Les Rôdeurs de frontières/Chapitre 28

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Fayard (p. 344-356).


XXVIII

JOHN DAVIS.


John Davis, l’ex-marchand d’esclaves, avait les nerfs trop fortement trempés pour que les scènes dont il avait été le témoin pendant cette journée, et dans lesquelles il avait même à un certain moment joué un rôle actif assez périlleux, eussent laissé dans son esprit une impression bien durable.

Après avoir quitté le Renard-Bleu, il continua pendant assez longtemps à galoper en s’orientant vers la direction où il devait rejoindre le Jaguar, mais peu à peu il se laissa aller à ses pensées, et son cheval comprenant avec l’admirable instinct qui distingue ces nobles animaux que son cavalier ne s’occupait plus de lui, ralentit insensiblement son allure, passant du galop rapide à un train plus modéré, puis au trot et enfin au pas, marchant la tête basse et happant du bout des lèvres quelques brins d’herbe ou quelques feuilles qu’il glanait çà et là.

John Davis était fortement intrigué par la conduite d’un des personnages avec lesquels le hasard l’avait mis en rapport dans cette matinée fertile en événements de toutes sortes. Ce personnage, qui avait le privilége d’exciter à un aussi haut point la curiosité de l’Américain, était le Scalpeur-Blanc.

La lutte héroïque soutenue par cet homme seul contre une nuée d’ennemis acharnés, sa force herculéenne, l’adresse avec laquelle il maniait son cheval, tout dans cet homme étrange lui paraissait tenir du prodige.

Souvent il avait entendu pendant les veillées du bivouac dans la prairie, faire sur ce chasseur les récits les plus extraordinaires et les plus exagérés, par les Indiens auxquels il inspirait une terreur dont, maintenant qu’il avait vu l’homme, il comprenait la raison, car cet individu qui se riait des armes dirigées sur sa poitrine et sortait toujours sain et sauf des combats qu’il engageait, n’importe quel fût le nombre de ses adversaires, semblait plutôt être un démon qu’une créature appartenant à l’humanité ; malgré lui, John Davis se sentait tressaillir à cette pensée et se félicitait d’avoir si miraculeusement échappé au péril qu’il avait couru dans sa rencontre avec lui.

Nous constaterons, en passant, qu’il n’y a pas au monde de peuple plus superstitieux que l’Américain du Nord. Cela est facile à comprendre : véritable manteau d’Arlequin, cette nation est un composé hétérogène de toutes les races qui peuplent le vieux monde ; chacun des représentants de ces races est arrivé en Amérique portant dans son bagage d’émigrant, non-seulement ses vices et ses passions, mais encore ses croyances et ses superstitions de toutes sortes, les plus folles, les plus puériles et les plus absurdes, d’autant plus facilement que la masse des émigrants qui, à diverses époques, se sont réfugiés en Amérique, se composait de gens pour la plupart dénués de toute instruction et même d’un semblant d’éducation ; à ce point de vue, les Américains du Nord, nous devons leur rendre cette justice, n’ont nullement dégénéré : ils sont aujourd’hui au moins aussi grossiers et aussi brutaux que l’étaient leurs ancêtres.

Il est facile d’imaginer l’étrange quantité de légendes de sorciers, de fantômes, etc., qui ont cours au Nord-Amérique. Combien ces légendes, conservées par la tradition, passant de bouche en bouche et se mêlant avec le temps les unes aux autres, ont dû s’accroître encore dans un pays où les aspects grandioses de la nature portent naturellement l’esprit à la rêverie et à la mélancolie.

Aussi John Davis, tout esprit fort qu’il se flattait d’être, ne laissait pas que de posséder comme tous ses compatriotes une forte dose de crédulité, et cet homme qui n’aurait sans doute pas reculé à la vue de plusieurs fusils dirigés sur sa poitrine se sentait frissonner de peur au bruit d’une feuille tombant la nuit sur son épaule.

Du reste, aussitôt que l’idée fut venue à John Davis que le Scalpeur-Blanc était un démon ou tout au moins un sorcier, il s’en empara, et cette supposition devint immédiatement pour lui un article de foi. Naturellement il se trouva immédiatement soulagé par cette découverte ; ses idées reprirent leur cours ordinaire, et la préoccupation qui tourmentait son esprit disparut comme par enchantement ; désormais son opinion était formée sur cet homme, et si une autre fois le hasard les remettait en présence il saurait comment agir envers lui.

Heureux d’avoir trouvé enfin cette solution, il releva gaîment la tête et promena un long regard investigateur autour de lui, afin de se rendre compte des parages qu’il traversait.

