Les Réfugiés/II

La bibliothèque libre.
Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 13-32).

CHAPITRE II

LE GRAND LEVER DU ROI

Le mousquetaire s’était rendu en toute hâte à Versailles où l’appelait son service, et il avait passé la nuit près de la chambre du roi. Huit heures venaient de sonner à la grande horloge du palais et le moment approchait où le monarque allait sortir de son lit. Dans les longues galeries ornées de fresques de l’immense palais la foule commençait à s’assembler, et un bourdonnement confus, étouffé, annonçait les préparatifs qui se faisaient, car le lever du roi était une importante cérémonie d’État où un grand nombre de personnages avaient un rôle à remplir. Un laquais traversait la foule avec un bol d’argent rempli d’eau chaude qu’il portait à M. de Saint-Quentin, le barbier du roi ; d’autres, avec des vêtements sur les bras se rendaient en courant dans la galerie qui conduisait à l’antichambre. Les mousquetaires de service, dans leurs magnifiques uniformes bleu et argent se redressèrent et rectifièrent l’alignement des hallebardes, tandis que le jeune officier, quittant la fenêtre où il se tenait pour voir l’arrivée des courtisans, alla se placer devant la porte blanche aux filets d’or qui donnait entrée dans la chambre royale.

Il était à peine à son poste lorsque la porte s’ouvrit doucement de l’intérieur ; un homme se glissa sans bruit par l’ouverture et la referma derrière lui.

— Chut ! dit-il en posant un long doigt maigre sur ses lèvres minces, pendant que ses sourcils abaissés et son visage entièrement rasé exprimaient à la fois un ordre et une prière. Le roi dort encore.

Ces mots furent transmis à voix basse d’un groupe à l’autre dans l’antichambre.

Celui qui venait de parler était M. Bontemps, le premier valet de chambre. Il fit un signe à l’officier des gardes et l’entraîna dans l’embrasure de la fenêtre qu’il venait de quitter.

— Bonjour, monsieur de Catinat, dit-il avec un mélange de familiarité et de respect.

— Bonjour, Bontemps ! Comment le roi a-t-il passé la nuit ?

— Admirablement.

— Mais il est l’heure du lever, n’est-ce pas ?

— Dans un instant.

— Vous n’allez pas l’éveiller ?

— Dans sept minutes et demie, dit le valet en tirant une petite montre ronde qui faisait la loi à l’homme qui était lui-même la loi pour vingt millions d’hommes… Êtes-vous de service ?

— Pendant quatre heures encore, oui.

— Très bien ! Le roi m’a donné hier soir, après le petit coucher, quelques instructions pour l’officier de garde. Il m’a chargé de l’informer que M. de Vivonne ne serait pas admis au grand lever. Vous le lui direz.

— Je n’y manquerai pas.

— Puis, s’il venait un billet d’elle… Vous me comprenez ?… La nouvelle…

Mme de Maintenon ?

— Précisément. Mais il est préférable de ne pas citer de noms. Si elle envoie un billet, vous le prendrez et vous le remettrez discrètement au roi aussitôt que vous trouverez une occasion favorable.

— Très bien.

— Mais si l’autre se présentait, comme c’est possible et même probable… Vous me comprenez, l’ancienne ?…

Mme de Montespan !

— Ah ! quelle maudite langue vous avez, capitaine ; si elle se présente, dis-je, vous lui barrerez la porte, doucement, avec des paroles courtoises, vous entendez, mais à aucun prix vous ne la laisserez entrer dans la chambre royale.

— C’est compris, Bontemps.

— Et maintenant, nous n’avons plus que trois minutes.

Il traversa de nouveau la foule déjà grossie, avec un air d’humilité hautaine, comme il convenait à un homme qui, s’il était un valet, était du moins le roi des valets étant le valet du roi.

— L’officier des feux est-il là ?

— Oui, monsieur, répondit un personnage qui portait devant lui un plateau sur lequel était un petit tas de copeaux de sapin.

— L’officier des rideaux ?

— Présent, monsieur.

— L’officier du flambeau ?

— Présent, monsieur.

