Les Routes de l’avenir à travers l’Asie et les gisements houillers de la Chine

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Les Routes de l’avenir à travers l’Asie et les gisements houillers de la Chine
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 16 (p. 386-421).
LES
ROUTES DE L'AVENIR
A TRAVERS L'ASIE

I. Asien, seine Zukunftbahnen und seine Kohlenschälze. Eine geographische Studio von Ferd. von Hochstetter, Wien 1876. — II. Le chemin de fer Central-Asiatique, par M. Ch. Cotard, Paris 1875.

La grande vague de la civilisation, qui suit le soleil dans sa marche d’orient en occident, a dépassé le Nouveau-Monde et semble près d’envahir l’immense continent asiatique, d’où elle est partie autrefois, dans la nuit des temps, et qu’elle paraissait avoir abandonné pour toujours. Il y a du côté de l’extrême Orient comme un remuement et des voix confuses qui annoncent un réveil ; les regards des peuples commencent à se diriger vers ces contrées si longtemps oubliées par l’histoire. Quatre siècles durant, leur attention a été absorbée par la lutte des races dans les deux Amériques, par la colonisation espagnole et anglo-saxonne, qui transformait les nouvelles terres découvertes par les navigateurs. L’esprit d’aventure ou d’entreprise, l’industrie ou la curiosité, chassaient par-delà les mers le flot de l’émigration, augmenté par le contingent des déportés, et l’on voyait des peuples nouveaux sortir de terre, prospérer et prendre leur rang dans le concert des nations. Pendant que naissait ainsi à l’occident un nouveau monde au sein des deux océans, monde jeune et vigoureux qui menaçait de disputer à la vieille Europe la palme de l’avenir, on s’habituait à laisser complètement de côté les millions d’hommes dispersés sur l’antique continent qui fut le berceau de notre race. Et pourtant l’Asie donne encore asile à la majorité de la population du globe. Cette population peut s’évaluer à 1,400 millions d’âmes, dont 800 millions appartiennent à l’Asie, tandis que l’Europe possède 303 millions d’habitans, l’Afrique environ 200 millions, et l’Amérique avec l’Australie 89 millions. Pourquoi l’immense fourmilière asiatique serait-elle retranchée de l’histoire, perdue pour l’avenir du genre humain ?

Depuis peu d’années, l’Europe constate avec surprise les symptômes de plus en plus nombreux qui l’avertissent que les peuples de couleur jaune s’apprêtent à sortir de leur léthargie séculaire. Le Japon ouvertement et avec une naïve précipitation, la Chine sourdement, d’une manière presque inconsciente ou sans se l’avouer, s’engagent dans les voies de la civilisation occidentale. L’un des derniers explorateurs de l’Empire du Milieu, le baron de Richthofen, exprime la conviction que la sève de ces peuples, loin d’être épuisée, ne demande qu’à monter et à produire une riche inflorescence ; il croit la Chine appelée à jouer un rôle inattendu sur la scène du monde, une fois que la fermentation née du contact de l’esprit moderne aura dépassé la période de trouble inévitable et que toutes les forces qui dorment auront été réveillées. Le développement de la navigation et celui des chemins de fer donneront de la mobilité à ces masses humaines qui sont restées jusqu’à présent dans une sorte de réclusion, séparées de nous par les montagnes, les déserts et l’immensité des mers. Qui peut dire ce que nous réserve l’expansion de ces races, que nous avons été obstinément chercher chez elles, et qui commencent maintenant à venir chez nous ?

Ce qui donne à de pareilles préoccupations un intérêt immédiat, c’est que le moment approche où les deux puissantes nations qui sont en voie de conquérir l’Asie par le nord et par le midi, les Russes et les Anglais, se rencontreront au cœur de ce continent. Les progrès des Russes ont été considérables dans ces dernières années, et déjà ils songent à construire une voie ferrée pour assurer leur lointaine domination. De leur côté les Anglais, qui commandent à 230 millions de sujets dans l’Inde, ont couvert la péninsule d’un réseau de chemins de fer très bien combiné. L’idée d’une grande ligne qui mettrait l’Inde et la Chine en communication rapide avec l’Europe devait donc se présenter à beaucoup d’esprits. Une foule de projets ont été élaborés par des hommes que leurs connaissances spéciales mettaient à même de juger de la possibilité d’une pareille entreprise, et il est plus que probable que la réalisation de l’un ou de l’autre de ces projets n’est plus qu’une question de temps. Notre siècle a vu s’accomplir tant de grandes choses dans le domaine où règnent les ingénieurs ! Il faut donc se familiariser avec l’idée que le voyage de Paris à Calcutta ou à Changhaï pourra être fait en dix jours, dans des wagons confortables, aménagés à l’américaine. Dès lors il est intéressant de passer en revue les divers tracés qui ont été proposés pour le chemin de fer transasiatique, et nous ne pourrions pour cela prendre de meilleur guide que M. Ferdinand de Hochstetter, le célèbre naturaliste de l’expédition de la Novara, qui vient de publier sur cette question un ouvrage rempli de faits et de chiffres puisés aux meilleures sources.


I.


Le grand obstacle auquel se heurtent tous les projets qui ont pour but de relier l’Inde ou la Chine à l’Europe par une route de terre, c’est la vaste intumescence du sol qui forme le cœur du continent asiatique. On peut regarder comme le centre de ce massif le plateau de Pamir, le « toit du monde, » qui offre une élévation moyenne de 4,000 mètres, et d’où rayonnent vers l’est les chaînes de l’Himalaya, du Karakorum, du Kouen-loun et du Thian-chan, dont les plus hauts sommets ont une altitude presque double de celle du Mont-Blanc, puis vers l’ouest l’Hindou-Kouch (le Paropamisus des anciens), qui soude par une sorte d’isthme étroit les hautes terres de l’Asie centrale au plateau de l’Iran, et sépare ainsi les plaines de l’Hindoustan de celles de la Tartarie et de la Caspienne. C’est par les gorges du Paropamisus que passèrent les armées d’Alexandre ; c’est là que se trouve, comme l’a dit un célèbre géographe, « la principale porte des nations aryennes, le défilé par lequel passaient les flux et les reflux des guerres, des migrations, du commerce. » C’est peut-être le point de la terre qui a joué le plus grand rôle dans l’histoire de l’humanité. Plus au nord, on rencontre la chaîne de l’Altaï, que sépare des monts Thian-chan une large brèche par laquelle les hordes mongoles se sont jadis ruées sur l’Asie-Mineure et l’Europe.

Il résulte de cette configuration de l’Asie centrale que les tracés des voies de communication destinées à relier l’occident à l’orient ou le nord au midi sont obligés de faire des détours pour éviter le massif du milieu, ou de le franchir par des défilés vertigineux. Ces tracés, dont le nombre est déjà considérable, ont pour objet, soit de mettre l’Europe en communication directe avec l’Inde par une route qui partirait d’un point de la Turquie d’Asie ou d’une tête de ligne russe, soit d’aller d’Europe en Chine par la Sibérie ou l’Asie centrale. Ils se ramènent au fond à quatre types principaux, que l’on pourrait désigner d’après les nationalités des promoteurs : 1° le projet anglais, auquel se rattache entre beaucoup d’autres le nom de sir Henry Rawlinson ; 2° le projet français, élaboré récemment par MM. Ferdinand de Lesseps et Ch. Cotard ; 3° le projet russe, dont l’infatigable défenseur est le colonel Bogdanovitch ; enfin à0 le projet allemand, du au baron de Richthofen. Les deux premiers ont pour objet d’ouvrir une nouvelle route de l’Inde, les deux derniers relient l’Europe à la Chine.

Longtemps avant le percement de l’isthme de Suez, les hommes d’état de l’Angleterre avaient senti la nécessité de chercher entre Londres et Calcutta une route plus courte que celle du cap de Bonne-Espérance, qui représentait un voyage de plusieurs mois. Lord Wellesley, au siècle dernier, avait organisé un service bimensuel par de petits bâtimens entre Bombay et Bassora, sur le Golfe-Persique ; de Bassora, des Arabes montés sur des dromadaires portaient les dépêches à Alep, d’où elles étaient envoyées par des Tartares à Constantinople. Ce service ne fonctionna pas longtemps ; mais depuis plus de quarante ans des ingénieurs et des officiers supérieurs anglais étudient et discutent la possibilité d’une voie de transit qui, partant d’un point de la côte syrienne, irait rejoindre l’Euphrate ou le Tigre et suivrait la vallée de l’un ou de l’autre de ces fleuves pour aboutir à un point du littoral du Golfe-Persique, par exemple à Bassora ou à Grane. En 1835 et 1836, le colonel Chesney entreprit une reconnaissance complète de la vallée de l’Euphrate et des contrées riveraines[1], et en 1857 il sollicita la concession d’une voie ferrée depuis l’embouchure de l’Oronte, sur la Méditerranée, jusqu’au Golfe-Persique, à laquelle le gouvernement devait garantir 5 pour 100 d’intérêt. Sa demande n’eut pas de succès ; mais l’idée qu’il avait mise en avant fit lentement son chemin. Même après l’ouverture du canal de Suez, une route directe entre la Méditerranée et le Golfe-Persique conservait aux yeux des hommes d’état anglais une importance politique et stratégique assez grande pour que la chambre des communes crût devoir charger une commission spéciale, sous la présidence de sir Stafford Northcote, d’étudier les divers projets qui lui avaient été soumis. Le rapport de cette commission a été imprimé en 1872 ; il discute, comme particulièrement dignes d’attention, cinq tracés différens dont quatre ont pour point de départ Alexandrette et qui suivent, les uns la vallée de l’Euphrate, les autres celle du Tigre ; la première route est plus courte, mais la seconde traverse des régions plus fertiles et mieux peuplées. La dépense prévue par les auteurs de ces projets est d’environ 10 millions de livres sterling (250 millions de francs). La commission pense que les deux routes, celle du Golfe-Persique et celle de la Mer-Rouge, pourraient très bien être utilisées concurremment, chacune offrant des avantages particuliers dans certaines saisons et pour certains usages. Ainsi la première, comparée à la seconde, abrégerait le trajet de Londres à Bombay d’au moins quatre, peut-être même de sept ou huit jours, et une pareille économie de temps ne serait point à dédaigner ; il est vrai que la malle des Indes en profiterait seule, car les transports de troupes ou de marchandises exigeraient deux transbordemens qui feraient toujours perdre quelques jours, et l’avance se trouverait ainsi annulée. Au reste la ligne du golfe aurait une utilité encore plus grande pour les communications avec les provinces du nord-ouest de l’Inde que pour la malle de Bombay, surtout quand les travaux du port de Karrachi et ceux du chemin de fer de la vallée de l’Indus seront terminés.

