Les Relations de l'Allemagne et de la France

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Les Relations de l'Allemagne et de la France
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 217-229).
LES RELATIONS
DE L’ALLEMAGNE ET DE LA FRANCE
D’APRESUNE BROCHURE ALLEMANDE.

Dans le discours qu’il prononçait l’autre jour à Arcachon, M. Thiers a remarqué avec sa justesse d’esprit et sa précision de langage accoutumées que, si par alliance on entend le concert de deux ou trois états qui s’unissent pour atteindre un but particulier, spécial, intéressé, la France assurément n’a pas d’alliance. — « Voulez-vous que je vous le dise? a-t-il ajouté, je n’en connais aucune de semblable en Europe aujourd’hui. À ce titre, personne dans le temps présent n’est l’allié d’un autre; mais tout le monde est l’allié de tout le monde pour le maintien du repos des nations, et cette alliance vraiment sainte comprend, protège tous les intérêts, et pour longtemps encore est la seule souhaitable la seule possible. » Cette alliance vraiment sainte, cette sainte conjuration des gouvernemens coalisés pour maintenir la paix a prouvé deux fois cette année son efficacité; à deux reprises, en automne comme au printemps, elle a réussi à prévenir des complications menaçantes, à écarter des causes de conflit. Les sceptiques ne croyaient plus à l’Europe; il semble que l’Europe se soit retrouvée et qu’elle comprenne mieux que par le passé quels services peut rendre à la paix du monde une politique sagement préventive, l’action commune et concertée des gouvernemens désintéressés. Aussi les belliqueux mettent-ils le plus grand soin à dissimuler leurs projets et à se poser en face de l’opinion publique comme des ministres de paix. Lorsqu’ont éclaté les troubles de l’Herzégovine, on a vu avec plus d’inquiétude que de surprise plusieurs journaux importans de l’Allemagne soulever insidieusement la redoutable question de l’homme malade et prendre sous leur patronage les solutions radicales et violentes. Jouant le rôle de tentateurs ils encourageaient les ambitions de la Russie, ils prêchaient à l’Autriche la politique d’agrandissement; ils disaient à ces deux empires : Ne vous gênez pas, prenez en Orient tout ce qu’il peut vous convenir de prendre ! — Ils ajoutaient in petto : Pendant que vous aurez le dos tourné et les mains occupées, nous ferons, nous autres, tout ce qu’il nous plaira. En même temps ces journaux protestaient de leurs intentions pacifiques, et, jetant du côté de l’Occident un regard soupçonneux, ils insinuaient que la question d’Orient était une eau trouble où la France essayait de repêcher ses provinces perdues. Ils ont été désavoués, ils ont dégonflé jusqu’à nouvel ordre leurs ballons d’essai. Le fabuliste nous a peint un loup qui commençait « d’avoir petite part aux brebis de son voisinage. » Pour endormir leurs défiances, il s’habilla en berger, fit sa houlette d’un bâton, « sans oublier la cornemuse. » Ce qui gâta son entreprise, c’est qu’il ne put contrefaire la voix du berger.

Le ton dont il parla fit retentir les bois,
Et découvrit tout le mystère.


C’est un heureux signe des temps que les loups se croient tenus de se déguiser en bergers et que les boute-feux se donnent pour les gens les plus pacifiques du monde, et imputent à autrui les mauvaises pensées dont on les soupçonne. Aujourd’hui, pour souffleter son voisin, on est obligé de se servir d’une branche d’olivier.

