Les Rois/Chapitre XXIII

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Calmann Lévy, éditeur (p. 241-249).




XXIII




Günther, qui aidait sa petite-fille à ranger le salon, s’interrompit, fort en colère. Il criait, la main levée :

— Répète-le un peu, que ça n’est pas vrai !

Et Kate, sournoise, se garant avec le coude, moins par peur que par habitude :

— Quoi, grand-père ?

— Que tu as dansé avec ce garçon, hier, à la fête de Steinbach.

— Vous m’avez vue, grand-père ?

— Je ne t’ai pas vue ; mais on me l’a dit.

— Qui ça ?

— Des gens qui t’ont vue… Répète-le encore, que ça n’est pas vrai !…

— Je ne m’en souvenais seulement plus… Mais quel mal y a-t-il à ça ?

— Une fille qui se respecte ne doit se divertir que dans son connu. Cet homme-là n’est pas du pays ; personne ne savait d’où il venait… Depuis que le roi est à Loewenbrunn, on voit jusque par chez nous rôder un tas de fainéants, des piqueurs, des palefreniers… Je serais bien étonné si c’étaient tous d’honnêtes gens.

— En tout cas, grand-père, celui-là n’est pas un palefrenier.

— Qu’est-ce que tu en sais ?

— On voit bien ça.

— A quoi ?

— Dame, aux manières…

Günther railla :

— C’est peut-être un grand seigneur déguisé ?

— Je ne dis pas ça. Mais je répondrais que c’est quelqu’un de très bien.

— Quelqu’un de très bien, grommela le vieux garde, quelqu’un de très bien… Que je t’y reprenne un peu, avec ton « quelqu’un de très bien » !…

De nouveau, il leva la main, et, de nouveau, Kate para du coude une gifle qui ne vint pas. Double mouvement mécanique qui accompagnait d’ordinaire leurs conversations et qui n’entraînait d’ailleurs aucune conséquence.

Car Günther adorait cette enfant, bien qu’il grognât sans cesse contre elle et qu’il la menaçât à peu près tous les jours de la rouer de coups.

C’était un homme simple, né pour garder toutes les consignes sans les discuter : consigne de soldat et de sujet, consigne de chrétien, de mari et de père, consigne de garde-chasse. Rentré du service après trois réengagements, il avait épousé une délicate petite paysanne qui était morte en lui laissant une fille. A dix-huit ans, cette fille avait été séduite par un ouvrier de passage ; elle avait mis Catherine au monde et s’était éteinte quelques années après, de langueur, de chagrin et parce que Günther lui faisait la vie trop dure. Et Kate avait grandi près de son grand-père, gauchement dirigée par ses rudes mains, le sentant faible au fond, car le vieux se repentait d’avoir été sans pitié pour la mère de Kate, et sa tendresse grondeuse pour sa petite-fille s’augmentait de cet ancien remords.

Pourtant il s’apercevait bien, à certains moments, que Kate lui échappait. Elle était jolie, mais pas tout à fait de la façon qui sied à une honnête fille. Ses lèvres étaient trop rouges et trop roulées, et ses yeux, sans qu’elle y songeât, raccrochaient les hommes. Au reste, assez souillon, mal ficelée dans des robes où manquaient des boutons et qui semblaient ne pas lui tenir au corps, mais avec des coquetteries de fille de bohème : des verroteries, des bouts de ruban écarlate, une manière de se mal peigner, de tordre ses lourds cheveux à la diable et toujours l’air de sortir du lit. Tout cela choquait le vieux soldat correct, habitué aux minuties extérieures de la propreté militaire. Il n’était pas tranquille. Plus d’une fois, il avait découvert, dans quelque coin de l’armoire de Kate, des colifichets, des bagues et des chaînes en toc, dont il lui avait demandé la provenance. Elle affirmait avoir acheté cela sur ses économies (car elle faisait de la couture pour les dames de Steinbach), et le vieux n’avait pas poussé plus loin ses investigations. Elle était si gentille et si câline avec lui ! Comme avec tout le monde, d’ailleurs. C’était une bonne fille. Ce charme équivoque qui émanait d’elle, il y cédait lui-même à son insu. Sans doute, il restait sur le qui-vive ; mais la fille était assez rouée pour dépister sa vigilance bougonne, vague et débonnaire, et pour empêcher ses soupçons de se préciser.

La vérité, c’est que tous les valets d’écurie du château royal, qu’elle rencontrait à Steinbach en allant aux provisions, avaient fait d’elle à leur guise, pourvu qu’ils fussent jeunes et passablement bâtis. Elle ne leur demandait rien que le plaisir, un verre de limonade, parfois un fichu ou un nœud de fausse dentelle. C’était la meilleure et la plus indulgente paillasse à palefreniers.

