque chose en noblesse et en majesté, il ne s’en soucie pas, pourvu qu’elle soit claire, précise, vivante. L’histoire de la Samaritaine, les récits de la résurrection de Lazare, du lavement des pieds, de la visite de Pierre et de Jean au sépulcre, etc., sont autant de petits drames pleins de mouvement qui font revivre le passé. Mais quelle scène incomparable, sous ce rapport, que celle de la Passion, où des personnages tels que le Sauveur du monde, les Pharisiens haineux et cruels, Pilate tout à la fois orgueilleux et lâche, sceptique et superstitieux, parlent, agissent sous les yeux du lecteur et le tiennent jusqu’au dénoûment sous les étreintes du plus poignant intérêt !

Certes, ce style, ces accents sont d’un témoin oculaire, d’un témoin plein d’originalité et de génie, et ce témoin, si ce n’est pas le fils de Zébédée, qu’on nous montre, à cette époque, un homme capable d’une pareille œuvre ; qu’on nous explique comment, l’ayant accomplie, il n’aurait pas laissé sa trace dans l’Église. D’ailleurs, jamais auteur ne s’est plus clairement révélé dans son livre. Appelé souvent par son sujet à parler de l’apôtre Jean, le quatrième Évangéliste ne le nomme pas, et se borne toujours à l’appeler vaguement un autre disciple. Cet autre disciple apparaît d’abord avec André[21], puis à côté de Pierre[22] ; il est désigné ailleurs comme étant le disciple que Jésus aimait, celui qui, dans la dernière cène, reposa sur la poitrine de Jésus[23], et auquel le Sauveur expirant recommanda sa mère. Comment ne pas reconnaître dans ce disciple l’auteur lui-même ? Mais voici des indications plus explicites encore. On lit au chapitre xix, 35 : « Et celui qui l’a vu (le sang et l’eau sortir de la plaie du côté du Sauveur), est celui-là même qui en rend témoignage[24] ; » et au chapitre xxi, 20, 24 : « Le disciple que Jésus aimait, celui qui reposait sur sa poitrine pendant la dernière cène, est celui qui rend ce témoignage et a rédigé ce livre. » À moins d’écrire en toutes lettres le nom même de Jean, était-il possible de désigner plus clairement cet Apôtre ?

En outre, le caractère du disciple bien-aimé, tel que les Pères nous l’ont dépeint, a laissé une empreinte fidèle dans le quatrième Évangile. C’est bien l’âme de l’Apôtre de l’amour qui respire à chaque page de ce livre divin. L’auteur ne s’appelle jamais autrement que le disciple que Jésus aimait : cette affection dont saint Jean fut l’objet, était pour lui le plus doux souvenir comme le plus beau titre de gloire. Aucun Évangéliste ne répète aussi souvent que lui les noms du Sauveur, Jésus et Christ : saint Jean, qui payait son Maître du retour le plus sincère, et qui avait son nom sans cesse dans le cœur, faisait ses délices de le prononcer ou de l’écrire. Dans le dernier Évangile seulement, les deux verbes qui expriment l’amour, reviennent plus de fois que dans les trois synoptiques ensemble : plus que tous les autres, saint Jean devait se complaire à montrer l’amabilité infinie de Jésus-Christ, en rapportant ses discours remplis d’une douceur céleste. Enfin le Sauveur, pendant sa vie mortelle, a dû plus d’une fois se montrer sévère contre l’hypocrisie des Pharisiens ; ce sont les synoptiques qui nous l’apprennent, car vous chercheriez en vain dans le dernier Évangile un seul de ces si terribles dans la bouche de l’Agneau de Dieu : n’est-ce pas encore un trait qui convient parfaitement à saint Jean ?

Mais, outre son Évangile, saint Jean a composé plusieurs autres écrits. Pour ne parler que de sa première Épître, œuvre de peu d’étendue, mais acceptée comme authentique par les adversaires mêmes de la révélation, il y a entre elle et le quatrième Évangile une telle ressemblance pour le fond et pour la forme, qu’il est impossible de ne pas y reconnaître la même main ; en sorte que l’Épître, selon l’heureuse expression du docteur Hug, est comme la lettre d’envoi de l’Évangile, et par conséquent une nouvelle preuve intrinsèque de son authenticité.

Quant à la tradition, nous avons dit plus haut qu’elle a toujours été unanime en faveur de saint Jean. Parmi les innombrables témoignages qu’elle nous a laissés, il n’y aurait que l’embarras du choix ; car dès le commencement du iie siècle, c’est-à-dire aussitôt après sa publication, le quatrième Évangile était connu, cité, commenté par les plus anciens Pères, tels que saint Justin, saint Clément de Rome, saint Ignace, martyr, Athénagore, Théophile d’Antioche, Tertullien, saint Irénée ; par les hérétiques et les païens eux-mêmes, tels que Basilides, Valentin, Héracléon, Montan, Celse, etc. Qu’il nous suffise ici d’invoquer l’autorité du Fragment de Muratori, document célèbre qui remonte certainement au milieu du iie siècle[25] : « Le quatrième Évangile est du disciple Jean. Ses condisciples et évêques le pressant de le rédiger, il leur dit : Jeûnez avec moi pendant trois jours, et nous nous communiquerons mutuellement ce qui aura été révélé à chacun de nous. Pendant la nuit, il fut révélé à André, l’un des Apôtres, que Jean devait tout écrire sous son nom, avec l’approbation de tous les autres[26]. » Le quatrième Évangile résume donc, dit le docteur Reithmayr, le témoignage collectif d’un groupe entier de disciples du Sauveur et d’Apôtres, ayant saint Jean à leur tête. Cela explique la conclusion du livre, qui est une espèce d’adhésion au témoignage de l’auteur : « Ce disciple est celui qui rend témoignage de ces choses et qui les a écrites, et nous savons que son témoignage est vrai (Jean, xxi, 24). » Nous avons là, pour ainsi dire, la signature confirmative des compagnons de saint Jean[27].


