Les Ravageurs/XXXIX

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Ch. Delagrave (p. 213-221).

XXXIX

LES ANIMAUX VENIMEUX

Paul. — Tous les animaux venimeux agissent à la manière de l’abeille, de la guêpe et du frelon. Avec une arme spéciale, aiguillon, croc, dard, lancette, placée tantôt en un point du corps, tantôt en un autre, suivant l’espèce, ils font une légère blessure dans laquelle s’infiltre une goutte de venin. L’arme n’a d’autre effet que d’ouvrir une route au liquide venimeux, et c’est celui-ci qui provoque le mal. Pour que le venin agisse en nous, il faut qu’il soit mis en contact avec notre sang par une blessure qui lui ouvre le chemin. Mais il ne produit absolument rien sur la peau, à moins qu’il n’y ait déjà une entaille, une simple égratignure qui lui permette de pénétrer dans les chairs et de se mélanger avec le sang. Le venin le plus terrible peut être manié sans péril aucun, si la peau ne présente pas d’écorchure. Bien plus, on peut le mettre sur les lèvres, sur la langue, l’avaler même, sans qu’il en résulte rien de fâcheux. Déposé sur les lèvres, le venin de la grosse guêpe ou frelon ne produit pas plus d’effet que l’eau claire ; mais la douleur serait atroce si le point touché présentait la moindre écorchure. Le venin de la vipère est tout aussi inoffensif tant qu’il ne peut se mélanger avec le sang. Il s’est trouvé de courageux expérimentateurs qui l’ont goûté, qui l’ont avalé, et qui après ne se portaient pas plus mal qu’auparavant.

Émile. — Est-ce vrai, mon oncle ! des personnes ont eu le courage d’avaler du venin de vipère ? Ah ! ce n’est pas moi qui aurais eu cette témérité.

Paul. — Il est heureux que d’autres l’aient eue pour nous, et nous devons leur en être très reconnaissants, car ils nous ont appris ainsi, comme vous allez le voir, le moyen le plus prompt et l’un des plus efficaces à employer en cas d’accident.

Jules. — Le venin de vipère, qui ne fait rien sur la main, rien sur les lèvres et sur la langue, est-il bien à redouter lorsqu’il se mélange avec le sang ?

Paul. — C’est terrible, mon cher enfant, et j’allais vous en parler. Supposons qu’un imprudent vienne à troubler le redoutable reptile sommeillant au soleil. Soudain, l’animal se déroule en cercles superposés, se débande avec la brusquerie d’un ressort, et de sa gueule largement ouverte vous frappe à la main. C’est l’affaire d’un clin d’œil. Avec la même rapidité, la vipère replie sa spirale et se retire, continuant à vous menacer de sa tête placée au centre de l’enroulement. Vous n’attendez pas une seconde attaque, vous fuyez ; mais, hélas ! le mal est fait. Sur la main blessée, deux petits points rouges se voient, presque insignifiants, vraies piqûres d’aiguille. Ce n’est pas bien alarmant ; vous vous rassurez si vous êtes dans l’ignorance des choses que j’ai tant à cœur de vous apprendre. Innocuité trompeuse ! Voici que les points rouges s’entourent d’un cercle livide. Avec de sourdes douleurs, la main s’enfle, et, de proche en proche, le bras. Bientôt des sueurs froides et des nausées surviennent ; la respiration se fait pénible, la vue se trouble, l’intelligence s’engourdit, une jaunisse générale se déclare, accompagnée de convulsions. Si l’on n’est pas secouru à temps, la mort peut arriver.

Jules. — Vous nous faites venir la chair de poule, mon oncle.

Louis. — On dit qu’il y a des vipères dans les broussailles des collines voisines.

Jules. — Que ferions-nous, misérables, si pareil malheur nous arrivait loin de vous, loin de la maison ?

Paul. — Dieu vous garde d’un tel malheur, mes pauvres enfants ! Mais enfin, s’il vous arrivait, il faudrait serrer, lier même le doigt, la main, le bras, au-dessus de la partie blessée, pour entraver la diffusion du venin dans le sang ; il faudrait faire saigner la plaie en exerçant des pressions tout autour ; il faudrait la sucer énergiquement pour en extraire le liquide venimeux. Je vous l’ai dit, le venin n’agit pas sur la peau. La succion est donc sans danger aucun si la bouche n’a pas d’écorchure. Il est visible que si, par une succion énergique et par une pression qui fait couler le sang, on parvient à extraire tout le venin de la plaie, la blessure est désormais sans gravité. Pour plus de sûreté, dès que c’est possible, on cautérise la plaie avec un liquide corrosif, eau-forte ou ammoniaque, ou même avec un fer rouge. La cautérisation a pour effet de détruire la matière venimeuse. C’est douloureux, j’en conviens, mais encore faut-il s’y résigner pour éviter un mal plus grand. La cautérisation est l’affaire du médecin. Les précautions préliminaires, ligatures pour empêcher la diffusion du venin, pression pour faire écouler le sang empoisonné, succion énergique pour extraire le liquide venimeux, nous concernent personnellement, et tout cela doit être fait à l’instant même. Plus on tarde, plus le mal s’aggrave. Quand ces précautions sont prises assez tôt, il est rare que la morsure d’une vipère ait des conséquences fâcheuses.

