Les Rois/Chapitre XXVI

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Calmann Lévy, éditeur (p. 273-283).

XXVI

Frida finissait de disposer en gerbes dans les grands vases de vieux saxe les iris et les glaïeuls qu’elle avait rapportés de sa promenade à l’étang, quand Günther lui annonça que « la dame qu’elle attendait » était là.

Audotia parut, en robe noire, en mante noire, maigrie et rapetissée, les cheveux presque blancs, les yeux fous, spectrale.

Frida courut au-devant d’elle pour l’embrasser. La vieille femme l’arrêta :

— Jurez-moi d’abord, dit-elle, que ce n’est point une étrangère que je retrouve et que la demoiselle d’honneur de la princesse royale est toujours la généreuse enfant que j’ai connue à Paris.

— En doutez-vous, ma mère ?

— Ainsi, il est toujours svai que vous avez pitié des opprimés ?

— De tout mon cœur.

— Que vous les aimez plus que tout au monde ?

— Je le crois.

— Et que vous seriez capable de vous sacrifier tout entière à la sainte cause ?

— Je l’espère, dit Frida un peu inquiète.

— Alors, venez, dit la vieille femme.

Et elle effleura d’un baiser de religieuse le front de la jeune fille.

— Mais vous, dit Frida, qu’êtes-vous devenue depuis que nous nous sommes quittées ? Comment êtes-vous venue à Marbourg ? Comment y avez-vous vécu ?

— J’ai fait la classe à des enfants, et les pauvres m’ont nourrie… Mais qu’est-ce que cela fait ? J’ai pu vivre, puisque me voici. Il est question de bien autre chose !

Et, rapidement, d’une voix qui martelait les mots :

— Le moment est venu d’agir… Le peuple a tant souffert qu’il est prêt… Plus tôt que je n’aurais cru… Jamais l’occasion ne sera meilleure… Le peuple, enfin, touche du doigt son rêve… Qu’y a-t-il entre son rêve et lui ? Rien, presque rien. Il n’y a derrière le prince Hermann qu’un enfant rachitique et ce misérable Otto, méprisé même des siens. Supposez qu’Hermann disparaisse : de lui-même le trône croule… C’est la révolution, et c’est la République pour commencer… Voilà ce que j’avais à vous dire…

Ses yeux flambaient sous ses bandeaux blancs. Elle tira de dessous sa mante un revolver et le posa sur un guéridon.

— Le peuple, continua-t-elle, a condamné Hermann à cause de sa dernière tuerie… Il compte sur vous pour l’exécution de la sentence.

— Sur moi ?… sur moi ?…

Ce fut comme si une chape de glace s’était abattue sur Frida. Elle balbutia, ayant encore peine à comprendre, plus stupéfaite d’abord qu’indignée… Cette vieille petite femme, drapée de noir, qui, tout à coup, du fond du passé, surgissait devant elle pour lui dire ces choses l’effarait comme une apparition… Elle se souvenait… Elle revoyait, dans un éclair, sa première rencontre avec Audotia ; elle se rappelait que cette vieille femme l’avait sauvée de la faim, que toute sa vie n’était que vertu, pitié violente, oubli de soi, sacrifice absolu à une idée… En cet instant même, il était évident qu’Audotia n’obéissait pas à une passion égoïste, qu’elle prononçait un arrêt impersonnel. Et c’est pourquoi le sentiment qu’éprouvait Frida était celui d’une sorte d’horreur sacrée, pareille à celle d’un croyant à qui le prêtre impose quelque affreuse immolation.

Audotia reprit :

— Comprenez-vous ?

Oui, Frida. comprenait, et elle était toute blanche et elle restait muette d’avoir compris. Elle fit enfin, pour desserrer les dents, un grand effort :

— C’est donc cela que vous veniez me demander ! C’est pour cela que vous reparaissez au bout de trois ans !…

Elle répétait, épouvantée :

— Pour cela !… pour cela !…

Audotia répondit :

— Autrefois, à Paris, vous en souvient-il ? nous célébrions ensemble la mémoire de nos héros et de nos martyrs. Et vous les admiriez, vous les honoriez dans votre cœur, vous les chérissiez avec larmes… Or qu’avaient-ils fait, sinon ce que le peuple attend de vous aujourd’hui ?

— Ceux-là avaient tué des tyrans, des êtres méchants et haïssables, des ennemis de l’humanité… Mais Hermann ! ..