Malgré l’avis favorable de la commission parlementaire, le gouvernement de la reine paraît avoir provisoirement renoncé à l’exécution de l’un ou de l’autre de ces projets. Aussi bien ces solutions partielles du problème d’une route continentale vers l’Inde sont-elles aujourd’hui dépassées par les solutions plus complètes qui reposent sur l’établissement d’une voie ferrée prolongée jusqu’à une tête de ligne du réseau indien. L’un de ces tracés utilise la route de l’Euphrate en la continuant le long des côtes du Golfe-Persique, depuis Bassora jusqu’à Karrachi ; le développement total de la ligne, qui partirait de Scutari (Constantinople), serait d’environ 5,000 kilomètres. Deux autres tracés, qui passent à travers la Perse et l’Afghanistan et rejoignent le réseau de l’Inde anglaise, l’un à Chikarpour, l’autre à Pechawer, abrègent le trajet de 300 ou 400 kilomètres. Tous ces projets, dont les auteurs se placent strictement au point de vue des intérêts de l’Angleterre, évitent autant que possible le voisinage de la frontière russe. L’exécution de chacune de ces lignes coûterait au moins 1 milliard de francs. Comme elles se rattachent directement au réseau autrichien, lequel s’intercale comme un anneau obligé dans la chaîne qui doit relier l’Angleterre à son empire indien, il est naturel que ces projets trouvent en Autriche de chauds partisans. M. de Hochstetter insiste lui-même sur l’importance que la route continentale projetée aurait pour le commerce international. Malheureusement c’est aussi de toutes les routes transasiatiques celle qui rencontre le plus d’obstacles de tout genre, et ces obstacles, qui se font déjà sentir en Europe, s’accumulent, pour ainsi dire, en proportion géométrique à mesure qu’on avance vers l’est.

Les difficultés ne viennent pas uniquement de la nature du terrain : nos ingénieurs n’en seraient pas effrayés ; ce qui créerait le plus d’embarras, c’est l’hostilité des populations turbulentes dont il faudrait traverser les territoires. Ajoutez à cela l’absence de routes déjà faites dont on pourrait profiter pour y rattacher le tracé de la grande ligne. La Turquie d’Europe ne possède encore que 1,300 kilomètres de chemins de fer en exploitation. La répugnance de la Sublime-Porte à faire passer l’artère principale du réseau à travers la Serbie a jusqu’à présent empêché la jonction des réseaux turc et autrichien par la ligne de Constantinople-Sofia. Quant à la Turquie d’Asie, c’est à peine si l’on y trouve quelques centaines de kilomètres en exploitation, bien que le grand réseau vaguement projeté comporte une longueur totale d’au moins 5,000 kilomètres. Le peu de densité de la population, la misère où elle croupit et le manque de combustible, surtout de charbon, étaient les obstacles principaux qui s’opposaient à l’exécution des voies déjà tracées à travers l’Asie-Mineure. La malheureuse population de l’Anatolie attend comme le messie l’arrivée du kara papor (fumée noire), que les percepteurs de l’impôt lui promettent depuis longtemps comme une récompense bien méritée ; mais l’écroulement des finances turques recule cette perspective dans un avenir lointain.

De tous les empires asiatiques, l’Inde seule possède un réseau de chemins de fer étendu et comparable à nos réseaux européens. Commencé en 1845, il comprenait déjà en 1874 une longueur totale de 10,000 kilomètres de lignes en exploitation, et environ 3,000 kilomètres étaient en construction[2]. En dehors du réseau de l’Inde anglaise, on ne rencontre encore sur le continent asiatique que de petites lignes d’intérêt local ou des embryons de grandes lignes qui pourront un jour devenir importantes : en Asie-Mineure, le chemin de fer de Scutari à Ismid (92 kilomètres), et les deux lignes qui vont de Smyrne à Aïdïn et à Alacheher (128 et 130 kilomètres), puis un tronçon de ligne qui mettra Brousse en communication avec le port de Moudania, — enfin, dans le Caucase, le chemin de fer de Poti à Tiflis, qui doit être prolongé jusqu’à Bakou, sur la Caspienne. Avec de pareils élémens, tout est à faire : il faudrait poser 5,000 kilomètres de rails pour arriver aux portes de l’Inde par un chemin de fer qui partirait d’un point de la Méditerranée. Et avant de pouvoir monter en wagon, les voyageurs européens auraient à faire une traversée plus ou moins longue à bord d’un bateau à vapeur ; même en faisant passer le tracé par Constantinople, il resterait toujours le transbordement du Bosphore, qu’on ne pourrait éviter, car le pont à une seule arche, de 530 mètres d’ouverture, dont M. Seseman a fait le devis, restera probablement une simple fantaisie d’ingénieur.

Quoi qu’il en soit de ces objections, la route des Indes par la Perse a en Angleterre de nombreux partisans parmi les hommes qui jouissent d’une autorité scientifique incontestable : il suffit de citer le président de la Société de géographie de Londres, sir Henry Rawlinson, et le célèbre ingénieur Scott Russel, qui, dit-on, a soumis à son tour un projet détaillé au gouvernement britannique[3]. Cette ligne est en réalité la seule qui mérite d’être prise en considération parmi celles dont il vient d’être parlé, car le tracé qui utilise la ligne de l’Euphrate en la continuant le long du Golfe-Persique jusqu’à la frontière de l’Inde doit être écarté tout d’abord : cette route desservirait des régions à peine peuplées, sans importance aucune, et ne pourrait entrer en concurrence avec la navigation du golfe. Il ne reste donc que les tracés qui relient Constantinople à Téhéran, et Téhéran à Hérat, la capitale de l’Afghanistan, d’où les uns rejoignent le réseau indien à Pechawer par la route de Caboul, tandis que les autres obliquent vers le sud et passent par Candahar pour aboutir à la station de Chikarpour. C’est la seconde de ces deux solutions qui paraît rencontrer le moins d’obstacles dans la nature du terrain ; mais ces obstacles sont encore considérables, car les plateaux accidentés qu’aurait à franchir la nouvelle voie ont une hauteur moyenne de 2,000 mètres. Toutefois une étude sérieuse du terrain pour les sections de la ligne qui doivent traverser l’Afghanistan reste encore à faire. Au surplus, les difficultés matérielles seraient peut-être moins sérieuses que celles que créeraient aux ingénieurs européens l’humeur belliqueuse et le fanatisme religieux des hordes indisciplinées qui peuplent ces contrées montagneuses. Avant de pouvoir songer à tracer des routes dans ces pays mal gouvernés, il faudrait probablement les soumettre par les armes.

La section persane pourrait évidemment être abordée avec plus de sécurité. On sait d’ailleurs que plus d’une tentative a été faite pour doter l’empire du soleil des bienfaits d’un chemin de fer. Il y a un certain nombre d’années, des ingénieurs français proposèrent au shah, à titre d’essai, de joindre sa capitale par un tronçon de railway à un lieu de pèlerinage voisin ; mais cette offre ne fut point acceptée. En 1872, un financier de Londres, le baron Reuter, profita du séjour de Nasr-Eddin en Europe pour se faire octroyer la concession d’un chemin de fer et d’une foule d’autres travaux qu’il comptait exécuter en Perse à l’aide d’une société d’actionnaires. On devait commencer par relier Téhéran au port de Recht sur la Caspienne, par une voie ferrée de 437 kilomètres d Se longueur qui aurait eu à escalader les défilés de l’EIbourz, dont les altitudes dépassent 2,000 mètres. Des terrassemens avaient été déjà entrepris dans les terrains boisés et marécageux des environs de Recht, lorsqu’au bout d’une année la concession fut retirée, et les travaux en sont restés là. On peut conclure de ces faits que l’Angleterre ne se soucie pas pour le moment de prendre la responsabilité d’entreprises qui auraient pour objet plus ou moins direct la création d’une route continentale vers ses possessions asiatiques ; elle compte évidemment se contenter de la route maritime ouverte par le canal de Suez, et l’achat d’une partie des actions du canal par le gouvernement de la reine est une preuve nouvelle de cette résolution bien arrêtée. Ce qui a dû fortement conseiller ce renoncement, c’est le chaos financier où se débat la Turquie, à laquelle incomberaient nécessairement la construction et l’entretien de toute une section de la ligne projetée. Dans l’hypothèse la plus favorable, il se passera toujours beaucoup de temps avant qu’une administration sage et intègre permette au gouvernement ottoman de reprendre au point où on les a laissés les travaux destinés à doter l’Asie-Mineure d’un système de voies ferrées. Le jour n’est pas encore proche où la locomotive fera entendre son sifflet sur les bords de l’Euphrate ou du Tigre, et où l’on verra une gare s’élever sur les ruines de Ninive.