Nous devons dire un mot de quelques passages de notre Évangile qui ont paru suspects à la critique rationaliste. Le premier, l’Ange à la piscine (v, 3, 4), nous arrêtera peu. Il manque dans quelques versions anciennes et dans un certain nombre de manuscrits ; d’autres le marquent comme douteux ; mais, comme la grande majorité des versions et des manuscrits l’admettent, et qu’il est reconnu par Tertullien[28], saint Ambroise, saint Chrysostome, saint Cyrille, etc., il n’y a pas de raison suffisante pour le rejeter. — Quant au récit de la femme adultère (viii, 1-11), il n’est pas de texte, dit M. Wallon, qui soit plus souvent omis, ou du moins plus marqué des signes du doute, plus chargé de variantes. Et pourtant nul récit n’a un plus grand caractère de sincérité. Comment concilier cette marque d’authenticité intrinsèque avec l’état des manuscrits ? Peut-être on craignait que les femmes ne fussent plus tentées de s’appliquer les paroles de pardon du Sauveur, que sa recommandation de ne plus pécher[29]. Le texte fut donc moins lu dans les églises, bien qu’on le trouve marqué pour les fêtes de sainte Marie l’Égyptienne, et de sainte Théodore d’Alexandrie, où il avait son application naturelle ; retranché de la lecture publique, et par conséquent des livres liturgiques, il fut omis et noté comme douteux par un grand nombre de copistes. C’est donc avec raison que saint Jérôme a maintenu ce passage, et que M. Berger de Xivrey, à l’exemple de Scholz, « n’hésite pas, après l’examen le plus approfondi, à le considérer comme partie intégrante du texte primitif[30]. » — Les objections élevées contre le dernier chapitre méritent à peine qu’on s’y arrête. Son authenticité est parfaitement garantie par l’autorité de tous les manuscrits, de toutes les versions anciennes et de tous les Pères. C’est d’ailleurs le même ton que dans le reste de l’Évangile, ce sont les mêmes traits de caractère chez les deux Apôtres mis en scène. Saint Jean seul, selon la remarque de Richard Simon, et non, comme on le suppose gratuitement, un disciple de saint Jean, pouvait ajouter à son livre un chapitre où le disciple bien-aimé s’efface si complètement devant saint Pierre (vers. 7, 15-19). Sans doute, ajoute M. Wallon, si ce chapitre n’existait pas, on ne pourrait pas soupçonner une mutilation de l’Évangile, qui a sa conclusion naturelle dans les deux derniers versets du chapitre xxe. Mais le chapitre suivant a été ajouté plus tard par l’auteur lui-même, et il n’est pas difficile de trouver la raison de cette addition. Après le miracle de la Porte-Latine, où saint Jean était sorti plein de vie d’une chaudière d’huile bouillante, pour atteindre ensuite une vieillesse centenaire, le bruit s’était répandu, fondé sur une parole obscure du Sauveur, que l’Apôtre aimé de Jésus ne devait pas mourir. Saint Jean veut dissiper cette fausse opinion, et il raconte la scène où Jésus dit le mot qu’on avait mal compris. Quant aux deux derniers versets, même en les interprétant, avec le docteur Reithmayr, comme l’expression de la reconnaissance formelle de l’Évangile par les disciples qui étaient autour de saint Jean lorsqu’il le composa, cela ne prouverait rien contre l’authenticité de tout le chapitre.


Un passage de saint Jérôme marque avec autant de clarté que d’exactitude le but que s’est proposé le quatrième Évangéliste. « L’Apôtre saint Jean, dit ce Père, écrivit le dernier Évangile, sur la demande des évêques d’Asie, contre Cérinthe et d’autres hérétiques, spécialement contre l’erreur des Ébionites, qui commençaient à se répandre, et qui prétendent que le Christ n’a pas existé avant Marie[31]. » L’inspection du livre lui-même démontre la vérité de cette assertion.

D’abord saint Jean n’a pas eu pour objet d’écrire une histoire complète de Jésus. Il s’attache beaucoup plus aux discours et aux enseignements qu’aux actions ; à l’exception de deux miracles (chap. vi), il passe sous silence tous les faits racontés par les synoptiques jusqu’à la dernière semaine. Rien de la naissance du Sauveur, rien de son enfance. Aussi nul enchaînement dans les récits ; à chaque fait qu’il rapporte, c’est brusquement qu’il met son héros en scène et qu’il l’en fait disparaître. Il est clair encore par l’examen du livre, qu’il n’a pas été écrit pour les Juifs. Vous y chercheriez en vain un grand nombre de paraboles, ce genre d’enseignement si cher au peuple d’Israël ; des invectives contre l’orgueil et l’hypocrisie des Pharisiens ; une fois seulement il est fait mention des Scribes, les maîtres de la doctrine[32]. D’autre part, des noms d’origine hébraïque, et par conséquent parfaitement connus des Juifs, le mot Messie, par exemple, sont expliqués par une traduction grecque[33] ; les lieux de la Judée et de Jérusalem sont indiqués, décrits, définis avec soin, comme ignorés des lecteurs ; les coutumes judaïques sont rappelées chaque fois qu’il est nécessaire pour l’intelligence du récit[34] ; enfin le peuple juif est présenté comme un peuple étranger : saint Jean ne dit pas, comme les synoptiques, la foule, le peuple, mais les Juifs, ce que saint Matthieu ne fait qu’une seule fois[35].

