Les Réfugiés/XXIII

La bibliothèque libre.
Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 259-274).

CHAPITRE XXIII

LA CHUTE DES CATINAT

Deux jours après le mariage du roi et de Mme de Maintenon, se tint dans la modeste chambre de celle-ci une réunion dont le résultat devait causer des misères indescriptibles à des centaines de milliers de braves gens.

Le temps était venu où l’Église allait exiger de Mme de Maintenon qu’elle remplît la promesse faite. Ses joues pâles et ses yeux pleins de tristesse montraient combien avaient été vains ses efforts pour faire taire son cœur et résister aux arguments des bigots qui l’entouraient. Elle connaissait bien les huguenots de France. Et qui mieux qu’elle pouvait les connaître, lorsqu’elle-même était d’une famille huguenote, et avait été élevée dans leur religion ? Elle connaissait leur patience, leur noblesse, leur indépendance, leur ténacité. Quelle chance y avait-il qu’ils se conformassent au désir du roi ? Si leur religion cessait d’être tolérée, ou s’ils persistaient à y rester fidèles, ils devraient fuir le pays ou se résoudre à accepter une vie pire que la mort, à manier la rame sur les vaisseaux du roi ou à travailler la chaîne au cou sur les routes de France. C’était une alternative terrible pour une population si nombreuse qu’elle formait à elle seule une petite nation. Et ce qu’il y avait de plus terrible pour Mme de Maintenon, c’est que c’était elle qui devait requérir contre ceux de son propre sang. Elle avait donné sa parole et le temps était venu de la tenir.

L’éloquent évêque de Meaux, Bossuet, était là avec Louvois, le ministre de la guerre et le fameux jésuite, le Père La Chaise, chacun entassant arguments sur arguments pour vaincre les hésitations du roi. Près d’eux se tenait debout un autre petit prêtre, si décharné, si pâle qu’on eût pu croire qu’il venait de se lever de son lit de mort, mais ses grands yeux noirs brillaient de lueurs farouches, et ses mâchoires serrées, ses sourcils rapprochés, indiquaient chez cet homme une résolution terrible et indomptable. Mme de Maintenon, penchée sur sa tapisserie, mêlait les soies voyantes sans prononcer une parole, tandis que le roi, la tête appuyée sur sa main, écoutait de l’air d’un homme qui sait l’inutilité de toute résistance, certain qu’il sera obligé d’accepter la décision prise. Sur la petite table était posée une feuille de papier avec de l’encre et une plume : c’était l’ordre de révocation, et il n’y manquait plus que la signature du roi pour en faire la loi du pays.

— Ainsi, mon père, vous êtes d’avis que si j’écrase l’hérésie j’assurerai mon propre salut dans l’autre monde ? demanda-t-il.

— Vous aurez mérité une récompense.

— C’est aussi votre avis, l’évêque ?

— Assurément, Sire.

— Et vous, l’abbé du Chayla ?

Le petit prêtre prit la parole pour la première fois ; une teinte rouge se répandit sur ses joues terreuses, et une lueur plus vive flamba dans ses yeux caves.

— Je ne puis pas vous dire que votre salut soit assuré, Sire ; il faudrait en savoir plus que je ne sais pour l’affirmer. Mais ce qui est absolument hors de doute, c’est votre damnation si vous n’agissez pas.

Le roi se redressa avec colère et regarda le prêtre en fronçant le sourcil.

— Vous avez des façons de parler auxquelles je ne suis pas habitué, dit-il.

— Dans une affaire de cette nature, il serait cruel de vous laisser dans le doute et de ne pas vous parler franchement. Je vous répète que le salut de votre âme est en jeu. L’hérésie est un péché mortel.

— Mon père et mon grand-père ont toléré les hérétiques.

— Alors, à moins d’une grâce spéciale de Dieu, votre père et votre grand-père brûlent en ce moment dans les flammes de l’enfer.

— Insolent ! s’écria le roi en se levant d’un bond.

— Sire, rien ne m’empêchera de dire ce qui est vrai, fussiez-vous roi cinquante fois. Regardez ! Est-ce que ces membres sont ceux de quelqu’un qui a peur de proclamer ce qui est la vérité ?

D’un mouvement brusque ; il releva les amples manches de sa robe, et découvrit deux bras sur lesquels il n’y avait plus aucune chair. Les os, recouverts d’une peau luisante, plissée et crevassée étaient noueux et tordus comme des branches d’arbres morts.