Il était à peu près au mileu d’une vaste plaine peu accidentée, couverte d’une herbe haute, parsemée çà et là de rares bouquets de chênes acajous et d’arbres du Pérou.

Mais tout à coup il se redressa sur ses étriers, plaça sa main droite en abat-jour sur ses yeux et regarda attentivement.

À un demi-mille environ de l’endroit où il était arrêté, un peu sur la droite, c’est-à-dire, juste dans la direction qu’il se préparait à suivre lui-même, il apercevait une mince colonne de fumée qu’il s’élevait du milieu d’un fourré de lentisques et d’aloès mêlés à quelques mezquites.

Au désert une fumée aperçue sur sa route donne toujours ample matière à réflexion.

Une fumée s’élève ordinairement d’un feu autour duquel sont assis plusieurs individus.

Or l’homme, plus malheureux en cela que les bêtes féroces, redoute surtout dans la prairie la rencontre de son semblable, car il y a cent à parier contre un que l’individu qu’il verra sera un ennemi.

Cependant John Davis, après mûre réflexion, se décida à pousser vers le feu ; depuis le matin il était à peu près à jeun, la faim commençait à le talonner, en sus il éprouvait une grande fatigue ; il visita donc ses armes avec la plus scrupuleuse attention afin de pouvoir recourir à elles s’il le fallait, et, enfonçant l’éperon dans le ventre de son cheval, il poussa résolument droit sur la fumée, tout en surveillant avec soin les environs de crainte de surprise.

Au bout de dix minutes il atteignit le but de sa course, mais à une cinquantaine de pas du bouquet d’arbres il ralentit l’allure de son cheval, replaça son rifle en travers sur le devant de la selle ; son visage perdit l’expression soucieuse qu’il avait revêtue, et il s’avança vers le feu le sourire aux lèvres, de l’air le plus amical qu’il put imaginer.

Au milieu d’un épais fourré d’arbres dont l’ombre protectrice offrait un abri confortable à un voyageur fatigué, un homme revêtu de l’uniforme des dragons mexicains était nonchalamment assis devant un feu qui servait à faire cuire son repas, pendant que lui-même fumait une cigarette de maïs. Une longue lance garnie de sa banderolle était appuyée contre le tronc d’un mezquite auprès de lui, et un cheval complétement harnaché, mais auquel on avait ôté le mors, broutait paisiblement les jeunes pousses des arbres et l’herbe tendre de la prairie.

Cet homme paraissait avoir vingt-sept ou vingt-huit ans ; ses traits rusés, étaient éclairés par de petits yeux vifs, et la teinte cuivrée de sa peau dénotaient son origine indienne.

Il avait depuis longtemps aperçu le cavalier qui venait à son camp, mais il n’avait semblé y attacher qu’une médiocre importance, et avait tranquillement continué à fumer et à surveiller la cuisson de son repas, sans prendre d’autre précaution contre la visite imprévue qui lui arrivait, que de s’assurer si son sabre sortait facilement du fourreau. Lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques pas du soldat, John Davis s’arrêta, et, portant la main à son chapeau :

— Ave Maria purissima ! dit-il.

— Sin peccado concebida ! répondit le dragon en imitant le mouvement de l’Américain.

— Santas tardes ! reprit l’arrivant.

— Dios las de a Vm buenas ! répondit immédiatement l’autre.

Ces formules sacramentelles de toute rencontre épuisées, la glace fut rompue et la connaissance faite.

— Mettez pied à terre, caballero, dit le dragon ; la chaleur est étouffante dans la prairie ; j’ai ici une ombre excellente, et dans cette petite marmite cuit en ce moment de la cecina avec des haricots rouges au piment dont vous me direz des nouvelles bientôt, si vous voulez me faire l’honneur de partager mon repas.

— J’accepte de grand cœur votre charmante invitation, caballero, répondit en souriant l’Américain ; d’autant plus que je vous avoue que je meurs littéralement de faim, et que de plus je suis accablé de fatigue.

— Caraï ! je me félicite alors du bienheureux hasard qui nous réunit. Mettez donc pied à terre sans plus tarder.

— C’est ce que je fais.

Effectivement, l’Américain descendit de son cheval, lui enleva le mors, et le noble animal alla immédiatement rejoindre son compagnon, tandis que son maître se laissait, avec un soupir de satisfaction, tomber sur l’herbe auprès du dragon.

— Vous paraissez avoir fait une longue route, caballero ? observa le soldat.

— Oui, reprit l’Américain ; voilà dix heures que je suis à cheval, sans compter que j’ai passé la matinée à me battre.

