Les Religieux bouddhistes de l’île de Ceylan
RELIGIEUX BOUDDHISTES
DE L’ILE DE CEYLAN
Il y a plus de dix siècles, un pèlerin chinois, parti de Si’-an-Fou
pour aller à Ceylan chercher les textes sacrés de la religion bouddhique, arrivait, à travers mille dangers et après bien des aventures, à
l’extrémité de la presqu’île indienne. Arrêté devant le bras de mer
qui sépare Ceylan de la terre ferme, le pieux voyageur aperçoit un
léger esquif qui s’avance vers lui, conduit par un nautonnier mystérieux. Celui-ci fait signe au pèlerin, qui monte en tremblant sur la
petite barque en compagnie de ses trois disciples, un singe, un chien
et un homme, et suivi de son cheval blanc. Voilà qu’au milieu du
détroit, le voyageur chinois reconnaît sa propre image flottant sur les
eaux. — Que vois-je ? s’écrie-t-il, frappé d’une terreur secrète, et
montrant du doigt ce corps ballotté par la vague. — Ne craignez
rien, répond le nautonnier, ce corps est le vôtre; vous avez dépouillé
le vieil homme au moment d’aborder cette île privilégiée. — L’esquif
touche aussitôt le rivage de Ceylan. Partout de grands arbres au
feuillage épais et odorant projettent leur ombre au versant des collines ; partout sous les sombres rameaux retentissent les voix des religieux bouddhistes qui récitent à l’envi leurs prières, et le pèlerin s’écrie avec une douce émotion : « Oh ! c’est bien là la terre que je
suis venu chercher ; les louanges de Bouddha s’élèvent ici de tous
côtés du fond des vallées ! »
Ce récit légendaire, empreint à la fois d’un mysticisme mélancolique et d’une naïveté gracieuse, ne serait qu’un conte de plus à ajouter à tous ceux que l’île de Ceylan a inspirés au génie oriental, si la vérité ne s’y faisait jour par un coin sous le voile de la fable. Depuis plus de vingt siècles, le bouddhisme règne à Ceylan. Lorsque cette croyance hétérodoxe, vaincue à son tour par l’influence renaissante du brahmanisme, disparut de l’Hindoustan, elle se retrancha dans la petite île de Ceylan comme dans une forteresse. Aujourd’hui encore les religieux y chantent les louanges de Bouddha à l’ombre des pins, sur les montagnes et sous les gigantesques cocotiers au bord de la mer. Sans doute ils n’ont plus ce zèle édifiant qui ravissait de joie le pèlerin chinois : le temps a modéré les antiques ardeurs ; cependant ils conservent les traditions d’un passé plein de ténèbres et de mystères ; ils sont les sectateurs fidèles et aveugles d’une doctrine qui compte encore aujourd’hui dans l’Asie orientale près de cent millions d’adeptes. À ce double titre, les religieux de Ceylan méritent peut-être que l’on jette sur eux un regard d’intérêt.
Une excellente occasion nous est offerte de pénétrer jusqu’au fond de leurs paisibles monastères, et d’assister aux exercices qui se partagent leur existence. Un érudit anglais, M. Spence Hardy, a résumé dans deux ouvrages substantiels tout ce qu’il a recueilli, pendant un séjour de vingt années dans l’île de Ceylan, sur la condition présente des moines singhalais[1]. Ce que l’expérience ne. suffisait pas à lui apprendre, il l’a dérobé lui-même aux livres du pays, grâce à une connaissance approfondie de la langue. Tout en prenant pour guide les précieux documens amassés par M. Spence Hardy, nous tenons à déclarer que nous n’acceptons à aucun prix les conclusions qu’il cherche à tirer de la comparaison du monachisme de l’Orient avec celui de l’Occident. Ne peut-on déplorer l’ignorance, la stupidité, l’inutilité d’un pauvre religieux hindou et païen, sans entendre retentir à son oreille « les foudres de Wycliffe tonnant contre les ordres mendians de l’Europe ? » Nous sommes à Ceylan, restons-y.
Les Arabes, qui commerçaient par mer avec la Chine dès le VIIIe siècle de notre ère, s’établirent de bonne heure dans l’île de Ceylan. En 1505, ils y avaient si bien pris pied, que le roi de Kandy consentit à payer un tribut aux portugais, à la condition que ceux-ci l’aideraient à se défaire de ces importuns étrangers. Cent cinquante ans plus tard, les Hollandais, après une longue rivalité, parvinrent à chasser les portugais; ils restèrent les maîtres des provinces maritimes de Ceylan jusqu’en 1796, époque à laquelle l’Angleterre les en dépouilla pour toujours. De l’établissement des Arabes sur les côtes de Ceylan, de l’occupation plus ou moins complète de l’île par les portugais et les Hollandais, enfin de la domination exclusive des Anglais, il est résulté que l’islamisme et plus encore le christianisme ont fini par prévaloir sur la religion locale dans les villes et dans les districts qui avoisinent la mer. Ce n’est donc pas à Columbo, ni à point-de-Galles, ni à Trincomale qu’il faut rechercher les religieux bouddhistes. On ne trouverait au milieu de ces ailles fortifiées, prises, détruites et rebâties par des Européens, qu’une population mêlée; les Malabars venus de la presqu’île, les métis nés des descendans des Portugais et des Hollandais, les marchands étrangers, les pêcheurs baptisés, moitié chrétiens, moitié païens, y occupent plus de place que les Singhalais de la race ancienne. Pénétrons dans l’intérieur de l’île, au sein des régions montagneuses de l’ancien royaume de Kandy; la nature avait tout fait pour tenir ce pays à l’abri des influences du dehors. Qu’on se figure irae succession ininterrompue de montagnes à pic et de vallées profondément encaissées, tellement couvertes de forêts et si abondamment arrosées par les pluies des moussons, que les brouillards ont de la peine à se dissiper sous l’action d’un soleil de feu. L’insalubrité de ces vallées humides et marécageuses est proverbiale; pour y vivre, il faut être né dans le pays. On n’y voit pas de villes, mais des villages plus ou moins considérables, habités par des laboureurs qui s’adonnent à la culture du riz. Ceux qui ont des loisirs ne connaissent pas de plus agréables passe-temps que d’entendre raconter de fabuleuses légendes en prose ou en vers, dans lesquelles l’histoire se mêle aux traditions religieuses. C’est dans cette région centrale de Ceylan que le bouddhisme a gardé ses adeptes. Enfermés dans les limites d’un horizon borné, séparés des Malabars leurs voisins par un bras de mer et plus encore par la différence de religion, les Singhalais forment un peuple à part; ils ont l’instinct de l’individualité propre à tous les insulaires. Hors de leur île, ils ne trouveraient plus ces couvens bouddhiques où vivent en commun, sous le joug d’une discipline régulière, les dépositaires de la doctrine à laquelle ils demeurent attachés.
La religion fondée par Gôtama-Bouddha, n’admettant point de Dieu suprême, a supprimé du même coup le sacrifice et le prêtre; elle n’a d’autre clergé que les religieux, hôtes de ces monastères. Les religieux sont nombreux dans les vallées de l’ancien royaume de Kandy; leur influence sur la population des villes et des campagnes est d’autant plus considérable, qu’ils se recrutent dans tous les rangs de la société, sans distinction de caste. Au lieu de constituer une aristocratie religieuse comme les brahmanes de l’Inde, ils sortent du milieu de ce peuple dont ils dirigent l’enseignement. A chaque monastère est attachée une école où les enfans viennent apprendre à lire, à écrire, et où on leur enseigne les élémens de la religion bouddhique. Arrêtons-nous devant cette galerie ouverte par les côtés, qui abrite une troupe de jeunes disciples rangés en files : ceux-ci tracent sur le sable, avec leur doigt, les caractères fort compliqués de l’alphabet singhalais; ceux-là, courbés sur leurs cahiers composés de feuilles de palmier, lisent à voix basse, et avec un murmure pareil à celui des abeilles autour de la ruche, quelque passage des livres sacrés. Par momens ils lancent à pleins poumons des syllabes sonores, comme des rameurs qui se dressent sur leurs bancs et s’excitent à redoubler de zèle. Le maître promène sur eux des regards calmes et satisfaits; il a la conscience du respect qu’il inspire. Parmi ces étudians qui débutent dans la carrière, plus d’un passera sa vie dans le monastère où il est venu s’initier aux premières notions de la science. En le suivant pas à pas dans les diverses phases de l’existence qui l’attend, nous pénétrerons les secrets de la vie monastique des Singhalais, et nous saurons comment on devient moine à Ceylan.
