Les Réfugiés/XIV

La bibliothèque libre.
Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 175-181).

CHAPITRE XIV

LA DERNIÈRE CARTE

Mme de Montespan était restée confinée dans ses appartements, l’esprit inquiet de la disparition du roi, mais craignant de faire paraître son anxiété en paraissant à la cour ou en cherchant à savoir ce qui s’était passé. Tandis qu’elle demeurait ainsi dans l’ignorance de l’effondrement soudain et complet de sa fortune, elle avait un agent actif et énergique qui avait suivi avec la plus grande attention toutes les phases des événements : M. de Vivonne, que la disgrâce de sa sœur menaçait dans ses propres intérêts. Rien ne lui avait échappé, ni les figures désolées de Monsieur et du Dauphin, ni la visite de Bossuet et du Père La Chaise à Mme de Maintenon, ni l’air de triomphe de celle-ci lorsqu’elle était sortie de chez le roi. Il avait vu Bontemps aller à la recherche de Catinat et de son ami. Il les avait entendus donner l’ordre de tenir leurs chevaux prêts dans deux heures. Mais ce fut seulement lorsqu’il apprit d’un domestique que l’ordre avait été donné de préparer une chambre pour Monseigneur de Paris qu’il comprit combien imminent était le danger.

Mme de Montespan avait passé l’après-midi étendue sur un sofa, et de fort mauvaise humeur. Mille craintes et mille soupçons s’agitaient dans sa tête. Qu’était devenu le roi ? Il lui avait marqué quelque froideur hier. Aujourd’hui, il n’était pas venu du tout.

Ah ! une porte qui s’ouvre et un pas rapide dans l’antichambre ! C’était lui peut-être, ou au moins un messager avec un mot de lui.

Mais non ! ce fut son frère qui entra, l’œil morne et la figure allongée d’un homme qui apporte de mauvaises nouvelles. Il poussa le verrou lorsqu’il fut entré, puis traversant la chambre il alla faire de même à la porte communiquant avec le boudoir.

— Nous n’avons pas à craindre les importuns maintenant, dit-il d’une voix haletante. Avez-vous repu des nouvelles du roi ?

— Aucune.

Elle s’était relevée et le regardait toute pâle.

— L’heure est venue d’agir, Françoise. C’est le moment où les Mortemart se sont toujours montrés à leur avantage. N’attendez pas que le coup vous frappe, mais préparez-vous à le recevoir.

— Qu’y a-t-il ? articula-t-elle à grand’peine.

— Le roi est résolu à épouser Mme de Maintenon.

— La gouvernante ! La veuve Scarron ! C’est impossible.

Elle lança son bras avec un geste de dédain et partit d’un éclat de rire bruyant et amer.

— Vous vous effrayez trop facilement, mon frère, dit-elle. Ah ! vous ne connaissez pas votre petite sœur. Peut-être si vous n’étiez pas mon frère, auriez-vous une plus haute opinion de ce qu’elle peut faire. Donnez-moi un jour, un seul jour, et vous verrez Louis, l’orgueilleux Louis, baiser le bas de ma jupe et me demander pardon de cette injure. Je vous dis qu’il ne peut pas briser les liens qui le retiennent. Tout ce que je demande, c’est un jour pour le ramener à moi.

— Mais ce jour, vous ne pouvez pas l’avoir !

— Pourquoi ?

— Le mariage a lieu cette nuit.

— Vous êtes fou, Charles.

— J’en suis sûr.

Et en quelques mots il lui apprit tout ce qu’il avait vu et entendu. Elle l’écoutait avec un air de fureur contenue et les poings serrés. Mais ce qu’il avait dit des Mortemart était la vérité. Ils étaient d’une race qui aimait la lutte, et c’était surtout au moment de l’action qu’ils étaient redoutables. La haine, bien plus que la consternation, était le sentiment qui remplissait son cœur, tandis qu’elle écoutait son frère, et toute l’énergie de sa nature se concentrait pour affronter la crise.

— Je veux aller le trouver, s’écria-t-elle en se dirigeant vers la porte,

— Non, non, Françoise, croyez-moi. Des ordres sévères ont été donnés pour que personne n’approche du roi, et je ne veux pas que ma sœur se fasse la risée de la cour, en essayant de pénétrer de force dans la chambre d’un homme qui la repousse.

Une rougeur monta aux joues de sa sœur à ces paroles, et elle s’arrêta hésitante.

