Les Réfugiés/XVII

La bibliothèque libre.
Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 200-209).

CHAPITRE XVII

LE DONJON DE PORTILLAC

Les cavaliers ne furent pas moins étonnés que Catinat quand après avoir dépouillé l’homme qu’ils venaient de saisir de son vêtement de postillon, ils aperçurent l’habit sombre du jeune Américain et reconnurent le messager qu’ils avaient cru perdu.

— Mille tonnerres, s’écria l’un d’eux, c’est l’homme que ce vantard de Latour voulait nous faire passer comme mort.

— Mais comment est-il ici ?

— Et où est Étienne Arnauld ?

— Il l’a poignardé. Ne voyez-vous pas la place du coup de poignard dans l’habit.

— Oui, et regardez sa main. Il l’a tué et a pris son chapeau et sa tunique.

— Vive Dieu, s’écria le vieux Despard, je n’ai jamais beaucoup aimé le vieil Étienne, mais j’ai vidé plus d’une bouteille de vin avec lui et je me charge de le venger. Passons ces rênes autour du cou de ce gaillard, et pendons-le à cet arbre.

Plusieurs mains se mirent en mesure de dételer le cheval mort, quand Vivonne arriva et les arrêta.

— C’est votre vie que vous jouez si vous le touchez, dit-il.

— Mais il a assassiné Étienne Arnauld.

— Nous réglerons cette affaire plus tard. Ce soir il est le messager du roi. L’autre est en sûreté ?

— Il est là.

— Liez-moi cet homme et mettez-le à côté de lui.

— Débarrassez le cheval mort de son harnais. Là, maintenant, Garnac, mettez votre cheval à sa place. Vous monterez sur le siège et vous conduirez. Nous ne sommes pas loin maintenant.

Le changement s’effectua rapidement. Amos Green fut jeté dans la voiture à côté de Catinat et l’équipage remonta à grand’peine la côte rapide qu’il avait descendue si vivement.

L’Américain n’avait pas prononcé une parole depuis sa capture, et était resté impassible, les bras croisés sur sa poitrine pendant que son sort était en discussion. Lorsqu’il se retrouva seul avec son compagnon, la parole lui revint pour se plaindre que la fortune l’eût trahi.

— Ces maudits chevaux ! grommela-t-il. Un cheval d’Amérique se serait jeté à l’eau comme un canard. Combien de fois ai-je fait traverser l’Hudson à ma vieille jument Sagamore ! Une fois le fleuve franchi, nous avions la route libre jusqu’à Paris.

— Mon cher ami, dit Catinat, en posant ses mains entravées sur celles de son camarade, me pardonnerez-vous de vous avoir traité comme je l’ai fait sur la route ?

— Bah ! je n’ai même pas pensé à cela.

— Vous aviez mille fois raison : je n’ai été, comme vous le disiez, qu’un sot, un triple sot. Vous vous êtes conduit noblement avec moi. Mais comment avez-vous fait ? Jamais je n’ai été aussi étonné que lorsque je vous ai reconnu.

Amos Green se mit à rire.

— Je me figurais bien quelle aurait été votre surprise si vous aviez su qui vous conduisait. Quand j’ai été jeté à bas de mon cheval je suis resté tranquille sur place, autant pour reprendre mon souffle que parce que je jugeais plus prudent de faire le mort que me relever avec toutes ces épées qui me cliquetaient dans les oreilles. Puis, quand ils m’ont quitté pour s’occuper de vous, je me suis glissé dans le fossé, que j’ai suivi en rampant ; ensuite, j’ai traversé la route en me tenant dans l’ombre des arbres, et je suis arrivé près de la voiture avant même qu’ils se doutassent que j’étais parti. J’ai vu tout de suite qu’il n’y avait qu’un moyen de vous être utile. Le cocher se détournait pour regarder ce qui se passait derrière lui. J’ai tiré mon couteau. J’ai sauté sur la roue de devant et je lui ai cloué la langue pour toujours.

— Quoi ! il n’a pas poussé un cri !

— Ce n’est pas pour rien que j’ai vécu parmi les Indiens.

— Et puis ?

— Je l’ai jeté dans le fossé et j’ai mis son habit et son chapeau. Je ne l’ai pas scalpé !

— Scalpé, grand Dieu ! mais ces choses-là ne se font que chez les sauvages.