Mais nous n’en sommes pas réduits à de simples conjectures et à des résultats négatifs ; saint Jean lui-même va nous dire le but qu’il a eu en vue : « Ces miracles ont été écrits afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et que, croyant, vous ayez la vie en lui[36]. » Ainsi saint Jean veut montrer que Jésus-Christ est le Messie, le Fils de Dieu, égal à Dieu ; qu’il est le principe de la lumière et de la vie. Certes, ce n’est pas là un fait nouveau dans l’enseignement évangélique[37] ; c’est le but de la prédication de la foi en général, par conséquent de tous les Évangélistes, et nous avons vu que saint Matthieu en particulier s’est proposé de prouver aux Juifs que Jésus-Christ était le Christ ou le Messie. Mais l’Évangile de saint Jean a un caractère tout spécial ; il est éminemment dogmatique ; dès le début, au soin que prend l’auteur de donner, pour ainsi dire, une idée dogmatique de son héros, on s’aperçoit que ce n’est pas une simple histoire qui commence. En outre, quoique nulle part l’erreur ne soit désignée par son nom, partout se révèle l’existence d’adversaires que l’on veut convaincre. De là l’usage si fréquent du verbe croire, particulier au quatrième Évangile ; de là cette attention à mettre en relief, dans les discours et les récits, tout ce qui intéresse la foi au Sauveur, et cette conclusion ordinairement ajoutée après chaque narration : Et ils crurent en lui[38]. Saint Jean a donc composé son Évangile dans un but dogmatico-polémique, selon l’expression des Allemands, c’est-à-dire, pour affermir la foi des fidèles en repoussant l’hérésie. Toutefois, comme il a donné à son œuvre la forme générale de l’histoire, il va bien au delà de la réfutation des erreurs du temps : en démontrant que le Verbe incarné est le Sauveur du monde, et la foi en Jésus-Christ la condition du salut, en décrivant l’action du Saint-Esprit dans chaque âme et dans toute l’Église, et en présentant par là même une image abrégée du royaume de Dieu, il imprime à son exposition un caractère universel, et en fait une sorte d’apologie générale. Quant à l’opinion de plusieurs Pères, suivant laquelle saint Jean s’est proposé de compléter le récit des synoptiques, elle est vraie en ce sens que le quatrième Évangéliste, dans le choix des matériaux qui lui étaient nécessaires pour atteindre son but principal, a omis a dessein les parties traitées par les trois premiers, et a suppléé aux omissions de ceux-ci en produisant beaucoup de faits et de discours nouveaux.


Quelles étaient les erreurs qui réclamaient de la part de l’apôtre un nouveau témoignage sur Jésus-Christ ? La réponse à cette question, très-utile pour l’intelligence parfaite du quatrième Évangile, se trouve dans les Actes et les Épitres des Apôtres, et dans les écrits des plus anciens Pères, surtout de saint Ignace et de saint Irénée.

Saint Paul fut, comme on le sait, le principal fondateur des églises d’Éphèse et d’Asie Mineure. Ce qui lui procura surtout des adhérents à Éphèse, ville renommée par ses savants et ses magiciens, ce fut l’éclat des miracles qu’il opérait[39]. Mais cet éclat attira aussi bien des gens dont « le cœur n’était pas droit[40]. » Il frappa surtout, dit le Dr Reithmayr[41], des Juifs qui possédaient une certaine culture scientifique, et qui, se faisant baptiser par la seule raison qu’ils croyaient que Jésus était le Christ, avaient, quant au reste, une foi plus ou moins suspecte. N’ayant qu’une idée très-imparfaite du Messie et de son royaume, ils n’étaient pas non plus assez dociles pour recevoir humblement ce qu’on leur annonçait sur la personne et la doctrine de Jésus-Christ. Ils se croyaient supérieurs aux Apôtres et essayaient d’expliquer la doctrine apostolique par leur prétendue science (gnose). Cette manie de transformer scientifiquement le christianisme se répandit, comme une épidémie, parmi les Juifs orientaux convertis à la foi. Les premiers symptômes de ce mal se déclarèrent sous les yeux mêmes de saint Paul, qui s’en plaint amèrement dans ses lettres pastorales[42] ; les Épîtres qu’il envoya de Rome en Orient sont également relatives à ces novateurs, qui tentaient de faire école. Les Épîtres catholiques ne s’élèvent pas avec moins de force contre ces faux docteurs gonflés d’orgueil, qui non-seulement détournaient de leur vrai sens les vérités de la foi, mais corrompaient encore les mœurs des fidèles, et tendaient à se propager dans l’Église comme une gangrène dévorante.

C’est contre cette propagande gnostique, continue Reithmayr, que furent dirigés les écrits de saint Jean. Le fil qui nous conduit directement à connaître le véritable état des choses se trouve dans les Épîtres de cet apôtre, surtout dans la première, véritable préface de l’Évangile. L’auteur ne prétend pas apporter des vérités inconnues : il sait, dit-il, que les fidèles auxquels il s’adresse ont eu, dès le commencement de leur conversion, une vraie connaissance de la doctrine chrétienne. Son but est seulement de les confirmer et de les prémunir contre les efforts de certains hommes qui cherchent à les induire en erreur[43]. Ces hommes, ces antéchrists, comme il les appelle, ne sont pas des ennemis du dehors, mais des hérétiques sortis du sein même des fidèles, et qui se détachent de la communauté par leurs doctrines particulières. Ces antéchrists ayant continuellement à la bouche le mot magique de science (gnose), l’apôtre donne aux fidèles les signes caractéristiques de la vraie science, et leur montre que cette science, dont ils possèdent déjà le trésor, n’a besoin ni d’être complétée, ni d’être transformée par la gnose prétendue de ces hérétiques.