Dès que l’enfant sait lire, on lui met entre les mains les livres qui parlent de la doctrine bouddhique, et surtout ceux qui racontent la vie de Gôtama, le père de cette étrange religion. Quelle existence fut plus abondante en miracles ? « Gôtama, fils de Soudhodhana, roi de Kapilavastou, dit le religieux à ses disciples, vint au monde pour apprendre aux hommes à se délivrer des maux de la vie. En naissant, il s’écria : « Je suis ce qu’il y a de plus élevé au monde; cette naissance est la dernière pour moi; je ne serai plus condamné à revivre. » A l’âge de cinq ans, durant une fête qui se célébrait en l’honneur du labourage, il se tint debout au milieu des airs... » Les jeunes auditeurs lèvent les yeux en l’air comme pour y apercevoir Gôtama suspendu à dix pieds au-dessus du sol, et le précepteur continue : « A seize ans, on le maria. Son père, ayant entendu dire que le jeune prince se vouerait à la solitude, s’il avait devant les yeux le spectacle de la décrépitude, de la maladie et de la mort, fit tous ses efforts pour éloigner de lui ces images désolantes. Ce que son père voulait à tout prix écarter de sa vue, Gôtama le rencontra bientôt, en se rendant au jardin où il avait coutume de prendre ses ébats : il aperçut un vieillard aux membres tremblans, appuyé sur un bâton; puis après, un lépreux couvert d’ulcères; puis enfin un cadavre en putréfaction et rongé des vers... » Chaque jour, en revenant de l’école, le disciple repasse en son esprit ces légendes terribles, saisissantes, qui enflamment son imagination et lui inspirent le dégoût de cette vie, ou plutôt, d’après le système de ses maîtres, de cette série d’existences d’où l’homme ne peut bannir les trois misères : « la vieillesse, la souffrance, la mort. »
Il y a pourtant un moyen de se soustraire à la nécessité de revenir éternellement sur cette terre de douleurs. Ce moyen, Gôtama l’a enseigné aux mortels, il est le point le plus important de la doctrine, et le religieux l’expose tout d’abord à ses disciples : « Gôtama, ayant résolu de ne plus renaître, commença par se livrer aux plus rudes austérités pour détruire en lui le péché. Durant six années, il vécut en ascète dans la forêt Ourouvilva, réduisant sa nourriture à un tel point, qu’il finit par tomber d’épuisement. De cette forêt il se rendit en un lieu plus retiré encore, et médita sous un figuier sacré jusqu’à ce qu’il fut arrivé à l’état suprême de Bouddha, c’est-à-dire à l’anéantissement final. » Mais avant de s’éteindre comme un astre qui a terminé sa carrière, Gôtama prêcha sa doctrine à Bénarès, à Radjagriha, par toute l’Inde, jusqu’à Ceylan, où il laissa l’empreinte de son pied. Doué d’une puissance merveilleuse, « il accomplit autant de miracles qu’il y a de grains de sable sur les grèves de la mer... » Et ces merveilles, consignées dans une série d’histoires tantôt riantes et empreintes d’une douce moralité comme les contes des fées, tantôt terribles et menaçantes comme les visions d’un cerveau halluciné, ne sont pas ce que le jeune auditeur écoute le moins attentivement. Peu à peu son esprit s’envole au-delà des horizons qui bornent son regard. On ne lui a rien dit de la vie pratique; au contraire on lui a montré l’existence comme un mal contre lequel il doit lutter par l’abstention des œuvres, par l’abnégation, par l’abstraction. Les hommes ne sont point à ses yeux des frères, les enfans d’un Dieu tout-puissant et miséricordieux qui a promis aux bons une récompense éternelle : ce sont des êtres de la même nature que les animaux et les plantes, végétant à travers d’innombrables naissances, roulant dans un cercle infini d’existences douloureuses. L’enfant, nourri de pareilles doctrines, élevé par des maîtres qui les mettent eux-mêmes en pratique, aspire vite au néant, et où en trouvera-t-il mieux l’image que dans ces monastères où les religieux coulent leurs journées oisives dans une inaction qui ressemble à celle des poissons bâillant par intervalles à la surface de l’eau ?
La fréquentation d’un monastère, la routine des habitudes qu’il y contracte, décident souvent de la vocation d’un jeune étudiant plus que la réflexion. Dès l’âge de huit ans, un enfant peut être admis au noviciat, pourvu qu’il ait obtenu le consentement de ses parens, car l’autorité paternelle ne perd jamais ses droits dans l’Inde, mais il ne sera pas admis à faire profession avant qu’il ait atteint sa vingtième année. Le choix de la résidence où il doit passer sa vie est une importante affaire pour le novice. Les traités de discipline bouddhistes lui ont appris les dix-huit inconvéniens que peut offrir un monastère. Dans un couvent trop considérable, où il y a beaucoup de monde, on parle beaucoup, il y a trop de concurrence aux portes des maisons voisines où l’on va demander l’aumône; la voix des jeunes adeptes récitant leurs leçons devient un objet de distractions. Dans un couvent neuf, il y a trop à faire pour approprier l’édifice aux besoins du service religieux; dans un vieux couvent, il y a trop à réparer. Si le monastère est situé près d’une grand’route, il faut à chaque instant se déranger pour recevoir les religieux qui passent; s’il est trop voisin d’un lieu où l’herbe abonde, des femmes y viendront en grand nombre conduire les troupeaux et chanteront de folles chansons. Qu’il n’y ait pas non plus à l’entour trop de fleurs odorantes dont le parfum trouble la raison à l’égal des voix féminines. Et puis il faut que le monastère soit à l’abri du contact des étrangers, des contestations qui s’élèvent à propos d’une barrière rompue par des bestiaux, des cris, des conversations mondaines, de tout ce qui peut agiter les esprits des religieux, les contraindre à effleurer même en passant les plus légers détails de la vie humaine. Il est bon aussi que ce sanctuaire de la retraite ne soit point trop exposé au vent, au soleil, aux mouches, aux moustiques, aux serpens, aux insectes que l’on pourrait tuer par mégarde et à ceux qui peuvent nuire. Enfin, s’il est situé sur la limite de deux royaumes, les princes des deux pays s’en empareront durant la guerre, et les religieux seront accusés d’espionnage par les deux partis.
Lorsque le novice, après mûr examen, a trouvé un monastère selon ses désirs, il déclare au supérieur des religieux son intention de renoncer au monde, puis répète la formule sacramentelle : « Je me réfugie en Bouddha, je me réfugie dans la vérité, je me réfugie dans la communauté des religieux ! » Par la récitation à haute voix des dix commandemens, il promet : « — de ne jamais tuer un être vivant, — de ne rien prendre qui ne soit donné à titre d’aumône, — de n’avoir aucun commerce avec les femmes, — de ne jamais parler contre la vérité, — de ne jamais boire de liqueurs enivrantes, — de ne prendre aucune nourriture après midi, — de renoncer à toutes sortes de fêtes, spectacles et plaisirs mondains, — de ne jamais se parer de fleurs et de ne point user de parfums, — de ne point s’asseoir aux premières places ni sur des sièges moelleux, — de ne jamais recevoir ni or ni argent. »
Le novice n’a pas seulement renoncé au monde et à ses joies, il s’est imposé l’obligation d’obéir aux religieux ses maîtres. Avant l’aurore, il doit être sur pied. Comme le disciple du brahmane dans la maison de son maître, c’est lui qui balaie les cellules, la cour, les abords du couvent; c’est lui aussi qui va chercher l’eau, et de plus il la filtre, pour empêcher que les invisibles animalcules contenus dans le liquide ne soient mis à mort en passant par le gosier. Ce travail achevé, le novice médite durant une demi-heure et fait son examen de conscience. Quand la cloche sonne, il va présenter des fleurs aux reliques de Bouddha déposées sous un petit dôme; il médite encore sur les perfections de ce saint personnage et lui demande pardon de ses fautes en l’adorant; puis il consulte le calendrier pour apprendre à connaître l’heure par la longueur de l’ombre et calculer combien de jours se sont passés depuis que le bienheureux Bouddha est entré dans le néant. Cependant il faut songer à prendre de la nourriture, et voilà que le novice, marchant derrière son précepteur spirituel et tenant à la mam le plat rond destiné à recevoir les aumônes, sort du monastère sans empressement, d’un air calme et béat. Quand il approche d’un village, il doit nettoyer un petit espace au milieu de la route, afin de déployer sans crainte de la gâter et de poser proprement sur le dos de son maître la robe jaune qui désigne celui-ci au respect des laïques. Que Bouddha lui fasse la grâce de ne rencontrer en sa route ni femmes, ni éléphans, ni chevaux, ni chariots, ni soldats ! Il est voué au célibat, et tout ce qui rappelle la guerre, tout ce qui, par son poids, par sa marche pesante ou rapide, cause la mort des êtres, hommes ou insectes, blesse sa sensibilité. Au retour, il plie proprement la robe jaune, lave les pieds du précepteur, rince le plat aux aumônes et le fait sécher au soleil. L’après midi se passe en lectures, en récitations et en méditations, jusqu’à l’heure où il est permis au novice d’aller reposer sur sa couchette. Si le jeune religieux a des doutes, il se hâte de les confier au maître, qui les efface de son esprit par une sa- vante explication; s’il a commis quelques fautes, il va de la même manière trouver le précepteur et lui faire sa confession. Il ne doit rien laisser dans son cœur qui puisse en altérer la sérénité. Ne lui a-t-on pas appris que les quatre causes de perdition pour l’espèce humaine sont le mauvais désir, la colère, la crainte et l’ignorance ?