Jules. — Vous me rassurez, mon oncle. Ces précautions ne sont pas difficiles à prendre, si on conserve sa présence d’esprit.

Paul. — Aussi nous importe-t-il à tous de nous habituer à raisonner le péril et à ne pas nous laisser gagner par des frayeurs déréglées. L’homme maître de lui-même est à demi maître du danger.

Émile. — Vous venez de dire, mon oncle, morsure de vipère, et non piqûre. Alors les serpents mordent et ne piquent pas. Je croyais le contraire. J’ai toujours entendu dire qu’ils ont un aiguillon, un dard. Jeudi passé, Louis, qui n’a peur de rien, avait pris un serpent dans un trou de vieux mur. Il était avec deux de ses camarades. On lia la bête par le cou avec un jonc. Je passais, on m’appela. Le serpent dardait de sa gueule quelque chose de noir, de pointu, de flexible, qui allait et venait avec rapidité. Je croyais que c’était le dard, et j’en avais une belle frayeur. Louis riait. Il disait que ce que je prenais pour aiguillon était la langue de la bête ; et, pour me le prouver, il en approcha le doigt.

Louis. — Moi, je savais bien que c’était la langue.



Animaux venimeux.
1c, Abeille commune : 1a, Larve ; 1b, Nymphe. — 2b, Guêpe germanique : 2a, Larve. — 3c, Frelon : 3a, Larve ; 3b, Nymphe. — 4, Scorpion. — 5, Cantharide : 5a, Larve ; 5b, Cantharide. — 6a, Vipère : 6b, Tête montrant les crochets à venin.

Paul. — Louis avait raison. Tous les serpents dardent entre leurs lèvres, avec une extrême vélocité, un filament noir, très flexible et fourchu. Pour beaucoup de personnes, c’est l’arme du reptile, le dard ; mais en réalité, ce filament n’est autre chose que la langue, langue tout à fait inoffensive, dont l’animal se sert pour happer les insectes dont il se nourrit et pour exprimer à sa manière les passions qui l’agitent en la passant rapidement entre les lèvres. Tous les serpents, sans exception, en ont une ; mais dans nos contrées, la vipère seule possède le terrible appareil à venin.

Cet appareil se compose d’abord de deux crochets ou dents longues et aiguës placées à la mâchoire supérieure. Ces crochets sont mobiles. À la volonté de l’animal, ils se dressent pour l’attaque ou se couchent dans une rainure de la gencive, et s’y tiennent inoffensifs comme un stylet dans son fourreau. De la sorte, le reptile ne court pas le risque de se blesser lui-même. Ils sont creux et percés vers la pointe d’une fine ouverture par laquelle le venin se déverse dans la plaie. Enfin, à la base de chaque crochet se trouve une petite poche pleine de liquide venimeux. C’est une humeur d’innocent aspect, sans odeur, sans saveur ; on dirait presque de l’eau. Quand la vipère frappe de ses crochets, la poche à venin chasse une goutte de son contenu dans le canal de la dent, et le terrible liquide s’infiltre dans la blessure.

La vipère habite de préférence les collines chaudes et rocailleuses ; elle se tient sous les pierres et dans les fourrés de broussailles. Sa couleur est brune ou roussâtre. Elle a sur le dos une bande sombre en zigzag, et sur chaque flanc une rangée de taches. Son ventre est d’un gris ardoisé. Sa tête est un peu triangulaire, plus large que le cou, obtuse et comme tronquée en avant. La vipère est timide et peureuse ; elle n’attaque l’homme que pour sa défense. Ses mouvements sont brusques, irréguliers, pesants.

Les autres serpents de nos pays, serpents que l’on désigne par le nom général de couleuvres, n’ont pas les crochets venimeux de la vipère. Leur morsure est donc sans gravité, et la répugnance qu’ils nous inspirent n’est en rien motivée. Loin de nous être nuisibles, ils nous rendent service en détruisant divers ravageurs de nos récoltes.

Après la vipère, il n’y a pas en France d’animal venimeux plus à craindre que le scorpion. C’est une fort laide bête qui marche sur huit pattes.

Jules. — Le scorpion est-il un insecte ?