— Si j’avais un jour seulement, Charles, je suis sûre que je le ramènerais à moi. Il a subi l’influence de ce jésuite qui se mêle de tout ou du pompeux Bossuet, peut-être. Je les vois agitant les feux de l’enfer devant ses yeux imbéciles, comme on agite une torche devant un taureau pour l’écarter. Ah ! si je pouvais déjouer leurs desseins ce soir ! Cette femme, cette maudite femme, cette vipère venimeuse que j’ai réchauffée dans mon sein ! Oh ! j’aimerais mieux le voir mort que marié avec elle ! Non, cela ne se fera pas, Charles ! Je dis que cela ne se fera pas ! Je donnerai n’importe quoi, tout pour l’empêcher. Voyez-vous une chance possible ?

— Oui, une seule. Mais le temps presse, et il me faut de l’argent.

— Combien ?

— Je n’aurai jamais trop. Tout ce que vous pourrez me donner.

Avec des mains tremblantes elle ouvrit un meuble secret dans le mur, où elle cachait ce qu’elle avait de précieux, et son frère aperçut par-dessus son épaule un véritable brasier étincelant de bijoux : rubis, émeraudes, diamants se mêlaient en un tas rutilant et éblouissant, riche moisson récoltée de la générosité du roi pendant plus de quinze ans. D’un côté étaient trois tiroirs superposés. Elle ouvrit le dernier, il était rempli jusqu’au bord de pièces d’or.

— Prenez ce que vous voudrez, dit-elle. Et maintenant quel est votre plan ? Vite !

Il prit l’or à pleines mains et en bourra les poches de son habit. Les pièces glissaient entre ses doigts et roulaient sur le parquet, mais il ne s’en occupait pas.

— Votre plan ? répéta-t-elle.

— Il faut empêcher l’archevêque d’arriver ici. Le mariage sera remis à demain soir et vous aurez le temps d’agir.

— Mais comment l’empêcher 7

— Il y a à la cour une douzaine de bonnes rapières que l’on peut acheter pour moins d’argent que je n’en ai dans une seule poche. Il y a de la Touche, le jeune Tuberville, le vieux major Despard, Raymond de Carnac et les quatre Latour. Je vais les rassembler et attendre sur la route.

— Un guet-apens contre l’archevêque ?

— Non, contre les messagers.

— Oh ! parfait. Vous êtes la perle des frères. Si le message ne parvient pas à Paris, nous sommes sauvés. Allez, allez, ne perdez pas un moment, mon cher Charles.

— C’est très bien, Françoise, mais quand nous nous serons emparés d’eux, qu’en ferons-nous ? Nous risquons notre tête dans cette affaire. Après tout, ce sont les messagers du roi, et nous ne pouvons guère leur passer nos épées au travers du corps. Le plus sage, le plus que nous puissions faire, c’est de les garder en lieu sûr.

— Mais où ?

— J’ai une idée ! Il y a le château du marquis de Montespan à Portillac.

— De mon mari ? Mon plus mortel ennemi ! Oh ! Charles, vous ne parlez pas sérieusement ?

— Au contraire, je n’ai jamais été plus sérieux. Le marquis était à Paris hier, et n’est pas encore rentré. Avez-vous la bague portant ses armes ?

Elle chercha parmi ses bijoux et prit une bague ornée d’un gros chaton gravé.

— Cette clef nous ouvrira la porte. Quand le brave Marceau, l’intendant, la verra, tous les donjons du château seront à notre disposition. Du reste, nous n’avons pas le choix. Il n’y a pas d’autre lieu où nous puissions les garder en sûreté.

— Et quand mon mari reviendra ?

— Il sera peut-être embarrassé de ses prisonniers, et le complaisant Marceau pourra bien passer un mauvais quart d’heure. Mais tout cela ne durera pas une semaine, et j’ai assez de confiance en vous, ma petite sœur, pour penser qu’il ne vous faudra pas ce temps pour terminer la campagne. Pas un mot de plus, chaque minute est précieuse. Adieu, Françoise. Je vous enverrai un messager ce soir pour vous faire savoir comment la Fortune nous aura traités.

Il lui prit affectueusement la tête, l’embrassa et sortit.

Après le départ de son frère, Mme de Montespan passa des heures à arpenter sa chambre, les poings toujours serrés, les yeux brillants de colère, toute son âme consumée de jalousie et de haine pour sa rivale. Dix heures, onze heures, minuit sonnèrent, et elle attendait toujours, brûlée d’impatience, l’oreille au guet, pour écouter le bruit des pas du messager qui devait lui apporter des nouvelles. Elle perçut enfin un pas rapide dans le corridor, elle entendit un coup frappé à la porte de l’antichambre et des paroles échangées avec son page noir. Tremblante d’impatience, elle se précipita et prit elle-même le billet des mains du cavalier poudreux. Il n’y avait que cinq mots griffonnés à la hâte sur un bout de papier froissé, mais ils suffirent pour ramener la couleur à ses joues et un sourire sur ses lèvres. C’était l’écriture de son frère, et elle lut : « L’archevêque ne viendra pas cette nuit. »