Les Rois en exil/XV

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Alphonse Lemerre (p. 394-406).

XV
le petit roi


Ô magie des mots ! Comme s’il y avait eu dans ces trois lettres du mot « roi » une force cabalistique, — dès qu’il ne s’appela plus le comte de Zara, mais le roi Léopold V, l’élève de Méraut se trouva transformé. L’enfant appliqué, heureux de bien faire, maniable comme une petite cire molle, mais sans aucune supériorité d’intelligence, sortait des limbes, s’éveillait par une surexcitation singulière et, son corps se fortifiait à cette flamme intérieure. Sa paresse de nature, cette envie de s’allonger, de se coucher dans un fauteuil, pendant qu’on lisait pour lui ou qu’on lui racontait des histoires, ce besoin d’écouter, de vivre de la pensée des autres, se changea en une activité que ne contentaient plus les jeux de son âge. Il fallut que le vieux général de Rosen, tout perclus et courbaturé, retrouvât des forces pour lui donner ses premières leçons d’escrime, de tir, d’équitation ; et rien n’était plus touchant que de voir, tous les matins à neuf heures, dans une clairière du parc élargie en arène, l’ancien pandour, en habit bleu, la cravache au poing, faire ses fonctions d’écuyer avec l’air d’un vieux Franconi, toujours respectueux envers le roi, tout en redressant les bévues de l’élève. Le petit Léopold trottait, galopait, sérieux et fier, attentif aux moindres ordres, tandis que la reine regardait du haut du perron, jetait une observation, un conseil : « Tenez-vous droit, sire… rendez la main. » Et quelquefois, pour mieux se faire comprendre, l’écuyère s’élançait, joignait le geste aux paroles. Comme elle fut heureuse le jour où, sa jument réglant son pas sur le poney du prince, tous les deux s’aventurèrent dans le bois voisin, la silhouette de l’enfant dominée par l’amazone qui, loin de sentir des craintes de mère, enlevait les deux bêtes d’un élan vigoureux, montrait la route à son fils, l’entraînait jusqu’à Joinville dans une course à fond ! En elle aussi un changement s’était fait depuis l’abdication. Pour cette superstitieuse du droit divin, désormais le titre de roi protégeait l’enfant, devait le défendre. Sa tendresse, toujours aussi forte et profonde, n’avait plus ses manifestations matérielles, ses explosions de caresses ; et si, le soir, elle entrait toujours dans la chambre, ce n’était plus pour « voir coucher Zara », le border dans son lit. Un valet de chambre avait maintenant la charge de tous ces soins, comme si Frédérique craignait d’amollir son fils, de retarder ses volontés d’homme en le gardant dans ses mains trop douces. Elle venait seulement pour lui entendre dire cette belle prière tirée du « Livre des Rois » que le Père Alphée lui avait apprise :

« Seigneur, qui êtes mon Dieu, vous avez mis sur le trône votre serviteur ; mais je suis un enfant qui ne sais pas me conduire et qui suis chargé du peuple que vous avez choisi. Donnez-moi donc la sagesse et l’intelligence… »

La petite voix du prince s’élevait, ferme et claire, nuancée d’autorité, d’une conviction attendrissante si l’on songeait à l’exil, au coin de banlieue indigente, à l’éloignement, par delà les mers, de ce trône hypothétique. Mais pour Frédérique, son Léopold régnait déjà, et elle mettait dans son baiser du soir une fierté asservie, une adoration, un respect indéfinissables qui rappelaient à Élisée, quand il surprenait ce mélange de sentiments maternels, les vieux noëls de son pays où la Vierge chante en berçant Jésus dans son étable : Je suis votre servante, et vous êtes mon Dieu.

Quelques mois se passèrent ainsi, toute une saison d’hiver pendant laquelle la reine ne sentit qu’une ombre à sa joie, à son ciel enfin devenu pur. Et c’est Méraut qui, bien inconsciemment, en fut la cause. À rêver tous deux le même rêve, à mêler leurs regards et leurs âmes, à marcher ensemble au même but étroitement serrés, ils avaient établi entre eux une familiarité, une communauté de pensée et de vie qui tout à coup gêna Frédérique, sans qu’elle pût définir pourquoi. Seule avec lui, elle ne s’abandonnait plus comme autrefois, s’effrayait de la place que cet étranger tenait dans ses décisions les plus intimes. Devinait-elle les sentiments qui l’agitaient, cette ardeur couvant si près d’elle, plus envahissante et dangereuse de jour en jour ? Une femme ne s’y trompe pas. Elle aurait voulu s’abriter, se reprendre ; mais comment ? Dans son trouble, elle eut recours au guide, au conseil de l’épouse catholique, au confesseur.