« L’action procède de l’esprit, » dit l’axiome bouddhique, et comme l’ignorance est la grande maladie de l’esprit, il importe que le novice s’instruise. Aussi lui met-on entre les mains un grand nombre de traités de morale et de discipline, ainsi que des ouvrages mystiques dans lesquels il apprend l’art de méditer. Les plus sérieux de ces ouvrages ont pour la plupart une forme attrayante, au moins pour des bouddhistes. Le dialogue et la légende y tiennent une grande place. On peut les comparer à une espèce de catéchisme historique où les anciens sages de la doctrine s’interrogent, se répondent et introduisent dans la discussion des histoires miraculeuses. Gôtama lui-même procédait ainsi ; il parlait souvent par apologues, et quand il exposait les dogmes les plus obscurs de sa philosophie, il commençait toujours par ces mots : « Voici ce que j’ai entendu dire... » De qui tenait-il ces enseignemens qu’il imposait au monde comme une révélation ? Il ne s’explique pas sur ce point; il raconte tout simplement ce qu’il a appris dans les mille et mille existences qu’il se rappelle avoir parcourues avant d’arriver à celle qui devait être la dernière. Après lui, on a répété : «Voilà ce que j’ai entendu dire, » et de là est née pour les bouddhistes une tradition qui remonte à des myriades de siècles.
En somme, la partie morale des ouvrages consacrés à l’explication de la loi bouddhique porte l’empreinte de cette haute sagesse que nous admirons dans l’antique Orient. Quelle plus vive peinture du néant des grandeurs humaines que ce passage emprunté aux épisodes si variés de la vie de Bouddha ? A un roi puissant, ambitieux, qui voulait croire à la réalité de cette vie, un sage nommé Rathapâla répond : « O roi! il y a quatre aphorismes énoncés par Gôtama, et c’est parce que je les ai compris que je suis devenu un religieux. Les voici : 1° les êtres en ce monde sont sujets à dépérir, et ils ne peuvent exister longtemps; 2° ils n’ont ni protection, ni soutien équivalens aux causes de destruction; 3° ils ne possèdent rien réellement; ce qu’ils ont, ils doivent le quitter; 4° ils ne peuvent arriver à une satisfaction, à un contentement parfaits; ils restent toujours les esclaves de leurs désirs. » — Et après avoir dialogué quelque temps avec le roi, qui a ses raisons pour tenir aux biens de ce monde, le sage récite les strophes suivantes :
« Il y a quelques hommes qui possèdent de grands biens; mais parce qu’ils vivent dans un milieu qui trouble leur jugement, ils s’imaginent posséder peu de chose : ils convoitent toujours plus qu’ils n’ont et s’épuisent eu efforts pour augmenter leurs biens. Il y a des rois qui soumettent les quatre parties de la terre et même les rives de l’océan; mais ils ne sont pas contens, ils voudraient franchir l’océan pour trouver d’autres mondes à conquérir, et ainsi ils ne sont jamais rassasiés, et l’ambition les tourmente jusqu’à la mort. U n’y a aucun moyen pour l’homme mondain de satisfaire ses désirs... Quand il meurt, ses amis errent autour de son corps les cheveux en désordre, et pleurent en criant : « Il est mort, il est parti...; » puis ils enveloppent son cadavre dans le linceul et le consument sur un bûcher. Il ne peut emporter avec lui ni ses biens, ni sa fortune ; le linceul même qui le couvre est brûlé! Quand il est près d’expirer, ni parens, ni amis, ni compagnons ne pourraient le sauver! Celui qui meurt n’est accompagné que de ses mérites et de ses démérites... ».
Nous abrégeons ce passage, précisément à cause de la similitude qu’il offre avec les pensées chrétiennes : ces vérités élevées n’ont rien de nouveau pour nous. Chose étrange, ceux qui méditent sur ces belles pages, au lieu de conclure qu’il y a une autre vie où l’âme humaine doit trouver la satisfaction de ses immenses désirs, se retirent dans une négation désespérée. Ils dédaignent tous les biens de la vie comme une illusion, comme un leurre qui séduit l’esprit et l’entraîne dans le tourbillon des naissances à venir. Mieux vaut pour eux cesser d’être, s’abîmer dans un incompréhensible néant : c’est donc l’art de mourir une fois pour toutes que le novice vient étudier dans le monastère.
Quand son temps d’épreuves est fini et qu’il a atteint ses vingt ans, quand il a rempli, durant de longues années, près d’un précepteur spirituel, le rôle de disciple et de serviteur, quand enfin il a étudié dans les textes sacrés la discipline et la morale, le novice déclare aux religieux son intention de recevoir l’investiture, et le chapitre s’assemble. On demande au récipiendaire s’il est homme, s’il est libre, s’il n’est point lié par quelque dette d’argent, s’il n’est point engagé au service du roi, s’il a le consentement de sa famille, enfin s’il a l’âge et les connaissances requis pour être admis parmi les religieux. Quand il peut répondre affirmativement à ces diverses questions, le chapitre procède à l’admission du candidat par assis et levé. Le novice écoute alors la lecture qui lui est faite des observances et de la manière de vivre auxquelles il va être astreint; il promet de s’y soumettre, et, sans qu’il ait besoin de prononcer de vœux proprement dits, ni de se lier par un serment irrévocable, le voilà revêtu de la robe jaune. C’est presque toujours à Kandy, résidence du chef de la doctrine et de son assesseur, qu’ont lieu les ordinations. Autrefois, dans les occasions solennelles, la cérémonie de l’investiture commençait par une procession à travers les rues de la capitale. Le roi y assistait avec ses deux ministres et quatre grands personnages de sa cour; les bannières flottaient au vent, la musique résonnait; c’était une de ces fêtes publiques dans lesquelles brillaient aux regards de la foule les éléphans et les chevaux couverts de housses richement brodées. Il y a bien encore aujourd’hui de ces promenades bruyantes si chères aux populations de l’Inde, mais elles ont perdu beaucoup de leur éclat depuis que la race antique des rois de Kandy ne règne plus à Ceylan.
Instruire la jeunesse, adorer les reliques de Gôtama, mendier et méditer, sont les principales occupations du religieux bouddhiste. Demandez-lui si la règle du célibat lui semble rigoureuse à observer, il vous répondra : « Un sage des temps anciens, qui vivait retiré dans la montagne, descendit un jour vers la ville pour y recueillir des aumônes. Sur la route, il rencontre une femme d’une remarquable beauté, costumée avec goût et avec recherche, parée de joyaux; cette femme venait de se quereller avec son mari, et elle retournait chez ses parens. En voyant le religieux, elle le regarda avec coquetterie et se mit à sourire, ce qui lui permit de montrer ses belles dents. Le religieux, à l’aspect de cette bouche souriante, n’eut d’autre pensée que celle de la fragilité de la vie : il songea au sourire grimaçant d’une tête de mort. Aussi, lorsque le mari venant à passer lui demanda s’il n’avait pas aperçu une femme sur le chemin, le religieux se contenta de répondre : « Je n’ai vu qu’un squelette; s’il était homme ou femme, je ne saurais le dire. » Beaucoup de religieux cependant n’ont pas l’esprit assez philosophique pour découvrir ainsi la mort à travers la vie; aussi tâchent-ils toujours de ne pas regarder devant eux, de faire en sorte que « voyant ils ne voient pas, entendant ils n’entendent pas. » Ils se comparent volontiers à la nue errante qui glisse, sans entrer en contact avec aucun corps animé, entre le ciel et la terre. D’ailleurs ils n’ont pas prononcé de vœux, nous l’avons dit. Quand ils ne se sentent pas la force de continuer le genre de vie qu’ils ont embrassé, ils le déclarent au supérieur, et reprennent leur liberté. La seule obligation qui leur soit imposée consiste à déposer la robe jaune : il ne faut pas que l’habit monastique soit compromis par les actes de ceux qui ont abandonné le monastère pour rentrer dans le monde. Ce départ n’a rien de définitif non plus ni d’absolu. Les portes qui se sont ouvertes pour laisser passer un religieux sans vocation s’ouvriront de nouveau devant lui pour le recevoir, s’il lui convient de marcher une fois encore dans la voie qui conduit à l’anéantissement final.