II

Les choses se présentent sous un autre aspect, si nous tournons nos regards du côté de la Russie. On sait avec quelle patience et quelle ténacité elle travaille à étendre et à compléter le réseau de ses chemins de fer ; elle a compris la nécessité de créer, d’un bout à l’autre de l’empire, des artères où puisse circuler la sève qui doit animer ce vaste corps et le rendre mobile. Après avoir à peu près achevé les voies de communication avec les pays limitrophes de l’ouest et celles qui rattachent ses provinces du nord aux provinces du midi, elle se trouve en présence d’une tâche tout aussi vaste, car il s’agit maintenant pour elle de prolonger son réseau du côté de l’est pour rapprocher ses lointaines conquêtes du centre de l’empire, et pour s’ouvrir des débouchés vers la Chine et vers l’Inde.

Silencieuse et irrésistible, depuis vingt ans la Russie avance en Asie et recule ses frontières, englobant peu à peu dans le vaste empire des tsars les territoires des nomades et les petits états des émirs musulmans. Et de fait elle ne peut s’arrêter ; sa propre défense l’oblige à aller toujours en avant. Comme l’a expliqué nettement la célèbre circulaire du prince Gortchakof, écrite après la prise de Tachkend en 1864, toutes les nations civilisées qui se trouvent entourées de tribus turbulentes sont forcées, pour protéger leurs sujets, de s’étendre peu à peu jusqu’à ce qu’elles rencontrent devant elles des populations sédentaires vivant paisiblement sous un régime régulier.

Après avoir entamé le Khokand en 1853 par la prise de la forteresse d’Ak-Mesdjid, les Russes s’établirent à l’est du khanat, au sud du lac Balkhach, où les forts de Kopal et de Vernoë leurs fournissaient une base d’opération. La ligne de leurs postes fortifiés s’avança pas à pas jusqu’au pied des monts Thian-chan, où le fort de Narim fut érigé sur les frontières mêmes de la Kachgarie. Enfin, au printemps de 1864, le général Tchernaïef s’empara des principales villes du khanat : Auli-Ata, Hazret, Chemkend, Tachkend, — ville de près de 100,000 âmes, qui est devenue le centre commercial de la Russie d’Asie et la capitale de la province du Turkestan, instituée par un ukase impérial au mois de janvier 1865. Le khan de Khokand, ayant accepté le protectorat de la Russie, fut laissé en possession de ce qui restait de ses états. Puis vint le tour de l’émir de Bokhara. Battu une première fois en 1866, puis de nouveau en 1868, il dut se résigner à un traité de paix qui accordait aux négocians russes toute liberté d’aller et venir sur son territoire et qui réduisait à 2 1/2 pour 100 les droits de douane sur les marchandises importées. Il perdit aussi la ville de Samarcande : après l’avoir gardée pendant deux ans comme garantie du paiement de l’indemnité de guerre, le général von Kauffmann annonça en 1870 qu’elle était incorporée dans la province du Turkestan. Soutenu plus tard par les armes russes contre son propre fils, l’émir de Bokhara a perdu son prestige aux yeux des populations musulmanes et n’est plus, à vrai dire, qu’un vassal du tsar.

Des trois khanats de l’Asie centrale, Khiva seul gardait encore son indépendance et obligeait les caravanes de Tachkend à faire de longs détours pour entrer en Russie ; les pirates turcomans pillaient les navires marchands de la Caspienne et vendaient les matelots comme esclaves. Après avoir fondé en 1869 la station de Krasnovodsk sur la rive orientale de cette mer intérieure, les Russes entreprirent en 1872 l’expédition de Khiva, qui a fait du khan Mohammed-Rachim l’humble vassal de son puissant voisin. Il a perdu toute la rive droite de l’Amou-Daria, qui a été donnée à l’émir de Bokhara ; son territoire est désormais ouvert aux négocians russes, les marchandises sont affranchies des droits de douane et de transit, l’esclavage est aboli, et le khan renonce à la faculté d’entretenir des relations directes avec d’autres souverains. Un fort construit sur l’Amou-Daria, en amont de la ville de Khiva, permet aux Russes de surveiller les nomades d’alentour, et sera sans doute le noyau d’une colonie moscovite. Enfin l’année dernière ils ont achevé la conquête du Khokand, en profitant d’une insurrection qui avait détrôné Khoudoïar-Khan. Après la prise de la forteresse de Mahram, qui était défendue par une armée de 30,000 Kiptchaks et Kirghiz, le général von Kauffmann, gouverneur-général du Turkestan, a fait une proclamation dans laquelle il apprend aux vaincus « qu’une guerre contre le tsar blanc, dispensateur de la paix et de la prospérité de tous les peuples soumis à son pouvoir, est une iniquité, et que Dieu sera toujours contre ceux qui prennent les armes contre les Russes. » Il ajoute que l’ancien khan a été envoyé à Pétersbourg ; « il ne redeviendra pas votre souverain, car il m’est connu que Khoudoïar-Khan n’avait pas l’affection du peuple khokand. » Le 2 mars dernier, un ukase impérial a décrété l’annexion définitive de l’ancien khanat sous le nom de « district de Fergana. » Sur les frontières de la Chine, le soulèvement des musulmans a fourni aux Russes, il y a cinq ans, l’occasion de s’emparer de la ville de Kouldja, située dans la fertile vallée de l’Ili, sur le versant nord des monts Thian-chan. En même temps, ils ont conclu un traité de commerce avec Mohammed-Yacoub, le souverain du nouvel état qui est sorti de cette révolte et que l’on désigne sous le nom de la Kachgarie[4]. Dans le désert de Gobi, ils ont maintenant un comptoir à Ourga ; au nord de la Chine, ils possèdent, grâce à l’habileté diplomatique du général Ignatief, un immense territoire sur la rive droite de l’Amour. Enfin tout récemment ils ont obtenu du Japon la cession de la moitié méridionale de l’île Sakhalin, qui renferme des gisemens de charbon, en échange des Kouriles.

Un empire qui devient aussi vaste est difficile à gouverner ; le télégraphe n’y suffit pas. Les négocians qui se rendent aux marchés asiatiques restent des mois en route, et les troupes n’arrivent pas aussi vite qu’il le faudrait sur les points menacés. Il est temps de rapprocher les frontières de la capitale en créant des moyens de communication plus rapides.

Le vrai centre du réseau des chemins de fer russes, ce n’est pas Saint-Pétersbourg, c’est Moscou. Le chemin de fer qui descend de Moscou vers le sud s’arrête au pied du Caucase, à Vladikavkas ; de ce point, une large et belle route militaire franchit les montagnes et conduit à Tiflis, la capitale de la Géorgie. Si on se décidait à continuer de ce côté la voie ferrée, il faudrait percer un tunnel qui aurait à peu près la longueur de celui du Mont-Cenis ; mais l’obstacle peut être tourné de la manière suivante : Tiflis sera avant peu la station centrale d’un railway reliant la Mer-Noire à la Caspienne. La section de Tiflis à Poti, sur la Mer-Noire, est dès à présent en exploitation ; celle qui va de Tiflis à Bakou, sur la Caspienne, sera probablement terminée dans trois ans. Alors on pourra continuer les rails le long du rivage de la Caspienne pour rejoindre par un détour la station de Vladikavkas. D’après les études faites par le colonel Romanof, la construction de cet embranchement ne rencontrerait aucune difficulté technique sérieuse ; de plus il présenterait une grande importance économique et commerciale, car il desservirait des contrées fertiles en produits de toute espèce : on y cultive la garance, le coton, le mûrier, la vigne ; il s’y trouve des puits de naphte, des sources thermales, et sur les rives de la Caspienne on pourrait établir des salines ; enfin l’abondance du poisson dans cette mer intérieure est telle, que chaque année on en expédie aux marchés de la Russie près de 200 millions de kilogrammes, qui représentent une valeur de 10 millions de roubles : c’est beaucoup plus que n’en fournissent annuellement les pêcheries si renommées de la Norvège.