Quand il ne courait pas la campagne pour sa propagande royaliste, c’était le Père Alphée qui dirigeait la reine. À voir l’homme, on le connaissait. Il y avait dans ce prêtre illyrien à mine de forban le sang, l’allure, les lignes faciales d’un de ces Uscoques, oiseaux de rapine et de tempête, anciens écumeurs des mers latines. Fils d’un pêcheur du port de Zara, élevé à la Marine dans le goudron et les filets, il avait été recueilli un jour par les Franciscains pour sa jolie voix, de moussaillon passa enfant de chœur, grandit au couvent et fut un des chefs de la congrégation ; mais il lui était resté des fougues de matelot et du hâle de mer sur son épiderme que la fraîcheur des pierres claustrales n’avait jamais pu blanchir. Du reste point bigot ni méticuleux, pouvant faire au besoin sa partie de couteau (cotellata) pour le bon motif ; le moine qui, lorsque la politique pressait, dépêchait en bloc le matin toutes les oraisons de la journée, même celles du lendemain, « afin de s’avancer… », disait-il sérieusement. Entier dans ses affections comme dans ses haines, il avait voué une admiration sans bornes au précepteur introduit par lui dans la maison. Aussi au premier aveu de la reine sur ses troubles, ses scrupules, il feignit de ne pas comprendre ; puis, voyant qu’elle insistait, il s’emporta, lui parla durement comme à une pénitente ordinaire, à quelque riche passementière de Raguse.

N’avait-elle pas honte de mêler de pareils enfantillages à une aussi noble cause ? De quoi se plaignait-elle ? Lui avait-on jamais manqué de respect ? Voyez-vous que, pour des tatillonnages de dévote ou des coquetteries de femme qui se croit irrésistible, on se privât de cet homme que Dieu avait certainement mis sur leur chemin pour le triomphe de la royauté !… Et dans son langage de marin, son emphase italienne atténuée d’un fin sourire de prêtre, il ajoutait qu’on n’ergote pas avec le bon vent que le ciel nous envoie. « On tend sa voile, et l’on fait de la route. » La femme la plus droite sera toujours faible devant les raisonnements spécieux. Vaincue par la casuistique du moine, Frédérique se dit qu’elle ne pouvait en effet priver la cause de son fils d’un pareil auxiliaire. C’était à elle de se garder, d’être forte. Que risquait-elle ? Elle arriva même à se persuader qu’elle s’était méprise au dévouement d’Élisée, à son amitié enthousiaste… La vérité, c’est qu’il l’aimait passionnément. Amour singulier, profond, chassé maintes fois, mais revenu lentement par des routes détournées, installé enfin avec le despotisme envahissant d’une conquête. Jusqu’alors Élisée Méraut s’était cru incapable d’un sentiment tendre. Parfois, dans ses prédications royalistes à travers le Quartier, quelque fille de bohème, sans comprendre un mot à ses discours, s’était affolée de lui pour la musique de sa voix, ce qui se dégageait de ses yeux de braise, de son front d’idéal, — le magnétique entraînement des Madeleines vers les apôtres. Lui se penchait en souriant, cueillait ce qui s’offrait, enveloppant de douceur et d’affabilité légère cet incorrigible mépris de la femme qui est au fond de tout Méridional. Pour que l’amour entrât dans son cœur, il fallait qu’il passât par sa forte tête ; et c’est ainsi que son admiration du type hautain de Frédérique, de cette adversité patricienne si fièrement portée, était devenue à la longue — avec la maison et la vie étroites de l’exil, ces rapports de toutes les heures, de tous les instants, tant de détresses partagées, — de la passion véritable, mais une passion humble, discrète, sans espoir, qui se contentait de brûler à distance comme un cierge d’indigent à la dernière marche de l’autel.