— Le prince Hermann est peut-être plus coupable qu’eux tous, car il a été plus hypocrite. Il n’a bercé le peuple de belles promesses que pour le massacrer avec moins de péril, et à la cruauté de la « répression », comme ils disent, il a ajouté la perfidie du guet-apens.

Et, pendant qu’Audotia parlait, toute la vieille défiance révolutionnaire, l’antique manie soupçonneuse et accusatrice des conspirateurs populaires de tous les temps allumaient ses prunelles d’un feu sombre.

— Ce n’est pas vrai ! cria la jeune fille, ce n’est pas vrai ! Je le connais bien, peut-être ! Je n’ai jamais vu cœur plus tendre ni bonne volonté plus héroïque. Je vous avais écrit tout cela et vous n’avez pas daigné me répondre… Ce qu’il a fait, c’est vous qui l’y avez forcé, vous le savez bien. Mais ce que vous ne savez pas, ce sont les larmes de sang que l’accomplissement de ce qu’il a cru son devoir lui a coûtées… Vous n’avez pas voulu comprendre sa pensée ; mais enfin ce n’est pas sa faute… Songez, d’ailleurs, à ce qu’il avait fait avant ce malheureux jour, aux haines qu’il avait soulevées contre lui avant d’encourir les vôtres…

— Qu’importe ?… Et quand même je consentirais à vous croire ? Si ce n’est sa volonté qui est malfaisante, c’est donc sa fonction. Tant pis pour lui ! Les hommes comme lui, avec leurs demi-lueurs et leurs velléités de justice que contrarient les nécessités et les inéluctables préjugés de leur état, sont plus dangereux pour nous que des despotes déclarés, car ils peuvent prolonger, par les fausses espérances qu’ils donnent aux simples et aux timides, l’ignominie du vieux monde… Enfin, je vous le répète, le prince Hermann est condamné… J’avais prévu votre trouble et vos premières résistances… Néanmoins, je comptais sur vous… Dites-moi si je me suis trompée…

Frida avait envie de crier : « Certes, vous vous êtes trompée, et ce que vous ordonnez est infâme ! » Mais, devant cette face de pierre qui racontait une volonté surhumaine et comme un long endurcissement dans l’héroïsme, elle eut honte et se contint : elle n’osait encore laisser parler son faible cœur ni donner la vraie raison de sa défaillance éplorée.

— Ainsi, dit-elle, quand vous m’avez envoyée ici, c’était pour le meurtre et pour la trahison !

— Tous les meurtres glorieux, tous ceux qui ont sauvé des villes ou affranchi des peuples, ont été des trahisons.

— Mais Hermann vous a graciée !

— C’était un piège.

— Récemment encore, il vous a épargnée. C’est par lui que votre dernière condamnation a été insignifiante. Il n’a jamais été méchant pour vous.

— Eh ! croyez-vous que je songe à moi ?

— Hélas ! vous que j’ai vue si bonne pour les faibles et pour les affligés, si compatissante aux femmes, aux enfants…

— C’est aussi à eux que je songe aujourd’hui.

Frida, énervée, sentait avec désespoir qu’elle serait vaincue dans cette lutte de paroles. Sa gorge se serrait… Soudain, tout son cœur se délivra dans un cri :

— Non ! non ! allez-vous-en ! C’est trop lâche, voyez-vous, c’est trop lâche !

La vieille femme répondit avec douceur :

— Le meurtre n’est pas lâche quand c’est l’éternelle justice et l’éternel amour qui le commandent, quand la main qui donne la mort est désintéressée et quand, d’ailleurs, le coup est rapide et inopiné et n’ajoute point à la mort la souffrance. Le meurtre, enfin, n’est pas lâche quand le meurtrier a fait d’avance le sacrifice de sa vie… Moi, je ne tiens pas à la mienne.

Elle continua, d’un ton plus âpre :

— Ah ! ah ! cela est facile et charmant d’aimer la justice et d’avoir pitié des opprimés quand tout se passe en rêves et en belles paroles. Vous avez cru que cela durerait toujours, et, quand il s’agit de mettre pour de bon la main à l’ouvrage et de tuer ou de mourir, cela vous paraît dur, vous faites la dégoûtée, et votre tendre cœur se révolte… Ah ! ah ! qui donc est lâche de nous deux ?

— Allez-vous-en, reprit Frida. Allez-vous-en !