On ne peut douter que la Russie ne songe sérieusement à prolonger un jour son réseau méridional de manière à déboucher dans le Golfe-Persique. En 1874, le général du génie Falkenhagen fut envoyé à Téhéran pour négocier la concession d’une voie ferrée qui devait partir d’un point de la frontière et s’avancer jusqu’à Tauris : c’eût été un premier tronçon de la ligne de Tiflis à Téhéran ; mais l’agent russe ne put rien obtenir. Au reste l’exécution d’un chemin de fer de Téhéran au golfe rencontrerait de sérieuses difficultés dans l’élévation des montagnes qu’elle aurait à franchir et où passent aujourd’hui la route postale et le télégraphe. Si, au lieu de chercher à atteindre le golfe, on allait de Téhéran par Hérat à Chikarpour, il suffirait, pour rattacher le Caucase à l’Inde, d’une ligne de 3,700 kilomètres ; mais sur cette route se dressent les obstacles de toute sorte que nous avons déjà énumérés. Il faut donc pour le moment renoncer à l’idée d’atteindre le nord de l’Iode par une voie ferrée qui partirait de Constantinople ou de Tiflis et qui passerait par l’Afghanistan. On se trouve ainsi amené à considérer comme le seul praticable le projet français, qui prend son point de départ en Sibérie et relie en Orient l’empire russe à l’empire britannique par un chemin de fer pour lequel M. Ferdinand de Lesseps a choisi le nom de Central-asiatique.

Après l’achèvement du canal de Suez, qui fut ouvert à la grande navigation en 1870, M. de Lesseps se voyait libre de chercher un autre champ pour son infatigable activité. Ce fut alors que M. Charles Cotard, l’un des ingénieurs du canal, lui proposa de se mettre à la tête d’une entreprise qui aurait pour but de faire communiquer l’Europe avec l’Inde par une voie ferrée qui traverserait l’Asie centrale. Un tel projet devait plaire au célèbre diplomate qui a déjà mis l’Angleterre en possession, malgré elle, d’une route directe vers son empire indien. A ceux qui craignaient pour la voie de la Mer-Rouge la concurrence de la voie de terre, il répondait que les deux routes, loin de se nuire l’une à l’autre, se prêteraient un mutuel concours ; le chemin de fer, en développant les relations commerciales de l’Europe avec l’extrême Orient, augmenterait le mouvement des marchandises, qui est le principal profit du canal. Il était même permis d’espérer qu’en créant des rapports continus entre les possessions asiatiques des Russes et des Anglais, on mettrait fin à l’esprit de défiance qui existe entre les deux nations, et qui amasse des orages sur les petits pays qui les séparent encore. Le moyen le plus simple d’assurer la paix entre les deux puissances qui se disputent la domination de l’Asie, ce serait en effet, en dépit des apparences contraires, de les amener au contact sur une frontière bien tracée, car on supprimerait ainsi les causes ou les prétextes de conflits que font naître les incursions des tribus barbares encore insoumises qui occupent les contrées montagneuses entre l’Inde anglaise et le Turkestan russe.

Les lettres échangées entre M. de Lesseps et le général Ignatief fixèrent l’attention de l’Europe sur le projet. Le prince Orlof obtint du tsar l’autorisation de procéder à des études préliminaires. On forma un comité qui se chargeait de faire les premiers frais de ces études. L’idée d’envoyer par la Russie une grande caravane d’exploration qui se rendrait aux Indes en traversant les territoires intermédiaires fut bientôt abandonnée ; depuis une dizaine d’années en effet, ces contrées ont été parcourues en tout sens par des explorateurs russes et anglais qui ont rapporté de leurs voyages tant d’informations précises que les ténèbres qui couvraient les pays de l’Asie centrale n’existent plus. Le comité se contenta d’envoyer deux de ses membres, MM. Victor de Lesseps et A. Stuart, aux Indes, pendant que M. Cotard se rendait à Saint-Pétersbourg pour y recueillir tous les renseignemens qu’on pourrait se procurer. En même temps M. Ferdinand de Lesseps adressait à lord Granville, alors secrétaire d’état aux affaires étrangères, un exposé du projet, et lui annonçait le voyage de son fils. Le ministre répondit que le gouvernement anglais refusait d’autoriser une expédition dans l’Afghanistan ; il ne voulait pas, disait la lettre, prendre la responsabilité des conflits qui pourraient en résulter. Après être restés quelque temps à Calcutta, où tous les documens nécessaires furent mis à leur disposition, MM. Victor de Lesseps et Stuart visitèrent le nord de l’Inde, une partie de la frontière ouest et la vallée de Kachmir. Le résultat de leur exploration a été publié l’année dernière par M. Stuart dans une série de mémoires, et M. Cotard a exposé l’état des négociations dans une communication faite à la Société de géographie de Paris dans sa dernière séance annuelle. Nous y puiserons quelques chiffres intéressans.

Ce qui est certain, c’est que la route des Indes par la Russie est de toutes la plus directe, plus courte encore que la route maritime par la Méditerranée et le canal de Suez. La direction à vol d’oiseau, en d’autres termes le grand cercle tiré par Londres et Calcutta, est. loin de descendre autant vers le sud : cette ligne passe par Amsterdam, Berlin, Varsovie, coupe la Caspienne et la mer d’Aral, traverse Samarcande, la vallée de l’Indus et l’Himalaya. Le tracé qui se rapprocherait le plus de cette ligne idéale serait celui qu’a indiqué un ingénieur russe, M. Baranovski, et dont le point de départ est Saratof ; mais ce tracé a le grave inconvénient de traverser, sur la plus grande partie de son parcours, des régions absolument désertes et privées d’eau, comme l’aride plateau de l’Oust-Ourt, qui s’étend entre la mer d’Aral et la Caspienne. En outre, il laisse de côté Tachkend, qui est le principal entrepôt du commerce de l’Asie centrale. Ce projet n’a donc aucune chance d’être jamais pris au sérieux. Dans le choix qu’il s’agit de faire entre les divers tracés, il ne suffit point de considérer la longueur des lignes, il est essentiel de tenir compte de toutes les circonstances qui peuvent en faciliter l’exécution et en améliorer le produit. Il faut avant tout que le chemin de fer central-asiatique passe par Tachkend et traverse des contrées qui offrent certaines ressources, et notamment du combustible et de l’eau.

Les points extrêmes atteints vers l’est par les chemins de fer russes sont, avec Saratof, Orenbourg et Nijni-Novgorod ; du moins la ligne d’Orenbourg est-elle sur le point d’être achevée. En choisissant Orenbourg comme tête de ligne, on aurait eu l’avantage d’une distance plus courte à franchir, car Orenbourg avait une avance considérable sur tout autre point, tant que la prolongation de la ligne de Nijni-Novgorod vers la Sibérie n’était pas encore décidée. Le général Kauffmann, que M. Cotard a vu à Pétersbourg, et le célèbre voyageur Severzof s’étaient également prononcés pour le choix d’Orenbourg. Les conditions ne sont plus les mêmes depuis que le gouvernement russe a ordonné, au mois de décembre dernier, la construction de la ligne sibérienne depuis Nijni-Novgorod jusqu’à Ekaterinbourg et Tiumen, sur une longueur de 1,500 kilomètres. On pourrait maintenant aussi bien choisir comme point d’attache avec le réseau russe l’une ou l’autre de ces deux stations nouvelles ; au mois d’avril dernier, les journaux russes ont même annoncé que l’empereur venait d’accorder l’autorisation de commencer les « travaux préparatoires » de la ligne d’Ekaterinbourg à Tachkend. Alors même que cette décision impliquerait un choix définitif, il est intéressant d’examiner avec M. Gotard les conditions économiques du tracé qui partirait d’Orenbourg, car la distance à Tachkend est à peu près la même, que le point de départ soit Orenbourg ou Ekaterinbourg, et d’ailleurs le projet français laissait le choix de la tête de ligne du Central-Asiatique facultatif.

De Tachkend, la ligne passe à Chodjend et arrive, par des défilés d’un passage facile, à Samarcande ; puis elle se rapproche légèrement de Bokhara et traverse l’Amou-Daria pour atteindre Balkh, « la plus ancienne ville du monde, » au pied de l’Hindou-Kouch. Là commencent les difficultés. Pourtant, d’après tous les renseignemens recueillis par M. Cotard, la traversée de cette chaîne est praticable pour un chemin de fer, et vraisemblablement elle ne sera pas plus difficile que celle des Alpes. Les montagnes de l’Asie centrale s’élèvent par gradins. A partir de Pechawer, la tête de ligne indienne du Central-Asiatique, il faudra monter d’environ 3,000 mètres pour atteindre l’un des cols de l’Hindou-Kouch, qui ont des altitudes de 3,300 à 3,500 mètres. La distance à parcourir sur les deux versans étant d’environ 400 mètres, la pente moyenne ne dépassera guère 10 millimètres par mètre. La hauteur absolue du passage n’a rien d’excessif, si l’on considère que la limite des neiges dans ces contrées est de 1,000 mètres plus élevée que dans les Alpes. La partie difficile du tracé ne consiste donc que dans les 800 kilomètres qui séparent Pechawer de Balkh, et cette section de la route traverse des pays fertiles et suffisamment peuplés. La section moyenne, de Balkh à Tachkend, aurait une longueur de 1,000 kilomètres et serait d’une exécution beaucoup plus facile ; de plus, elle desservirait des centres importans. De Tachkend à Orenbourg, on traverse sur 2,000 kilomètres un pays de steppes moins peuplé, mais nullement désert. Si l’on compare ces conditions avec celles que rencontrait le chemin de fer du Pacifique, on est obligé de convenir que cette ligne eût semblé a priori moins justifiée que celle de l’Asie centrale. Longue de 3,000 kilomètres, elle a eu à traverser un pays affreux, dénué de ressources, manquant d’eau et de bois, et dont l’altitude se maintient à une moyenne de près de 2,000 mètres sur plus de la moitié du parcours. Dans la Sierra-Nevada, on a des pentes de 25 millimètres par mètre. Les amoncellements de neige ont nécessité la construction de galeries de protection en charpente sur une longueur de plus de 100 kilomètres. Sur toute cette étendue, la population était nulle : on ne rencontra qu’une seule petite ville, Cheyenne, qui compte à peine 5,000 habitans. Il fallut, pour la construction de la ligne, tout apporter : matériaux, combustible, nourriture des ouvriers, et se défendre en même temps contre les attaques des Indiens. Ces difficultés n’ont pas arrêté les Américains, et le chemin de fer du Pacifique a été achevé en moins de cinq ans. Le grand Central-Asiatique sera loin de rencontrer de pareils obstacles, et il sera assuré d’un trafic autrement considérable, car il réunira l’Europe et l’Inde, peuplées ensemble de 500 millions d’habitans et sillonnées de plus de 100,000 kilomètres de voies ferrées.