— Aussi me suis-je abstenu. J’avais à peine rassemblé les rênes que toute la bande était là et ils vous ont fourré dans la voiture. Je n’avais pas peur d’être reconnu par eux, mais je craignais de ne pas savoir quelle route prendre, ce qui leur aurait donné l’éveil. Ils m’ont tiré d’embarras en plaçant trois cavaliers en tête, aussi tout alla bien jusqu’au moment où j’ai trouvé le chemin de traverse et je m’y suis engagé. Nous leur aurions échappé si ce coquin n’avait pas blessé le cheval et si ces maudites bêtes n’avaient pas eu peur de l’eau.

Le mousquetaire pressa de nouveau les mains de son ami : — Bien pensé et bien agi, dit-il, vous êtes un brave et loyal compagnon.

— Et maintenant ? demanda l’Américain.

— Je m’imagine que ces hommes nous conduisent dans quelque lieu où ils nous tiendront enfermés jusqu’à ce que l’affaire soit éventée.

— Eh bien, ils n’ont qu’à prendre leurs précautions, alors.

— Pourquoi ?

— Ils pourraient bien ne pas nous trouver quand ils auront besoin de nous.

— Que voulez-vous dire ?

Pour toute réponse l’Américain se tortilla une seconde et leva ses deux mains libres devant les yeux de son camarade étonné.

— Mais c’est la première chose que l’on apprend aux gamins dans un wigwam indien. Je me suis déjà débarrassé de plus d’une lanière de Huron en peau fraîche, et il n’est pas probable qu’une courroie d’étrier à moitié usée soit capable de me retenir. Ôtez vos mains de là-dedans. En quelques adroites secousses il relâcha les liens de Catinat qui put dégager ses mains… Vos pieds maintenant… Ils verront qu’il est plus facile de nous prendre que de nous garder.

Mais à ce moment la voiture commençait à ralentir sa vitesse, et le bruit des pas des chevaux qui les précédaient avait cessé tout d’un coup. Jetant un coup d’œil à travers les portières, les prisonniers virent une énorme construction toute noire qui se dressait devant eux, si haute et si large que la nuit l’enveloppait de toutes parts. Ils étaient arrêtés en face d’un grand portail, et les lanternes de la voiture jetaient leur lueur sur une énorme porte en bois munie de lourds verrous. Dans la partie supérieure de la porte était une petite ouverture carrée grillagée de fer, et par cette ouverture ils ne tardèrent pas à apercevoir d’abord la lumière diffuse d’un falot, puis une face barbue qui cherchait à distinguer les objets du dehors. Vivonne, se haussant sur ses étriers, avança la tête vers le grillage, mais les prisonniers ne purent saisir une parole dans la conversation qu’il engagea avec le portier. Ils virent seulement qu’il montrait une bague et que la face barbue faisait des signes d’assentiment. Un instant après la tête disparut, la porte tourna en grinçant sur ses gonds et la voiture s’engagea sous la voûte, suivie de Vivonne seul, le reste de l’escorte restant au dehors. Un groupe d’hommes à figures patibulaires entoura l’équipage, et les prisonniers furent tirés de la voiture assez rudement. À la lueur des torches qui les éclairaient ils distinguèrent des murs crénelés et des tourelles. Un gros homme à face barbue se tenait au centre du groupe d’hommes armés et leur donnait des ordres.

— Au donjon principal, Simon, criait-il. Vous mettrez deux bottes de pailles, un pain et une cruche d’eau, jusqu’à ce que nous ayons les ordres de notre maître.

— J’ignore qui est votre maître, dit Catinat, mais je vous demanderai, à vous, de quel droit il ose arrêter deux messagers du roi voyageant pour son service.

— Par Saint-Denis, si mon maître a joué un tour au roi, il n’a fait que lui rendre la monnaie de sa pièce, répondit l’homme avec un gros rire. Mais pas de discussion. Emmenez-les, Simon, vous me répondez d’eux.

Ce fut en vain que Catinat se fâcha et menaça des châtiments les plus terribles tous ceux qui avaient pris part à son arrestation. Il fut entraîné de force par un passage dallé derrière un petit homme portant un trousseau de clefs dans une main et une lanterne dans l’autre. On leur avait entravé de nouveau les pieds de sorte qu’ils ne pouvaient avancer qu’à tout petits pas. Ils traversèrent trois corridors avec trois portes que l’on refermait avec soin derrière eux. Puis ils montèrent un escalier de pierre dont les marches étaient usées au centre par les pieds de générations de prisonniers et de geôliers. Finalement on les poussa dans une petite cellule carrée, où furent jetées après eux deux bottes de paille. Un instant après une lourde clef tourna dans la serrure, et ils furent laissés à leurs méditations.