La vieille femme ne bougea point. Mais sa voix se fit moins rude :

— Décidément, vous refusez, Frida ?

— Ah ! oui, je refuse.

— Alors, venez avec moi.

— Avec vous ?

— Mais oui, avec moi. Des amis nous attendent non loin d’ici, à l’auberge qui est au point de jonction des routes de Steinbach et de Kirchdorf… Je vous avais crue plus forte. N’en parlons plus… Mais, puisque le coeur vous manque pour accomplir ce que nous attendions de vous, vous n’avez plus rien à faire ici.

— Mais…

— Avez-vous donc pensé que, si j’ai pu me séparer de vous, de vous, ma plus chère fille, et si j’ai pu vous envoyer dans cette misérable cour, c’était pour y laisser couler votre vie inutile dans le luxe et dans la paresse pendant que vos frères meurent de faim ? Auriez-vous, en effet, l’âme d’une demoiselle d’honneur ?… Allons, venez, mon enfant. Il ne faut pas que le prince Hermann vous retrouve ici.

Frida couvrit son visage de ses deux mains et dit en pleurant :

— Je l’aime.

La vierge aux cheveux blancs eut un grand tressaillement de colère.

— Ah ! voilà donc le grand mot lâché !… Vous l’aimez ! Vous en êtes là… Une misérable aventure d’amour, voilà où devaient aboutir tant de belles pensées, de magnanimes projets, et le culte oublié de votre grand-père le martyr !… Vous aimez le prince ? Belle raison ! Qu’est-ce que cela nous fait ? Vous avais-je dit de l’aimer, moi ?… Il ne faut plus l’aimer, voilà tout… Il ne faut pas aimer une personne, car l’aimer, c’est ne vivre que pour elle, et ne vivre que pour elle, c’est ne vivre que pour soi… Ah ! ah ! je les connais, vos lâches, vos égoïstes, vos sales amours ! Il faut aimer les hommes. L’amour comme vous l’entendez est un vol fait à l’humanité.

Mais Frida répéta :

— Je l’aime.

— Adieu donc.

Audotia gagna la porte à grands pas. Arrivée sur le seuil, elle se retourna et, levant la main droite comme pour une malédiction :

— Mademoiselle de Thalberg, puisque la petite-fille de Kariskine, mort à la maison de force, ne voit plus aujourd’hui de plus belle destinée que d’être la maîtresse d’un égorgeur du peuple, au nom des douze cents malheureux massacrés par ordre du prince royal, je vous déclare…

Frida se jeta sur elle, la força d’abaisser son bras levé et cria, éperdue :

— Ma mère ! ma mère ! je vous obéirai… Écoutez-moi… Oui, oui, je vous obéirai… Ce que vous voulez, n’est-ce pas ? c’est que le prince disparaisse, pour que la révolution soit possible. Mais, pourvu qu’il disparaisse, vous ne tenez pas à ce qu’il meure, et vous ne pouvez pas exiger que j’assassine mon ami ?… Oui, c’est vrai, je l’aime… Pas comme vous croyez… je l’aime justement parce qu’il pense au fond les mêmes choses que vous et qu’il a peut-être à cela quelque mérite… Et je ne suis pas sa maîtresse, je vous le jure ! Seulement, je l’adore et je mourrais plutôt que de le quitter… Eh bien, s’il m’aimait assez, lui, ou s’il avait son rôle assez en dégoût pour renoncer au pouvoir, au trône, à tout… (je ne suis pas folle, vous verrez !) si je le décidais à tout abandonner, à partir avec moi demain, ce soir… est-ce que je ne mériterais pas votre pardon ? Est-ce que je n’aurais pas bien travaillé pour notre cause ?… Car, enfin, vous l’avez dit, ce n’est pas l’homme que vous haïssez : c’est le prince… Laissez-moi donc tenter cette épreuve et ne me maudissez qu’après.

Il y avait tant d’ardeur et de sincérité dans l’accent de Frida, ses yeux transparents révélaient si bien son âme candide et crucifiée que la vieille femme, un instant attendrie, posa maternellement sa main sur le front de la jeune fille et sur sa chevelure d’or :

— Pauvre petite ! murmura-t-elle.

Puis, redevenue de pierre :

— Soit ; j’attendrai. Mais, si, ayant échoué dans votre entreprise, vous restiez ici, songez, Frida, que vous seriez la plus vile des créatures. Avec le prince ou sans lui, il faut que vous reveniez à nous… Au revoir…