M. Cotard a essayé d’évaluer d’une part les dépenses d’établissement et de l’autre les revenus immédiats et certains de cette grande route internationale. En estimant le coût de la portion facile, d’Orenbourg à Tachkend, à 150,000 francs le kilomètre, on arrive à un total de 300 millions pour 2,000 kilomètres. Pour la section moyenne de 1,000 kilomètres, il faut compter 200,000 francs, et pour la dernière section, qui a 800 kilomètres, 375,000 francs par kilomètre, ce qui donne respectivement 200 et 300 millions, soit 800 millions pour la ligne entière. En supposant que la ligne soit achevée en moins de huit ans, et en ajoutant au capital les intérêts pendant la moitié de ce temps, on arrive à une dépense totale inférieure à 1 milliard, correspondant à un coût kilométrique d’environ 265,000 francs.

Cette évaluation sommaire des frais d’établissement peut suffire pour le calcul du produit probable de la ligne. Pour avoir d’abord une idée du transit sur lequel on pourra compter, prenons comme base avec M. Cotard les chiffres fournis par le canal de Suez. Il passe aujourd’hui par le canal 80,000 voyageurs par an, dont 60,000 vont aux Indes ou au-delà, et leur nombre augmente chaque année de 5,000. Le voyage de Paris à Calcutta par Marseille demande trente-deux jours et coûte 1,620 francs ; par la voie la plus rapide, c’est-à-dire par Brindisi, le trajet est de vingt-trois jours et coûte 2,200 francs. Par le Central-Asiatique, nous dit M. Cotard, on ira de Paris à Calcutta en onze jours au plus, moyennant une dépense de 1,500 francs. La même économie de temps et d’argent s’appliquera aux voyages au-delà des Indes, qui se continueront par mer à partir de Calcutta. La sécurité et la régularité plus grande des voyages par chemin de fer suffiraient d’ailleurs pour attirer au Central-Asiatique une nombreuse clientèle, que M. Cotard croit pouvoir évaluer à 100,000 voyageurs par an dès l’ouverture de la ligue, et qui donnerait une recette kilométrique d’au moins 11,000 francs. En faisant un calcul semblable pour le mouvement des marchandises, on arrive au chiffre de 30,000 francs pour la recette brute de transit, et, en y ajoutant 10,000 francs pour le trafic du parcours intermédiaire de l’Asie centrale, on obtient un produit kilométrique total de 40,000 francs, dont le bénéfice net pourra être d’environ 20,000 francs. C’est, pour la ligne entière, un revenu annuel de 76 millions, ou d’environ 7 1/2 pour 100, le capital étant de 1 milliard.

Quelle que soit la valeur de ces chiffres, qui reposent nécessairement sur des hypothèses plus ou moins plausibles, ils suffisent pour montrer que l’entreprise du chemin de fer Central-Asiatique, bien qu’elle sorte des limites habituelles, n’entraînerait que des frais comparables à ceux des voies ferrées ordinaires, et qu’elle promet une rémunération suffisante aux capitaux engagés. Il faut ajouter que les compagnies dont les lignes seront empruntées pour le passage des trains des Indes sont intéressées à la création de la voie nouvelle, qui leur apportera une recette supplémentaire importante par la circulation qu’elle fera naître. La meilleure preuve que ce projet n’a rien de chimérique, c’est que le gouvernement russe vient de faire les premiers pas vers la réalisation de la route asiatique en commençant la construction de la ligne de Sibérie, que le commerce réclamait depuis longtemps, et l’étude de celle qui doit descendre vers Tachkend.

Le chemin de fer des Indes une fois achevé, la communication directe de la colonie anglaise avec la Chine pourrait être établie par un embranchement qui se détacherait de la ligne principale[5]. Une autre route de la Chine, — mais celle-là se trouve en dehors de la grande ligne transasiatique, — c’est le chemin que suivait jadis le trafic de la Birmanie avec le Yunnan, province chinoise dont l’insurrection des Panthays a fait un pays indépendant. Une expédition partie de Bamo, au mois de janvier dernier, pour explorer de nouveau cette contrée montagneuse, déjà visitée en 1868 par le major Sladen, a été attaquée par des soldats chinois qui ont assassiné l’un des interprètes, M. Augustus Margary ; mais cet insuccès n’a pas refroidi le zèle des Anglais. Cette route leur permettrait d’attirer vers le port de Rangoun les produits du Yunnan et de la Chine méridionale, parmi lesquels les plus importans sont les thés et divers métaux, le cuivre, le zinc, l’étain, le plomb, l’or et l’argent, le mercure, etc. Espérons cependant qu’il sera possible, suivant les prévisions de l’infortuné Francis Garnier, de faire dériver ce grand courant commercial vers le fleuve du Tonkin, que les marchandises descendraient jusqu’à l’embouchure, où le cabotage les prendrait pour les porter à Saigon. Ce port deviendrait ainsi le point de chargement des productions du Tonkin et de celles du sud de la Chine, et leur fournirait le débouché facile qui leur manque jusqu’à présent. Pendant que l’Angleterre cherche à s’ouvrir l’accès du Céleste-Empire du côté du sud et que ses navires lui permettent d’y pénétrer par l’est, la Russie étreint le vieux colosse par le nord et par l’ouest, et elle finira par traverser la grande muraille à toute vapeur en prolongeant jusqu’à Pékin ou jusqu’à Changhaï la ligne qui se construit déjà en Sibérie.


III

Comme une mer sans rivages, la plaine sibérienne s’étale à perte de vue devant le voyageur qui descend le versant oriental des monts Oural. Ce sont des territoires qui semblent créés exprès pour recevoir d’immenses lignes de voies ferrées rayonnant vers l’est et le sud jusqu’aux frontières de la Chine et aux fertiles vallées du centre de l’Asie, dont le commerce ne demande qu’à refleurir. A l’heure qu’il est, le chemin de fer qui part de Moscou dans la direction de l’est s’arrête à Nijni-Novgorod, au confluent de l’Oka et du Volga, le plus important entrepôt du commerce intérieur de la Russie, où se tient chaque été une foire célèbre entre toutes. De là à l’Oural, il y a encore aussi loin que de Vienne à Constantinople. On peut, il est vrai, faire une bonne partie de la route en bateau à vapeur, sur le Volga jusqu’à Kazan, puis sur la rivière de Kama jusqu’à Perm ; mais la voie fluviale n’est ouverte que d’avril en octobre. L’exécution du chemin de fer qui doit joindre Nijni-Novgorod à Ekaterinbourg, le centre des districts miniers de l’Oural, était donc depuis longtemps désignée par l’opinion publique en Russie comme une de ces œuvres dont la nécessité s’impose. C’était le moyen de rendre vraiment accessibles les richesses souterraines des territoires de l’est et de ranimer le trafic avec la Chine, qui lutte péniblement contre le commerce maritime.

Ekaterinbourg est une jolie ville bâtie sur le flanc oriental de l’Oural ; elle a maintenant 22,000 habitans. C’est le siège de l’administration des mines appartenant à la couronne, et le chef-lieu d’un district qui compte 440 usines. C’est là que passe naturellement la route du commerce avec l’Asie, car la chaîne de l’Oural offre en ce point une dépression où la hauteur n’est plus que de 350 mètres au-dessus du niveau de la mer. La ville de Tiumen, située sur la même route, et où doit s’arrêter provisoirement la ligne qui vient d’être décrétée, est aussi un centre commercial important ; il y a vingt ans, elle comptait déjà 10,000 âmes. C’était autrefois le lieu de résidence d’un khan tatar. Il s’y tient chaque année une foire au mois de janvier.

On peut se faire une idée de l’importance du trafic qui suit cette route par les chiffres que le colonel Bogdanovitch cite dans son étude sur le Chemin de fer à travers l’Oural. Il y a quelque temps, le mouvement de marchandises entre la Russie et l’Asie atteignait 11 millions de pouds (184,000 tonnes). Encore en 1850 les Russes envoyaient en Chine pour plus de 7 millions de roubles d’objets manufacturés, qui étaient échangés contre 13 millions de livres de thé. Ce trafic, qui a lieu par la voie de Kiakhta, a bien baissé par suite de la concurrence que lui fait la navigation depuis que les ports chinois sont ouverts aux étrangers. En 1867, sur 127 maisons de commerce d’Irkoutsk, 40 ont cessé les affaires. C’est que le transport depuis Kiakhta jusqu’à Moscou coûte trois ou quatre fois plus cher que le transport par mer. Les moyennes triennales suivantes, que nous empruntons à M. de Lindheim, représentent le mouvement des échanges de la Russie avec la Chine depuis 1856 :


Période Exportation Importation Total
1856-58 24 millions de fr. 29 millions de fr. 53 millions de fr.
1859-61 22 — 30 — 52 —
1862-64 16 — 30 — 46 —
1865-67 19 — 22 — 41 —
1868-70 14 — 27 — 40 —
1871-72 13 — 29 — 42 —

On voit que depuis quinze ans le trafic continental a diminué au lieu d’augmenter ; l’exécution du chemin de fer de la Sibérie le relèvera bien vite.