L’existence continuait pourtant, toujours la même en apparence, indifférente à ces drames muets, et l’on arrivait ainsi aux premiers jours de septembre. La Reine, enveloppée d’un beau soleil bien en rapport avec son heureuse disposition d’esprit, faisait sa promenade d’après déjeuner, suivie du duc, d’Élisée, de madame de Silvis, à qui le congé de la petite princesse donnait le service de dame d’honneur. Elle entraînait tout son monde après elle à travers les allées ombreuses, bordées de lierre, du petit parc anglais, se retournait en marchant pour jeter un mot, une phrase, avec cette grâce décidée qui n’atténuait pas son charme féminin. Ce jour-là elle était particulièrement vivante et gaie. On avait reçu le matin des nouvelles d’Illyrie racontant l’excellent effet produit par l’abdication, le nom de Léopold V déjà populaire dans les campagnes. Élisée Méraut triomphait :

— Quand je vous le disais, monsieur le duc, qu’ils allaient raffoler de leur petit roi !… L’enfance, voyez-vous, régénère toutes les tendresses… C’est comme une religion nouvelle que nous leur avons infusée là, avec ses naïvetés, ses ferveurs…

Et relevant ses grands cheveux à deux mains, d’un geste violent, bien à lui, il se lança dans une de ces improvisations éloquentes qui le transfiguraient, comme l’Arabe affaissé, accroupi en guenilles sur le sol, devient méconnaissable aussitôt à cheval.

« Nous y sommes… » dit tout bas la marquise d’un air excédé, tandis que la reine, pour mieux entendre, s’asseyait au bord de l’allée, dans l’ombre d’un frêne pleureur. Les autres se tenaient debout, respectueusement, autour d’elle ; mais peu à peu l’auditoire s’éclaircit. madame de Silvis se retira la première, pour protester ostensiblement, comme elle ne manquait jamais de le faire ; on vint chercher le duc rappelé par un service quelconque. Ils restèrent seuls. Élisée ne s’en aperçut pas, continua son discours, debout dans le soleil qui glissait sur sa noble figure exaltée comme sur les méplats d’une pierre dure. Il était beau alors, d’une beauté d’intelligence, prenante, irrésistible, qui frappa Frédérique trop soudainement pour qu’elle pût dissimuler son admiration. Vit-il cela dans ses yeux verts ? Reçut-il en retour cette commotion qu’un sentiment trop vif et tout proche nous fait éprouver ! Il balbutia d’abord, s’arrêta court, tout palpitant, posa sur la reine inclinée, sur ses cheveux d’or pailletés de lumière tremblante, un regard lent, brûlant comme un aveu… Frédérique sentait cette flamme courir sur elle comme un soleil plus aveuglant, plus troublant que l’autre, mais elle n’avait pas la force de se détourner. Et lorsque épouvanté de ce qui montait à ses lèvres, Élisée s’arracha d’elle brusquement, toute pénétrée de cet homme, de sa puissance magnétique il lui sembla que la vie la quittait tout à coup ; elle eut une sorte d’évanouissement moral, et resta là, sur ce banc, défaillante, anéantie… Des ombres lilas flottaient sur le sable des allées tournantes. L’eau ruisselait des vasques du bassin comme un rafraîchissement à cette belle après-midi d’été. On n’entendait dans le jardin tout fleuri qu’un murmure répandu d’ailes et d’atomes au-dessus des corbeilles odorantes, et le bruit sec de la carabine du petit prince, dont le tir se trouvait au bout du parc, vers le bois.