— Soyez prêts au signal. Il ouvrit de nouveau la porte sans faire de bruit et se glissa dans la chambre où régnait une demi-obscurité.

C’était une grande pièce carrée, avec deux hautes fenêtres dans le fond, sur lesquelles étaient tirés des rideaux de velours d’un prix inestimable. À travers les interstices, le soleil du matin projetait quelques rayons qui s’élargissaient sur le tapis de la chambre pour s’écraser en plaques de lumière sur les murs tendus de soie jaune. Un grand fauteuil était placé près du foyer sans feu et, au-dessus du manteau de la cheminée en marbre blanc, un faisceau de sculptures montait en se tordant dans un fouillis d’arabesques et de devises armoriales, pour se perdre parmi les riches peintures du plafond. Dans un coin, un étroit canapé, sur lequel était jetée une couverture, montrait l’endroit où le fidèle Bontemps avait passé la nuit.

Au centre de la chambre était un grand lit, garni de tapisseries des Gobelins qui allaient se rattacher au traversin. Tout autour courait une balustrade en métal poli, laissant de chaque côté du lit un intervalle de cinq pieds environ. Dans cet espace, entre le lit et la balustrade, que l’on appelait la ruelle, était une petite table ronde, recouverte d’une serviette blanche ; sur cette table étaient posés un plateau et une coupe d’argent, l’un portant trois tranches de poulet, l’autre contenant un peu de vin de Frontignan, pour le cas où le roi aurait eu faim, pendant la nuit.

Bontemps allait et venait sans bruit dans la chambre, ses pieds enfonçant dans le tapis moelleux. Une odeur lourde planait et on pouvait entendre la respiration puissante et régulière du dormeur. Il passa dans l’espace enclos par la balustrade et, la montre à la main, il attendit le moment exact où la routine inflexible de la Cour demandait que le roi fût réveillé. Sous la courte-pointe verte de soie orientale, à demi ensevelie dans les flots de valenciennes de l’oreiller, émergeait une tête couverte de cheveux noirs drus et ras avec le profil d’un nez recourbé et d’une bouche bien dessinée qui ressortait sur le fond blanc. Le valet remit sa montre dans sa poche et se pencha sur le dormeur.

— J’ai l’honneur d’informer Votre Majesté qu’il est huit heures et demie, dit-il.

— Ah ! Le roi ouvrit lentement ses grands yeux d’un brun foncé, fit le signe de la croix et baisa une petite relique qu’il tira de sa chemise de nuit. Puis, il se mit sur son séant, regarda autour de lui en clignotant, comme un homme qui cherche à rassembler ses pensées.

— Avez-vous donné mes ordres à l’officier de garde, Bontemps ? demanda-t-il.

— Oui, Sire.

— Qui est de service ?

— M. de Brissac, à la porte principale, et le capitaine de Catinat dans l’antichambre.

— De Catinat ! Ah ! le jeune homme qui a arrêté mon cheval à Fontainebleau. Je me le rappelle. Vous pouvez donner le signal, Bontemps.

Le valet alla vivement à la porte et l’ouvrit toute grande. Aussitôt entrèrent l’officier des feux et les quatre valets de pied en habits rouges et perruques blanches, sans bruit, attentifs à leur service. L’un saisit le canapé et la couverture de Bontemps et, en un clin d’œil, les fit disparaître dans une antichambre ; un autre enleva la table et le flambeau d’argent ; tandis qu’un troisième tirait de côté les grands rideaux de velours frappé et laissait entrer un flot de lumière dans l’appartement. Puis, comme les flammes serpentaient déjà au milieu des copeaux mis dans le foyer, l’officier des feux plaça au-dessus deux bûches rondes en croix (car l’air du matin était froid) et il se retira avec ses camarades.