Louvois lui-même, l’homme le plus dur de la cour, et les deux autres prêtres frissonnèrent à la vue de ces membres informes. Il les leva au-dessus de sa tête et tourna ses yeux brûlants vers le plafond.

— Le ciel m’a choisi avant ce jour pour témoigner de la foi ! s’écria-t-il. On m’avait dit qu’il fallait du sang pour nourrir la jeune Église du Siam, et je suis allé au Siam. Ils m’ont ouvert le corps, ils m’ont crucifié, ils ont désarticulé mes os, ils les ont fendus, et ils m’ont laissé pour mort. Mais Dieu a soufflé de nouveau en moi le souffle de la vie afin que je puisse aider à cette grande œuvre de la régénération de la France.

Mais le roi l’interrompit :

— La cruauté avec laquelle vous avez été traité ne vous a donc pas appris à être plus tendre envers les autres ?

— Tendre ! Envers des hérétiques ! Non, Sire. J’aurai raison de ces huguenots, quand je devrais faire de la France un immense charnier !

L’ardeur sauvage et les paroles véhémentes du prêtre avaient évidemment fait une impression profonde sur Louis. Il appuya sa tête sur sa main et resta quelque temps plongé dans ses réflexions.

— Sire, dit doucement le Père La Chaise, il n’est pas besoin d’avoir recours aux mesures violentes dont vient de parler le bon abbé. Comme je vous l’ai déjà dit, tous vos sujets ont pour vous un tel amour que la seule expression de votre désir suffira à ramener à la sainte Église les brebis égarées.

— Je voudrais le croire, mon père ! Je voudrais le croire !… Qu’y a-t-il, Bontemps ?

Le valet avait entr’ouvert la porte.

— Le capitaine de Catinat est ici, Sire, et il désire vous voir immédiatement.

— Dites au capitaine d’entrer.

Son visage s’éclaircit comme si une idée heureuse venait de lui traverser l’esprit.

— Nous allons voir jusqu’à quel point nous pouvons compter sur l’affection en cette affaire, car si je dois en trouver quelque part, c’est parmi les serviteurs mêmes de ma propre personne.

L’officier des gardes entra et s’arrêta près de la porte, la main au front, avec toute l’aisance d’un homme habitué à de telles scènes.

— Quelles nouvelles, capitaine ?

– Sire, le major de Brissac m’a chargé de vous dire qu’il occupait le château de Portillac, que la dame est saine et sauve, et que son mari est prisonnier.

Louis et sa femme échangèrent un rapide coup d’œil de soulagement.

— C’est bien, dit-il. À propos, capitaine, vous m’avez servi à différentes reprises, depuis quelque temps, et toujours avec succès. — On me dit, Louvois, que de La Salle est mort de la petite vérole.

— Il est mort hier, Sire.

— Alors je vous prie de remplir la vacance de major au nom de M. Catinat. Laissez-moi être le premier à vous féliciter de votre promotion, major.

Catinat baisa la main que le roi lui tendait.

— Puissé-je me montrer digne de vos bontés, Sire.

— Vous feriez tout pour me servir, n’est-ce pas ?

— Ma vie est à vous, Sire.

— Très bien. Alors je vais mettre votre fidélité à l’épreuve.

— Je suis prêt pour n’importe quelle épreuve.

— Elle ne sera pas très dure. Vous voyez ce papier sur la table. C’est un ordre à tous les huguenots de mon royaume d’avoir à abandonner leur erreur sous peine de bannissement ou d’emprisonnement. Or, j’espère que beaucoup de mes fidèles sujets qui sont en défaut sur ce point, abjureront quand ils sauront que j’en ai clairement exprimé le désir. Ce serait une grande joie pour moi de voir que je ne me suis pas trompé dans mes espérances, car j’aurais un chagrin extrême à user de force contre tout homme portant le nom de Français. Vous me suivez bien ?

— Oui, Sire ! Le jeune homme était devenu mortellement pâle.

— Vous êtes huguenot vous-même, si je ne me trompe. Je serais heureux d’apprendre de vos lèvres mêmes que vous tout au moins vous êtes prêt à obéir aux ordres du roi en cela comme en tout le reste.

Le jeune officier hésitait, mais c’était plutôt sur la forme que sur le sens de sa réponse. Il sentait que la Fortune lui retirait en un instant tout ce qu’elle lui avait accordé dans le passé. Le roi fronçait les sourcils et ses doigts frappaient impatiemment la table, pendant qu’il regardait l’officier qui se tenait devant lui la tête basse, dans une attitude abattue.