Le fondateur de la doctrine, Gôtama-Bouddha, en renonçant à la couronne, aux honneurs, au monde, avait donné à ses disciples l’exemple du dépouillement et de l’abnégation. La pauvreté est donc une des conditions imposées aux religieux. Chaque habitant du monastère, au moment de son ordination, doit posséder huit articles, lesquels ne constituent pas un bien riche trousseau. En voici l’inventaire : trois robes et tuniques, une ceinture, un vase rond pour recueillir les aumônes, un rasoir, une aiguille et un filtre. La plus belle des trois robes sert aux religieux à se parer quand ils assistent à quelque solennité publique; la seconde se porte pendant les exercices du culte et les réunions en chapitre; la troisième, qui n’est qu’une simple tunique, est l’habit de travail. Le peuple de Ceylan vient chaque année offrir aux monastères des pièces de coton tissées durant la saison des pluies. Le chapitre s’assemble alors, et une voix fait entendre ces paroles : « Qui a besoin d’une robe ?» Celui des religieux qui peut se flatter d’avoir sur les épaules l’habit le plus râpé et le plus sillonné de reprises reçoit sa part de l’étoffe. Les membres du chapitre, assistés de deux laïques, coupent la toile de coton, la plongent dans la teinture jaune, et il faut que dans l’espace de soixante heures la robe soit teinte, cousue et finalement endossée par celui qui la réclame. Le possesseur de la robe neuve ne doit compter que sur lui-même pour la raccommoder tant bien que mal, et la mettre en état d’attendre le retour du mois des robes : c’est ainsi qu’on appelle l’époque à laquelle le monastère reçoit de l’assistance des fidèles l’offrande des pièces de coton ; mais que le moine bouddhiste se garde bien de serrer son aiguille dans une boîte faite d’ivoire, d’écaille, d’os, ou de toute autre matière provenant de la dépouille d’un être doué de vie! Il commettrait un gros péché, dont il aurait à faire l’aveu au supérieur, et de plus la boîte serait mise en morceaux.
Le religieux ne doit pas seulement manier l’aiguille comme un tailleur; le rasoir, qui fait partie de son trousseau, indique assez qu’il lui est prescrit de s’initier aux secrets de la profession de barbier. La loi ancienne prescrit aux bouddhistes retirés du monde de ne pas laisser croître leurs cheveux au-delà de deux pouces. Soit qu’il leur parût plus difficile de tailler leur chevelure que de la supprimer tout à fait, soit que la chaleur du climat rendît cette dernière pratique moins sujette aux inconvéniens qui résultent de la malpropreté, les religieux modernes ont grand soin de se raser la tête. — Nous avons dit quelle est l’idée profondément philosophique au nom de laquelle un filtre est placé dans toutes les cellules des couvens; il s’agit de retirer de l’eau les petits êtres vivans que l’on avalerait infailliblement sans cette précaution. Il va sans dire que le religieux s’abstient de manger toute espèce de chair. Son vœu de pauvreté lui défend encore de porter à sa bouche tout aliment qu’il n’aura pas reçu en aumône. Chaque matin, après les exercices au chœur et la méditation dans sa cellule, il part pour la quête, seul ou accompagné de son disciple. Le vase aux aumônes (alm’s bowl) est suspendu sur son épaule et recouvert par les plis de sa robe jaune. La tête nue, le front exposé aux ardeurs d’un soleil de feu, il s’en va pas à pas pour ne pas écraser les fourmis qui traversent le chemin, le regard fixe, pareil à un somnambule qui rêve les yeux ouverts. Arrivé devant la porte d’une maison, il ne dira pas : « J’ai faim ! » et moins encore : « Je veux du riz, des fruits ou du lait. » Il se contente de présenter son vase en allongeant la main. Là où on lui aura refusé l’aumône trois fois de suite, il ne retournera plus; là où on l’accueille avec empressement, il doit s’abstenir de vanter sa sainteté ou ses propres mérites pour attirer sur lui le respect des fidèles. Est-il permis au moine mendiant de jeter un regard indiscret dans la maison de celui à qui il demande l’aumône ? Ceux qui disent oui appuient leur opinion sur la légende que voici : « Un religieux qui mendiait s’adressa à une femme qui, prétendant n’avoir rien à lui donner, feignit d’aller chez sa voisine chercher les provisions qui lui manquaient à elle-même. Pendant son absence, le religieux regarda furtivement dans l’intérieur de cette maison. Quel assortiment de bonnes choses il y aperçut : de la canne à sucre, du riz, des fruits, du sucre candi, du beurre clarifié!... La maîtresse du logis revint, disant qu’elle n’avait rien trouvé, et le religieux répondit : Mauvaise journée pour la communauté, j’ai vu un présage. — Lequel ? — J’ai vu un serpent qui avait la forme d’une canne à sucre, des pierres toutes semblables à des morceaux de sucre candi ; les dents du reptile étaient comme des grains de riz... Et la pauvre femme, honteuse de son mensonge, lui donna en rougissant de tout ce qu’elle avait. »
Cette façon allégorique de désigner ce que l’on veut et ce que l’on a indiscrètement aperçu est blâmée par les sages. Il est rare d’ailleurs qu’un chef de famille refuse de jeter quelques grains de riz dans le vase du mendiant à robe jaune. Faire l’aumône aux religieux bouddhistes avec foi, avec l’intention d’honorer Gôtama et les autres bouddhas, est l’une des œuvres les plus méritoires que puisse accomplir un fidèle; mais le don acquiert une plus grande efficacité encore quand il est le fruit du travail. Un ancien roi de Ceylan, qui régnait à Anourâdhapoura, avait entendu dire que « l’aumône la plus méritoire est celle qui est prélevée sur ce que l’on a gagné par un labeur personnel. » Il alla, déguisé en laboureur, travailler à un champ, et la part de riz qu’il obtint pour son salaire, il la donna au chef d’un couvent. Trois années de suite, il travailla de même à une plantation de cannes à sucre, près de la montagne de l’or (swarn-naguiri), et fit don aux religieux de la part de sucre qui lui était allouée. Cette histoire a tout l’air d’avoir été faite à plaisir; cependant, comme elle tend à honorer le travail et à porter les hommes à la charité, on voudrait qu’elle fût vraie. Il en est ainsi de cette autre petite fable qui rappelle, sauf la puérilité du dénouement, le verre d’eau donné au nom du Sauveur, dont il est question dans l’Évangile. « Un jour Gôtama et ses disciples vinrent demander l’aumône dans un village où personne ne voulut leur donner même une goutte d’eau. Une pauvre femme arriva, qui offrit à Gôtama un peu d’eau qu’elle portait dans un vase; elle versait toujours, et le vase ne tarissait pas, si bien qu’elle put en donner non-seulement au maître, mais encore h. tous les disciples. » Il va sans dire que la pauvre femme monta d’un rang dans l’échelle des êtres ; elle prit rang parmi les dévas ou dieux secondaires que les bouddhistes trouvèrent en possession du ciel brahmanique, et qu’ils y laissèrent, ne pouvant se décider à chasser de leurs esprits et des sphères éthérées, où Elle trône depuis tant de siècles, cette troupe lumineuse et bienveillante, si honorée des poètes hindous.