Il serait injuste de compter au nombre des loups déguisés en bergers l’auteur d’une brochure publiée récemment à Berlin sous ce titre : Après la guerre. Écrite dans un esprit sage et modéré, elle paraît avoir fait en Allemagne quelque sensation. Il y a de vrais bergers, même à Berlin, et les houlettes allemandes ne sont pas toutes des fourreaux enrubannés où se cachent des épées. Les uns ont attribué à cette publication une origine semi-officielle; d’autres, mieux informés peut-être, ont voulu reconnaître dans l’auteur un homme d’esprit et de talent, qui est un des membres les plus considérés du parti national-libéral. Quoi qu’il en soit, on ne peut refuser à l’écrit dont nous parlons l’autorité qui s’attache toujours au bon sens, quand il est accompagné d’une certaine élévation de sentimens et qu’il fait justice des préjugés, des sottises et des passions courantes. Le publiciste anonyme voit dans le chauvinisme une maladie ou une folie contraire aux véritables traditions, aux vrais instincts, au génie même de sa nation, laquelle est si peu portée au mépris des peuples étrangers qu’on peut lui reprocher de subir trop facilement leur influence. Il déclare que les guerres de race, les inimitiés héréditaires, les haines internationales, sont des préjugés d’un autre âge, incompatibles avec les idées modernes. Il déclare aussi que, quelle que soit la valeur du principe des nationalités, il ne saurait servir de règle exclusive à la politique, ni d’excuse à aucune entreprise contre la justice. Il estime que c’est le devoir de tout peuple civilisé de concilier l’exercice de son droit avec le respect des droits généraux de l’humanité. La politique qu’il recommande est cette politique réaliste, die Realpolitik¸ qui se glorifie de n’être ni doctrinaire, ni sentimentale, qui se défie également de tous les systèmes, de tous les dogmes et de toutes les variétés du don-quichottisme ; mais il s’empresse d’expliquer que le réalisme des hommes d’état ne peut se croire tout permis, qu’il doit compter avec l’honneur et avec la morale, qu’il aurait tort de fréquenter l’école de Machiavel et de professer avec lui que le monde appartient en bonne justice aux lions et aux renards, et que les moutons remplissent leur destinée en se laissant manger. Selon les sages doctrines du publiciste anonyme, la guerre est un moyen extrême dont les peuples ne doivent user que dans les cas d’absolue nécessité et quand il y va de la conservation de leur existence; mais la paix est un bienfait dont ils ne sauraient trop sentir le prix, et il importe que la paix soit vraiment pacifique, que les ressentimens et les défiances n’en compromettent pas les avantages et la durée. « Il convient, nous dit-il, à deux grandes nations de recourir aux armes et au jugement de Dieu, quand il s’est élevé entre elles des différends qui ne peuvent être vidés en douceur ; mais il est contraire à tout noble sentiment, et il répugne à la civilisation de ce siècle que l’Allemagne et la France, durant des années après la conclusion de la paix, entretiennent des rapports qui ressemblent à un état de cannibalisme moral, moralischer Menschenfresserei. » Il représente à ces deux nations « que par une histoire de mille ans, par toutes les vicissitudes de la paix et de la guerre, elles ont pu se convaincre que leurs forces se balancent, » et il les engage à en faire un usage plus utile que de les employer « à s’affaiblir et à se paralyser réciproquement dans des luttes incessantes. »

« Quand deux adversaires, dit-il ailleurs, entrent en lice avec le sentiment de l’égalité de leurs conditions, leur estime mutuelle ne peut être compromise par le résultat de la lutte... Après que le dieu de la guerre a laissé tomber ses dés et que les conditions de la paix ont été réglées, ce nouveau contrat inaugure un nouveau droit... Les questions litigieuses appartiennent au passé; mais les peuples, qui sentent la vie abonder dans leurs veines, subsistent et se persuadent de plus en plus qu’ils sont appelés à entretenir ensemble un commerce pacifique. C’est un honneur pour chacun d’eux d’exprimer tout haut cette conviction et de tendre la main à la partie adverse pour conclure avec elle un pacte de bon voisinage. » Et l’auteur de la brochure exhorte les Français à relire l’une des scènes les plus justement célèbres de Corneille, de ce poète « qui fut grand surtout parce qu’il sut rendre les émotions des grandes âmes et des peuples dont le cœur est haut placé. » Tendant la main à la France, il lui dit au nom de l’Allemagne :

Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie.

Nous ne savons si la belle scène que le publiciste anonyme engage les Français à relire était bien présente à sa mémoire. Auguste y parle en maître qui consent à faire grâce, qui remet sa peine à un ingrat; il y a bien de la hauteur dans sa clémence et beaucoup de superbe dans son pardon. Il a auparavant ordonné à Cinna de descendre en lui-même, de se mieux connaître, de ne point s’abuser sur ce qu’il peut valoir. — Tu ferais pitié, lui dit-il,

Si je t’abandonnais à ton peu de mérite.


Un jour, en entendant ces vers au théâtre, le maréchal de La Feuillade ne put se tenir de crier à l’acteur qui jouait le rôle d’Auguste : « Ah! tu me gâtes le soyons amis, Cinna. » Et il ajouta : « Si le roi m’en disait autant, je le remercierais de son amitié. » Ne chicanons point le publiciste anonyme sur les mots, attachons-nous à ses pensées, qui témoignent d’un esprit généreux et bien intentionné. A la vérité, quand il pèse et compare le mérite des deux nations qu’il se propose de réconcilier, il fait la part très belle à l’Allemagne, Il entrait dans son plan de donner à son pays de sages conseils, mais il n’a point entamé le chapitre des vérités utiles, qui risquent souvent d’être des vérités désagréables. Il y a dans sa brochure une page où, faisant le portrait de l’empereur Guillaume, il affirme que rarement un souverain a eu le privilège de réunir à ce point en sa personne toutes les qualités qui sont l’honneur de son peuple, la justice, l’amour de la vérité, la fidélité au devoir, la décision virile, le patriotisme qui ne recule devant aucun sacrifice, toutes les vertus guerrières conciliées avec le plus ardent amour de la paix. L’auteur de la brochure ne maltraite point ses compatriotes; mais, comme il a su se dégager des préventions de l’orgueil de race, il ne refuse pas tout à la France, il ne lui reproche point, comme Auguste à Cinna, son peu de mérite. Au contraire, il admet qu’elle en a beaucoup; il rend justice à ses aptitudes diverses, à l’abondance de ses ressources, à son courage dans le malheur, il reconnaît la part considérable qu’elle a eue dans l’histoire de la civilisation, l’influence parfois utile qu’elle a exercée sur l’Allemagne elle-même. Croyant à son passé, il croit aussi à son avenir; il l’accuse seulement de gâter ses heureuses qualités naturelles par un excès de vanité nationale. Où sont aujourd’hui les peuples modestes? M. Berthold Auerbach écrivait naguère « que les Français, qui, quoi qu’ils fassent, ne s’occupent que de savoir si on les regarde, devaient nécessairement être vaincus par une race qui puise toute sa force dans le sentiment de la dignité personnelle. » Quand la voix du coq est trop éclatante et qu’il lui arrive de monter sur ses ergots, il est bon qu’un moraliste bienveillant lui prêche la modestie; mais M. Auerbach aurait dû songer que, si le moraliste est un paon qui fait la roue, son homélie a peu de chances d’être bien reçue.

