Les Ravageurs/XXIX

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Ch. Delagrave (p. 151-155).

XXIX

LE RHYNCHITE[1] ET L’EUMOLPE DE LA VIGNE

Un matin, Jules allait au moulin avertir que le blé de l’oncle était prêt pour la mouture. En sortant du village, le chemin côtoyait quelques arpents de vignes assez mal tenus ; les mauvaises herbes, les chardons y venaient en liberté. Les ceps cependant réjouissaient le regard par la fraîcheur printanière des pousses tendres et vertes, avec leurs grappes de fleurs encore en boutons et leurs vrilles pleines d’un suc aigrelet. Des feuilles fanées et chiffonnées, d’autres sèches et recroquevillées, gâtaient bien un peu les pampres, mais elles étaient en petite quantité, et Jules d’abord n’y fit pas attention. Puis, dans la dernière moitié de la vigne, elles devinrent si nombreuses, que les pousses semblaient avoir été rôties par le passage de la flamme. — Quelque ravageur est au travail ici, se dit l’enfant, dont le coup d’œil se formait chaque jour à l’observation ; examinons cela de près. — Les pampres faisaient pitié à voir : à mesure que la sommité de la pousse, enveloppée de duvet, s’allongeait et s’exténuait à produire de nouvelles feuilles, des grappes et des vrilles, les feuilles inférieures pendaient flétries ou sèches et roulées en forme de cigares. Tout à côté se rencontrait souvent un insecte à long bec, un charançon d’un splendide vert métallique. À coup sûr, le beau charançon était l’auteur du mal. Insectes et cigares furent bientôt recueillis, les insectes surtout, si brillants au soleil. Survint en ce moment Jean le Borgne, le maître de la vigne.

Jean. — Que fais-tu là, petit ?

Jules. — Je prends quelques-uns de ces insectes qui vous font du dégât.

Jean. — Voyons voir tes bêtes ?

Jules. — Les voici.

Jean. — Et tu dis qu’elles me gâtent la vigne ?

Jules. — Je le crois. Je viens d’en voir travailler à ces espèces de cigares.

Jean. — Ah bah ! nigaud, que veux-tu que des bêtes s’amusent à faire des cigares avec des feuilles ? Elles ne fument pas. C’est la lune qui a rôti mes pampres, c’est la lune.

Et, satisfait de son explication, Jean le Borgne tourna les talons en sifflant un air. Il ne sifflait plus quand, trois ans plus tard, il lui fallut arracher les ceps épuisés par les rouleurs de cigares, mais il n’en démordait pas : la lune avait fait le mal.

De retour du moulin, Jules prit Louis en passant pour le faire profiter de ce que pourrait raconter l’oncle sur la capture de la journée.

Paul. — L’insecte trouvé sur la vigne est bien un charançon. Vous vous rappelez tous qu’on donne ce nom aux divers coléoptères dont la tête se prolonge en une espèce de trompe. Celui-ci est appelé rhynchite par les savants, urbec, becmare, lisette, par les viticulteurs. Il est d’un magnifique vert brillant en dessus avec l’éclat de l’or en dessous. On en trouve, plus rarement, qui sont d’un bleu foncé. Le mâle a de chaque côté du corselet une fine pointe dirigée en avant. La larve est un petit ver de couleur blanche, sans pattes, qui vit d’abord dans un rouleau façonné par la mère avec une feuille de vigne. Dans le mois de mai, l’insecte coupe d’abord aux trois quarts la queue d’une feuille pour arrêter la sève ; de la sorte, la feuille se fane et acquiert la souplesse voulue. Alors le charançon la roule sur elle-même et dépose dans ses replis trois ou quatre œufs. Quand le rouleau a pris en se desséchant la teinte tabac, on le prendrait pour un cigare appendu au pampre. Les petites larves abandonnent bientôt cette première retraite, se laissent tomber et s’enfouissent en terre, où elles achèvent de se développer. Le rhynchite compromet la vigueur de la vigne en détruisant ses feuilles ; il faut donc recueillir, en mai et en juin, les rouleaux suspendus aux ceps et les brûler pour détruire l’insecte dans son berceau et prévenir les dévastations futures.

Jules. — Avec le charançon vert et luisant qui roule en cigares les feuilles de la vigne, j’ai trouvé un autre insecte que voici.

Paul. — Ce n’est plus un charançon, vous le voyez à la forme de la tête non prolongée en bec. Les élytres sont d’un rouge châtain, tout le reste du corps est noir. On le nomme l’eumolpe de la vigne, ou vulgairement l’écrivain, parce qu’il ronge la surface des feuilles et y trace de fines découpures ayant quelque ressemblance avec une écriture embrouillée. Il attaque de la même manière la queue des feuilles et des grappes, les jeunes pousses, les grains de raisin. Si les eumolpes sont abondants, toutes ces déchirures font dépérir les ceps, qui ne donnent que des fruits rares et de mauvaise qualité.

Les larves de l’écrivain vivent dans le sol. Pour les détruire, on retourne en hiver les terres infestées ; l’exposition aux intempéries les fait périr. Quant à l’insecte parfait, il faut des soins minutieux pour en débarrasser une vigne. Au moindre signe de danger, lorsqu’il est sur les feuilles occupé à tracer sa nuisible écriture, il rassemble les pattes sous le ventre et se laisse tomber sur le sol, avec lequel il se confond par sa couleur terne ; puis il ne bouge plus, il fait le mort.

Émile. — Il croit se tirer d’affaire en ne remuant pas ?

Paul. — Sans doute, parce qu’on le prend pour un grain de terre, si par hasard on l’aperçoit.

Émile. — Ne vaudrait-il pas mieux pour lui s’enfuir que de faire le mort ?

Paul. — Il a le vol trop lourd et les pattes trop courtes. Tous les insectes qui ne peuvent rapidement s’envoler et qui sont dépourvus de moyens de défense font comme l’écrivain au moment du danger : ils ne bougent plus. Le plus souvent ce moyen leur réussit, parce que leur couleur, en général terne, les fait confondre avec le sol.

Émile. — Ah ! les rusés !

Paul. — Eh bien, c’est la ruse de l’eumolpe que l’on doit mettre à profit pour donner la chasse à ce ravageur de la vigne. On étend au pied du cep une toile et l’on donne un coup sec à la souche. Les écrivains se laissent choir. Ils font les morts, mais on les voit sur la toile, et pas un n’échappe au triste sort qui l’attend.

  1. Prononcez Renkite.