Les Réfugiés/XIX

La bibliothèque libre.
Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 224-229).

CHAPITRE XIX

DANS LE CABINET DU ROI

Pendant que ses messagers se laissaient ainsi surprendre par Vivonne et sa bande, le roi était assis, seul dans son cabinet. Au-dessus de sa tête brûlait une lampe parfumée tenue par quatre petits amours en cristal que maintenaient quatre chaînes d’or. Le mobilier d’ébène incrusté d’argent, le riche tapis de la Savonnerie, les soies de Tours, les tapisseries des Gobelins, les garnitures d’or et les fines porcelaines de Sèvres, tout ce que la France pouvait produire de plus riche et de plus luxueux était réuni entre ces quatre murs. Et au milieu de toute cette opulence était assis le maître, le menton appuyé dans sa main, le coude sur la table, les yeux fixés au mur, le regard absent, l’air pensif et absorbé.

Et tout son passé remontait dans sa mémoire, avec l’irréparable de sa jeunesse envolée. Des accès de goutte, d’inquiétants vertiges venaient à chaque instant lui rappeler qu’il était déjà sur l’autre penchant de la colline. Et pas un seul ami véritable, pas un seul, dans son pays, dans sa cour, dans sa propre famille même, à l’exception de la femme qu’il allait épouser cette nuit ; mais celle-là comme elle était sincère et vraie, et bonne et digne ! Avec elle il pouvait espérer effacer par la gloire des années qui lui restaient encore à vivre les erreurs et les folies du passé. Si cet archevêque pouvait ne pas tarder afin qu’il pût être bien sûr qu’elle serait à lui, pour la vie !

Un coup fut frappé à la porte, et Bontemps se montra dans l’embrasure.

— L’évêque est arrivé, Sire.

— Très bien, Bontemps. Priez madame de se rendre ici, et donnez l’ordre aux témoins de se réunir dans l’antichambre.

Comme le valet se retirait, Louvois entrait, hautain et majestueux. Le roi se tourna vers son ministre :

— Je désire que vous soyez mon témoin, Louvois.

— Témoin de quoi, Sire ?

— De mon mariage.

Le ministre eut un haut-le-corps.

— Quoi, Sire ! Déjà ?

— À l’instant même. Dans cinq minutes.

— Très bien, Sire.

Le malheureux courtisan fit tous ses efforts pour prendre un air joyeux, mais la nuit avait été pleine d’ennuis pour lui, et se voir forcé de contribuer à faire de son ennemie la femme du roi, c’était le comble de l’amertume.

Pendant ce temps les préparatifs avaient été menés rapidement dans la petite chambre où brûlait la lampe rouge, devant la statue de la Vierge. Françoise de Maintenon se tenait au milieu de la pièce. Elle était vêtue d’une robe de brocart blanc, garnie de serge argent et de riche dentelle au point d’Alençon. Trois femmes allaient et venaient autour d’elle, se croisant, se baissant, se relevant, retouchant ici et là, ajoutant une épingle, refaisant un nœud, se reculant pour juger de l’effet.

— Là ! dit l’habilleuse, en donnant un dernier coup à une rosette de soie grise. Je pense que cela ira, Majes…, madame.

— Mes goûts ne me portent guère vers la toilette, dit la dame, cependant je tiens à ce qu’il me trouve bien mise.

— Oh ! madame est facile à habiller. Madame est admirablement faite. Quelle toilette ne paraîtrait jolie avec un cou, une taille et un bras comme ceux de madame pour la faire ressortir ? Quelles difficultés nous éprouvons quand il nous faut refaire le corps en même temps que nous faisons la toilette ! Voilà la princesse Charlotte Élisabeth. Elle est petite, mais très forte. C’est incroyable comme elle est épaisse. Il lui faut plus d’étoffe que pour madame, bien qu’elle soit d’une bonne tête plus petite.

Mais Mme de Maintenon n’écoutait guère le bavardage de l’habilleuse. Ses yeux étaient fixés sur la statue, et ses lèvres murmuraient une prière suppliant Dieu de la rendre digne des hautes destinées auxquelles il l’avait appelée si soudainement. Un coup frappé à la porte vint interrompre sa prière.

— C’est Bontemps, madame, dit Mlle Nanon. Il dit que le roi est prêt.

— Alors nous ne le ferons pas attendre. Venez, mademoiselle, et que Dieu bénisse l’acte que nous allons accomplir.

Le petit groupe s’assembla dans l’antichambre du roi, et se rendit de là à la chapelle particulière. Devant marchait le majestueux évêque tout gonflé de l’importance de sa fonction, les doigts entre les pages de son missel à la rubrique de matrimoniis. Près de lui se tenaient son aumônier et deux petits serviteurs de la cour en soutanes rouges et en surplis, portant des torches illuminées. Le roi et Mme de Maintenon marchaient l’un près de l’autre, elle calme et réservée, les yeux baissés, lui les joues un peu empourprées, le regard nerveux et furtif, comme un homme qui a conscience qu’il traverse une des grandes crises de sa vie. Derrière eux, dans un silence solennel, suivait un petit cortège de témoins choisis, le maigre et silencieux Père La Chaise, Louvois, dont le regard haineux et narquois ne quittait pas la mariée, le marquis de Charmarante, Bontemps et Mlle Nanon.

Comme ils avançaient lentement à travers les galeries et les salons conduisant à la chapelle, les yeux du roi se portèrent sur les portraits de ses ancêtres et de ses parents qui garnissaient les murs. Au moment où il passait devant celui de la reine défunte, Marie-Thérèse, il tressaillit et eut un mouvement d’horreur.

— Mon Dieu, murmura-t-il, elle a froncé le sourcil et m’a craché au visage.

Mme de Maintenon posa sa main sur sa manche.

— Ce n’est rien, Sire, murmura-t-elle d’une voix caressante. C’est le tremblement de la lumière sur la peinture.

Cette voix produisit sur lui son effet habituel. L’expression hagarde de ses yeux s’évanouit et mettant sa main dans celle de sa compagne il se remit résolument en marche. Quelques minutes plus tard ils étaient devant l’autel et les paroles qui devaient les unir pour toujours furent prononcées. Comme ils revenaient, il y eut un bourdonnement de félicitations autour de la dame, au doigt de laquelle scintillait l’anneau de l’épouse. Elle était toujours calme et pâle, mais le sang affluait avec force à ses tempes, et elle songeait : je suis reine de France maintenant, reine ! reine ! reine !…

Mais une ombre s’approcha de sa joie et une voix murmura dans son oreille :

— Souvenez-vous de la promesse que vous avez faite à l’Église.

Elle tressaillit, et se retourna pour rencontrer le visage émacié du Jésuite.

— Votre main est glacée, dit Louis. Partons, nous sommes restés trop longtemps dans cette chapelle froide et triste.