« Faire sérieusement la guerre, dit l’auteur de la brochure, aussi longtemps que cela est nécessaire, maintenir sérieusement la paix aussi longtemps que cela est possible, telles étaient et telles sont les dispositions du peuple allemand à l’égard des Français, et par conséquent il dépend absolument de ces derniers d’entretenir avec l’empire voisin des rapports pacifiques ou hostiles. » Prétendre que l’Allemagne se propose de réduire la France à l’état de puissance de second ordre est, selon lui, une imputation calomnieuse, un tel dessein étant incompatible avec le caractère bien connu du peuple allemand, lequel a trop de confiance dans ses propres forces pour que la puissance des autres lui porte ombrage. « C’est le génie de la politique de la France, dit-il, que de croire sa sûreté et sa grandeur intéressées à ce que ses voisins soient faibles et de travailler à leur affaiblissement. » Nous ne savons à quelle période de l’histoire de la politique française l’anonyme veut faire allusion. S’il entend parler de la politique d’Henri IV, de Richelieu, de Mazarin, il serait facile de lui répondre que sous la conduite de ces grands hommes la France ne travaillait point à affaiblir sur ses frontières des états puissans, qui n’existaient pas, mais qu’elle avait pris en main le protectorat des petits, que Richelieu savait ce que valait un simple pion bien ménagé et qu’il s’en servait pour aller à dame, que, pour combattre les envahissemens de la maison d’Autriche, il liait partie avec les états faibles, qui recherchaient son amitié, et parmi lesquels on comptait l’électorat de Brandebourg. Le 29 juillet 1870, le professeur Michelet, de Berlin, écrivait qu’il n’y aurait pas de paix possible tant que le vol séculaire de l’Alsace et de la Lorraine n’aurait pas été restitué, et le 3 août une feuille officielle rappelait que ces deux provinces avaient été arrachées à l’Allemagne par la ruse et l’avidité conquérante des Français. Comme l’a si bien dit l’auteur de l’Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande, il était impossible de falsifier plus complètement les faits. M. Sorel remarque fort judicieusement que, lorsque l’Alsace et la Lorraine sont devenues françaises, l’idée de l’unité allemande n’avait pas encore pénétré en Allemagne, que le principe des nationalités n’était enseigné par personne, que les états pratiquaient un droit public fort différent de celui qui a prévalu depuis, et que « Metz et l’Alsace furent pour la France le prix d’interventions sollicitées par les Allemands eux-mêmes et de la protection accordée aux protestans du nord contre la maison d’Autriche. » Dans le traité de 1551, qui conférait au roi Henri II la possession des Trois-Évêchés, Metz, Toul et Verdun, les princes allemands du nord disaient à leur allié : « Attendu que le roi très chrétien se porte envers nous. Allemands, en cette affaire avec secours et aide non-seulement comme ami, mais comme père charitable, nous en aurons tout le temps de notre vie une reconnaissance éternelle. » En 1633, l’électeur de Brandebourg, implorant de Louis XIII l’alliance dont la cession de l’Alsace devait être le prix, suppliait le roi « de prendre en main l’œuvre de protection et de médiation qu’on réclamait de lui, et de s’y porter avec une promptitude salutaire. » Telle était, conclut M. Sorel, « l’œuvre de ruse et de perfidie pour laquelle les gazetiers prussiens allaient tour à tour réclamer vengeance. » Dieu nous garde de demander à Guillaume Ier, empereur d’Allemagne, de se souvenir des obligations que jadis son ancêtre George-Guillaume, électeur de Brandebourg, put avoir à la France, — plus que toute autre chose en ce monde, la reconnaissance est sujette à prescription ; mais, puisque les Allemands se glorifient de leur probité intellectuelle, il est permis de leur demander de respecter toujours l’histoire. Il est beau de ne pas redouter un voisin fort, il est encore plus beau de n’avoir jamais peur de la vérité.