Si elle n’avait pas cédé tout de suite au prince Otto, quoiqu’elle devinât en lui un « homme très bien », c’est qu’elle le trouvait tout de même un peu défraîchi.

Défraîchi, il l’était. Ses soucis des derniers mois avaient blanchi ses tempes, creusé ses joues, gonflé les pochettes de ses yeux. Son château de Grotenbach vendu, l’arrêt mis par Issachar sur sa dotation annuelle de douze cent mille francs, il était venu se terrer à Loewenbrunn et s’y ennuyait prodigieusement Comme il n’avait ni dans son cœur ni dans son cerveau de quoi remplir honnêtement le vide des heures, sa solitude se peuplait de rêves honteux. Depuis longtemps, il était à ce point blasé--et cependant inassouvi--que le vice ne lui disait plus rien, s’il ne sentait un peu mauvais. Seul, un certain relent de bête mal lavée l’excitait encore. Mais il n’était vraiment en train que s’il s’y joignait l’attrait d’un danger à courir et du mélange possible d’une odeur de sang avec l’autre odeur. Ainsi cet irréprochable civilisé « simplifiait » ses goûts et revenait à la nature--par le plus long. Déjà, à Marbourg, à Paris, à Londres, il avait eu des caprices de débauche malpropre et canaille. Dans l’humble mesure où ces choses sont permises aujourd’hui aux ennuyés, il avait tenté les expériences de Néron et couru, la nuit, sous un déguisement, les quartiers infâmes, se colletant dans les bouges avec les portefaix ou disputant leurs gitons aux escarpes.

Otto avait donc l’habitude des déguisements. D’ailleurs, outre que le type physique auquel il se rattachait était des plus communs en Alfanie, le grand diable vanné et déhanché, vêtu en bourgeois campagnard, qui avait abordé la petite-fille du garde à la kermesse de Steinbach, ne ressemblait que de fort loin aux roses chromos populaires qui prétendaient reproduire les traits du prince.

Kate ne soupçonna rien : seulement, l’homme lui parut « distingué », avec elle ne savait quoi, sous la nonchalance de ses manières, qui lui faisait un peu peur. Quant à Otto, le sang fouetté au premier regard de cette ribaude négligée qui suait le vice ingénu par tous les pores, il avait reconnu ce qu’il cherchait : la possibilité d’une sensation inéprouvée.

… La gifle de Günther était restée en l’air. La belle fille s’approcha du vieux et l’embrassa sur ses deux joues tannées. Le vieux se laissa faire, grommelant encore, mais sans conviction.

— Grand-père, interrogea-t-elle d’une voix câline, vous savez ce qu’on dit, que les princes sont à Loewenbrunn avec la princesse Wilhelmine ?

— Oui… Oui… Qu’est-ce que ça te fait ?

— Vous les connaissez ? insista-t-elle.

— Si je les connais !

— Vous les avez vus souvent ?

— J’ai vu le prince Hermann tout petit, quand j’étais soldat. Je l’ai vu encore un peu plus tard, quand j’étais brosseur d’un des officiers d’ordonnance du roi… J’ai aussi rencontré le prince Otto par-ci par-là.

— Comment sont-ils ?

—… Comme tout le monde… Mais dépêchons-nous. Madame va rentrer. Elle est allée cueillir des bouquets.

— Alors nous avons le temps. En voilà une qui aime les fleurs !

— Elle aime bien aussi les bêtes… Et jamais peur de se salir… Ah ! c’est une bonne petite femme.

— D’abord, elle me défend toujours.

— Ce n’est pas ce qu’elle fait de mieux.

Kate reprit :

— Elle a l’air joliment contente aujourd’hui.

Et elle ajouta d’un air fin :

— Je sais bien pourquoi.

— Ah ? fit Günther avec un peu d’inquiétude.

— C’est qu’elle attend monsieur ce soir… A quelle heure arrive-t-il ?

— Je ne sais pas, dit brusquement Günther. A la nuit.

— Est-il déjà venu ici ?

— Non.

Kate prit un air encore plus fin :

— J’ai une idée, moi.

— Ça doit être une bêtise.

— J’ai idée qu’ils ne sont pas mariés.

— Qu’est-ce que je disais ? Et à quoi vois-tu ça ?

— A bien des choses… Pourquoi madame vit-elle toute seule et sans jamais sortir du parc ? Pourquoi ne vient-il jamais le jour ? Pourquoi…

Günther l’interrompit brutalement :

— De quoi te mêles-tu ? Tu aurais mieux fait de la garder pour toi, ton idée. Et, d’abord, elle ne serait pas venue à une fille honnête et qui ne songerait qu’à bien faire…

Machinalement la grosse main se leva, et, machinalement, le bras duveté de Kate se replia à la hauteur de ses frisons d’encre :

— Ah ! bien, alors, murmura-t-elle, si on ne peut rien dire…