Les Réfugiés/XXVIII

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Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 307-316).

CHAPITRE XXVIII

LA BAIE DE QUÉBEC

Le Saint-Christophe avait quitté La Rochelle trois semaines auparavant, en compagnie de quatre autres navires transportant cinq cents soldats destinés à renforcer les garnisons sur le Saint-Laurent. La petite escadre avait navigué de concert pendant quelques jours, mais les navires s’étaient trouvés séparés par suite du gros temps. Le Saint-Christophe avait à bord une compagnie du régiment de Quercy, les officiers de sa maison, Saint-Vallier, le nouvel évêque du Canada, et sa suite, trois frères récollets et cinq jésuites destinés à la fatale mission des Iroquois, une demi-douzaine de dames allant rejoindre leurs maris, deux religieuses Ursulines, dix ou douze fils de famille, que l’amour des aventures attirait au delà des mers, et, enfin, une vingtaine de jeunes paysannes de l’Anjou, venues avec la certitude de trouver des maris, grâce à l’appât des quelques mètres de toile et des objets de ménage formant la dot que le roi accordait à ses humbles pupilles.

Introduire dans une pareille société une poignée d’indépendants de la Nouvelle-Angleterre, un puritain de Boston et trois huguenots de France, c’était, en vérité, approcher une torche d’un baril de poudre. Cependant, chacun était si occupé de ses propres affaires que l’on ne prit guère garde aux naufragés. Trente des soldats étaient tombés malades, pris par la fièvre ou le scorbut, et prêtres et nonnes avaient assez à faire avec eux. Denonville, le gouverneur, était un petit homme maigre, ancien officier de dragons, qui se promenait tout le jour sur le pont en lisant les psaumes de David, et qui passait la moitié de ses nuits, avec des cartes étendues devant lui, à étudier les moyens de détruire les Iroquois qui rongeaient sa province. Les jeunes cavaliers et les dames flirtaient, les paysannes angevines coulaient des œillades vers les soldats de Quercy, et l’évêque Saint-Vallier lisait ses offices et faisait des conférences à son clergé.

L’Angleterre et la France étaient en paix, à ce moment, bien que les rapports fussent assez tendus entre le Canada et New-York, les Français croyant, et non sans quelque raison, que c’étaient les Anglais qui lançaient contre eux les démons dont ils avaient à chaque instant à repousser les attaques. Éphraïm et ses hommes furent donc recueillis amicalement à bord du vaisseau, mais celui-ci était si encombré qu’ils eurent à se caser eux-mêmes du mieux qu’ils purent. Les Catinat avaient reçu un meilleur accueil, l’état de faiblesse du vieillard et la beauté de sa fille ayant éveillé l’intérêt du gouverneur. L’officier avait échangé pendant le voyage son uniforme contre un habit de couleur sombre, de sorte que rien en lui n’indiquait un fugitif de l’armée, sauf peut-être son allure militaire.

Le vieux Catinat était maintenant si faible qu’il ne fallait pas songer à l’interroger ; sa fille ne le quittait pas, et quant au soldat, son habitude de la cour l’avait rendu suffisamment diplomate pour savoir dire beaucoup de choses sans rien dire ; aussi leur secret fut-il bien gardé.

Le lendemain du jour où ils avaient été recueillis, ils reconnurent le cap Breton dans le sud, et, filant rapidement sous une bonne brise d’Est, ils passèrent au large de la pointe Est d’Anticosti. Puis, ils entrèrent dans l’estuaire du puissant fleuve Saint-Laurent, dont ils apercevaient à peine les rives de chaque côté. Sur les rives plus rapprochées ils aperçurent la gorge sauvage du Saguenay sur la droite, avec la fumée qui s’élevait des huttes formant le petit établissement de pêche de Tadousac, au milieu d’un bouquet de pins. Des Indiens nus, debout dans leurs pirogues d’écorce, le visage barbouillé d’argile rouge, entourèrent le navire, offrant des fruits et des légumes frais accueillis avec joie par les soldats.

Le navire continuant sa route, la haute silhouette du cap de la Tourmente se dessina vaguement devant eux ; ils longèrent les riches prairies de la seigneurie de Beaupré au Laval, et après avoir dépassé les établissements de l’île d’Orléans, ils virent se dérouler droit devant eux le ruban du fleuve avec les chutes du Montmorency, les palissades du cap Levis, et sur leur droite se détacha le rocher avec son diadème de tours et sa ville entassée à la base, centre et forteresse de la puissance française en Amérique. Le canon tonna sur les bastions ; le navire de guerre répondit avec ses caronades, les pavillons montèrent et descendirent le long des mâts, et un essaim de canots et de pirogues se détacha de la côte pour recevoir le nouveau gouverneur et transporter à terre les passagers et les soldats.