Le gnosticisme[44] était un alliage de la philosophie orientale avec le christianisme. Les problèmes dont il cherchait la solution étaient les vieilles et perpétuelles questions spéculatives du passage de l’infini au fini, des rapports de Dieu avec le monde. Comment Dieu, pur esprit, peut-il être l’auteur d’un monde matériel si contraire à son essence ? Si Dieu est parfait, d’où vient l’imperfection de ce monde ? D’où vient le mal, si un Dieu saint est le créateur de l’homme ? Pour résoudre ces questions capitales, les uns partaient d’un monisme outré, et, se faisant de l’unité divine une idée trop rigoureuse, aboutissaient au système panthéiste de l’émanation ; les autres en demandaient la solution au dualisme des Perses ; ils regardaient l’univers comme soumis à l’influence de deux principes, le principe de la lumière et le principe des ténèbres, et le monde matériel provenant du principe ténébreux comme mauvais en soi.

Ces théories, dans leur généralité, ne sont encore opposées qu’au dogme de la création ; mais, en se développant, elles mirent, sur beaucoup de points, leurs auteurs en contact avec le christianisme. Les gnostiques de la première classe enseignaient un Dieu supérieur, pur esprit, relégué dans les abîmes de son essence et sans relation immédiate avec le monde[45] ; des Forces ou Puissances, appelées Æons, émanent de lui de moins en moins pures, de telle sorte qu’à un certain degré elles pouvaient entrer en contact avec la matière. C’est un de ces Æons, relativement dégradés, qui fut le formateur, le créateur du monde, le Démiurge : ce qui explique pourquoi son œuvre n’était pas meilleure, et comment on y trouvait le mal. Jésus est le fis du Démiurge, né comme les autres hommes de l’union de Joseph et de Marie, et resté homme jusqu’au baptême. Alors l’Être primitif et souverain fit descendre en lui, sous la forme d’une colombe, un Æon d’une nature supérieure, le Christ ou le Verbe : c’est ainsi que le Christ s’unit à Jésus, qui dès lors annonce le Père inconnu et fait des miracles. Mais le Christ est impassible : au moment de la passion, il quitte Jésus, et c’est l’homme seul qui souffre, meurt et ressuscite. Tel était le système de Cérinthe, juif d’origine, qui se trouvait à Éphèse en même temps que saint Jean[46] ; tel était sans doute celui des nicolaïtes ou balaamites, sur lesquels nous avons moins de détails[47]. — Les gnostiques de la deuxième classe, aux yeux de qui la matière était mauvaise, regardaient comme impossible une incarnation réelle du Verbe ; ce qui est raconté à ce sujet se réduisait pour eux à une simple apparence : de là leur nom grec de docètes. On croit que l’apôtre avait en vue les docètes lorsqu’il enseigne, au chapitre 1er, que le Verbe s’est fait chair, et atteste, au chapitre xix, que l’eau et le sang sortirent du côté de Notre-Seigneur. Parmi les hérétiques combattus par saint Jean, il faut compter aussi les ébionites[48], secte de chrétiens judaïsants, qui conservaient pour la loi ancienne un respect exagéré, et estimaient Moïse à l’égal de Jésus-Christ. Ajoutez les sabiens[49], ou disciples de Jean-Baptiste, qui, refusant à Jésus la qualité de Messie, rendaient les plus grands honneurs au Précurseur.


La date de l’apparition de ces hérésies nous fournit un premier indice de l’époque où fut composé le quatrième Évangile, et cet indice est d’accord avec la tradition unanime des anciens, qui nomment saint Jean comme le dernier Évangéliste dans l’ordre des temps. Leur témoignage, qui sera confirmé plus bas par des raisons intrinsèques, nous conduit déjà après le martyre de saint Pierre et de saint Paul[50]. Mais nous pouvons descendre jusqu’au delà du siège de Jérusalem. Non-seulement saint Jean ne mentionne pas la prédiction de la ruine de cette ville : on pourrait dire qu’il n’a pas voulu, sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, reprendre le récit des synoptiques ; mais, selon la remarque de Hug, il parle de certains lieux de la ville sainte et du voisinage comme n’existant plus au temps où il écrit : ce qui suppose une grande catastrophe qui aurait tout bouleversé[51]. Faut-il dépasser beaucoup cette date de l’an 70 où nous sommes arrivés, et aller jusqu’à la fin de la vie de l’apôtre ? Ici les raisons tout à fait décisives font défaut. Si, avec le Dr Reithmayr, on respecte l’autorité du Fragment de Muratori, d’après lequel saint Jean, lorsqu’il rédigea son Évangile, avait autour de lui plusieurs disciples de Notre-Seigneur, entre autres saint André, il faut choisir la dizaine qui suit l’an 70, et nous savons par les Épîtres de saint Paul que les raisons de l’écrire existaient à cette époque. D’autre part, la majorité des Pères descend jusqu’à la dernière dizaine de la vie de saint Jean (de l’an 90 à l’an 100), et ce sentiment est adopté par M. Wallon et le P. Patrizzi.


Il y a deux traditions sur le lieu où fut écrit le dernier Évangile : les uns désignent Patmos, les autres Éphèse. Mais les témoins en faveur de Patmos sont moins nombreux et moins anciens ; ils avouent d’ailleurs que la publication en fut faite à Éphèse par le prêtre Gaïus, ami de l’apôtre[52].