— Pourquoi toutes ces réflexions ? s’écria-t-il. Je vous ai élevé à la situation que vous occupez et je veux vous élever encore davantage. Quand on porte des épaulettes de major à trente ans, on peut bien espérer un bâton de maréchal à cinquante. J’ai fait votre passé ; je ferai votre avenir. Que pouvez-vous demander de plus ?

— Rien, Sire, rien en dehors de votre service.

— Pourquoi ce silence alors ? Pourquoi ne me donnez-vous pas l’assurance que je demande ?

— Je ne peux pas, Sire.

— Vous ne pouvez pas ?

— C’est impossible. Je perdrais ma tranquillité d’esprit et le respect de moi-même, si je me disais que pour conserver ma position ou la richesse j’ai abandonné la religion de mes pères.

— Vous êtes fou. D’un côté vous avez tout ce qu’un homme peut désirer ; qu’avez-vous de l’autre côté ?

— Il y a mon honneur.

— C’est donc un déshonneur que d’embrasser ma religion ?

— Ce serait un déshonneur pour moi de l’embrasser sans y croire, et dans un but d’intérêt.

— Eh bien ! croyez-y !

— Hélas ! Sire, un homme n’est pas maître de sa croyance. La foi vient à lui, ce n’est pas lui qui va à elle.

— Ma parole, mon père, dit Louis avec un sourire plein d’amertume, en s’adressant à son confesseur, il me faudra aller chercher des cadets pour ma maison dans votre séminaire, puisque mes officiers se font théologiens et casuistes. Ainsi, pour la dernière fois, vous refusez de m’obéir ?

— Oh ! Sire, protesta Catinat en s’avançant les bras tendus, et les yeux pleins de larmes.

Mais le roi l’arrêta d’un geste.

— Je n’ai pas besoin de protestations, dit-il. Je juge un homme par ses actes. Abjurez-vous, oui ou non ?

— Je ne peux pas, Sire.

— Vous voyez, dit Louis, en se tournant de nouveau vers le Jésuite. Ce ne sera pas aussi facile que vous pensez.

— Cet homme est obstiné, c’est vrai, mais d’autres céderont plus facilement.

Le roi secoua la tête.

— Je me demande ce que je dois faire, dit-il. Madame, je sais que vous du moins vous donnerez un bon conseil. Vous avez entendu tout ce qui a été dit. Que me conseillez-vous ?

Elle ne leva pas les yeux de sa tapisserie, mais ce fut d’une voix claire et ferme qu’elle répondit :

— Vous avez déclaré vous-même que vous êtes le fils aîné de l’Église. Si le fils aîné la déserte, qui donc lui sera fidèle ?

— Il y a des régions en France, dit Bossuet, où l’on peut voyager tout un jour sans voir une église, et où tous les gens, depuis les nobles jusqu’aux paysans appartiennent à la religion maudite, comme dans les Cévennes où les habitants sont aussi rudes et sauvages que leurs montagnes. Dieu protège les prêtres qui auront à ramener de telles gens, de leurs erreurs !

— Qui faudrait-il envoyer pour une mission aussi périlleuse ?

L’abbé du Chayla tendit aussitôt ses mains décharnées :

— Moi, Sire, moi, envoyez-moi. Je ne vous ai jamais demandé aucune faveur ni ne vous en redemanderai. Mais je suis l’homme capable de briser ces gens.

— Dieu protège les gens des Cévennes ! murmura Louis, en jetant sur la figure émaciée et les yeux étincelants du fanatique un regard où se mêlaient le respect et le dégoût. Très bien, l’abbé, ajouta-t-il à haute voix, vous irez dans les Cévennes.

Peut-être en cet instant le farouche prêtre eut-il quelque pressentiment de ce terrible matin où, affaissé dans un coin de sa maison enflammée, cinquante poignards se heurtèrent l’un contre l’autre dans son corps. Il se cacha la tête dans les mains et un tremblement le secoua tout entier. Puis il se releva et, croisant les bras, il reprit son attitude impassible. Louis prit la plume et attira vers lui le papier.

— Vous êtes donc tous du même avis, dit-il ; vous, l’évêque ; vous, mon père ; vous, Madame ; vous, l’abbé, et vous, Louvois. — Si je fais mal que le Ciel ne m’en fasse pas porter la peine. Mais qu’est-ce encore ?