Ils étaient à peine sortis qu’un groupe plus auguste entra dans la chambre. Deux personnages marchaient en tête : l’un était un jeune homme d’une vingtaine d’années, de taille moyenne, avec des tendances à l’embonpoint, une démarche lente, pompeuse et un visage assez régulier mais qui aurait paru dénué de toute expression sans un éclair de malice qui passait de temps en temps dans ses yeux. Il était richement vêtu d’un habit de velours prune, traversé d’un large ruban de soie à l’extrémité duquel brillait l’insigne de l’ordre de Saint-Louis. Son compagnon était un homme de quarante ans, à la figure bronzée, à l’air digne et solennel portant un habit de soie noire très simple, orné de broderies d’or aux manches et au col. La ressemblance entre ces trois hommes était suffisante pour faire reconnaître qu’ils étaient du même sang, et un étranger lui même eût deviné que l’un était Monsieur, le plus jeune frère du roi, et l’autre le dauphin Louis, son seul enfant légitime et l’héritier du trône sur lequel ni lui ni ses fils n’étaient destinés à s’asseoir : ainsi le voulurent les étranges desseins de la Providence.

Si grande que fût la ressemblance entre ces trois visages, le nez recourbé des Bourbons, l’œil large et ouvert, et la lèvre inférieure épaisse des Habsbourg, héritage commun reçu d’Anne d’Autriche, il y avait cependant une différence appréciable de tempérament et de caractère imprimée sur leurs traits. Le roi avait alors quarante-six ans, la toison noire de ses cheveux commençait à s’éclaircir sur le sommet de sa tête, et prenait une teinte grisâtre sur les tempes. Il avait conservé presque intacte la beauté de sa jeunesse tempérée par la dignité et la sévérité qui augmentaient avec l’âge. Ses yeux noirs, étaient expressifs, et ses traits nettement dessinés faisaient le délice des peintres et des sculpteurs. Sa bouche ferme et cependant sensuelle, ses sourcils épais et bien arqués donnaient à sa physionomie un grand air d’autorité et de commandement, tandis que l’expression plus douce, qui était habituelle à son frère, indiquait l’homme dont toute la vie s’était écoulée dans un long exercice de déférence et d’effacement. Le dauphin, avec des traits plus réguliers que son père, n’avait pas ce jeu rapide d’expression dans la colère ou la joie, ni cette sérénité royale dans le calme qui auraient fait dire à un observateur attentif que Louis, s’il n’était pas le plus grand monarque qui eût vécu, était du moins le mieux fait pour en jouer le rôle.

Derrière le fils et le frère du roi entra un petit groupe de personnages de marque et de grands fonctionnaires, que leurs devoirs appelaient à cette cérémonie quotidienne. Il y avait le grand maître de la garde-robe, le premier gentilhomme de la chambre, le duc du Maine, un jeune homme pâle, vêtu de velours noir, et boitant fortement de la jambe gauche, et son frère cadet le jeune comte de Toulouse, tous les deux fils illégitimes du roi et de Mme de Montespan. Derrière eux venaient le premier valet de la garde-robe, suivi de Fagon, le premier médecin ; de Tellier, le premier chirurgien, et de trois pages en habit écarlate et or, portant les vêtements royaux.

Bontemps avait versé sur les mains du roi quelques gouttes d’esprit de vin qu’il recueillit dans un plateau d’argent, et le gentilhomme de la chambre lui présenta le bol d’eau bénite ; le roi fit le signe de la croix et marmotta la courte oraison du Saint-Esprit. Puis, avec un mouvement de tête à son frère et une brève parole au dauphin et au duc du Maine, il tira ses jambes du lit et resta assis dans sa grande chemise de nuit d’où sortaient ses petits pieds blancs – attitude qui pour tout autre homme eût offert le péril du ridicule – mais Louis avait un sentiment si profond de sa propre dignité qu’il ne pouvait s’imaginer qu’elle pût être compromise dans quelque circonstance que ce fût. Dans cette posture, assis sur le rebord du lit, lui le maître de la France, il n’était pas moins l’esclave du moindre souffle du vent, car un courant d’air le fit grelotter et trembler. M. de Saint-Quentin, le noble barbier, jeta une robe de chambre sur les épaules royales et lui plaça sur la tête une énorme perruque frisée pendant que Bontemps lui passait ses bas rouges et posait devant lui ses pantoufles de velours brodé. Le monarque les chaussa et se dirigea vers la cheminée où il s’assit dans son fauteuil, tandis que les assistants faisaient cercle, attendant le grand lever qui allait suivre.