L’aumône faite au passant est une des formes de l’hospitalité, et l’hospitalité a été l’une des vertus de l’antique Orient. Le bouddhisme ne l’a pas introduite dans l’Inde; mais, comme le dogme de la métempsycose, il l’a étendue au-delà des limites entrevues par les générations précédentes. On ne peut trop le répéter, l’homme n’est à ses yeux que le plus parfait des êtres organisés, destiné à toujours revivre pour toujours mourir. Il a vécu lui-même et vivra peut-être encore sous une enveloppe plus grossière. Voilà pourquoi les animaux ont droit à l’aumône comme l’homme lui-même. « Celui qui donne de la nourriture aux chiens, aux corneilles (classés au rang des bêtes immondes par le brahmanisme), avec l’intention d’acquérir des mérites, aura en récompense longue vie, prospérité, beauté, pouvoir et sagesse durant cent existences. » Ainsi s’expriment les textes sacrés, et ils ajoutent : « Celui qui donne de la nourriture à un homme qui n’observe pas les préceptes obtiendra ces mêmes récompenses durant mille existences... » La récompense s’élèvera au décuple si l’aumône s’adresse à un pieux observateur de la loi, — d’où il résulte qu’un chien, une corneille, valent la dixième partie de l’homme créé à l’image de Dieu! Jamais doctrine ne ravala plus bas l’orgueil humain.
Les religieux de Ceylan, quand ils font leur tournée de chaque jour, se montrent scrupuleux observateurs de la loi qui leur défend de demander avec insistance. Individuellement, ils se contentent de peu, et pratiquent sans murmure la pauvreté, dont ils font profession ; mais quand il s’agit des intérêts de la communauté, l’esprit de corps s’éveille. Ces hommes pacifiques et indifférens aux biens de cette vie savent défendre avec énergie leurs possessions contre les envahissemens des voisins. Il arrive trop souvent que les cultivateurs des vallées envoient leurs bestiaux paître l’herbe tendre dans les pâturages appartenant aux monastères, car les terres des religieux sont les plus riches et les mieux entretenues que l’on rencontre dans l’intérieur de l’île. Elles proviennent de dotations anciennes dont le souvenir est consacré par des inscriptions gravées sur des piliers de pierre ou sur les rochers. Du temps des rois de Kandy, qui en étaient les donateurs, ces terres, exemptes de toute taxe et de tout impôt, payaient aux couvens les redevances dues aux souverains. Au commencement du XVIIe siècle, les monastères possédaient plus de villages que les rois eux-mêmes. Le produit de ces biens servait à l’entretien du temple; on comptait dans les pagodes autant d’officiers que dans le palais d’un prince; on y voyait aussi des éléphans. L’idole placée au milieu du dôme, qui est comme le chœur du temple, avait une cour vraiment royale. En 1831, quand le gouvernement anglais fit une enquête sur l’administration intérieure de Ceylan, il fut reconnu, d’après l’examen des registres, que les « tenanciers et propriétaires de terres appelées terres du temple en certaines provinces étaient tenus, sur la réquisition des supérieurs et des religieux, à diverses prestations, et obligés de payer des contributions de divers genres. » A chaque tenancier était assignée une redevance particulière, en nature ou en argent, destinée à l’entretien et à la réparation des pagodes, à la nourriture des employés du couvent, aux dépenses des fêtes religieuses. Il ne faut pas perdre de vue que les monastères bouddhiques sont aussi des temples. Ces dotations, dont les revenus ont été toujours en augmentant par suite de l’amélioration des terres et d’une bonne administration, représentaient, à vrai dire, le budget du culte à Ceylan[2].
Les religieux, tout riches qu’ils sont, habitent de petites cabanes faites de claies de branchages dont on a rempli les intervalles avec de la terre; des nattes de paille ou des feuilles de palmier leur servent de toit. Ils ne se sont donc pas trop éloignés des antiques prescriptions qui obligeaient l’ascète à vivre en plein air, sans aucun abri, au sein de la forêt. Un ancien sage avait énuméré huit raisons pour lesquelles il ne convenait pas à un religieux de vivre dans une maison : « Une maison demande beaucoup de travail à bâtir; — elle exige beaucoup de réparations ; — un personnage plus élevé en dignité peut la réclamer pour lui; — il se peut que les habitans en soient nombreux; — le séjour qu’on y fait amollit les corps; — il porte à commettre de mauvaises actions;. — il provoque dans l’esprit cette pensée de convoitise : ceci est à moi! — enfin il s’y trouve des insectes de tout genre. » Le sage qui avait découvert ces grandes et importantes vérités se décida à vivre sous un arbre, et cela pour dix motifs aussi méthodiquement déduits que les causes pour lesquelles il renonçait à habiter une maison. — Quoi de plus facile à rencontrer qu’un arbre ? il n’appartient à personne; — en voyant tomber les feuilles, on pense à la mort, etc. — Comment il prétendait pourvoir à sa nourriture, ce penseur a oublié de le dire, et l’obligation de recueillir des alimens, en quêtant aux portes des maisons, est précisément ce qui a conduit les ascètes à vivre dans des demeures fixes, comme aussi à se rapprocher des lieux habités. Les cabanes des religieux, habitations de chétive apparence et bâties de manière à durer peu de temps, sont semées çà et là aux alentours des temples. Autant elles rappellent au passant la brièveté de la vie humaine, autant la pagode bouddhique, par la solidité de sa construction, éveille dans l’esprit l’idée de pérennité. Ces temples s’élèvent pour la plupart au sommet des rochers ou au flanc des montagnes, dans des situations pittoresques. En voyant les magnifiques horizons qu’ils dominent, on ne s’étonne plus que les anciens navigateurs aient placé le paradis terrestre dans l’île de Ceylan. Autour du temple, dont la partie saillante est le dagoba, ou coupole aux reliques, recouverte de tuiles, règne d’ordinaire une vaste cour plantée d’arbres qui produisent les fleurs destinées à être offertes à l’image de Bouddha[3]. Devant l’entrée de l’édifice se dressent des statues de pierre, sentinelles immobiles qui veillent aux abords du sanctuaire dans l’attitude respectueuse et grave des gardiens placés sous les portiques des palais. On les nomme gardiens de la porte. Le sanctuaire, faiblement éclairé par des lampes, ressemble à une crypte. Quand on tire le rideau qui en occupe le fond, la statue de Gôtama-Bouddha apparaît tout à coup aux regards, dorée, resplendissante comme un astre qui se lève dans les ténèbres. Le divin personnage est représenté, tantôt couché de toute sa longueur, la tête appuyée sur sa main, tel qu’il dut être quand il s’endormit du sommeil éternel, tantôt assis, les jambes croisées, et se livrant à la méditation, ou bien encore la main levée, dans la posture expressive du maître qui enseigne. Devant l’image, on voit une table chargée de fleurs dont le parfum embaume la voûte sombre de la coupole.
On compte aussi à Ceylan un grand nombre de temples creusés dans le roc, comme ceux d’Ellora, d’Éléphanta et de Malaïpouram. Le plus célèbre est celui de Doumballa, dont un savant orientaliste, M. Forbes, a parlé avec admiration. Dans un rocher haut de quatre cents pieds, des mains puissantes et habiles ont taillé deux temples distincts dont l’un n’a pas moins de cent soixante-douze pieds de long sur soixante-quinze de large. Sa hauteur, qui est de vingt et un pieds à l’entrée, diminue graduellement à mesure qu’on avance vers l’extrémité opposée. Au milieu de la caverne, qu’on atteint après une marche pénible sur le roc incliné et à travers les broussailles, on se trouve en face d’un colossal Bouddha couché, long de quarante-sept pieds. La statue, le lit, l’oreiller, sont sculptés dans le même bloc et ne forment qu’un seul morceau. Qu’on se figure l’effet de cette image gigantesque éclairée par des torches, et dont le regard placide semble celui d’un géant endormi accueillant avec un sourire les pygmées qui viennent troubler son repos séculaire. Dans ces grottes profondes, on respire un air lourd et suffocant; on est saisi d’une fraîcheur désagréable comme celle que l’on éprouve quand on pénètre dans l’intérieur de la pyramide de Chéops. Ce même temple souterrain renferme cinquante autres idoles de Bouddha et des divinités brahmaniques plus grandes que nature; elles furent dorées à la fin du XIIe siècle par un roi (Kirtti Nissanga) qui restaura les édifices du culte bouddhique après avoir repoussé l’invasion des Malabars. Cette date doit être exacte ; elle a cela de précieux, qu’elle marque d’une part les derniers temps de la renaissance du brahmanisme sur le sol de la presqu’île de l’Inde, et de l’autre l’époque où les Singhalais, délivrés de l’oppression de leurs voisins, purent suivre en paix les pratiques de leur propre croyance. A côté des inscriptions qui conservent le souvenir de ces faits importans, on distingue sur les parois du temple une série de peintures dans lesquelles des artistes inexpérimentés ont essayé de retracer quelques épisodes de l’histoire de Ceylan. Les couleurs ont de l’éclat, les détails d’ornement se recommandent par la précision et la grâce des contours; mais ne demandez à ces fresques naïves ni proportions dans les personnages ni perspective. On y voit un navire voguant sans voiles au milieu de poissons tous aussi grands que des baleines, et le long d’une chaîne de petites montagnes bonnes à placer dans un jardin chinois.