Catinat avait fait un pas en avant, les mains tendues. Sa nature ardente et impétueuse lui fit soudain oublier qu’il n’était qu’un humble sujet ; il vit devant lui des foules innombrables d’hommes, de femmes, d’enfants de sa propre religion, tous incapables de dire un mot pour leur défense, et tournant les yeux vers lui comme vers leur seul protecteur et avocat :

— Ne signez pas, Sire ! s’écria-t-il. Vous vivrez pour souhaiter que votre main se fût desséchée avant d’avoir saisi cette plume. Je le sais, Sire, j’en suis sûr. Considérez, Sire, ces gens sans défense, les petits enfants, les jeunes filles, les vieillards et les faibles. Leur foi c’est leur vie même. Autant demander aux feuilles de changer le rameau sur lequel elles croissent. Ils ne pourraient pas changer leurs croyances. Tout ce que vous pourrez espérer, ce serait de transformer d’honnêtes gens en hypocrites. Et pourquoi le feriez-vous ? Ils vous respectent. Ils vous aiment. Ils ne font de mal à personne. Ils sont fiers de vous servir, de travailler pour vous à la grandeur de votre royaume et à la gloire de votre règne. Je vous en supplie, Sire, réfléchissez avant de signer un ordre qui apportera la misère et la désolation parmi tant de gens.

Le roi avait écouté sans bouger le plaidoyer du soldat pour ses coreligionnaires, et il resta un instant comme hésitant ; mais ses traits se durcirent de nouveau quand il se rappela qu’il avait été lui-même impuissant à vaincre l’obstination du jeune homme.

— La religion de la France doit être celle du roi de France, dit-il, et si mes propres officiers refusent de m’obéir en cela, je tâcherai d’en trouver de plus fidèles. Vous donnerez le brevet de major au capitaine de Belmont, Louvois.

— Bien, Sire.

— La commission de M. Catinat pourra être transférée au lieutenant Labadoyère.

— Bien, Sire.

— Vous me chassez de votre service ?

— Je veux des hommes plus obéissants dans mon service.

Les bras de Catinat retombèrent avec abattement le long de son corps, et sa tête s’affaissa sur sa poitrine. Puis, quand il comprit bien la ruine de toutes les espérances de sa vie et la cruelle injustice avec laquelle il avait été traité, il laissa éclater un cri de désespoir et se précipita hors de la chambre, le visage inondé de larmes.

À l’écurie, il trouva le placide Amos Green en train de surveiller d’un œil de connaisseur le pansage des chevaux.

— Qu’est-ce qu’il y a donc encore ? demanda-t-il en retirant sa pipe de sa bouche, et en lançant un nuage de fumée bleue vers le ciel.

— Cette épée ! s’écria le soldat. Je n’ai plus le droit de la porter, je la brise !

— Eh bien ! je vais briser mon couteau aussi, si cela peut vous faire plaisir et vous rendre un peu de calme.

— Et tout cela, ajouta Catinat, en arrachant ses épaulettes d’argent, il faut l’enlever.

Amos commençait à s’alarmer :

— Allons, ami, dites-moi votre peine, et voyons s’il n’y a pas de remède.

— À Paris, à Paris, cria le soldat. Je suis perdu, mais je puis peut-être encore arriver à temps pour les sauver. Les chevaux, vivement.

L’Américain comprit qu’une calamité soudaine s’était produite, et il aida son camarade et les palefreniers à seller et brider les chevaux.

Une heure environ après, ils arrêtaient leurs montures toutes fumantes et couvertes d’écume devant la haute maison à pignons de la rue Saint-Martin. Catinat sauta à terre, et s’élança dans l’escalier pendant qu’Amos le suivait sans se départir de son calme habituel.

Le Vieux huguenot et sa fille étaient assis d’un côté de la vaste cheminée. Ils se levèrent d’un même mouvement, la jeune fille pour se jeter avec un cri de joie dans les bras de son fiancé le vieillard pour étreindre la main que lui tendait son neveu.