Au milieu de ce calme, la Reine revint à elle, d’abord par un mouvement de colère, de révolte. Elle se sentait atteinte, outragée par ce regard… Était-ce possible ? Ne rêvait-elle pas ?… Elle, la fière Frédérique, qui, dans l’éblouissement des fêtes de cour, dédaigna jadis tant d’hommages à ses pieds, et des plus nobles, des plus illustres, elle qui gardait si haut la fierté de son cœur, l’abandonner à un homme de rien,. à ce fils du peuple ! Des larmes d’orgueil lui brûlaient les yeux. Et dans le trouble de ses idées, une parole prophétique du vieux Rosen bourdonnait tout bas à son oreille : « La bohème de l’exil… » Oui, l’exil seul avec ses promiscuités déshonorantes avait pu permettre à ce subalterne… Mais, à mesure qu’elle l’accablait de ses mépris, le souvenir des services rendus l’assaillait. Que seraient-ils devenus sans lui ? Elle se rappelait l’émotion de leur première rencontre, comme elle s’était sentie revivre en l’écoutant. Depuis, pendant que le roi courait à ses plaisirs, qui donc avait pris la direction de leurs destinées, réparé les maladresses et les crimes ? Et ce dévouement infatigable de chaque jour, tant de talent, de verve, tout ce beau génie s’appliquant à une tâche d’abnégation, sans profit, sans gloire ! Le résultat, c’était ce petit roi, vraiment roi, dont elle était si fière, le futur maître de l’Illyrie… Alors, prise d’un invincible élan de tendresse, de reconnaissance, rappelant du passé la minute où dans la fête de Vincennes elle s’était appuyée à la force d’Élisée, la reine, comme ce jour-là, ferma les yeux, s’abandonna délicieusement en pensée sur ce grand cœur si dévoué qu’elle croyait sentir battre contre elle.

Soudain, après un coup de feu qui fit envoler les oiseaux dans le feuillage, un grand cri, un de ces cris d’enfant comme les mères en entendent en rêve pendant leurs nuits troublées d’inquiétudes, un terrible appel de détresse assombrit tout le ciel, élargit, transforma le jardin à la mesure d’une douleur immense. Des pas précipités s’entendirent dans les allées ; la voix du précepteur, rauque, changée, appelait, là-bas, près du tir. Frédérique y fut d’un bond.

C’était, dans une ombre verte de charmille, un fond de parc tapissé de houblons, de glycines et de la haute floraison des terres un peu grasses. Des cartons pendaient au treillage, percés de petits trous réguliers et cruels. Elle vit son enfant à terre, sur le dos, sans mouvement, la figure blanche, rougie vers l’œil droit qui, fermé, blessé, laissait perler quelques gouttes de sang comme des larmes. Élisée, à genoux près de lui, dans l’allée, criait, se tordait les bras : « C’est moi !… c’est moi !… » Il passait… Monseigneur avait voulu lui faire essayer son arme, et, par une fatalité épouvantable, la balle ricochant sur quelque ferrure du treillage… Mais la reine ne l’écoutait pas. Sans un cri, sans une plainte, toute à son instinct de mère, de sauveteur, elle saisissait l’enfant, l’emportait dans sa robe, vers le bassin ; puis, repoussant du geste les gens de la maison qui s’empressaient pour l’aider, elle appuya au rebord de pierre son genou sur lequel s’allongeait le corps inerte du petit roi, tint sous la vasque débordante la pâle figure adorée où les cheveux blonds se plaquaient sinistrement, ruisselaient jusqu’à la paupière bleuie et cette sinistre tache rouge que l’eau emportait, qui filtrait, toute petite, toujours plus rouge, entre les cils. Elle ne parlait pas, elle ne pensait pas même. Dans sa toilette de batiste froissée, inondée, collant à son beau corps comme à une naïade de marbre, elle était là penchée sur son petit et guettant. Quelle minute ! quelle attente !… Peu à peu, ranimé par l’immersion, le blessé tressaillit, étendit ses membres comme pour un réveil et, tout de suite, se prit à gémir.

« Il vit !… » dit-elle avec un cri d’ivresse. Alors, en levant la tête, elle aperçut en face d’elle Méraut dont la pâleur, l’abattement, semblaient demander grâce. Le souvenir de ce qui s’était passé sur le banc lui revint, mêlé à la terrible surprise de la catastrophe, à sa faiblesse si vite châtiée sur l’enfant. Une rage la saisit contre cet homme, contre elle-même…

« Va-t-en !… va-t-en !… Que je ne te revoie jamais !… » lui cria-t-elle avec un regard terrible. C’était son amour qu’elle avouait devant tous pour s’en punir, pour s’en guérir, son amour qu’elle lui jetait en injure à la face dans l’insolence de ce tutoiement.