— Monsieur de Saint-Quentin, n’est-ce pas notre jour de barbe ? fit le roi.

— Oui, Sire, tout est prêt.

— Alors, pourquoi ne commencez-vous pas ? Nous sommes en retard de trois minutes. Allez, monsieur, et vous, Bontemps, donnez le signal du grand lever.

Évidemment, le roi n’était pas de très bonne humeur ce matin. Il jetait de petits regards interrogateurs à son frère et à ses fils, mais il lui était impossible de donner cours à sa colère et de lancer ses sarcasmes, empêché qu’il en était par le travail de M. de Saint-Quentin. Celui-ci, avec la nonchalance que donne une longue habitude, couvrait de savon le menton royal, passait rapidement le rasoir et essuyait ensuite le visage du roi à l’aide d’une petite éponge imbibée d’esprit de vin.

Quand l’opération fut terminée, un gentilhomme mit au roi son haut-de-chausses de velours noir qu’un second aida à arranger, tandis qu’un troisième lui retirait sa robe de chambre et lui tendait sa chemise, préalablement chauffée devant le feu. Les souliers à boucles de diamants, son gilet de velours rouge lui furent passés successivement par les nobles courtisans spécialement désignés pour ce privilège dont chacun se montrait extrêmement jaloux. Par-dessus le gilet, ils placèrent le cordon bleu auquel pendait la croix en diamants du Saint-Esprit et celle de Saint-Louis, retenue par un ruban rouge. Ils lui passèrent ensuite l’habit, puis ils lui mirent autour du cou une cravate de riche dentelle, deux mouchoirs brodés en point d’Angleterre furent apportés sur un plateau d’émail et placés par deux gentilshommes dans chaque poche de côté. Le monarque prit enfin la longue canne d’ébène à pommeau d’argent que lui tendait un autre courtisan et se trouva prêt pour les travaux du jour.

Pendant la demi-heure employée à ces préparatifs, la porte n’avait cessé de s’ouvrir et de se fermer pour livrer passage à quelque personnage dont le nom était donné à mi-voix à l’officier de service et transmis par celui-ci au premier gentilhomme de la Chambre. Chacun des invités saluait la majesté royale de trois profondes révérences, puis se joignait à un groupe pour s’entretenir à voix basse des nouvelles, du temps et des projets de la journée. Leur nombre allait constamment en augmentant, si bien que lorsqu’on apporta au roi son simple déjeuner, deux tranches de pain et un peu de vin coupé d’eau, la vaste chambre était remplie d’une foule d’hommes dont beaucoup avaient contribué à faire de cette époque la plus illustre période de l’histoire de France. Il y avait là le sévère et énergique Louvois, tout-puissant depuis la mort de son rival Colbert, discutant une question d’organisation militaire avec deux officiers, l’un grand et bien bâti, l’autre petit et contrefait, mais portant les insignes de maréchal de France et possesseur d’un nom redouté de l’autre côté de la frontière hollandaise, car Luxembourg était déjà regardé comme le successeur de Condé, de même que son compagnon Vauban était le successeur désigné de Turenne. Près d’eux, un petit prêtre à cheveux blancs, dont les traits exprimaient la bonté, le Père La Chaise, expliquait ses idées sur le jansénisme au majestueux Bossuet, l’éloquent évêque de Meaux, et au grand et mince abbé de Fénelon qui l’écoutait en fronçant les sourcils, car il était soupçonné de pencher vers cette hérésie. Il y avait là aussi le peintre Le Brun discutant sur l’art, au milieu d’un petit cercle composé de ses collaborateurs Verco, Laguerre, les architectes Blondel et Le Nôtre, les sculpteurs Girardon, Puget, Desjardins et Coysevox, dont les œuvres avaient contribué pour une si grande part à embellir le nouveau palais du roi. Près de la porte, Racine s’entretenait avec le poète Boileau et l’architecte Mansard ; ils riaient et plaisantaient sans contrainte, avec cette liberté que pouvaient se permettre ces trois sujets du roi, les seuls qui fussent autorisés à entrer dans la chambre royale sans être annoncés.