Terminons cette rapide esquisse par quelques réflexions sur les rapports du quatrième Évangile avec les synoptiques.

Qu’il existe des différences réelles, non-seulement pour la forme et le style, mais aussi pour le choix des matières, entre saint Jean et les autres Évangélistes, c’est un fait trop frappant pour n’avoir pas été remarqué dès l’origine. « Jean, resté le dernier, nous dit Clément d’Alexandrie[53], voyant que tout ce qui a rapport à l’humanité du Christ avait été raconté dans les autres Évangélistes, écrivit, à la prière de ses amis et sous l’inspiration de l’Esprit-Saint, un Évangile spirituel. » « Après que les trois premiers Évangiles furent arrivés à la connaissance de tous, dit Eusèbe[54], Jean confirma la vérité de leurs relations par son témoignage ; mais, ayant remarqué dans leurs livres l’absence de certains faits, il résolut de combler ces lacunes. » Dès le iie siècle, saint Jean, quoique le dernier des Évangélistes dans l’ordre des temps, était mis par les Pères au premier rang pour la richesse du fond et la sublimité. C’est pour lui que saint Irénée, parmi les quatre animaux symboliques d’Ézéchiel, réserve le royal symbole de l’aigle[55], parce que dès le début de son Évangile, semblable à l’aigle, il s’élève dans le sein même de Dieu pour y saisir le mystère de la génération du Verbe et le révéler aux hommes. Cette sublimité, cette science divine, qui fait le caractère propre de notre apôtre, et l’a fait surnommer le théologien, non-seulement les Pères la reconnaissent et l’admirent, mais ils tâchent de l’expliquer. Selon saint Jérôme et saint Ambroise, ce qui donna à l’esprit de saint Jean cette impulsion sublime vers la lumière, c’est la virginité perpétuelle ; elle fut le lien mystérieux de l’union qui exista entre Jésus et lui. Écoutez saint Grégoire de Nysse : « Jean, épris d’amour pour le Verbe, se reposa sur son sein pendant la Cène, et, appliquant alors son cœur sur le cœur de son Maître, comme pour aspirer les eaux de cette fontaine de vie, il reçut par une ineffable communication la pleine connaissance des mystères du Christ, si bien que nous offrant à son tour un trésor qui déborde, il nous remplit de la sève qu’il a puisée à la source divine, et nous fait entendre d’une voix solennelle des prédications où retentit toujours la voix du Verbe lui-même[56]. » Ainsi ces différences entre saint Jean et les synoptiques, où le rationalisme a cherché des armes contre l’autorité du quatrième Évangile, étaient parfaitement connues des anciens. Elles touchent aux récits et aux discours.

Dans les premiers Évangiles, la sphère d’activité du Sauveur ne s’étend guère au delà des frontières de la Galilée, jusqu’au dernier voyage à Jérusalem ; saint Jean, au contraire, place la scène historique de son Évangile principalement à Jérusalem et dans la Judée : d’où il arrive qu’il omet beaucoup de choses racontées par les autres, et en raconte un grand nombre qu’ils ont passées sous silence[57]. Qui s’en étonnerait ? Il écrivait le dernier, alors que les trois autres Évangiles étaient entre toutes les mains ; à côté du but principal que nous avons signalé plus haut, il avait un but secondaire, le dessein bien arrêté de combler les lacunes des Évangiles antérieurs ; les Pères sont unanimes à nous l’apprendre, et l’étude attentive des omissions de saint Jean, des allusions qu’il fait, des éclaircissements qu’il donne aux synoptiques, le démontre avec évidence[58]. Il devait donc choisir, dans la vie du Sauveur, les faits qui n’avaient pas encore été fixés par l’écriture, et négliger ceux qui étaient déjà écrits, non que ceux-ci fussent inutiles à son objet, mais parce qu’ils le servaient aussi bien, étant connus de tous[59].

Passons aux discours, et écartons de suite une objection sur laquelle insiste particulièrement le docteur Strauss : Ces discours, dit-il, n’étaient pas susceptibles d’être retenus. — Notre-Seigneur avait promis à ses disciples (Jean, xiv, 26) de leur envoyer l’Esprit divin, qui leur rappellerait ses enseignements, et cette promesse d’un secours surnaturel complète pour nous la certitude des relations évangéliques. Mais nous avons des raisons naturelles suffisantes pour croire fermement à l’exactitude de ces relations sur le point qui nous occupe : 1o Saint Jean avait pu de bonne heure rédiger par écrit les discours de Jésus, soit pour lui-même, soit pour les autres. 2o La vie entière des Apôtres, depuis la mort de Notre-Seigneur, fut employée à méditer ce qu’ils avaient vu et entendu, à le repasser dans leur esprit et dans leur cœur, à le redire sans cesse de ville en ville, de contrée en contrée, pour l’imprimer partout dans les âmes en caractères indélébiles. Leurs souvenirs et leurs récits durent évidemment acquérir ainsi une consistance inaltérable. 3o Ce que raconte de lui-même saint Irénée, dut, à plus forte raison, arriver aux Apôtres : « Je t’ai vu dans ma jeunesse, en Asie Mineure, près de Polycarpe, écrit ce Père à Florin ; et je me souviens mieux de ce que j’ai vu dans ce temps, que de ce qui s’est passé depuis peu. Ce que nous avons appris dans la jeunesse croît avec notre âme et s’unit étroitement à elle : à tel point que je pourrais encore indiquer la place où le bienheureux Polycarpe s’asseyait pour nous donner ses enseignements ; je pourrais dire sa manière de vivre, son extérieur, les discours qu’il adressait au peuple, la manière dont il parlait de ses rapports avec Jean et avec les autres disciples du Seigneur, comment enfin il rapportait leurs paroles. Il nous racontait, en effet, tout ce qu’il avait appris sur le Seigneur, sur ses miracles, sur sa doctrine ; et tous ces faits, qu’il tenait immédiatement de témoins oculaires, étaient conformes à l’Écriture. Par la grâce de Dieu, j’écoutais avidement tout cela, l’écrivant avec soin, non sur le papier, mais dans mon cœur, et, par la grâce de Dieu encore, je le médite continuellement (Eusèb., Hist. eccl., V, xx)[60]. »