Le colonel Bogdanovitch a été l’un des plus zélés promoteurs de ce chemin de fer, et c’est son tracé qui a été adopté par le gouvernement. Son projet toutefois ne s’arrête pas à l’Oural ; il eût voulu continuer la ligne jusqu’à la capitale de la Chine. De Tiumeri, elle passerait à Omsk, ville de plus de 12,000 habitans où réside le gouverneur-général de la Sibérie occidentale, puis à Tomsk, Krasnoïarsk, Irkoutsk, Khaïlar, sur la frontière mongole, d’où elle descendrait brusquement vers le sud jusqu’à Pékin.

Relier l’Europe à la Chine par un chemin de fer, qui de Paris à Pékin offrirait un développement d’environ 10,000 kilomètres[6], n’est certes pas une idée sans valeur pratique, ni même une idée prématurée. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter les yeux sur les tableaux statistiques du commerce chinois. On sait que la direction des douanes maritimes du Céleste-Empire est depuis douze ans confiée à un Anglais, M. Robert Hart, dont la vigoureuse administration a rétabli l’équilibre dans les finances chinoises. D’après les rapports qui ont été publiés, le mouvement commercial, dans les quatorze ports ouverts aux étrangers, est représenté par les chiffres suivans : en 1864, les entrées ont atteint une valeur de 51 millions de taëls, et les sorties 54 millions : total 105 millions ; en 1872, les entrées s’élèvent à 75 et les sorties à 84 millions : total 159 millions. En 1873 et en 1874, le mouvement des échanges a un peu baissé, car pour ces deux années on ne trouve que 152 et 146 millions respectivement. En moyenne, on peut estimer l’importation aussi bien que l’exportation à 75 millions de taëls, ce qui donne un mouvement total d’une valeur de 150 millions de taëls ou de 1 milliard 200 millions de francs, en évaluant le taël à 8 francs. Ainsi le commerce extérieur de la Chine atteint dès à présent le chiffre de 1 milliard 200 millions, en ne consultant que les registres des ports ouverts aux étrangers, ou d’environ 1 milliard 250 millions, en tenant compte du trafic continental avec la Russie et l’Asie centrale[7]. Pour apprécier l’importance de ces chiffres, il faut les rapprocher de ceux qui représentent le commerce extérieur des autres nations, pour la même époque. La Grande-Bretagne, avec un commerce extérieur de 15 milliards, se classe hors pair ; puis viennent la France avec 9 milliards, les États-Unis avec 6 milliards ; pour la Russie, le mouvement général des entrées et des sorties est de 3 milliards, pour l’Inde anglaise de 2 milliards 500 millions. Si l’on considère que l’Inde est couverte d’un réseau de chemins de fer, qu’elle jouit depuis longtemps d’une administration organisée à l’européenne, et que néanmoins son commerce extérieur ne dépasse celui de la Chine que du double, il est facile de se faire une idée de ce que pourrait être le développement commercial du Céleste-Empire si des voies ferrées y facilitaient le transport des produits.

Les 5,500 kilomètres de rails qui resteraient à poser pour continuer le chemin de fer depuis Tiumen jusqu’à Pékin n’effraieraient pas les Russes, qui en quinze ans ont exécuté 17,000 kilomètres de voies ferrées avec une dépense de 6 milliards. Cependant on paraît vouloir pour le moment se contenter des moyens de communication moins coûteux que peut offrir la navigation fluviale. L’année dernière, une expédition qui avait été envoyée en Sibérie pour étudier la question, a publié un rapport provisoire d’après lequel un canal d’une longueur modérée suffirait pour relier l’Obi à l’Iénissei et pour créer ainsi une voie fluviale continue entre la rivière de Tobol et le lac Baïkal, c’est-à-dire depuis Tiumen jusqu’au-delà d’Irkoutsk.

Le tracé recommandé par le colonel Bogdanovitch ne rencontrerait pas de difficultés d’exécution bien considérables ; il aurait seulement l’inconvénient de faire traverser aux voyageurs sur une longueur de 2,000 kilomètres, c’est-à-dire pendant deux jours, des régions désertes où ils seraient exposés aux horreurs de l’hiver sibérien. L’objection principale qu’il soulève, c’est qu’il pénètre en quelque sorte dans le Céleste-Empire par une porte de derrière. Pékin en effet est loin d’être l’entrepôt principal du commerce chinois. La capitale est située dans une province pauvre de ressources et tout à fait en dehors de la grande route des caravanes qui se dirigent vers l’intérieur de l’Asie. — On a encore proposé de faire passer le tracé par Kiakhta et Ourga, route ordinaire des caravanes par lesquelles se font les échanges entre la Sibérie et la Chine. Aucun de ces projets, dit M. de Richthofen, ne peut se présenter à l’esprit de celui qui, se plaçant sur le littoral chinois, regarde dans la direction de l’Europe. Le point de départ naturel d’un chemin de fer transasiatique qui doit traverser l’Empire du Milieu, c’est la plaine d’alluvions si fertile et si bien peuplée qui s’étend entre le Fleuve-Jaune et le Fleuve-Bleu, et dont le commerce intérieur a son centre à Hankow[8], tandis que Changhaï en est le port principal.

La voie ferrée partirait soit de Changhaï, soit de Hankow, et se dirigerait d’abord à Si-ngan-fou, la populeuse capitale du nord-ouest de la Chine, située au centre d’un district houiller ; c’est, par son périmètre, la troisième ville de l’empire, mais peut-être la première par le nombre de ses habitans, car on lui donne un million d’âmes. Si-ngan est le grand entrepôt du trafic avec l’Asie centrale ; pendant trois mille ans, ce fut la résidence des Fils du Ciel. De ce point, la route va au nord-ouest et finit par atteindre l’oasis de Khamil, au pied des monts Thian-chan, où elle se bifurque ; la branche qui suit le versant méridional se dirige vers Kachgar et Yarkand, la branche supérieure aboutit à Kouldja, comptoir important que la Russie possède depuis 1871.

De temps immémorial, le trafic a suivi ces routes, notamment celle du sud, par laquelle la soie arrivait aux Perses et aux Romains ; c’est aussi la route qui conduisit Marco Polo chez Koublaï-Khan. Le voyage de Yarkand ou de Kouldja passe parmi les Chinois pour la chose du monde la plus facile et la plus simple. D’ordinaire on n’emploie pas de chameaux, on se sert de chars attelés de deux mules, que l’on loue, pour ce voyage de quatre-vingts jours, qui vous fait franchir une distance de 3,500 kilomètres, moyennant le prix modique de 64 taëls (environ 500 francs). On trouve de quoi nourrir hommes et bêtes sur tout le parcours, sauf les trois jours de marche qui séparent Khamil de la porte de la grande muraille, et pendant lesquels on traverse le désert Gobi.

M. de Richthofen propose de choisir pour la voie ferrée la route du nord, c’est-à-dire celle de Kouldja, ou mieux encore, afin d’éviter le voisinage de la chaîne du Thian-chan, de suivre la vallée de l’Irtych jusqu’à Semipalatïnsk et Omsk, où la voie ferrée rejoindrait la ligne de la Sibérie. Cette route a été parcourue en 1875 par le colonel Sosnovski, dans son voyage de Hankow à Pétersbourg. M. Sosnovski était entré en Chine par le chemin qui conduit de Kiakhta à Pékin. De Pékin, il était allé à Hankow, où il avait trouvé un certain nombre de négocians russes venus pour acheter du thé. De là, il avait suivi la grande route des caravanes qui traverse la Dzungarie en passant par Khamil, et il avait rejoint la frontière russe au lac Zaïsan, après un voyage de huit mois. Se présentant ouvertement comme envoyé du gouvernement russe, il avait trouvé partout le meilleur accueil auprès des autorités chinoises, qui l’avaient protégé et l’avaient fait escorter de ville en ville. L’expédition a rapporté de riches collections, des photographies, etc. Avant son retour, on avait reçu de ses nouvelles par un sous-officier cosaque qui, parti de la ville chinoise de Lan-tchéou, avait fait 3,000 verstes en cinquante jours, traversant tout seul un pays complètement inconnu, et était arrivé au poste de Zaïsan avec ses dépêches sans avoir éprouvé le moindre accident.