De l’autre côté de la cheminée était assis un étranger à la physionomie singulière, avec une barbe et des cheveux grisonnants, un grand nez proéminent et deux petits yeux gris et vifs qui brillaient sous d’énormes sourcils. Il tenait entre ses lèvres une longue pipe, et sur un tabouret à côté de lui était posé un bol de vin. Sa figure, longue et maigre était sillonnée de rides qui s’étalaient en éventail aux coins de ses deux yeux, et la peau de son visage avait la couleur et l’aspect d’une vieille noix. Il était vêtu d’une casaque de serge bleue et portait de larges braies rouges tachées de goudron aux genoux, des bas de laine grise, de gros souliers dont les bouts carrés étaient ornés de larges boucles d’acier.

Dans un coin, près de lui, un chapeau avec un galon d’argent fané était posé sur un énorme gourdin de chêne.

Catinat était trop préoccupé pour prendre garde à ce singulier personnage, mais Amos Green poussa un cri de joie en l’apercevant et courut à lui. La face de bois se détendit juste assez pour montrer une rangée de crocs noircis par le tabac, et, sans se lever, il avança une grande main rouge, de la taille et de la forme d’une pelle de moyenne dimension.

— Eh ! capitaine Éphraïm, cria Amos en anglais, qui aurait jamais pensé vous trouver ici ? Catinat, voici mon vieil ami, le capitaine Éphraïm qui m’a conduit en France.

— L’ancre est mouillée à pic, garçon, et les panneaux fermés partout, dit l’étranger de cette voix traînante que les habitants de la nouvelle Angleterre avaient héritée de leurs ancêtres, les puritains anglais.

— Et quand mettez-vous à la voile ?

— Aussitôt que vous aurez mis le pied sur le pont, si la Providence nous envoie vent et marée. Et vous, Amos, comment cela va-t-il ?

— Très bien. J’ai beaucoup de choses à vous raconter…

Tandis que les deux hommes continuaient leur conversation en anglais, Catinat racontait brièvement aux siens tout ce qui s’était passé, son renvoi du service du roi, et l’injuste arrêt promulgué contre tous les huguenots de France. Adèle, avec cet instinct angélique de la femme, ne se préoccupait que de son fiancé et des malheurs qui l’atteignaient. Mais le vieux marchand chancela quand il apprit la révocation de l’édit, et il resta tout tremblant, regardant autour de lui avec des yeux égarés.

— Que vais-je devenir ? s’écria-t-il. Que vais-je devenir ? Je suis trop vieux pour recommencer ma vie.

— Ne craignez rien, oncle, dit Catinat. Il y a d’autres pays que la France.

— Pas pour moi. Non, non, je suis trop vieux. Que faire ? Où aller ? Et il se tordait les bras de désespoir.

— Qu’a-t-il donc ? Amos, demanda le marin. Je n’entends rien à ce qu’il dit, mais je vois qu’il a hissé le pavillon d’alarme.

— Lui et les siens sont obligés de quitter le pays, Éphraïm.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’ils sont protestants, et que le roi ne veut pas tolérer leur religion.

Éphraïm Savage s’avança aussitôt vers le vieillard, et saisit sa main maigre dans ses gros doigts noueux.

Il y avait dans cette rude étreinte une sympathie fraternelle qui releva le courage du vieux marchand, comme aucune parole n’eût pu le faire.

— Dites à cet homme que je le tirerai de là, Amos, fit-il, en se tournant vers son jeune compatriote. Dites-lui que nous habitons un pays où il sera tranquille, où tout le monde pratique librement sa religion, où il faut aller jusqu’à Baltimore pour trouver des papistes. Dites-lui que s’il veut venir, le Golden Rod attend avec son ancre à pic et sa cargaison à bord. Dites-lui ce que vous voudrez pourvu que vous le décidiez.

— Alors, il vaut mieux que nous partions tout de suite, dit Catinat, quand son camarade lui eut traduit les paroles du marin. L’ordre sera promulgué ce soir, et demain il serait peut-être trop tard.

— Mais mes affaires ? dit le marchand.

— Prenez tout ce que vous avez de précieux et laissez le reste. Mieux vaut perdre une partie que tout et la liberté par-dessus le marché.

Le départ fut ainsi décidé. Le soir même, cinq minutes avant la fermeture des portes, un petit groupe de cinq personnes, trois à cheval et deux dans une voiture fermée, sortit de Paris. C’étaient les premières feuilles balayées par l’ouragan, les premiers de ces fugitifs que l’on devait voir, pendant les mois qui suivirent, sur toutes les routes de France, se hâtant vers les frontières en nombre suffisant pour transformer l’industrie et modifier le caractère des peuples voisins.