Dans ce temple, les divinités brahmaniques, avons-nous dit, ont trouvé asile près de l’image de Bouddha. Il en est ainsi dans presque toutes les pagodes de Ceylan. Près du dagoba (coupole du sanctuaire), la superstition des Singhalais a construit des salles où les divinités de l’ancien culte sont adorées comme dans le reste de l’Inde, avec cette différence que les images des dévas, faites en pâte de riz, n’occupent pas sur l’autel une place permanente. Aucun étranger ne pénètre dans ces mystérieux sanctuaires, où s’accomplissent, devant les figures des dieux redoutables et malfaisans, de magiques incantations. Ainsi, tandis que les religieux bouddhistes cherchent à se perfectionner chaque jour davantage dans l’art de parvenir au néant, le peuple, en proie aux terreurs que lui inspirent l’ignorance et la vivacité de son imagination, s’efforce de calmer par des formules dénuées de sens la colère des dieux. A côté des rêveurs qui ne voient dans la création qu’une expansion de la matière douée de la force créatrice et pas de Dieu au ciel, s’agenouillent les simples et les faibles que tourmente la crainte des démons.
Bien qu’ils soient au fond matérialistes et athées, les bouddhistes reviennent donc quelquefois, et comme par instinct, aux pratiques d’un culte extérieur. Ils prient aussi et souvent, mais c’est à Gôtama seul, au réformateur qui a enseigné à l’homme les moyens d’arriver au néant, qu’ils adressent leurs supplications et leurs vœux : ce sont ses reliques qu’ils adorent. De toutes les prières, la plus efficace est celle qui consiste à invoquer les trois saranas ou refuges, — Bouddha, la vérité, la communauté des religieux. Les Singhalais de toutes les classes attachent une vertu extraordinaire à cette profession de foi, et une foule de légendes attestent les miracles accomplis par le seul fait de la récitation de cette triple formule. En voici une preuve qui intéresse particulièrement un peuple d’insulaires et de navigateurs dont la vie se passe in periculo maris : « Jadis six cents marchands s’étaient embarqués pour aller trafiquer en pays lointain. Pendant le voyage, il s’éleva une violente tempête qui les mit en grand péril. Un seul d’entre ces marchands demeurait calme et impassible; les autres, qui étaient en proie aux plus vives terreurs, lui ayant demandé pourquoi il ne partageait pas leurs angoisses, il leur répondit qu’un religieux lui avait appris avant le départ la triple formule. Il eut même la charité de la leur enseigner à son tour, et voici les cinq cent quatre-vingt-dix-neuf marchands qui la répètent par centaines de fois. Le navire commençait déjà à sombrer. A la première centaine, l’eau leur venait à la cheville du pied; à la seconde centaine, elle leur montait aux genoux; à la troisième centaine, elle les couvrait par-dessus les épaules. Le navire périt et les marchands aussi, mais ce fut pour renaître immédiatement après dans un monde surhumain... »
La moralité d’une pareille histoire peut se résumer dans cet axiome : La foi passe avant les œuvres. C’est encore la foi qui a porté les bouddhistes à adorer tout ce qui a appartenu au réformateur : ses reliques, les lieux où il a vécu, et enfin ses images, dont il existe des fabriques à Ceylan. Gôtama-Bouddha n’avait rien dit touchant le culte. Ses premiers disciples rendirent hommage tout d’abord à l’arbre sacré sous lequel le maître, après être parvenu, à force de méditations, au dernier degré de sainteté, avait détruit en lui-même le principe des existences futures. Les religieux de Ceylan affirment que cet arbre fameux ne peut plus être visité à cause de la dévastation des pays circonvoisins; mais, pour en perpétuer la mémoire, ils aiment à planter dans leurs couvens de jeunes tiges de la même espèce. Aux plus vieux moines de la communauté est confié le soin de mettre en terre l’arbre symbolique, parce qu’ils sont eux-mêmes près d’arriver au terme de l’existence. La cérémonie serait moins efficace si elle était dirigée par des religieux encore à la fleur de l’âge, a et qui, disent-ils naïvement, désirent toujours rester quelque temps en ce monde avant de passer dans un autre. » Autour de la plate-forme sur laquelle l’arbre est planté, les religieux se bâtissent des cabanes de feuillage, et derrière le cercle des habitations temporaires, les gens du voisinage en élèvent d’autres plus solides et plus comfortables. En quelques jours, un village est sorti de terre. Les danseurs, les jongleurs et les mimes ne manquent jamais d’arriver à la cérémonie ; les femmes s’y rendent aussi, avides d’assister aux fêtes qui leur donnent l’occasion de se parer. Durant deux ou trois nuits, les danses et les pantomimes tiennent en éveil cette foule amusée qui rit et cause en mangeant des noix de bétel à la clarté des flambeaux ; mais si la pleine lune se montre dans le ciel, les lampes s’éteignent comme les étoiles devant la lumière du soleil, et toute cette bruyante population, pliant bagage, se disperse pour regagner ses foyers. La lune a le pouvoir terrible de détruire en un clin d’œil le mérite des adorations et des lectures dont elle est le témoin.
Jadis les reliques de Gôtama-Bouddha, conservées par la vénération des fidèles, recevaient les hommages des peuples de l’Inde. Sa tunique, son vase à recevoir les aumônes, reposaient dans les villes les plus fameuses, à Bénarès même, sous des coupoles richement décorées ; l’un de ces sanctuaires abritait (on ne sait pas dans quoi ni comment) l’ombre du divin réformateur. Depuis la restauration du brahmanisme dans l’Hindoustan, ces reliques ont disparu. Il faut aller à Ceylan pour voir ce qui reste de Gôtama : sa dent canine du côté gauche. Cette dent, déposée dans un petit temple attenant au palais des anciens rois de Kandy, est soigneusement cachée au fond de six boîtes mises les unes dans les autres ; celle de dessus, faite d’argent massif et longue de cinq ou six pieds, resplendit d’ornemens en or et de pierreries. La piété des fidèles a conservé, dans un livre intitulé Deladâwansa (la Généalogie de la Dent canine), toute l’histoire de cette relique et de ses aventures. Les portugais prétendent qu’elle fut détruite par Constantin de Bragance en 1560[4] ; les Kandyens répondent qu’ils la dérobèrent aux recherches des vainqueurs, et la tinrent cachée durant la domination des portugais et des Hollandais. En 1815, elle tomba entre les mains des Anglais. Trois ans plus tard, quand les Kandyens se révoltèrent, ils s’emparèrent avidement de ce trésor qu’ils considéraient comme le palladium de l’indépendance de leurs souverains. Lorsque les rois de Kandy eurent cessé de régner, on retrouva la relique dans la cellule d’un religieux, et elle fut solennellement replacée dans son sanctuaire par les soins de l’autorité anglaise. La clé de la châsse fut placée entre les mains du résident britannique de Kandy. La nuit, un soldat de la garnison anglaise montait la garde devant la dent canine de Gôtama, et à certaines époques de l’année on la présentait aux fidèles pour qu’ils pussent l’adorer encore. Depuis 1839, le gouvernement anglais a cru devoir renoncer à la part directe qu’il prenait aux superstitions païennes; par suite d’un décret émané de la direction des colonies, la relique a été rendue aux religieux et aux grands personnages du pays, qui en font l’exhibition quand bon leur semble.
Il existe à Ceylan un autre souvenir de la vie de Gôtama-Bouddha, nous voulons parler de l’empreinte de son pied représentée par une cavité que l’on observe sur le pic d’Adam, à sept mille quatre cent vingt pieds au-dessus du niveau de la mer. Cette cavité a près de deux mètres de long. Si telle était la dimension du pied de Gôtama, on ne sera pas surpris que la statue colossale des caves de Doumballa soit considérée par les Singhalais comme la plus fidèle image du réformateur, autant pour l’exactitude des proportions que pour la ressemblance des traits. Les brahmanes avaient adoré jadis cette même cavité comme portant la trace du pied de Vichnou; ceux qui ont vu dans l’île de Ceylan le paradis terrestre n’ont pas manqué de placer en ce même lieu le dernier vestige des pas d’Adam avant sa chute. Il y a des pays extraordinaires, merveilleux, où toutes les croyances semblent se donner rendez-vous pour y montrer la trace des dieux, des héros ou des personnages antiques dont il ne reste plus rien.