— Cristo ! Vous avez fait là une rude besogne.

— Vous pouvez le dire, sans courir le risque de vous tromper ; car, foi de chasseur, jamais je n’ai eu si fort à faire.

— Vous êtes chasseur ?

— Pour vous servir.

— C’est un beau métier, dit le soldat avec un soupir ; moi aussi je l’ai été.

— Et vous le regrettez ?

— Tous les jours.

— Je comprends cela. Quand une fois on a goûté de la vie du désert on veut toujours y revenir.

— Hélas ?

— Pourquoi l’avez-vous quittée, puisque vous l’aimiez tant ?

— Ah ! voilà, fit le soldat ; l’amour !

— Comment, l’amour ?

— Oui, une chola dont j’eus la bêtise de tomber amoureux et qui me persuada de m’engager.

— Ah diable !

— Oui, et puis à peine avais-je endossé l’uniforme qu’elle me dit qu’elle s’était trompée à mon égard ; que j’étais, ainsi affublé, beaucoup plus laid qu’elle ne l’aurait supposé ; bref, elle me planta là sans cérémonie, pour courir après un arriero.

L’Américain ne put s’empêcher de rire à cette singulière histoire.

— C’est triste, n’est-ce pas ? reprit le soldat.

— Fort triste, répondit John Davis, en cherchant vainement à reprendre son sang-froid.

— Que voulez-vous ! ajouta mélancoliquement le soldat, le monde n’est que fourberie. Mais, fit-il en changeant de ton, je crois que notre dîner est cuit à point : je sens un certain fumet qui m’avertit qu’il est temps de retirer la marmite.

Comme naturellement John Davis n’avait aucune objection à faire contre cette résolution du soldat, celui-ci la mit immédiatement à exécution ; la marmite fut sortie du feu et placée devant les deux convives, qui commencèrent si vigoureusement l’attaque, que bientôt, malgré ses capacités assez vastes, elle sonna le creux.

Cet excellent repas avait été arrosé par quelques gorgées de refino de Catalogne, dont le soldat paraissait être amplement pourvu.

Puis le tout fut terminé par la cigarette de rigueur, ce complément obligé de tout repas hispano-américain, et les deux hommes, réconfortés par la bonne nourriture dont ils s’étaient garni l’estomac, se trouvèrent tout réjouis et dans d’excellentes dispositions pour causer à cœur ouvert.

— Vous me paraissez homme de précaution, caballero, observa l’Américain en lâchant une énorme bouffée de fumée dont une partie sortit par sa bouche et l’autre par son nez.

— C’est un souvenir de mon ancien métier de chasseur. Les soldats ne sont pas aussi soigneux que moi, tant s’en faut.

— Plus je vous observe, reprit John Davis, plus il me semble extraordinaire que vous ayez pu vous déterminer à adopter un métier aussi peu lucratif que celui de soldat.

— Que voulez-vous ! c’est la fatalité ; et puis l’impossibilité d’envoyer l’uniforme au diable. Du reste, j’ai l’espoir de passer cabo avant un an.

— Hum ! c’est un beau grade, d’après ce que j’ai entendu dire ; la paye doit être bonne.

— Elle ne serait pas mauvaise, si nous la recevions.

— Comment, si vous la receviez ?

— Oui !… Il paraît que le gouvernement n’est pas riche.

— Alors, vous lui faites crédit ?

— Il le faut bien.

— Diable ! diable ! Mais, pardon de vous adresser toutes ces questions qui doivent vous paraître indiscrètes.

— Nullement. Ne vous gênez pas ; nous causons amicalement.

— Comment vivez-vous ?

— Ah ! voilà : nous avons le casuel.

— Le casuel ! Qu’est-ce que c’est que cela ?

— Vous ne comprenez pas ?

— Je vous l’avoue.

— Je vais vous l’expliquer.

— Vous me ferez plaisir.

— Il arrive parfois que notre capitaine ou notre général nous charge d’une mission.

— Très-bien.

— Cette mission est payée à part ; plus elle est dangereuse, plus la somme est forte.

— Toujours à crédit ?

— Non, diable ! d’avance.

— Ceci est mieux.

— N’est-ce pas ?

— Et avez-vous quelquefois de ces missions ?

— Souvent, surtout en temps de pronunciamento.

— Oui, mais voilà près d’un an qu’aucun général ne s’est prononcé.

— Malheureusement.

— Alors vous êtes à sec ?

— Pas tout à fait.

— Vous avez eu des missions ?

— J’en ai une en ce moment.

— Bien payée ?

— Convenablement.

— Y a-t-il indiscrétion à vous demander combien ?