— Qu’a-t-il donc ce matin ? demanda Boileau à mi-voix avec un signe de tête dans la direction du groupe royal. Je crois que le sommeil ne lui a pas adouci l’humeur.

— Il devient de plus en plus difficile à amuser, dit Racine en secouant la tête. Il faut que je sois chez Mme de Maintenon à trois heures pour voir s’il ne serait pas possible de faire quelques changements dans une scène ou deux de Phèdre.

— Mon ami, dit l’architecte, ne croyez-vous pas que Madame elle-même soit plus capable de l’amuser que votre Phèdre ? Madame est une femme extraordinaire. Elle a de la tête, elle a du cœur… elle a du tact… elle est adorable…

— Oui, il ne lui manque qu’une qualité.

— Laquelle ?

— La jeunesse.

— Peuh ! qu’importent les années si elle n’en paraît pas plus de trente. Quels yeux ! Quels bras ! Et puis lui-même n’est plus un jeune homme.

— Oh ! c’est bien différent. L’âge d’un homme est un incident, l’âge d’une femme est une calamité.

— C’est vrai, mais un jeune homme consulte ses yeux, un homme déjà mûr consulte ses oreilles. Au delà de quarante ans c’est une langue adroite qui fait les conquêtes, en deçà c’est un joli visage.

— Alors, vous êtes d’avis que quarante-cinq ans et de l’adresse peuvent lutter contre trente-neuf et de la beauté ? Eh bien ! quand votre dame aura gagné elle se souviendra sans doute de ceux qui furent les premiers à lui faire la cour. Mais je pense que vous vous trompez, Racine.

— Bien, nous verrons.

— Et si vous vous trompez… Eh bien, cela pourra devenir sérieux pour vous.

— Et pourquoi ?

— La marquise de Montespan a de la mémoire.

— Il se peut qu’avant longtemps, elle n’ait plus que le souvenir de son influence.

— Ne comptez pas trop là-dessus, mon ami. Quand la Fontanges arriva de Provence avec ses yeux bleus et ses cheveux roux, tout le monde disait que Montespan avait eu son temps. Et cependant Fontanges est à six pieds au-dessous de la crypte de Port-Royal et la marquise a passé deux heures avec le roi la semaine dernière. Elle a gagné une fois déjà, et il n’est pas impossible qu’elle gagne encore.

— Elle a affaire à une rivale bien différente. Ce n’est pas une petite niaise provinciale. C’est la femme la plus intelligente de France.

— Allons, Racine, vous connaissez bien notre excellent maître, du moins vous devriez le connaître, car vous avez toujours été près de lui depuis les jours de la Fronde. Croyez-vous qu’il soit homme à se contenter de sermons, ou à passer ses journées aux pieds d’une dame de cet âge, à la regarder pendant qu’elle travaille à sa tapisserie, et à caresser son caniche quand les plus jolis minois et les yeux les plus brillants de France sont aussi nombreux dans ses salons que les tulipes dans un parterre hollandais ? Non, non, ce sera la Montespan et, si ce n’est elle, ce sera quelque beauté plus jeune.

— Mon cher Boileau, je vous dis que son étoile pâlit. Ne savez-vous pas la nouvelle ?

— Quelle nouvelle ?

— Son frère, M. de Vivonne, s’est vu refuser l’entrée.

— Pas possible !

— C’est un fait.

— Quand ?

— Ce matin même.

— De qui le tenez-vous ?

— De Catinat, le capitaine de la garde. Il a reçu l’ordre de l’empêcher d’entrer.

— Ah ! alors le roi a de mauvaises intentions. C’est pourquoi son front est si noir ce matin. Vive Dieu ! si la marquise est vraiment la femme de caractère que l’on dit, il pourrait s’apercevoir qu’il lui aura été plus facile de la prendre que de la quitter.

— Oui ; les Mortemart ne sont pas une race aisée à manier.

— Fasse le Ciel qu’il s’en tire à son honneur !