Le fidèle qui vient adorer les reliques ou l’image de Gôtama se prosterne et récite la formule des trois refuges ou toute autre prière. À ces mêmes pratiques, les religieux joignent l’offrande des fleurs déposées aux pieds de l’idole; ils chantent aussi au chœur une espèce d’office, récitent des litanies, et font des processions autour des coupoles à reliques. D’autres cérémonies plus imposantes ont lieu en diverses saisons de l’année. A l’époque de la saison des pluies, les religieux, que la loi ancienne considérait comme habitant dans la forêt, devaient se loger sous des abris mieux faits pour les garantir contre les intempéries. En mémoire de cette prescription, les religieux de Ceylan ont choisi les trois mois de pluie (nommés par eux le temps du vass ou habitation, résidence fixe) pour faire au peuple assemblé la lecture des textes de la loi. La salle de lecture, bâtie par les fidèles eux-mêmes, tantôt auprès d’un monastère, tantôt au milieu d’un vallon solitaire, affecte la forme d’une pyramide composée de toits plats qui s’élèvent par degrés. De blanches toiles de coton enveloppent les piliers et dérobent aux regards les solives du plafond; des fleurs, des bouquets de mousse et des feuilles de cocotier se déroulent autour de l’édifice, de manière à former des devises. Des lampes et des lanternes de papier aux couleurs variées illuminent la salle, et les assistans regardent comme un acte méritoire de tenir à la main ou sur leur tête d’autres lumières allumées pendant que les religieux font la lecture. Les hommes sont uniformément vêtus de pièces de coton blanc; les femmes, parées avec soin, portent sur leurs longs cheveux noirs relevés en nattes des épingles d’argent et des ornemens d’or qui donnent un vif éclat à leurs physionomies expressives. De toutes parts flottent des bannières, des pavillons, des mouchoirs et des châles. Par intervalles, le tam-tam frémit comme un tonnerre lointain, la trompette éclate comme un cri de triomphe, la musique résonne en accens prolongés, et les mille voix des assistans se mêlent à ces bruits discordans, étranges, tandis que les lumières innombrables éclairent diversement ces hommes aux blanches tuniques et ces femmes parées comme des idoles.
Ces réunions ont tantôt l’apparence d’un pieux cénacle ou d’un meeting de méthodistes, tantôt l’aspect d’une réjouissance publique où tout un peuple s’abandonne à une joie expansive. Des religieux, au nombre de cent quelquefois, prennent place devant un grand pupitre à pivot qui tourne de manière à présenter le livre successivement à chaque lecteur. Divers épisodes viennent à propos varier la monotonie de la récitation. Par exemple, un personnage vêtu à la manière des princes anciens arrive dans l’assemblée : c’est un messager du Dévalôka (Monde des Dieux). Deux hérauts costumés en rois, la couronne sur la tête, le sabre au poing, l’accompagnent; derrière lui s’avancent deux ministres richement habillés, l’un monté sur un éléphant, l’autre sur un cheval. Pendant que le cortège marche d’un pas solennel, les religieux chantent des hymnes sur le ton d’une lente psalmodie, les décharges de mousqueterie se succèdent rapidement, et un feu d’artifice impatiemment attendu par toute l’assistance termine cette fête à la fois religieuse et théâtrale, où le monde des hommes et celui des êtres supérieurs se mêlent et confondent leur folie, dans un effroyable vacarme, à la lueur des feux de Bengale. Quelquefois, autour de la salle de lecture, les assistans tracent, au moyen de claies légères et de feuilles de cocotier, des labyrinthes à travers lesquels on les voit tous se précipiter à l’envi. C’est à qui se montrera le plus habile à trouver une issue, à qui saura le mieux se guider dans ce dédale dont les détours et les courbes forment un inextricable réseau. D’autres fois encore, on dessine sur le sol des lignes qui représentent les mondes des démons, des dieux, et enfin celui de Bouddha. Un mime ou danseur s’avance dans ces diverses régions, provoquant au combat, avec mille gestes et grimaces, le démon ou le dieu qui habite chacune de ces prétendues sphères des régions invisibles. Toujours vainqueur, il marche triomphant jusqu’à la frontière de l’univers bouddhique; là, il rencontre un religieux qui s’avance sans autre arme que son vase à recueillir les aumônes. Le danseur redouble d’arrogance à la vue du mendiant, il le menace, il se précipite d’un pas hardi sur le sol sacré;... mais tout à coup il tombe foudroyé par la vertu de Bouddha, qui se cachait sous les traits du pauvre religieux.
Les fonctions du moine singhalais dans ses rapports avec le peuple ne se bornent pas à la lecture des livres de la loi. Appelé près d’un malade, il psalmodie des stances dont il ne comprend pas même le sens, à peu près comme un sorcier récite des formules cabalistiques. Dans les réunions populaires où il s’agit de conjurer la puissance des démons ennemis de l’homme, fêtes brillantes qui attirent un immense concours de fidèles, comme celles du vass dont nous avons parlé plus haut, le religieux lit et récite encore pendant huit jours consécutifs; durant la nuit même, la lecture n’est pas interrompue un seul instant. C’est encore par des lectures et par des méditations de divers genres, dont les textes sacrés apprennent le secret, que les bouddhistes prétendent acquérir sur le monde extérieur un pouvoir surnaturel. pour arriver à ce degré supérieur de l’échelle des êtres, le religieux se livre à l’exercice des rites ascétiques. La partie des ouvrages bouddhiques qui traite de ces matières étant obscure et parfaitement ridicule, nous nous garderons bien d’en rien citer. Les rêveurs qui espèrent atteindre à la puissance surnaturelle partent de ce principe très vrai, que l’esprit l’emporte sur la matière, et que l’âme n’est arrêtée ni par le temps ni par l’espace; mais ils en tirent des conclusions tout à fait inattendues. A force de méditer, disent-ils, on peut accroître infiniment les forces de l’esprit. « Comme le boulanger, quand il fait le pain, assemble la pâte par degrés, comme le laboureur ajoute un sillon à d’autres sillons, ainsi le religieux qui pratique les rites ascétiques élargit le cercle de sa puissance d’un pouce à un empan, de manière à l’étendre au monastère entier, au village, au royaume, à la terre, etc. »
L’acquisition du pouvoir surnaturel est recherchée par le religieux singhalais avec d’autant plus d’ardeur, qu’elle est pour lui un gage presque assuré de son triomphe sur les objets extérieurs, sur les êtres créés, et par conséquent sur la vie elle-même. On ne peut y arriver qu’après avoir pratiqué une ou plusieurs des cinq espèces de méditations. Quand un religieux médite, il doit exercer son désir, c’est-à-dire former un souhait : «Que les êtres créés d’un ordre supérieur puissent être heureux ! que les pauvres délivrés de la misère reçoivent d’abondantes aumônes! » Et sur ce thème, il amasse une foule de réflexions si profondes, qu’il ne tarde guère à s’endormir : ou bien encore il songe à ce qui est fâcheux et non désirable, par exemple à l’absence de réalité du corps, a qui est comme le mirage aperçu au soleil couchant, comme une peinture sur la muraille, comme une vraie machine, comme la nourriture prise en rêve, comme l’éclair sautant à travers le ciel, comme la flèche lancée par un arc. » Par ces exercices de la pensée, il purifie peu à peu son âme et son cœur en les écartant de tout ce qui tombe sous les sens. Dans ces diverses pratiques, il procède toujours méthodiquement et par nombres. Ainsi les trois réflexions sur la non-permanence, la nécessité de souffrir et la non-réalité du corps sont « les portes qui conduisent à l’anéantissement final (nirvana), » et ces portes elles-mêmes donnent accès à quatre passages qui se séparent à leur tour en deux sentiers. Ici commence un labyrinthe inextricable dans lequel l’esprit le plus robuste et le plus sain ne peut guère s’engager sans péril. Selon ses mérites et ses vertus, le religieux arrivera à divers degrés de béatitude ou plutôt à une destruction plus ou moins complète de son être. Pour expliquer cette absorption de l’âme individuelle dans l’âme universelle, qui est le résultat de la méditation, et enfin la délivrance finale, qui consiste à ne plus être ni corps ni âme, les philosophes bouddhistes ont épuisé tout ce que le raisonnement peut inventer de plus subtil, de plus insaisissable. pour nous servir de leur langage, nous dirions volontiers qu’il est plus facile de lier entre eux les fils de l’araignée et d’en faire un câble que de donner à ces nébuleuses rêveries la moindre consistance. Qui pourrait comprendre et faire comprendre le néant ?