Maintenant il est incontestable, et c’est là une difficulté plus spécieuse, que les discours rapportés par saint Jean n’ont pas tout à fait la même couleur ni la même forme que les discours rapportés par les synoptiques. Mais, dit encore Tholuck[61], toute nature puissante et riche a des aspects variés qu’un seul historien ne peut saisir et rendre complètement. Leibnitz, par exemple, n’a pas encore trouvé un biographe capable d’embrasser la merveilleuse richesse de ses aptitudes. Nous avons deux portraits de Socrate, l’un de Xénophon, l’autre de Platon, comme nous avons deux portraits du Christ, l’un dans les Évangiles synoptiques, l’autre dans l’Évangile de saint Jean. Les différences analogues que présentent ces portraits ne prouvent rien contre leur fidélité, encore moins contre leur authenticité, et les historiens de la philosophie s’accordent maintenant à penser que Platon, quoique plus spéculatif, nous donne, aussi bien que le populaire Xénophon, une idée vraie de l’enseignement socratique[62]. Qui ne sait que, après une même leçon, un même enseignement donné, certaines faces de la vérité auront été plus clairement aperçues, plus puissamment saisies par certains auditeurs, pour lesquels d’autres faces, aperçues par d’autres auditeurs, seront restées plus ou moins dans l’ombre ? Cela tient à la force de conception, aux facultés dominantes qui diffèrent selon les individus. Or, Jean était une de ces âmes qui se fondent, par un abandon intime, avec la personnalité de leur maître, une âme comme celle de Marie, par opposition à celle de Marthe, élevée, contemplative, que la nature et la grâce avaient préparée à l’intelligence plus parfaite des vérités pures : quoi d’étonnant qu’il ait compris et recueilli de l’enseignement commun du Maître bien des choses qui avaient moins frappé les autres ?

Les différences, d’ailleurs, entre le ton de saint Jean et celui des synoptiques, ont été souvent exagérées dans des intentions hostiles à la foi. À côté de passages d’une incomparable grandeur, on trouve dans le quatrième Évangéliste des paraboles simples et touchantes, comme celles de la Vigne et du Bon Pasteur, des récits d’une candeur ineffable ; quoi de plus ingénu pour la forme que le dialogue de Nicodème, et la conversation de la Samaritaine près du puits de Jacob ? D’autre part, saint Jean n’a pas le monopole exclusif des idées chrétiennes sur les rapports mystiques du Père avec le Fils, du Sauveur avec les fidèles. Saint Matthieu a des sentences toutes pareilles, qu’on dirait empruntées à notre Évangile, celle-ci, par exemple : « Toutes choses m’ont été données par mon Père. Nul ne connaît le Fils, si ce n’est le Père ; et nul ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils a voulu le révéler (xi, 27. Comp. Matth. xviii, 20 ; xxviii, 20). »

Enfin, il est facile de rendre compte de ces différences. Outre les raisons générales déjà indiquées, il en est d’autres qui se tirent, soit du choix des matériaux auquel le quatrième Évangéliste crut devoir s’arrêter, soit des adversaires qu’il avait à combattre. Saint Jean, nous l’avons dit plus haut, s’attache surtout à reproduire les enseignements de Jésus pendant ses divers séjours dans la capitale de la Judée, où plus d’une fois il dut entrer en discussion avec les plus savants docteurs de la nation. Or, n’est-il pas naturel que, répondant aux arguties des Scribes et des Pharisiens, le Sauveur ait employé d’autres expressions, une autre méthode, qu’en instruisant les populations simples et pauvres de la Galilée ? Qui ne comprend que dans un entretien avec les principaux lettrés, ou bien encore dans le commerce de l’intimité avec ceux qu’il destinait à prêcher sa doctrine, avant de se séparer d’eux, à la dernière Cène par exemple, qui ne comprend, dis-je, que Jésus ait enseigné des vérités qu’il ne livrait pas d’ordinaire à la multitude, du moins sous une forme aussi élevée ? Qu’on se rappelle, en outre, les adversaires que saint Jean avait à réfuter. C’est précisément à Éphèse, ville lettrée, que le gnosticisme commença à s’insinuer dans le christianisme, non pour se soumettre à son autorité, mais avec la prétention de l’agrandir, de le compléter et de l’élever à l’état de science. Nous avons vu comment ces spéculations défiguraient, non-seulement l’idée de la personne de Jésus-Christ, mais tous les autres mystères. Pour désabuser les âmes séduites par cette fausse science, saint Jean devait la suivre sur le terrain où elle s’égarait, mettre en lumière l’image vraie du Sauveur, et donner la notion exacte de son œuvre et des sacrements, particulièrement du Baptême et de l’Eucharistie, en ramenant tout à l’Incarnation du Fils unique de Dieu, égal à son Père, et source, pour les hommes, de lumière et de vie. Sa mission spéciale et providentielle fut donc de consigner par écrit la partie dogmatique, sacramentelle, mystique, de la religion chrétienne ; et cette tâche, nous osons le dire, devait être celle du disciple vierge, du disciple aimé de Jésus, du disciple qui reposa sur la poitrine de son Maître ; elle convenait à son génie spéculatif, en même temps qu’elle était réclamée par les circonstances et le genre d’adversaires qu’il avait à combattre. Ainsi saint Jean a achevé le portrait de l’Homme-Dieu, dont les autres Évangélistes ne nous avaient donné qu’une peinture incomplète.