Le vieux marchand avait décliné de jour en jour depuis qu’il avait quitté le sol de la France. Les péripéties du naufrage et les angoisses de la nuit passée sur l’iceberg avaient épuisé ce qui lui restait de forces. Mais au bruit des canons il ouvrit les yeux, et se souleva péniblement sur son oreiller.

— Qu’y a-t-il, père ? s’écria Adèle. Nous sommes en Amérique, et nous sommes avec vous, Amaury et moi, vos enfants.

Le vieillard secoua la tête.

— Le Seigneur m’a conduit jusqu’à la terre promise, dit-il, mais il n’a pas voulu que j’y entrasse. Que sa volonté soit faite et que son nom soit à jamais béni. Mais je voudrais au moins comme Moïse la voir, si je ne puis y mettre le pied. Amaury, prêtez-moi votre bras pour me conduire sur le pont.

Quelques minutes plus tard, le vieux marchand était assis sur un paquet de cordages, le dos appuyé contre le mât, à l’abri de la foule. Il contempla le paysage continental et dit :

— Cela ne ressemble pas à la France. Ce n’est pas vert et calme et souriant comme elle ! Mais c’est une terre neuve et innocente, qui n’a aucun crime à racheter, pas de luttes, pas de péchés, une terre qui n’a pas connu le mal. Et, à mesure que les années se dérouleront, tous les misérables, sans patrie et sans foyer, tous ceux qui sont en butte aux persécutions et à l’injustice dans leur pays, tourneront leurs pas vers cette terre comme nous l’avons fait nous-mêmes. Je vois une nation puissante, une nation qui se donnera pour tâche d’élever les humbles plutôt que d’exalter les riches, qui comprendra qu’il y a plus de gloire dans la paix que dans la guerre, qui ne se confinera pas étroitement dans les limites de ses frontières, et dont le cœur s’associera à toutes les nobles causes du monde entier.

Sa tête s’était penchée peu à peu sur sa poitrine ; ses paupières s’étaient fermées lourdement. Adèle poussa un cri et jeta ses bras autour du cou du vieillard.

— Il va mourir, Amaury, il va mourir !

Un frère franciscain, au visage dur, qui égrenait son chapelet à quelques pas du groupe, entendit ce cri et s’approcha vivement.

— Il va mourir, en effet, dit-il en regardant le vieillard dont la figure avait la teinte de la cendre.

— Cet homme a-t-il eu les sacrements de l’Église ? demanda-t-il.

— Je ne crois pas qu’il en ait besoin, répondit évasivement Catinat.

— Qui de nous n’en a besoin ? dit le moine sévèrement. Et comment un homme peut-il espérer le salut sans eux ? Je vais les lui administrer sur-le-champ.

Mais le vieux huguenot avait rouvert les yeux, et, par un dernier effort, il repoussa l’homme encapuchonné de gris qui se penchait sur lui.

— J’ai abandonné tout ce que j’aimais pour ne pas vous céder ; croyez-vous que vous me vaincrez maintenant ?

Le franciscain recula d’un pas.

— Ah ! dit-il. Vous êtes huguenot, alors ?

— Chut ! pas de discussions devant un mourant, dit Catinat d’une voix non moins sévère que celle du moine.

— Devant un mort, ajouta Amos, solennellement.

En effet, le visage du vieillard s’était adouci, les milles rides qui le sillonnaient avaient disparu comme si une main invisible eût passé dessus, et sa tête était retombée contre le mât. Adèle resta sans un mouvement, avec ses bras encore passés autour du cou de son père et sa joue contre son épaule. Elle s’était évanouie.

Catinat prit sa femme dans ses bras et l’emporta dans la cabine d’une des dames qui leur avait témoigné quelques bontés. La mort n’était pas une chose nouvelle sur le navire, car dix soldats avaient succombé dans la traversée ; de sorte que peu de personnes accordèrent même une pensée au pèlerin qui venait d’atteindre le terme de son voyage, d’autant que le bruit s’était répandu que c’était un huguenot. L’ordre fut donné de l’immerger immédiatement, et le dernier homme qui eut à s’occuper en ce monde de Théophile Catinat fut le voilier qui l’enveloppa dans la traditionnelle, bande de toile.

Il en fut différemment des réfugiés survivants.

Quand toutes les troupes furent débarquées, on les réunit sur le pont et un officier fut chargé de leur signifier la décision prise à leur sujet par le gouverneur. C’était un gros homme, à figure vermeille, à l’air bon enfant, mais Catinat se sentit saisi d’appréhension quand il le vit s’avancer sur le pont, ayant à ses côtés le moine franciscain avec lequel il s’entretenait à voix basse. Il y avait sur le visage du moine un sourire mauvais, qui ne présageait rien de bon pour les hérétiques.

— On verra, bon père, on verra, disait l’officier d’un ton d’impatience, en réponse à une injonction du prêtre. Je suis un aussi zélé serviteur de l’Église que vous.