Paul. — Non. Les insectes ont tous six pattes, jamais plus, jamais moins. Le scorpion en a huit comme les araignées. Il appartient donc à la même classe que les araignées, c’est-à-dire à la classe des arachnides, comme disent les savants. Outre ses huit pattes, le scorpion a en avant deux pinces semblables à celles de l’écrevisse. En arrière, il a une queue noueuse, recourbée, se terminant par un aiguillon. Les pinces sont inoffensives malgré leur menaçant aspect ; c’est l’aiguillon dont le bout de la queue est armé qui est venimeux. Le scorpion en fait usage pour se défendre et pour tuer les insectes dont il se nourrit. On trouve dans les départements méridionaux de la France deux scorpions d’espèce différente. L’un, d’un noir verdâtre, fréquente les lieux sombres et frais, et s’établit jusque dans les maisons. Il ne sort de sa retraite que la nuit. On le voit alors courir sur les murs crevassés, à la recherche des cloportes et des araignées, sa proie habituelle. L’autre, beaucoup plus gros, est d’un jaune pâle. Il se tient sous les pierres des collines chaudes et sablonneuses. La piqûre du scorpion noir amène rarement des accidents sérieux ; celle du scorpion jaune peut être mortelle. Quand on irrite un de ces animaux, on voit une fine gouttelette de liquide, limpide comme de l’eau, perler à l’extrémité du dard prêt à frapper. C’est la goutte de venin que le scorpion introduit dans la blessure.

Jules. — Les araignées ne sont-elles pas venimeuses ?

Paul. — À la rigueur, oui, en ce sens qu’elles ont de chaque côté de la bouche un croc recourbé et creux qui leur sert à infiltrer une goutte de venin dans le corps des insectes dont elles se nourrissent, et à rendre ainsi plus prompte la mort du gibier pris dans leurs toiles. Néanmoins les araignées ne doivent pas être regardées comme des animaux redoutables pour nous. Les crochets de la plupart auraient bien de la peine à nous entamer la peau. De courageux observateurs se sont fait mordre par les diverses araignées de nos pays. La piqûre n’a jamais produit d’accidents sérieux ; tout se bornait à une rougeur moins douloureuse que celle produite par la piqûre du cousin. Toutefois, les personnes un peu délicates doivent se méfier des grosses espèces, ne serait-ce que pour s’épargner une passagère douleur. On évite le dard bien autrement douloureux de la guêpe, sans trop s’en préoccuper ; évitons de même les crochets des araignées sans jeter de hauts cris à la vue de l’un de ces animaux.

Émile. — On dit que les araignées avalées par mégarde peuvent faire du mal et même empoisonner. Un de mes camarades me racontait qu’ayant mis une nichée de jeunes oiseaux dans une cage, il vit les parents, pour leur épargner les souffrances de la captivité, les empoisonner en leur donnant la becquée avec des araignées à travers les barreaux.

Paul. — Ce camarade se trompait grossièrement. Les pauvres petits moururent peut-être d’ennui, peut-être de faim, mais à coup sûr ils ne furent pas empoisonnés par leurs parents, surtout avec des araignées, qui sont un régal pour beaucoup d’oiseaux. Les araignées ne sont pas vénéneuses.

Émile. — Vous disiez cependant, mon oncle, qu’à la rigueur elles étaient venimeuses, du moins pour les mouches prises dans leurs toiles.

Paul. — Vous confondez, mon petit ami, venimeux avec vénéneux. Venimeux se dit d’une chose qui, introduite dans le sang au moyen d’une blessure quelconque, provoque des accidents plus ou moins graves, à la manière du venin de la guêpe et de la vipère. Vénéneux se dit d’une chose qui, avalée, introduite dans l’estomac, peut faire du mal. Les poisons sont vénéneux : ils tuent quand on les mange, quand on les boit. Le liquide qui suinte des crochets de la vipère et du dard du scorpion est venimeux : il tue quand il se mélange avec le sang ; mais il n’est pas vénéneux, car on peut impunément l’avaler. Nous avons dans nos pays un assez grand nombre d’insectes venimeux : l’abeille, le frelon, la guêpe, le bourdon, enfin tous les hyménoptères à dard ; nous en avons très peu de vénéneux. L’un de ces derniers mérite d’être connu. C’est la cantharide, magnifique insecte, d’un vert doré très brillant, qui, en juin, apparaît par essaims sur le frêne, dont il broute le feuillage. Par son odeur forte et nauséabonde, la cantharide n’annonce rien de bon. Et en effet c’est un insecte très vénéneux. Les pharmaciens l’emploient, desséché au soleil et réduit en poudre, pour faire les vésicatoires, que l’on applique sur la peau. Rien que par son contact, cette poudre de cantharides rougit la peau, la soulève en ampoules et provoque une plaie très douloureuse, mais utile dans certaines maladies. D’après cela, vous concevez sans peine de quelle affreuse manière l’estomac serait corrodé si, par malheur, on avalait le redoutable insecte frais ou sec, en entier ou en poudre ; on périrait de la mort la plus atroce.