— Mais quel est ce gentilhomme ? Il a une figure plus rébarbative que celles auxquelles la cour est habituée. Ah ! le roi l’a aperçu et Louvois lui fait signe d’avancer. Par ma foi, il me paraît qu’il serait plus à l’aise sous une tente que sous un plafond décoré.

L’étranger qui avait attiré l’attention de Racine était un petit homme maigre, avez un grand nez aquilin, des yeux gris, durs et sévères qui brillaient sous deux sourcils en broussailles ; son aspect général qui décelait l’âge, les soucis et une longue habitude des intempéries, le faisait paraître au milieu des figures fraîches des courtisans comme un faucon dans une cage d’oiseaux à gai plumage. Il était vêtu de l’habit noir qui était devenu de mode à la cour depuis que le roi avait renoncé aux frivolités et congédié Fontanges, mais la rapière qui pendait à son côté n’était pas une arme de parade ; c’était une bonne lame à garde de cuivre dans un fourreau de cuir dont l’usure prouvait qu’elle avait vu un rude service. Il se tenait près de la porte, son chapeau empanaché de noir à la main, regardant avec une expression de dédain les groupes qui l’entouraient, mais au signe que lui fit le ministre de la guerre il se fraya hardiment un chemin à travers la foule, écartant sans façon de ses coudes ceux qui se trouvaient sur son passage.

Louis avait à un très haut degré la mémoire des physionomies : – Il y a des années que je ne l’avais vu, mais je l’ai reconnu immédiatement, dit-il en se retournant vers son ministre. C’est le comte de Frontenac, n’est-ce pas ?

— Oui, Sire, répondit Louvois, c’est Louis de Buade, comte de Frontenac, et précédemment gouverneur du Canada.

— Nous sommes heureux de vous revoir à notre lever, dit le monarque au moment où le vieux gentilhomme s’inclinait et baisait la main blanche qui lui était tendue. Je pense que les glaces du Canada n’ont pas refroidi votre loyauté.

— La mort seule le pourrait, Sire.

— J’espère alors qu’elle nous demeurera acquise encore de longues années.

Mais tout d’abord, comme les affaires de Dieu ont le pas sur celles de la France, dites-nous où en est la conversion des païens.

— Nous ne pouvons pas nous plaindre, Sire. Les bons pères Jésuites et Récollets ont fait de leur mieux, quoique à vrai dire ils soient, les uns et les autres, toujours trop disposés à abandonner les choses de l’autre monde pour se mêler des affaires de celui-ci.

— Que dites-vous de cela, mon père ? demanda Louis, avec un clignement d’œil à son confesseur Jésuite.

— Je dis, Sire, que, quand les affaires de ce monde sont liées à celles de l’autre, il est du devoir d’un bon prêtre, comme de tout bon catholique de les bien diriger.

— Cela est très vrai, Sire, dit de Frontenac, dont les joues bronzées se teintèrent de rouge, mais aussi longtemps que Votre Majesté m’a fait l’honneur de confier ces affaires à ma direction, je n’ai voulu admettre aucune intervention de qui que ce fût, qu’il eût un manteau ou une soutane sur les épaules.

— Assez, monsieur, assez ! dit Louis sévèrement. Je vous ai demandé des nouvelles des missions.

— Elles sont prospères, Sire. Les Iroquois au Sault et dans la montagne, les Hurons à Lorette, et les Algonquins le long de la rivière, depuis Tadousac, à l’Est, jusqu’à Sault-la-Marie, et même jusques aux grandes plaines des Dacotahs, ont tous pris la croix. Marquette a descendu la rivière de l’Ouest pour prêcher parmi les Illinois, et les Jésuites ont porté l’Évangile aux guerriers de la Maison-Longue, dans leurs wigwams, à Onon laya.

— Je puis dire, en outre, à Votre Majesté, dit le Père La Chaise, qu’en même temps que la vérité ils y ont trop souvent laissé la vie.