Le district de Semipalatïnsk est la région la plus heureuse de la Sibérie occidentale ; malgré le froid intense qui y règne en hiver, on l’appelle « l’Italie sibérienne. » Il a pris une importance nouvelle par la découverte de gisemens de charbon. La ville, qui doit son nom aux sept « palais » qu’elle possède, est belle et située dans une plaine fertile ; elle a plus de 8,000 habitans. Il s’y tient deux foires, l’une au commencement de juin, l’autre à la fin de décembre. Le commerce est surtout animé pendant l’hiver. Dès que l’Irtych se couvre de glace, on voit arriver les Kirghiz des steppes voisines avec leurs chameaux portant d’immenses charges de peaux de moutons et d’agneaux, de poils de chameau, etc., qu’ils échangent contre des produits européens, tels que blé, farine, tabac, fer, objets de bois. Chaque hiver, il vient à Semipalatïnsk plus de mille de ces animaux, qui remportent 2,500 tonnes de marchandises. Semipalatïnsk est aux portes de la Chine, car la vallée de l’Irtych perce les remparts de la Mongolie et offre le passage le plus facile pour pénétrer dans le Céleste-Empire. De ce point, le commerce peut rayonner vers la Chine, le Turkestan et la Kachgarie, et déjà les Anglais s’efforcent de disputer aux Russes ces marchés importans. On ne sait pas assez qu’il existe au cœur de l’Asie, entre l’Altaï et l’Himalaya, une population nombreuse, une population qu’on peut évaluer à 50 ou 60 millions d’habitans, qui a tous les besoins variés d’une demi-civilisation, et qui deviendrait une excellente clientèle pour le commerce européen. Fermé aux étrangers sous la domination chinoise, le Turkestan oriental est devenu accessible après l’établissement du puissant état de la Kachgarie par Yacoub-Beg, et les relations commerciales de l’Inde avec ces pays se sont développées à vue d’œil depuis qu’un traité, conclu en 1870 par lord Mayo, les a affranchies des droits de transit abusifs et exorbitans que le maharajah du Kachmir prélevait sur les marchandises. Les Anglais, qui ont pour spécialité d’habiller les peuples, se préparent à profiter largement de ce nouveau débouché ; il s’agit d’inonder de leurs tissus les marchés du Turkestan. Les routes, les moyens de transport, ne manquent pas ; les trafiquans indigènes se chargeront de disséminer les marchandises jusqu’aux points les plus éloignés, pourvu qu’on alimente un réservoir communiquant avec cette espèce de réseau d’irrigation. L’esprit de négoce, l’énergie commerciale de ces races ne connaît pas d’obstacles ; leurs caravanes vont intrépidement par monts et par vaux, comme au temps des Mille et une nuits. Et notez que ces nouveaux cliens des fabriques de Manchester ne seront pas de pauvres acheteurs comme les paysans bengalis. Au lieu de la pièce de cotonnade qui forme l’unique vêtement de ces derniers, vêtement qui n’a point varié depuis des siècles, les habitans des vallées de l’Asie centrale ont au moins deux ou trois vêtemens distincts qui couvrent le corps depuis le cou jusqu’aux pieds, avec des pardessus de laine ou de soie pour les gens riches. La ceinture et le turban, qu’ils ont adopté à la place du bonnet fourré depuis l’expulsion des Chinois, demandent au moins 10 mètres d’étoffe. Puis ces hommes robustes ne se contentent pas, comme les ryots, d’un peu de riz et d’eau claire ; il leur faut, pour compléter leur repas, les épices de l’Inde, le thé de la Chine, le sucre de la Russie. Or le commerce du Bengale était déjà une source de gros profits ; que sera-ce quand on sera fournisseur attitré de leurs riches voisins ? Ne croyez pas que ces gens n’aient rien à donner en échange de ce qu’ils voudront acheter. Leurs pâturages nourrissent de nombreux troupeaux de chèvres : ils pourront donner cette laine à châles qui fait le secret de la supériorité des métiers kachmiriens. La soie du Khotan est un autre produit digne d’attention ; enfin leurs montagnes recèlent toujours de l’or comme aux temps anciens.

Le commerce avec le Turkestan promet donc de très sérieux profits. Il faudra seulement bien connaître les besoins et jusqu’aux petites manies des acheteurs. M. Robert Shaw, aujourd’hui consul britannique à Yarkand, qui a consacré à cette question un travail intéressant[9], cite un exemple très propre à montrer la nécessité de ces connaissances spéciales. Les Tourki n’achètent pas de couteaux de fabrique anglaise, bien qu’ils en apprécient les qualités, — parce qu’ils s’imaginent qu’ils souilleraient la viande en la découpant avec un couteau où il n’y a rien qui sépare la lame du manche. Il suffirait de les satisfaire sur ce point pour leur vendre de la coutellerie. De même il serait facile, avec toutes les nouvelles applications du coton, de la laine, de l’alpaga, et avec les belles couleurs que l’on tire maintenant du goudron de houille, de préparer des tissus spécialement adaptés aux besoins et aux goûts de ces peuples. Des étoffes légères, mais fortes et d’un tissu serré, à dessins larges et brillans, seraient ce qu’il faudrait pour les vêtemens extérieurs, des cotonnades à dessins plus unis pour les vêtemens de dessous.

Les Anglais feront tout pour attirer cette magnifique clientèle aux marchés de l’Inde, où les négocians indigènes viendront eux-mêmes chercher les articles d’un placement facile, une fois qu’ils en auront fait l’essai avec succès, pour les répandre ensuite dans l’Asie centrale et dans les provinces occidentales de la Chine. Une route transasiatique pourrait détruire ces calculs ; voilà une des raisons qui font que le projet de M. de Lesseps a rencontré peu de faveur en Angleterre. Les profits que promettent les échanges avec l’Asie centrale peuvent être estimés d’après la différence des prix de divers objets dans les marchés russes et dans ceux de l’Asie. Les étoffes de soie, de coton, de velours, sont de 50 pour 100 plus chères en Asie qu’à Moscou ; le prix du drap augmente de 100 pour 100 et pour d’autres marchandises la différence atteint 200 et 300 pour 100. Inversement la soie crue se vend de 150 pour 100 plus cher en Russie, le coton cru de 200 pour 100, et ainsi de suite (on sait que le sol et le climat de plusieurs points du Turkestan se prêtent admirablement à la culture du coton). Un rapport adressé au gouvernement russe affirme qu’avec 20,000 roubles on ferait aisément un bénéfice de 60,000 roubles dans le voyage aller et retour. Les Anglais ont tout intérêt à chasser de ces marchés les tissus russes. Le coton imprimé se vend dans les bazars du Turkestan oriental de 1 fr. 50 cent, à 2 francs le mètre ; la pièce de 20 mètres se paie donc en moyenne 35 francs. Or à Bombay on l’achète au prix de 13 francs, et les frais de transport et de douanes ne dépasseraient point 7 francs, de sorte que le bénéfice net serait de 15 francs, ou de 75 pour 100.

En prolongeant la ligne de Sibérie jusqu’au cœur de l’Asie centrale, la Russie s’assurerait presque le monopole de ce trafic important, et en la continuant par la vallée de l’Irtych aussi loin que le permettrait le Fils du ciel, elle pourrait ressaisir le trafic continental avec la Chine, qui lui échappe. En Angleterre, on voit ces projets d’un mauvais œil. Et pourtant le chemin de fer Central-Asiatique, s’il pénétrait dans l’Inde, soit par les défilés de l’Hindou-Kouch, soit, comme le voudrait M. Stuart, par Kachgar et Yarkand, permettrait aux Anglais d’exporter en Russie une foule de leurs produits, et notamment le thé, dont la culture a si bien réussi dans le nord de l’Inde. Ils profiteraient également, dans ce cas, de l’embranchement qui se dirigerait vers la Chine ; mais il faudra peut-être encore attendre longtemps avant que le cabinet de Pékin consente à y prêter la main. La gazette chinoise qui paraît à Changhaï, le Hwei-pao, traite les chemins de fer d’œuvre du démon, — le démon, c’est le « barbare rouge » venu du côté du couchant. Toutefois n’est-ce pas beaucoup que la question des railways soit discutée par un journal chinois ?

En présence de ces difficultés, et en attendant que le temps soit venu de les résoudre, il peut suffire à la Russie d’assurer ses communications avec ses possessions asiatiques qui s’étendent chaque jour. Ne pouvant pas encore accrocher les fils de sa vaste toile d’araignée ni au Golfe-Persique, ni aux ports de la mer de Chine, elle se contentera d’en fortifier la trame en multipliant les voies ferrées qui lui permettront de porter, le cas échéant, ses troupes rapidement et sûrement sur tous les points de ses territoires où leur présence pourra devenir nécessaire. Ces considérations ont suggéré à M. de Hochstetter le projet d’un chemin de fer circulaire qui, contournant l’immense dépression aralo-caspienne, partirait d’Ekaterinbourg, passerait à Omsk, Semipalatïnsk, Sergiopol, Kopal, Vernoë, Tachkend, Samarcande, et rejoindrait un jour, à travers la Perse, la ligne du Caucase. Ce tracé est sans doute moins direct que celui qui d’Ekaterinbourg descend droit au sud jusqu’à Tachkend, mais il a l’avantage d’éviter les déserts et de desservir les provinces les plus riches et les-mieux peuplées de la Russie d’Asie, et ce résultat compenserait amplement l’augmentation de dépense qu’entraînerait ce détour[10].

Au reste, le gouvernement russe ne perd pas de vue un seul instant la tâche qu’il s’est donnée en Asie ; les expéditions scientifiques s’y succèdent, et nous avons vu qu’on travaille en silence à l’extension graduelle du réseau des chemins de fer. L’Angleterre voit avec terreur sa rivale s’approcher des frontières de son empire indien. Plusieurs fois déjà on a parlé d’aller à Kelat, d’occuper le Beloutchistan, qui sépare l’Inde de la Perse ; mais ; on attend que la Russie fasse mine de mettre un pied sur le territoire afghan, car c’est la ville de Hérat surtout qu’on craindrait de voir aux mains des Russes et qu’on s’efforcerait de leur disputer.