Peut-être l’anonyme, lorsqu’il accuse les Français de fonder leur grandeur sur la faiblesse d’autrui, avait-il en vue une époque plus récente de leur histoire que celle d’Henri II ou de Richelieu ; peut-être pensait-il à ce malheureux souverain à qui l’Allemagne a plus d’obligations encore que George-Guillaume n’en avait à Louis XIII, En ce cas, son reproche ne pourrait être pris que pour une sanglante ironie. Étranger aux véritables traditions de la France, cosmopolite par son éducation comme par ses sympathies et ses amitiés, l’empereur Napoléon III a fait tour à tour de la politique anglaise, de la politique italienne, de la politique polonaise, de la politique transatlantique, de la politique humanitaire et même de la politique prussienne ; il a fait trop rarement de la politique française, et jamais souverain n’a été plus mal récompensé de la peine qu’il s’était donnée pour avancer les affaires des autres. On a dit de lui qu’il était un homme moderne qui parlait napoléonien ; encore ne savait-il qu’imparfaitement cette langue, et il ignorait tout à fait celle d’Henri IV. Qui oserait l’accuser sérieusement d’avoir exigé de ses voisins qu’ils restassent petits ? Loin de contrarier leurs ambitions, il les a encouragés à s’agrandir, dans l’espérance qu’ils reconnaîtraient son bon vouloir et lui adjugeraient une indemnité proportionnée aux services qu’il leur rendait par son concours actif ou par sa bienveillante abstention. Pour mener à bonne fin cette politique hasardeuse des indemnités, il aurait fallu une vigilance, une suite dans les desseins, une persévérance de volonté, une promptitude de décision, qui manquaient à celui qu’on a surnommé un rêveur inappliqué. Il y avait assurément du calcul dans sa générosité, mais on ne peut nier qu’il n’y eût souvent de la générosité dans ses calculs, et il faut convenir que ce n’est pas ainsi qu’on entend la politique à Berlin. Cet idéaliste eut le tort de se croire plus habile que les habiles ; les occasions se sont présentées à lui, elles ne l’ont pas trouvé prêt, et c’est le seul crime que la fortune ne pardonne pas. À la France seule, il appartient de lui reprocher ses erreurs, dont l’Allemagne a su si bien profiler ! « M. de Bismarck, avait-il dit, est le brochet qui mettra les poissons en mouvement, et nous pécherons. » Il s’est trouvé que le brochet était un requin, et que le pêcheur a été mangé. Les requins sont incapables de reconnaissance ; autrement ils n’écriraient pas dans leurs brochures ces lignes impitoyables : « Quiconque a suivi avec attention la marche des événemens de Biarritz jusqu’à Sedan et connaît exactement les détails de l’entrevue de Donchery ne soupçonnera jamais M. de Bismarck de nourrir une tendresse particulière pour le bonapartisme. Si notre homme d’état dirigeant était incapable de conclure un traité avec les napoléonides quand leurs intérêts étaient représentés par un homme qui s’appelait Napoléon III, comment pourrait-il aujourd’hui accorder sa confiance à un parti qui, pour le moment, est privé de toute direction effective? On croira difficilement que M. de Bismarck espère fonder une situation politique durable par un accord avec la veuve de Chislehurst, avec l’écolier de Woolwich ou même avec le prince Napoléon. Les bonapartistes doivent commencer par acquérir une puissance réelle en France, où ils ne sont jusqu’à présent qu’un levain d’agitation, avant que la politique réaliste par excellence condescende à négocier avec eux. » On ne saurait nier ses dettes avec plus de désinvolture. Qu’aime donc le chancelier de l’empire allemand, s’il ne nourrit pas dans le fond de son cœur une tendresse secrète pour la mémoire de Napoléon III, et sur quoi peuvent compter les napoléonides si la reconnaissance de l’Allemagne leur fait défaut? Il serait étrange que la-France, à qui leurs erreurs coûtent si cher, se crût tenue de les dédommager des ingratitudes de Berlin.