— Oui, Sire, c’est vrai, dit M. de Frontenac. Votre Majesté ne manque pas de braves dans ses domaines, mais elle n’en a pas de plus braves que ceux-là. Je les ai vus revenir des villages iroquois, du fleuve Richelieu, avec les ongles arrachés, les mains mutilées, des trous noirs à la place des yeux, des cicatrices sur tout le corps, aussi nombreuses que les fleurs de lis sur ce rideau. Cependant, après un mois de soins chez les bonnes Ursulines, ils ont repris le chemin du pays indien où les chiens eux-mêmes ont été effrayés à la vue de leurs visages défigurés et de leurs membres tordus.

— Et vous avez souffert cela, monsieur, s’écria Louis d’un ton de colère. Vous avez laissé vivre ces infâmes assassins ?

— J’ai demandé des troupes, Sire !

— Je vous en ai envoyé.

— Un régiment.

— Le Carignan-Salière. Je n’en ai pas de meilleur dans mon service.

— Mais il en faut davantage, Sire.

— Il y a les Canadiens eux-mêmes. N’avez-vous pas une milice ? Ne pouviez-vous pas lever des troupes en nombre suffisant pour punir ces infâmes meurtriers des prêtres de Dieu ? J’avais toujours cru comprendre que vous étiez un soldat.

Les yeux de Frontenac lancèrent des éclairs et une réponse vive sembla un instant trembler sur ses lèvres, mais le farouche vieillard fit un effort pour se contenir.

— Votre Majesté, dit-il, saura si je suis un soldat ou non, en interrogeant ceux qui m’ont vu à Senelle, à Mulhouse, à Salzbach et en vingt autres lieux où j’ai eu l’honneur de défendre la cause de Votre Majesté.

— Vos services n’ont pas été oubliés, dit Louis… Au surplus, je regrette de vous avoir fait de la peine… Nous nous occuperons de l’affaire dans notre Conseil.

— Cela me réchauffe le cœur de vous entendre parler ainsi, s’écria le vieux gouverneur. Il y aura de la joie le long des rives du Saint-Laurent dans le cœur des blancs et des rouges, quand ils sauront que leur bon père de l’autre côté de l’eau pense à eux.

— N’attendez pas trop cependant, car le Canada nous a coûté cher, et nous avons beaucoup de charges en Europe… Au fait, quel est votre avis, Frontenac, reprit Louis en baissant la voix de façon à n’être entendu que du comte, de Louvois et du cercle royal, quelle force serait nécessaire pour chasser les Anglais du Canada ? Un régiment, deux régiments et peut-être une frégate ou deux ?

Mais l’ancien gouverneur secoua sa tête grise.

— Vous ne les connaissez pas, Sire, dit-il. Ce sont de rudes gens. Nous autres au Canada, avec toute votre gracieuse aide, nous avons eu de la peine à tenir contre eux. Et cependant ces hommes n’ont reçu aucun secours ; ils n’ont rencontré que des difficultés, le froid, les maladies, des terres incultes, des guerres contre les Indiens, mais ils ont prospéré et ils se sont multipliés à un tel point que les bois s’éclaircissent devant eux comme la glace fond au soleil, et aujourd’hui les cloches de leurs églises sonnent là où hier encore on entendait le hurlement des loups. Ce sont des gens de nature calme, lents à se mettre en guerre, mais une fois qu’ils ont commencé à se battre on ne peut plus les retenir. Pour mettre le Nouveau Monde entre les mains de Votre Majesté je vous demanderais quinze mille de vos meilleures troupes et vingt vaisseaux de ligne.

Louis bondit de son fauteuil et saisit sa canne avec un mouvement d’impatience.

— Vous devriez prendre modèle sur ces gens qui vous semblent si formidables, dit-il, et les imiter dans leur excellente habitude d’agir par eux-mêmes. L’affaire peut rester pendante jusqu’à notre Conseil. L’heure de la chapelle a sonné, et toutes choses doivent attendre jusqu’à ce que nous ayons rendu nos devoirs au Ciel.

Prenant un missel des mains d’un page, il se dirigea vers la porte d’un pas aussi rapide que le lui permettaient ses hauts talons, tandis que les courtisans faisaient la haie sur son passage, pour se former ensuite derrière lui en cortège suivant l’ordre de préséance.