Ainsi, dans cette île de Ceylan, si pittoresque, où la Providence s’est plu à accumuler tant de richesses et de beautés, s’est introduite et acclimatée depuis des siècles une doctrine qui a conduit ses adeptes à la négation de la Divinité. Les représentans de cette croyance, dont les caractères les plus marqués sont le mysticisme et l’athéisme, les religieux, sortis de tous les rangs de la société, entretiennent autour d’eux ces traditions du passé. Chaque ville, chaque village de l’intérieur de l’île a son couvent. Dans toute l’étendue de Ceylan, on ne compte pas moins de deux mille cinq cents religieux qui vont chaque jour, vêtus de la robe jaune, l’éventail à la main, la tête et les pieds nus, mendier le long des chemins[5]. A voir leur physionomie hébétée, leur regard terne et ennuyé, on les prendrait pour des âmes en peine, errant à travers les belles vallées où elles ont vécu dans une existence antérieure. Cependant il y a des religieux savans et doués d’intelligence qui ont voyagé dans les autres pays bouddhiques, chez les Birmans, à Siam, et traversé diverses provinces de l’Inde. En général, ils doivent posséder tous une certaine instruction, puisque la direction des écoles leur est confiée. Parmi les quatorze ouvrages qui composent le cours d’études des jeunes Singhalais, quelques-uns sont des traités de morale rédigés en manière d’aphorisme : « Une bonne action faite en ce monde reçoit sa récompense dans l’autre, de même que l’eau versée à la racine d’un arbre reparaît en haut dans les fruits et dans les fleurs! — Le bienfait accordé au bon est comme les caractères gravés sur la pierre; le bienfait accordé au méchant est comme des caractères tracés sur l’eau. » De pareils enseignemens ne peuvent qu’être utiles à la jeunesse : ils prédisposent l’esprit à la réflexion et éveillent l’imagination de ces peuples à l’intelligence hâtive; mais il n’en est pas de même de la philosophie nébuleuse qui en est déduite, et dont nous avons exposé les principales formules. Les religieux qui forment les enfans à la sagesse sont-ils eux-mêmes doués des vertus que commande leur état ? N’a-t-on jamais à leur reprocher ni inconduite ni déport émeus ? Ils sont hommes, c’est assez dire que leur vie n’est pas toujours un modèle de sainteté et de sagesse. De plus, ils semblent ne point connaître la conscience, ce juge intérieur que les philosophes hindous appellent si justement le témoin. En somme, ils valent peut-être mieux que les brahmanes de l’Inde; seulement l’opinion publique les ménage moins que ceux-ci, parce qu’ils ne forment pas une caste puissante, redoutable dans ses vengeances. A Ceylan, le peuple ne respecte pas les religieux à cause de la robe jaune, mais selon les mérites, les qualités et les vertus de ceux qui la portent. Comme les fidèles sont souvent ramenés par la douleur et la maladie à réfléchir sur les maux de l’existence présente, ils entourent également d’une vénération particulière ceux des moines qui exercent la médecine. Il va sans dire que le médecin bouddhiste s’est exercé à l’étude des rites ascétiques. Il traite son patient d’après la méthode de l’empirisme, et doit même y joindre le charlatanisme des incantations et des conjurations magiques sans lesquels il ne saurait y avoir, pour ces peuples simples et superstitieux, de guérison efficace.
Nous avons pris le religieux singhalais au sortir de l’enfance; nous l’avons suivi à travers les phases diverses de sa vie monastique; il nous reste à le conduire sur le bûcher où l’on brûle son corps quand il a cessé d’exister. Une vingtaine de moines rangés sur deux lignes accompagnent leur collègue jusqu’au lieu où se dresse une grande pile de pièces de bois sur lesquelles sont étendues des feuilles de cocotier. Quand le cadavre du mort est couché sur ce lit verdoyant, la face tournée vers la terre, on y met le feu, et bientôt il disparaît dans un tourbillon de flammes et de fumée. Aucune prière n’a été récitée à ce moment suprême, seulement les religieux distribuent aux pauvres les vêtemens du défunt. Sur le lieu où reposent les cendres de celui qui vécut dans la retraite et la méditation, on a coutume de planter un figuier sacré en mémoire de l’arbre sous lequel Gôtama-Bouddha se livra aux austérités pendant de longues années : ainsi l’arbre symbolique se nourrit de la poussière même du religieux.
Si les pèlerins chinois qui visitèrent Ceylan au VIe au VIIe siècles de notre ère retournaient de nos jours dans cette île, objet de leur vénération, ils entendraient donc encore les religieux murmurer des prières à l’ombre des grands arbres. L’Orient est la patrie des institutions et des croyances durables; l’esprit humain y a cherché plutôt à approfondir les systèmes qu’à en créer de nouveaux. Qu’il existe entre les monastères bouddhiques et ceux de l’Occident des rapports apparens et extérieurs, nous le reconnaissons très volontiers. La vie monastique ne peut s’établir qu’en vertu de certaines règles déterminées; de même aussi il y a, entre tous les cultes par lesquels l’homme s’efforce de se mettre en relation avec Dieu, des analogies, des similitudes qui sautent aux yeux. Cependant nous ne comprenons pas en quoi les ordres religieux du monde catholique seraient responsables des erreurs, de l’ignorance et de la superstition païenne des moines bouddhistes. C’est par les œuvres qu’on juge les institutions; les enfans de saint François d’Assise et de saint Dominique n’ont-ils pas rendu à l’humanité plus de services que les moines mendians de la Chine, de Siam, du Népal et de Ceylan ? La foi chrétienne et la doctrine de l’athéisme peuvent-elles porter les mêmes fruits ? L’écrivain anglais qui nous a fourni la matière de ce travail, et dont les savans ouvrages méritent d’attirer l’attention de quiconque veut étudier le système fondé par Gôtama-Bouddha, M. Spence Hardy, a employé une partie de son érudition à attaquer les institutions catholiques dont il voit l’image dans les monastères de Ceylan. Ces digressions sont loin d’ajouter de l’intérêt à ses recherches; elles embarrassent le récit, sans parler de l’impatience qu’elles causent aux esprits sérieux et tolérans. Ces réserves faites, nous reconnaissons volontiers dans les deux ouvrages de M. Spence Hardy une excellente peinture de l’état actuel du bouddhisme et des religieux qui le représentent dans l’île de Ceylan. On sent que l’auteur a vécu longtemps dans ce monde à part et peu connu; il en a pénétré les secrets et contribué à éclairer l’une des pages les plus curieuses et les plus obscures de l’histoire des philosophies de l’Orient.
TH. PAVIE.
- ↑ On appelle ainsi les habitans de Ceylan, du nom ancien de leur île, Singhala. Quelques écrivains anglais ont risqué le mot Ceylonese, Ceylanais.
- ↑ On trouve aussi à Ceylan un certain nombre de couvens qui ne possèdent absolument rien, et où les religieux parvenus à l’extrême vieillesse sont exposés aux plus dures privations.
- ↑ A Abhayaguiri, non loin de Kandy, on admirait jadis un de ces dagobas plus élevé que le dôme de Saint-Paul à Londres, et dont la hauteur, considérablement réduite par l’effet des siècles, est encore aujourd’hui de deux, cent trente pieds. L’enclos de ce monastère occupe une étendue de près de deux milles anglais.
- ↑ Dans son Histoire des Découvertes et Conquestes des Portugais, le père Lafltau dit en propres termes : « Entre les richesses qui furent enlevées, dans le sac de la ville de Jafanapatan, était une espèce de reliquaire d’or garni de rubis et d’autres pierres précieuses. On y conservait avec beaucoup de religion une dent d’un des saints ou dieux du pays, dont les fables qu’on en raconte out donné lieu de croire que c’était la dent d’un singe, et non pas celle d’un homme….. Plusieurs, peu scrupuleux, voulurent qu’on la vendit pour subvenir aux besoins pressans de l’état, et il y avait peu d’officiers qui n’ambitionnassent la commission de la porter, dans l’espérance de faire un gain immense, seulement à la montrer dans le voyage et à permettre qu’on en prît des empreintes. Dom Constantin, plus consciencieux, ayant fait examiner le cas, fit jeter la dent dans un mortier eu plein conseil, la fit réduire en poudre, qu’il fit consumer dans un brasier. » Tome IV, p. 232.
- ↑ Au VIe siècle de notre ère, leur nombre s’élevait à cinquante ou soixante mille.