Nous avons relevé avec bonheur, dans la brochure que nous analysons, cette affirmation plusieurs fois répétée que l’Allemagne n’est point une nation ombrageuse, et qu’elle ne se croit point intéressée à ce que la France soit faible. Ces affirmations nous auraient réjouis davantage encore, si nous ne nous étions souvenus qu’à la date du 20 décembre 1872 M. de Bismarck écrivait au comte d’Arnim : « Nous n’avons certainement pas pour devoir de rendre la France puissante en consolidant sa situation intérieure... L’inimitié de la France nous oblige de désirer qu’elle reste faible. » Toutefois l’auteur de la brochure parait convaincu que la politique réaliste dont on tient école à Berlin ne peut manquer de s’inspirer des sentimens véritables du peuple allemand, qui a pour caractère essentiel « l’esprit de justice et de modération. » Nous sommes heureux de recueillir cette déclaration rassurante; mais notre publiciste ne s’avance-t-il pas un peu trop? Nous n’avons garde de contester à ses compatriotes les qualités de cœur et d’esprit qu’il leur attribue, ils en ont beaucoup; nous doutons seulement que ces qualités soient aussi efficaces en politique qu’il le pense, nous nous demandons si en Allemagne le gouvernement n’a pas plus d’influence sur le génie national que le génie national n’a d’influence sur le gouvernement. L’Allemand a plus que tout autre peuple la faculté et le besoin de raisonner sa conduite et sa volonté, et quiconque raisonne beaucoup sa volonté s’expose à la chercher longtemps sans être sûr de la trouver toujours, car il est peu d’hommes, même au-delà du Rhin, qui soient capables d’aller jusqu’au bout de leur raisonnement. Le gouvernement personnel a beau jeu quand il se trouve en présence d’un peuple sujet à s’embarrasser dans ses réflexions et à s’égarer dans ses incertitudes. — « Frédéric Ier en érigeant la Prusse en royaume, avait par cette vaine grandeur, écrivait le grand Frédéric, mis un germe d’ambition dans sa postérité qui devait fructifier tôt ou tard. La monarchie qu’il avait laissée à ses descendans était, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, une espèce d’hermaphrodite, qui tenait plus de l’électorat que du royaume. Il y avait de la gloire à décider cet être. » L’expression est pittoresque et typique, et l’on peut dire que telle est la fonction du gouvernement personnel en Allemagne, il est appelé fort souvent à décider cet être. Le même Frédéric II, écrivant à Voltaire, définissait l’Allemagne « une nation qui n’a que des passions ébauchées. » Il entendait par là des passions confuses, et, quand un peuple a des passions confuses, rien n’égale l’ascendant qu’exercent sur lui les hommes qui ont les idées claires. De ces hommes-là, l’Allemagne en produit toujours la quantité nécessaire à sa consommation, et il faut ajouter que l’Allemand qui voit clair, s’il s’appelle Frédéric II ou M. de Bismarck, voit souvent plus clair et plus loin que tout le monde.

L’histoire contemporaine témoigne que les peuples de l’empire germanique se contentent de demander à leur gouvernement de partager leurs passions, et qu’après cela ils s’en remettent à lui du soin de régler leur destinée. Ils sont tentés quelquefois de protester contre ses décisions, mais en y réfléchissant, et ils réfléchissent beaucoup, ils finissent par reconnaître que leur maître avait raison, que ses conseils sont pleins d’équité et de sagesse, et que ce qu’on leur donne vaut encore mieux que ce qu’ils avaient osé désirer. C’est un Allemand sans contredit que le héros de ce beau conte que Goethe a intitulé les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, et dans lequel il a répandu à pleines mains les grâces tour à tour familièrement olympiennes ou noblement bourgeoises de son grand et incomparable esprit. Cet apprenti de la vie, qui se nomme Wilhelm, part un matin de chez lui et court le monde pour se chercher, et à la fin du livre on n’est pas bien certain qu’il se soit trouvé. Il rencontre en chemin des hommes qui savent ce qu’ils veulent, un Laerte, un Serlo, un Jarno, et ces hommes prennent sur lui un empire contre lequel il ne songe pas longtemps à se défendre; mais à peine suit-il une piste, une autre se présente, et ses voies se brouillent comme ses désirs. Il a le cœur aussi partagé que l’esprit. Il aime presque également la sentimentale Marianne, la provocante Philine, une comtesse rêveuse et passionnée, le mystère et les silences de Mignon, la sage Thérèse et la noble Nathalie. Un Français est certainement très capable d’aimer l’une après l’autre Marianne, Philine, Mignon et deux ou trois comtesses; ce qui est germanique, c’est de les aimer toutes à la fois. — « Son esprit m’a choisie, dit en parlant de Wilhelin la judicieuse Thérèse, son cœur réclame Nathalie, et mon bon sens viendra au secours de son cœur. » C’est raisonner comme le chancelier de l’empire allemand quand il démontre au parti national-libéral qu’il est sans doute fort beau d’aimer la liberté, mais qu’il faut savoir quelquefois la sacrifier à autre chose, et que, si charmante que soit Thérèse, on se trouve bien d’épouser Nathalie. Comme le parti national-libéral, Wilhelm s’accommode de son sort, et lorsqu’un de ses amis lui dit : « Tu me fais l’effet de Saül, fils de Kis, qui sortit pour chercher les ânesses de son père et trouva un royaume, » il lui répond : — « Je ne connais pas le prix d’un royaume, mais je sais que j’ai acquis un bonheur que je ne mérite pas et que je n’échangerais pour rien au monde. » C’est ainsi qu’en 1848 l’Allemagne s’était mise en route pour chercher les ânesses de son père, c’est-à-dire toutes les libertés nécessaires au self-government; elle a trouvé à la place le service universel et obligatoire. Elle ne laisse pas d’être contente ; moins modeste toutefois que Wilhelm, elle pense avoir mérité son bonheur.