  1. Act. iv, 13.
  2. L’apôtre saint Jacques, surnommé le Majeur, pour le distinguer de saint Jacques le Mineur, apôtre aussi, cousin de Jésus, et auteur de la première épître catholique.
  3. Jean, ii, 40-41.
  4. Matth. iv, 22.
  5. Luc, viii, 51 ; ix, 28 ; Matth. xxvi, 37.
  6. Jean, xiii, 23 ; xix, 26 ; xxi, 7-20).
  7. Voyez Jean, xiii, 23, note.
  8. In Ps. cxliv.
  9. Act. iii, 1-4, 21.
  10. Act. viii, 14.
  11. Gal. ii, 9.
  12. Nicéph. Hist. eccl. ii, 42.
  13. De Præscript. xxxvi : comp. Eusèb. Démonstr. évang. iii, 5,
  14. Ann. 95. Irén. Adv. Hær. V, xxx, 3 ; Eusèb. Hist. eccl. iii, 18 ; saint Jérôme, de Vir. illustr. ix.
  15. Comment, in Epist. ad Galat. chap. vi.
  16. C’est-à-dire insensés ou ennemis du Verbe.
  17. Wallon, de la Croyance, etc. p. 188. Voici les propres paroles de Strauss ; après avoir parlé des arguments de de Wette et de Néandre en faveur du quatrième Évangile, il dit : « Cette étude a ébranlé dans mon esprit la valeur des doutes que j’avais conçus contre l’authenticité de cet Évangile et la créance qu’il mérite… Ce n’est pas crue je sois convaincu que le quatrième Évangile est authentique ; mais je ne suis plus aussi convaincu qu’il ne l’est pas. »
  18. C’est une remarque d’Origène.
  19. Chap. ii, 21 sv. ; vi, 6, 64, 71 ; vii, 39 ; xi, 13, 31 ; xii, 6, 14-16, 33, 37 sv. ; xxi, 19, 23.
  20. Par ex. vi, 25, 26.
  21. Jean, i, 41.
  22. Jean, xviii, 13 ; xx, 2-4 ; xxi, 7-20.
  23. Jean, xiii, 23 ; xxi, 20.
  24. On sait que saint Jean seul, parmi les Apôtres, se tint auprès de la croix.
  25. On appelle ainsi une espèce de catalogue des livres canoniques du Nouveau Testament, trouvé et publié au siècle dernier, par le savant Muratori. Quoique incomplet et écrit en mauvais latin, il a une grande autorité en cette matière, à cause de son incontestable ancienneté.
  26. Recognoscentibus cunctis.
  27. Observons cependant que l’explication de ce vers, donnée par le docteur Reithmayr, généralement admise en Allemagne, n’est pas adoptée par tous les interprètes, et que plusieurs, malgré la forme plurielle de nous savons, pensent que c’est saint Jean seul qui parle. Voyez Jean, xxi, 24.
  28. De Bapt. v
  29. Un manuscrit de Moscou, cité par Matthæi, avoue naïvement cette cause de défaveur, et saint Augustin nous la signale comme déjà ancienne, quand il dit : « Des hommes de peu de foi, ou plutôt ennemis de la foi, craignant sans doute de donner aux femmes l’impunité de pécher, ont retranché de leurs manuscrits le trait d’indulgence du Seigneur envers la femme adultère, comme s’il avait donné l’impunité de pécher, celui qui a dit : Allez, et ne péchez plus ; ou que cette femme ne dût pas obtenir du divin Médecin la rémission de sa faute pour ne pas causer de scandale à ces insensés. » De Conj. adult. ii, 7. Wallon.
  30. Étude sur le texte et style du Nouveau Testament, p. 125.
  31. De Viris illustr. ix. Comp. Comment. in Matth. Prolog.
  32. Chap. viii, 3-30.
  33. Chap. i, 42 ; xiv, 24.
  34. Chap. ii, 6 ; iv, 9 ; v, 4 ; xix, 31, 40.
  35. Chap. xxviii, 15.
  36. Chap. xx, 31.
  37. Voy. Matth. xii, 8 ; xvi, 6, 16 ; xxvi, 64 ; Philipp. ii, 6.
  38. Chap. ii, 11, 22 ; iv, 39, 41, 42, 53 ; vi, 14 ; vii, 31, 40 ; viii, 30, al.
  39. Act. xix, 11-20.
  40. Act. viii, 21.
  41. Traduit par M. Valroger, ii, 103.
  42. I Tim. i, 3-7, 19 sv. vi, 20, 21.
  43. I, ii, 20-27.
  44. Le mot gnose, c’est-à-dire science, désigne dans le langage biblique et chrétien, la science considérée au point de vue religieux. De là une double gnose, une science vraie et une science fausse. La gnose parfaite, c’est l’idéal de la culture de l’esprit et de la vie morale du chrétien, idéal que les Pères appelleront philosophie à partir du ive siècle ; dans Clément d’Alexandrie, le chrétien parfait est toujours nommé gnostique, gnosticus. Aujourd’hui on donne exclusivement à la fausse gnose des premiers siècles le nom de gnosticisme dans ses diverses formes et sous ses aspects multiples.
  45. D’où ses noms : Abyme, Inconnu, Innommé, Primordial, premier Père.
  46. Saint Épiphane, Hæres. xxviii, 2 ; saint Irénée, Adv. Hæres. I, xxvi, 1.
  47. S. Épiphane, Hær. xxvi, 9 ; Irén. ibid. iii, xi, 1-4 ; Tertullien, de Præscr. xxiii, 46 ; II Pierre, ii, 1, 15 ; Jud. 11 ; Apos. ii, 6, 14.