— Nullement : j’ai reçu vingt-cinq onces.

— Cristo ! la somme est jolie. La mission doit être dangereuse, pour être tarifée si haut.

— Elle n’est pas sans péril.

— Hum ! prenez garde alors !

— Merci, mais je ne risque pas grand’chose ; il ne s’agit que de remettre une lettre.

— Il est vrai qu’une lettre… fit l’Américain avec insouciance.

— Oh ! celle-ci est plus importante que vous ne le supposez.

— Bah !

— Ma foi, oui, il s’agit de plusieurs millions.

— Comment dites-vous cela ? s’écria John Davis en tressaillant malgré lui.

Depuis sa rencontre avec le soldat, le chasseur avait tout doucement manœuvré de façon à l’amener à lui dévoiler la raison qui le conduisait dans ces parages déserts, car la présence d’un dragon isolé ainsi dans la prairie lui avait, et pour cause, semblé fort louche ; ce fut donc avec un extrême plaisir qu’il le vit de lui-même tomber dans le piége qui lui était tendu.

— Oui, reprit le soldat, le général Rubio, dont je suis l’assistente, m’a expédié en estafette au-devant du capitaine Melendez, qui escorte en ce moment une conducta de plata.

— Vous croyez ?

— Caraï ! si je le crois, puisque je vous dis que j’ai sur moi la lettre.

— C’est juste ; mais dans quel but le général écrit-il au capitaine ?

Le soldat regarda un instant le chasseur d’un air narquois, puis changeant de ton tout à coup :

— Voulez-vous jouer cartes sur table ? lui dit-il en le regardant bien en face.

Le chasseur sourit.

— Bon ! répondit-il, je vois que nous pourrons nous entendre.

— Pourquoi pas ? Ce sont les conditions qui font tout entre caballeros. Ainsi, nous jouons franc jeu, hein ?

— C’est convenu.

— Avouez que vous voudriez bien connaître le contenu de cette lettre.

— Oh ! simple curiosité, je vous jure.

— Pardieu ! j’en suis convaincu ; eh bien, il ne tient qu’à vous de le savoir.

— Bon, ce ne sera pas long alors ; voyons vos conditions.

— Elles sont simples.

— Dites toujours.

— Regardez-moi bien ; vous ne me reconnaissez pas ?

— Ma foi, non.

— Cela me prouve que j’ai plus de mémoire que vous.

— C’est possible.

— Moi, je vous reconnais.

— Vous ?

— Parfaitement.

— Vous m’aurez vu quelque part.

— C’est probable ; mais ceci importe peu : le principal, c’est que je sache qui vous êtes.

— Oh ! un simple chasseur.

— Oui, et un ami intime du Jaguar.

— Hein ! s’écria le chasseur avec un bond de surprise.

— Ne vous effarouchez pas pour si peu ; répondez-moi seulement : est-ce vrai, oui ou non ?

— C’est vrai ; de vous à moi je ne vois pas pourquoi je m’en défendrais.

— Vous auriez tort. Où est le Jaguar en ce moment ?

— Je ne sais pas.

— C’est-à-dire que vous ne voulez pas me le dire.

— Vous avez deviné.

— Bien. Pourriez-vous, si je le désirais me conduire auprès de lui ?

— Je n’y vois pas d’inconvénient, si l’affaire en vaut la peine.

— Ne vous ai-je pas dit qu’il s’agissait de millions ?

— Si fait, mais vous ne me l’avez pas prouvé.

— Et c’est cette preuve que vous voulez que je vous donne ?

— Pas autre chose.

— Ceci est assez difficile.

— Mais non.

— Comment cela ?

— Mon Dieu, je suis un bon compagnon, moi ; je ne veux que mettre ma responsabilité à couvert : montrez-moi la lettre, je n’en demande pas davantage.

— Et vous serez satisfait ?

— D’autant plus que je connais l’écriture du général.

— Oh ! alors, c’est parfait. Et sortant un large pli de sa poitrine : Regardez, dit-il en le montrant au Mexicain, sans cependant le lâcher.

Celui-ci l’examina attentivement pendant quelques minutes.

— C’est bien l’écriture du général, n’est-ce pas ? reprit le soldat.

— Oui.

— Maintenant, consentez-vous à me conduire auprès du Jaguar ?

— Quand vous voudrez.

— Tout de suite, alors.

— Tout de suite, soit.

Les deux hommes se levèrent comme d’un commun accord, remirent le mors à leurs chevaux, sautèrent en selle, et quittèrent au galop l’endroit qui, pendant plusieurs heures, leur avait offert un si salutaire ombrage.