Ces faciles et joyeuses résignations de l’Allemagne, M. Berthold Auerbach en a fait le narré, ou, pour mieux dire, il en a donné la caricature dans son dernier roman politique intitulé Waldfried ou l’histoire patriotique d’une famille. Nous demandons pardon à Goethe d’oser rapprocher Waldfried de son immortel chef-d’œuvre; mais enfin M. Auerbach n’est pas le premier venu, il a eu jadis du talent, beaucoup de talent, et on peut dire de lui que c’est un écrivain d’un beau passé. Ce qui a fait tort à cette plume élégante et distinguée, ce fut la tâche qu’elle s’imposa de fabriquer des années durant un almanach dans lequel elle enseignait aux Allemands du midi, ses compatriotes, le respect et l’amour de la Prusse. On ne fabrique pas impunément des almanachs, même dans la meilleure intention du monde ; c’est un métier où les plus habiles finissent par se gâter la main. M. Auerbach était plus fier de son almanach que de ses charmantes nouvelles villageoises ; il estimait que cet almanach valait au gouvernement prussien beaucoup de cliens et presqu’une armée, et ses nombreux admirateurs affirmaient qu’à Vienne on était prêt à s’imposer les plus grands sacrifices pour obtenir de lui qu’il changeât les saints de son calendrier. Un jour, la reine de Prusse, qui a toujours aimé les lettres, le convia chez elle, dans une salle qu’on a surnommée le salon de Procruste, pour y faire une lecture en présence de celui qui est aujourd’hui l’empereur d’Allemagne. Si nos souvenirs sont exacts, il lut à ses augustes auditeurs l’histoire de ce qui se passe dans un nid. Il eut ce jour-là deux chagrins : il s’aperçut que le roi Guillaume s’intéressait médiocrement aux incidens qui peuvent survenir dans un nid, et il découvrit aussi que leurs majestés ignoraient complètement l’existence de son almanach. Il se garda bien de leur en vouloir, il s’en prit aux mauvaises dispositions de l’entourage. M. Auerbach a renoncé à publier son almanach ; mais nous pouvons assurer que son dernier livre est écrit en style d’almanach, qu’on n’y retrouve pas sa brillante imagination d’autrefois ni les délicatesses accoutumées de sa plume. L’histoire de Waldfried mérite cependant d’être lue. Le héros de ce véridique et instructif roman est un libéral ou un démocrate de 1848, qui, lui aussi, s’arrange très bien de tout ce qui arrive. Il a usé son chapeau à force d’y porter la main pour saluer tous les événemens qui passent; il bénit à tout coup la Providence, représentée par un grand homme, d’avoir réglé les choses pour le mieux et offert une grive à un peuple qui ne lui demandait qu’un merle. « Comme Guillaume Tell, dit-il, nous avons longtemps caché dans notre sein la flèche de la révolution ; nous avons enfin tiré, et nous avons manqué le but. » Waldfried est heureux de son malheur. Il souhaitait la liberté, il a obtenu en échange un bien plus précieux, il a vu les canons prussiens « délivrer le monde de l’esclavage de la phrase française, » il les a vus sauver à Sedan « les lumières du siècle, la civilisation, la justice, les bonnes mœurs, l’honneur et la probité. » Peu de jours avant la rentrée triomphale des troupes à Berlin, il a eu la joie « de serrer la main de son empereur allemand dans une chaude et vivante étreinte, » et quand l’empereur s’est retiré, il l’a suivi des yeux, admirant « sa noble et majestueuse démarche, » et l’empereur s’est retourné, et lui a fait un signe de tête. — Un pan du ciel, s’écrie-t-il, est descendu sur l’Allemagne, elle a vécu pendant un jour de la vie des dieux! En peignant son démocrate dégrisé et content sous les traits d’un pied-plat sentimental et lyrique, M. Auerbach a-t-il eu quelque malicieuse intention? A-t-il obéi au secret désir de ridiculiser un peu ce que son Waldfried se donne l’air d’admirer? Aurait-il gardé quelques ressentimens des froideurs qu’on lui témoigna jadis à la cour de Prusse? A-t-il voulu venger son almanach méconnu? Nous ne le pensons pas; il a fait œuvre non de poète satirique, mais de photographe. Il avait rencontré un Waldfried, il l’a peint tel qu’il l’avait vu, car il y a des Waldfried dans ce monde; ils ont reçu du ciel la mission de tout approuver, et si demain leur gouvernement commettait un abus de pouvoir ou une criante injustice, ils approuveraient encore. Avec cela, ils se donnent pour des esprits libres, pour des sages, et leur sagesse consiste à dire que le château de monseigneur le baron est le plus beau des châteaux, et que Mme la baronne est la meilleure des baronnes possibles. Ce n’est pas là précisément la philosophie de Kant ou de Fichte, ou même de Hegel, et s’il se trouve que monseigneur le baron est un homme d’un goût délicat, il a peu de sympathie pour ces faux philosophes, il les envoie dîner à l’office.