  48. Il est probable, dit M. Héfélé, que le nom d’ébionites, c’est-à-dire les pauvres, était porté dès le commencement par tous les chrétiens qui émigrèrent de Jérusalem à l’approche des armées romaines et se réfugièrent dans la Pérée et dans la Syrie (comp. Act. ii, 44, 45) ; mais ce nom, vulgaire d’abord, fut revendiqué dorénavant par les judaïsants séparés des autres chrétiens et associés aux esséniens, parce qu’ils attachaient une importance spéciale à la pratique de la pauvreté ; et c’est ainsi qu’ils transformèrent cet ancien titre d’honneur, en un nom d’un parti hérétique. — Faut-il ranger les ébionites parmi les gnostiques ? Nous croyons que plusieurs joignaient à leur système des éléments théosophiques empruntés aux religions et aux systèmes philosophiques de l’Orient, et se rattachaient soit au dualismne, d’où leur horreur pour la matière ; soit à l’émanation, d’où leurs généalogies et leurs angélologies (Coloss. ii, 18, 21 ; I Tim. i, 4 ; iv, 3-5 ; Tit. i, 14, 15 ; iii, 9).
  49. Le mot sabiens ou zabiens est synonyme de baptistes. Les restes de cette secte subsistent encore de nos jours près de Laodicée et dans les montagnes du Liban, sous le nom de chrétiens de saint Jean ; on les appelle aussi mendaïtes, c’est-à-dire gnostiques, ce qui indique suffisamment leur origine. Voici les principaux passages du quatrième Évangile dirigés contre les sabiens : i, 8, 19 sv. ; iv, 32, 34 ; v, 17 sv. 36 ; viii, 12 ; ix, 5, 35, etc.
  50. Le P. Patrizzi tire cette première conclusion de deux passages du quatrième Évangile où il est question de saint Pierre. Voici le premier : « Jésus dit cela, indiquant par quelle mort Pierre glorifierait Dieu (xxi, 19). » Ce langage, dit le P. Patrizzi, suppose évidemment que saint Pierre avait déjà confessé la foi. Le deuxième est celui où nous lisons que ce fut saint Pierre qui coupa l’oreille à Malchus (xviii, 10). Les synoptiques n’ont garde de nommer l’auteur de cet acte, encore en vie au moment où ils écrivaient, et ils disent simplement : « Un de ceux qui étaient avec Jésus (Matth. xxvi, 51) ; » mais, saint Pierre mort, il n’y avait plus aucun motif pour taire son nom.
  51. Chap. xi, 18 ; xviii, 1 ; xix, 41, 89. « Béthanie était près de Jérusalem… où il y avait un jardin. » S’il parle au présent de la piscine de Bethsaïde (v, 2), c’est qu’elle survécut à la ruine de Jérusalem ; en effet, Eusèbe la mentionne, et de nos jours M. de Saulcy l’a décrite encore dans son intéressant voyage.
  52. Irén. Adv. Hær. III, i, 1 ; Synopsis s. script. ap. S. Athanas. t. II. p. 202 (Ed. des Bénéd.).
  53. Hypolyp. ap. Euseb. Hist. eccl. vi, 24.
  54. Hist. eccl. iii, 24.
  55. Adv. Hær. iii.
  56. Homil. i in Cantic.
  57. Il suffit de parcourir la grande colonne de notre Harmonie chronologique pour se faire une idée des additions et des omissions de saint Jean par rapport aux synoptiques.
  58. Cette étude est très-bien faite dans le livre souvent cité de M. Wallon, p. 195 sv.
  59. On a demandé pourquoi les premiers Évangiles ne racontent pas les voyages de Jésus à Jérusalem, et les événements qui s’y sont passés. — Le docteur Tholuck répond : 1o Il est toujours excessivement difficile de dire pourquoi un historien, surtout un auteur de Mémoires, parle d’une chose, et en passe telle autre sous silence. 2o Ce n’est pas que les synoptiques ignorent les séjours de Jésus à Jérusalem, ils les supposent au contraire. Jésus reçu triomphalement à son entrée à Jérusalem, Joseph d’Arimathie, membre du sanhédrin et disciple du Christ, voilà des faits qui prouvent que Jésus avait enseigné dans la capitale (Comp. Matth. xviii, 37 ; xxvi, 18 ; Luc, x, 38, sv. ; xiii, 34). 3o Les synoptiques résument l’enseignement qui fut donné d’abord à Jérusalem par les disciples galiléens, devant des hommes instruits des événements qui s’étaient passés dans cette ville. 4o Selon toute vraisemblance, plusieurs des faits racontés par saint Luc ix, 51 — xix, 28, se sont passés dans la capitale ou dans ses environs.
  60. Tholuck, trad. par M. Valroger.
  61. Ibid. C’est à lui que nous empruntons le fond de ce paragraphe.
  62. Brandis, Ritter, Hegel. Un écrivain dont la tendance est complétement pratique, peut donc rester, comme Xénophon, étranger au côté idéal de son maître.