Et elles n’étaient pas gaies pour Catinat, ces méditations. Un coup de la fortune avait fait sa situation à la cour, et maintenant un autre coup la ruinait. Il aurait beau donner des raisons et expliquer son insuccès. Il connaissait bien son royal maître. Très généreux quand ses ordres étaient obéis, il était inexorable quand ils étaient mal remplis. Il ne supportait pas plus un homme malheureux qu’un homme négligent. Catinat se sentit un profond découragement au cœur en pensant à sa carrière brisée. Et puis il y avait sa famille à Paris, sa douce Adèle, son vieil oncle qui avait été comme un père pour lui. Qui les protégerait dans leurs ennuis, maintenant qu’il avait perdu le crédit qui aurait pu les mettre à l’abri des persécutions ? Il serra les poings à cette pensée et se jeta sur le lit de paille à peine visible dans la lumière diffuse que laissait pénétrer l’unique fenêtre.

Mais son énergique camarade ne s’était pas laissé aller à l’abattement. Dès que la porte se fut refermée il se débarrassa de ses liens et se mit à explorer les murs et le plancher pour se rendre compte de la physionomie des lieux. Son examen se termina par la découverte d’une petite cheminée dans un coin, et de deux grossières billes de bois, qui semblaient avoir été mises là pour servir d’oreillers aux prisonniers. S’étant assuré que la cheminée était trop étroite pour y passer même la tête, il poussa les deux morceaux de bois vers la fenêtre, et les posant l’un sur l’autre, il put atteindre les barreaux qui la garnissaient. Il plaça un de ses pieds sur une aspérité du mur et put se hisser assez haut pour plonger dans la cour qu’ils venaient de quitter. Il vit la voiture de Vivonne qui ressortait par le portail et il entendit le bruit des pas des cavaliers qui s’éloignaient. L’intendant et ses acolytes avaient disparu, les torches aussi étaient éteintes, et sauf le pas mesuré de deux sentinelles à vingt pieds au-dessous de lui, tout était redevenu silencieux dans le grand château.

Malgré la posture incommode où il était, tous les muscles de ses bras tendus, ses yeux parcouraient avec étonnement et admiration la longue ligne de murs crénelés, hérissée de tourelles et de refuges qui se dressaient froids et silencieux sous le clair de lune.

La fenêtre eût été assez large pour lui permettre d’y passer le corps, s’il n’y avait eu les barres de fer. Il les secoua et appuya dessus de tout son poids, mais elles étaient aussi grosses que son pouce et solidement fixées dans la pierre. Il essaya d’entamer le scellement avec son couteau. C’était du ciment, uni comme une glace et dur comme du marbre ; son couteau lui tourna dans la main quand il l’attaqua. Il se laissa retomber sur le sol, et il était en train de réfléchir aux meilleurs moyens de se tirer de là quand son attention fut attirée par un soupir de son compagnon.

— Vous paraissez malade, ami, dit-il.

— Malade d’esprit, murmura l’autre. Oh ! le maudit sot que je suis !

— Vous avez quelque chose sur l’esprit ? dit Amos Green en s’asseyant sur une des pièces de bois. Qu’est-ce qu’il y a donc ?

Le mousquetaire fit un mouvement d’impatience.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Comment pouvez-vous le demander, quand vous connaissez aussi bien que moi le misérable échec de ma mission. C’était la volonté du roi que l’archevêque de Paris les mariât. La volonté du roi est la loi. Il devrait être au palais maintenant. Ah ! mon Dieu. Je vois le roi attendant dans son cabinet, je vois Mme de Maintenon attendant, je les entends parler du malheureux Catinat…

Il s’enfonça la tête dans les mains.

— Je vois tout cela, dit l’Américain avec un grand calme, et je vois quelque chose encore.

— Quoi donc ?

— Je vois l’archevêque les unissant.

— L’archevêque ! Vous êtes fou.

— C’est possible, mais je le vois.

— Il est impossible qu’il ait pu venir au palais.

— Au contraire, il y est arrivé il y a une demi-heure environ.

Catinat se leva d’un bond.

— Au palais ! cria-t-il. Qui donc a remis mon message ?

— Moi, dit Amos Green.