Pour démontrer que l’Allemagne n’a que de bonnes intentions à l’égard de son voisin de l’ouest, l’auteur de l’intéressante brochure Après la guerre allègue que M. de Bismarck s’est abstenu de s’ingérer dans les affaires intérieures de la France, qu’il l’a laissée libre de se donner le gouvernement qui lui convenait, qu’il n’a rien demandé à ce gouvernement sinon d’avoir la ferme volonté et la force de maintenir la paix. « Si la politique allemande, ajoute-t-il, cherchait à se créer des difficultés avec la France et à remporter par des luttes répétées des avantages ultérieurs sur son voisin, elle verrait avec plaisir les intrigues cléricales et chauviniques la seconder dans ses desseins. Voilà les points noirs qui obscurcissent l’horizon... L’opinion publique en Allemagne ne peut voir d’un œil indifférent l’ultramontanisme et le militarisme se tendre fraternellement la main, comme si la religion n’était destinée qu’à attiser les passions guerrières, comme si c’était la tâche de l’armée française d’être une édition augmentée et corrigée des zouaves pontificaux, et de former les colonnes d’attaque de la hiérarchie romaine. » Ce passage nous montre comment aujourd’hui des esprits éclairés et sérieux jugent la France. M. de Bismarck disait dernièrement à un propriétaire poméranien que les Allemands devaient se féliciter de voir les tendances cléricales prendre le dessus en France, parce que cela affaiblirait la force militaire de la nation. « On bat facilement, disait-il, un bataillon dans lequel l’aumônier a plus d’influence que le commandant. » M. de Bismarck et l’auteur de la brochure se font en vérité une idée singulière de l’armée française; mais ceux qui souhaitent le règne de l’aumônier, ceux qui voudraient mettre l’épée de la France au service de l’Encyclique et de la restauration du pouvoir temporel, feraient bien de méditer les avertissemens multipliés qu’on leur donne de Berlin, aussi bien que de Saint-Pétersbourg et de Londres.

Les Français ont peine à se rendre compte de toute l’importance qu’a prise en Allemagne la question religieuse, des passions qu’elle y excite et du rôle considérable que jouent dans la politique d’outre-Rhin les professeurs en général et en particulier les professeurs d’histoire. L’Allemand est le plus rétrospectif des hommes. A Sedan, il se souvenait de Louis XIV et de l’incendie du Palatinat; aujourd’hui il rêve de l’empereur Henri IV, il a juré de le venger et de lui faire prendre sa revanche des humiliations de Canossa. Quelqu’un qui connaît bien M. de Bismarck disait, après la conclusion de la paix de Francfort, que Richelieu ne tarderait pas à se faire Pitt. Il entendait par là que le chancelier de l’empire allait s’occuper activement de se créer la grande situation parlementaire qui lui avait toujours manqué, qu’il soulèverait à cet effet une importante question de politique intérieure, et qu’il en profiterait pour grouper autour de lui un parti et une majorité qui fussent entièrement à sa dévotion. M. de Bismarck a soulevé la question religieuse, il a déclaré la guerre au Vatican, et le parti national-libéral est à lui, prêt à le suivre partout où il lui plaira de le conduire, docile à tous ses ordres et ne se plaignant qu’à voix basse des sacrifices parfois excessifs qu’il impose à sa fidélité. Cette guerre qu’on a déclarée au Vatican, si nous en croyons ce qu’on nous écrivait dernièrement des bords de la Sprée, on ne la regarde point comme une lutte passagère ; on ne craint pas de dire dans les régions officielles qu’elle durera vingt-cinq ans, et on ne prévoit pas qu’aucun événement puisse modifier d’une manière sensible la situation. Malgré la modération bien connue de ses sentimens et de son caractère, le prince impérial a épousé avec chaleur la politique religieuse du chancelier, et le catholicisme ne pourrait pas attendre de l’esprit ferme, décidé, un peu absolu, de la fille du prince Albert les ménagemens presque sympathiques qu’il a toujours trouvés dans l’impératrice Augusta. Aujourd’hui l’église catholique est aux prises avec Luther; quand les idées de Strauss et de Darwin seront en faveur, aura-t-elle un sort moins rigoureux? On ne le pense pas à Berlin.