Puis, s’adressant au groupe en anglais :

— Lequel de vous est le capitaine Savage ?

– Éphraïm Savage, de Boston.

— Et M. Amos Green ?

— Amos Green, de New-York.

— Et maître Tomlinson ?

— John Tomlinson, de Salem.

— Et les mariniers Hiram Jefferson, Joseph Cooper, Seek-Grace Spaulding et Paul Cushing, tous de Massachusets-Bay ?

— Présents.

— C’est l’ordre du gouverneur que tous ceux que je viens de nommer seront transbordés immédiatement sur le brick de commerce Hope, ce navire peint en blanc qui est à l’ancre là-bas. Il partira dans une heure pour les provinces anglaises.

Un bourdonnement de joie éclata parmi les marins, à la pensée de revoir si vite leurs foyers, et ils se dispersèrent en toute hâte pour réunir les quelques effets qu’ils avaient sauvés du naufrage. L’officier mit la liste dans sa poche et s’avança vers Catinat, qui se tenait appuyé contre le bastingage.

— Vous vous souvenez, assurément de moi, dit-il. Pour ma part, je ne pourrais pas oublier votre figure, bien que vous ayez changé l’uniforme bleu pour le vêtement sombre du bourgeois.

Catinat serra la main qui lui était tendue.

— Je me souviens de vous, Bonneville, et du voyage que nous fîmes ensemble au fort Frontenac, mais ce n’était pas à moi à me réclamer de votre amitié quand la fortune m’a abandonné.

— Allons, allons ! mon cher, quand un homme a été mon ami, il l’est pour toujours.

— Je craignais, d’ailleurs, que cette reconnaissance vous fît plus de mal que de bien avec ce moine en capuchon noir, qui roule des yeux, là-bas derrière vous.

— Vous savez où en sont les choses ici avec nous ? Avec les Sulpiciens à Montréal et les Jésuites ici, nous autres, pauvres diables, nous sommes placés entre l’enclume et le marteau. Mais je suis peiné jusqu’au fond du cœur d’avoir à faire un tel accueil à un vieux camarade, et encore plus à sa femme.

— Que comptent-ils donc faire ?

— Vous devez être retenu prisonnier à bord jusqu’à ce que le navire remette à la voile, ce qui aura lieu dans une semaine tout au plus.

— Et ensuite ?

— Vous serez reconduit en France et remis entre les mains du gouverneur de La Rochelle qui vous renverra à Paris. Tels sont les ordres de M. Denonville, et, s’ils ne sont pas exécutés à la lettre, nous pouvons compter sur tout un nid de frelons à nous bourdonner autour des oreilles.

Catinat lança une imprécation. Après tous leurs efforts, toutes leurs épreuves, se voir ramené à Paris, objet de railleries pour ses ennemis, et de pitié pour ses amis, c’était une humiliation par trop profonde, en vérité, et cette seule pensée lui fit monter la honte au visage. Mieux valait s’élancer dans les eaux bleues du fleuve qui coulait, sous ses pieds ; mais il y avait Adèle, Adèle qui n’avait que lui sur qui elle pût compter pour la protéger. C’eût été lâche, indigne d’un homme d’honneur, de l’abandonner.

De Bonneville l’avait quitté avec quelques paroles de sympathie, mais le moine continuait d’arpenter le pont, et deux soldats, placés en sentinelles sur la poupe, passaient et repassaient à quelques pieds de lui. Le cœur malade, il se penchait au-dessus de la lisse, regardant les Indiens barbouillés de peinture avec leurs plumes piquées dans leurs tignasses noires, et reportant ses yeux du côté de la ville où les pignons tordus et les murs noircis des maisons montraient encore les effets du terrible incendie qui, quelques années auparavant, avait détruit toute la partie basse.

Son attention fut, soudain, attirée par le bruit rythmé des avirons, et un grand canot rempli d’hommes passa juste au-dessous de lui.

Il emportait les Américains qui devaient être transbordés sur le navire chargé de les rapatrier. Les quatre marins étaient assis ensemble à l’avant, et sur l’arrière se tenaient le capitaine Éphraïm Savage et Amos Green. La figure ridée du vieux puritain et les traits hardis du coureur de bois se tournèrent plus d’une fois dans sa direction, mais pas une parole, pas un geste de leur main n’apporta un adieu à l’exilé. Il aurait tout supporté de la part de ses ennemis, mais cet abandon de la part de ses amis, après toutes ses misères, lui pesa lourdement sur le cœur. Il laissa tomber sa tête dans ses mains et se mit à sangloter. Lorsqu’il releva les yeux, ce fut pour apercevoir le brick qui avait levé l’ancre et louvoyait, toutes voiles dehors, pour sortir de la passe de Québec.