Si les passions protestantes et professorales doivent régner longtemps sur l’Allemagne, Dieu préserve ses voisins de s’emprisonner comme elle dans les sombres geôles de la théologie ! Deux fanatismes rivaux, deux frères ennemis, se surveillant d’un œil jaloux par-dessus le Rhin, voilà un danger qu’il faut éviter à tout prix, et on doit désirer ardemment que le zélotisme catholique et clérical ne trouve pas de ce côté-ci des Vosges son dernier refuge ou sa terre de promission, on doit souhaiter que la république du maréchal de Mac-Mahon ne devienne pas, comme nous le disait l’autre jour un spirituel diplomate, « la république de Charles X. » Autrement une collision prochaine viendrait justifier non-seulement les fâcheux pressentimens de l’auteur de la brochure, mais les sinistres prophéties qu’exposait hier encore M. Gladstone dans une revue anglaise. En homme sûr de son fait et qui possède le secret des dieux, l’ancien premier lord de la trésorerie annonçait que « ce puissant courant de passions humaines, que nous appelons faussement la fatalité, » entraîne la France à un mortel conflit avec l’Allemagne, que, le jour venu, elle ne pourra contracter d’alliance avec aucun état, que son seul allié sera un allié sans nom, à savoir cette minorité ultramontaine qui est répandue sur toute la terre, qui hait l’Allemagne, qui trouble l’Italie, « qui triomphe en Belgique, qui fanfaronne en Angleterre, qui à Versailles tout à la fois gouverne et conspire, which partly governs and parthy plots. » Tel sera l’auxiliaire actif de la France « quand elle se lancera dans une aventure insensée sous la bannière du fanatisme religieux, et ces deux forces, leur union fût-elle mal assortie et dussent-elles se détester l’une l’autre, se ligueront pour une entreprise commune, bien qu’elles poursuivent des buts absolument différens. » Il semble que, whigs ou tories, les chefs des partis anglais qui ne sont plus au pouvoir éprouvent le besoin d’occuper leurs loisirs en écrivant des romans; mais nous préférons les spirituels romans politiques de M. Disraeli aux sombres romans théologiques de M. Gladstone, et nous dirions volontiers avec le Times que « la peur qu’il a du pape pourrait bien avoir dérangé quelque peu la balance de son jugement. »

Non, nous n’avons pas la république de Charles X, et fùt-il vrai qu’en France la minorité ultramontaine gouverne un peu et conspire beaucoup, il serait permis de croire que ses rêves ne se réaliseront point, que ses plus beaux jours sont passés, que les élections prochaines justifieront ses inquiétudes, que dans le sénat et dans la chambre des députés elle comptera moins d’amis dévoués que dans l’assemblée nationale, et des adversaires moins généreux ou moins imprévoyans. Toutefois il est bon que la France réfléchisse aux embarras que pourrait lui susciter le triomphe d’un parti qui l’isolerait du reste du monde, en attendant de la pousser aux aventures. — Lascia le donne ec studia la matematica, disait à Jean-Jacques une courtisane de Venise, et ce mot fut répété un jour par un maître publiciste à un écrivain qui avait eu l’ingénuité de raisonner en docteur sur une matière de politique ecclésiastique. — Laisse les femmes, que tu ne connais pas, lui disait-il, et étudie l’arithmétique. Le publiciste avait raison. La politique de l’église est une politique de femme, elle en a toutes les exigences et toutes les tyrannies. Ceux qui épousent ses intérêts, l’église les considère comme ses chevaliers, qui lui appartiennent corps et âme ; elle dispose de leur sort sans les consulter, ils doivent être fiers de porter ses couleurs et heureux de risquer leur vie pour elle. C’est l’histoire que Schiller a mise en ballade. Le lion est entré dans l’arène, le tigre aussi, et le léopard. Du haut de son balcon, la charmante Cunégonde laisse tomber son gant, et, le sourire aux lèvres, elle dit au chevalier Delorges : « Seigneur, si votre amour est aussi brûlant que vous me le jurez à toutes les heures du jour, veuillez, je vous prie, me rapporter mon gant. » Le chevalier s’exécuta, et, par miracle, il ne fut point dévoré; mais de ce jour il ne revit plus la charmante Cunégonde. La France sera plus sage que le chevalier Delorges, et s’il plaît à l’église de jeter son gant à la face de l’Allemagne ou de l’Italie, elle ne se mêlera point de cette affaire, elle réserve son épée pour de meilleures occasions. Aussi bien les femmes se lamentent beaucoup et protestent pour la forme. Dans le fond, elles ont le courage et l’industrie des longues patiences. Elles trouvent moyen, quand on les laisse faire, de s’accommoder des situations qu’elles déclaraient insupportables; on est leur dupe en les plaignant trop. On nous citait un mot charmant du saint-père. Au printemps dernier, le lendemain du jour où Garibaldi arriva à Rome pour siéger dans le parlement italien, le prisonnier volontaire du Vatican dit à quelqu’un avec qui il cause librement : « Eh bien! on disait que nous ne pourrions pas tenir deux à Rome; depuis hier, nous y sommes trois. » Ce mot prouve que, si le pape Pie IX a le tort de se croire infaillible, il ne laisse pas d’avoir beaucoup d’esprit et le sentiment très fin des situations. Ne soyons pas plus royalistes que le roi, et tâchons d’être au moins aussi Italiens que le saint-père et aussi résignés que lui à la perte de son pouvoir temporel.


G. VALBERT.