Espérons pourtant que les deux puissances qui se partagent la mission de renouveler la face de l’Asie finiront par s’entendre : il y a place pour deux dans ce vaste continent. Vouloir arrêter les progrès de la Russie sur cet immense échiquier serait peine perdue. Mais en la voyant tourner ses efforts avec tant d’énergie du côté de l’Asie, on comprend qu’elle ne soit pas pressée de faire aboutir la question d’Orient. Tant qu’elle n’aura point assuré son flanc gauche en occupant la rive méridionale de la Caspienne, qui appartient encore à la Perse, elle hésitera à engager l’action contre la Turquie.


IV

Une question qui se rattache étroitement au problème des voies de communication transasiatiques, c’est celle des gisemens carbonifères de l’Asie. Les dépôts de houille que les lignes projetées rencontreront sur leur parcours ne sont pas seulement d’une importance capitale pour l’exploitation de ces lignes, qui consommera des quantités : effrayantes de charbon, ils représentent encore l’avenir industriel des contrées que ces lignes doivent traverser. Le charbon en effet est l’aliment principal de l’industrie moderne : c’est la force portative, la force condensée sous un faible volume. Avec les machines à vapeur perfectionnées que l’on possède aujourd’hui, on peut admettre qu’un kilogramme de houille représente une heure de travail d’un cheval-vapeur, ou bien une journée d’ouvrier. Une tonne de houille peut donc fournir dès à présent le travail de trois hommes occupés une année durant. En ne prenant même que la moitié de ce chiffre, on trouve que les 256 millions de tonnes de houille que l’industrie du globe entier consomme annuellement remplacent près de 400 millions d’ouvriers !

Cette consommation augmente avec une inquiétante rapidité. L’Angleterre à elle seule fournit la moitié de la quantité dont l’industrie a besoin (125 millions de tonnes en 1872) ; un sixième (42 millions de tonnes) est fourni par l’Allemagne, un autre sixième par les États-Unis, le reste principalement par la France, la Belgique et l’Autriche, Hongrie, car la Russie produit tout au plus 1 million de tonnes par an. Jusqu’à présent, on le voit, l’Europe a eu presque le monopole de la production du charbon que consomme l’industrie, et c’est ce qui lui a si longtemps assuré une suprématie. incontestée. Cependant est-elle sûre de garder à jamais cette avance ? La houille est un capital qui s’use et ne se reproduit point : il s’en va en fumée, il se dissipe sous forme de chaleur, de lumière, de force dépensée. Les houillères de l’Europe seront épuisées tôt ou tard, et c’est alors que les immenses richesses souterraines des autres continens auront tout leur prix. Depuis dix ans, l’enquête se poursuit en Angleterre sur la richesse et la durée probable des trésors que recèlent les mines du royaume-uni. M. Jevons a calculé que cette durée ne dépasserait pas un siècle ; sir William Armstrong recule du double le terme fatal. Le rapport de la commission du parlement, publié en 1871, est plus rassurant ; il n’en est pas moins vrai que la production des houillères anglaises aura une fin.

Aucun pays n’exploite ses mines aussi largement que l’Angleterre, où cette industrie est depuis longtemps arrivée à son développement complet et comparable à un arbre séculaire tandis que dans la plupart des autres pays elle n’est qu’un jeune plant. En effet, les bassins carbonifères de la Grande-Bretagne ont une superficie totale d’environ 24,000 kilomètres carrés, et ils sont exploités par trois mille mines qui en 1872 ont produit 125 millions de tonnes de charbon, tandis que les États-Unis, dont les gisemens ont peut-être une étendue vingt fois plus considérable, ne produisent encore que le tiers de cette quantité, et que la Russie, qui possède des gisemens presque aussi étendus que ceux de l’Angleterre, commence seulement à les entamer.

D’après les évaluations les plus récentes, les gisemens carbonifères de l’Europe entière couvrent une aire totale d’environ 62,000 kilomètres carrés. Ceux de l’Australie paraissent être d’une étendue à peu près équivalente ; mais les bassins houillers de l’Amérique du Nord présentent une superficie totale de 300,000 kilomètres carrés selon les uns, de plus de 500,000 (la surface de la France) selon les autres, et ceux de l’Asie sont pour le moins aussi considérables. Or en Asie et en Amérique ce vaste domaine est, pour ainsi dire, encore vierge : il renferme une provision presque indéfinie de combustible minéral. Il y a là de quoi rassurer ceux qui craignent l’épuisement plus ou moins prochain du stock de combustible que la lente action du soleil a jadis créé pour nous et qui se trouve emmagasiné dans les entrailles de la terre. Ce qui est moins rassurant, c’est que cette réserve souterraine, qui n’appartient pas à l’Europe, pourrait bien déplacer le centre de gravité de l’industrie du globe. Dès à présent, la progression rapide que suit le chiffre de la production houillère aux États-Unis (il double toujours en moins de dix ans), permet de prévoir avec certitude qu’avant cinquante ans l’Amérique marchera sous ce rapport de pair avec l’Angleterre.

M. de Hochstetter a réuni toutes les données qu’il a pu se procurer sur l’étendue et la puissance des dépôts carbonifères de l’Asie, en profitant notamment des renseignemens recueillis par le baron Richthofen pendant ses voyages en Chine. La Turquie d’Asie ne paraît posséder qu’un seul gîte houiller : c’est celui d’Eregli (Héraclée), sur les bords de la Mer-Noire, qui fut découvert en 1834 et dont l’exploitation fut commencée sept ans plus tard par des Croates et des Monténégrins. Ce bassin s’étend le long de la mer sur plus de 100 kilomètres : il est très riche et renferme une houille comparable à la houille anglaise ; mais on gaspille ces trésors par une exploitation des plus imprévoyantes, qui est un véritable pillage. Tout le monde peut se procurer un teskéré qui autorise le porteur à faire des recherches et, en cas de succès, à exploiter la mine trouvée pour le compte du gouvernement. On pousse les puits tout au plus à la profondeur de 80 ou 100 mètres, et on les abandonne dès que le mauvais temps ou les eaux interrompent le travail. De cette façon, le terrain est fouillé un peu partout, et ce magnifique gisement perd chaque jour de sa valeur. Le transport, qui pourrait se faire si facilement par mer, a lieu à dos d’homme, et c’est l’arsenal qui consomme tout le produit de ces mines primitives. D’autres affleuremens ont été signalés sur les côtes de la Mer-Noire jusqu’au-delà de Trébizonde, puis dans le Kurdistan, où l’on trouve aussi de l’asphalte, qui est exploité par les indigènes.

La Perse possède des dépôts carbonifères assez riches dans la chaîne de l’Elbourz ; une mine existe près du village de Hif, au nord de Téhéran. Bien que la houille soit de qualité inférieure, ces gisemens ont une grande importance à cause du manque de bois, qui est une des plaies de cette contrée. Ce qui en augmente encore la. valeur, c’est que le charbon fossile y est accompagné de minerais de fer. Le charbon de Hif revient à 28 francs la ton ne sur le carreau de la mine, mais à Téhéran on le paie 50 ou 60 francs pendant l’été, et jusqu’à 100 francs l’hiver.

Dans l’Inde, la houille indigène est également d’une qualité inférieure (elle ne renferme en moyenne que 52 pour 100 de carbone). Aussi l’extraction dans les quarante-quatre mines atteint-elle à peine 5 millions de tonnes par an, et l’on continue d’importer beaucoup de houille anglaise, bien qu’elle revienne cinq ou six fois plus cher que le produit indigène, qui se vend à Calcutta 9 francs la ton ne, tandis que la houille anglaise y coûte 50 francs. Le bassin principal s’étend à l’ouest de Calcutta et couvre une surface de 1,500 kilomètres carrés ; d’après M. Oldham, le directeur du Geological Survey, la richesse de ce dépôt peut être estimée à 14 milliards de tonnes. La superficie totale des bassins carbonifères de l’Inde anglaise est évaluée à 3,800 kilomètres carrés. Les dépôts appartiennent à des âges géologiques divers, depuis le permien jusqu’au jurassique supérieur, et notamment au lias. Les Russes possèdent en Asie des gisemens de houille et d’anthracite sur les deux versans de la chaîne de l’Oural, au pied de l’Altaï (dans le gouvernement de Tomsk), dans la steppe des Kirghiz (aux environs de Semipalatïnsk), dans le Caucase, puis dans le Turkestan au pied des monts Alatau et Karatau, au nord-est de Tachkend, enfin dans le voisinage de Sergiopol et de Kouldja, d’où les Chinois tiraient déjà du charbon. Une partie seulement de ces gisemens, auxquels on en pourrait ajouter beaucoup d’autres d’un moindre rapport, est exploitée, et l’on n’a encore que des données assez vagues sur la richesse des dépôts ; mais le gouverneur-général du Turkestan a chargé un ingénieur des mines d’une enquête sur cette question.

Les gîtes carbonifères du Turkestan russe sont une ressource providentielle pour le futur chemin de fer des Indes, qui doit côtoyer les monts Karatau. M. de Hochstetter pense qu’ils appartiennent au terrain houiller proprement dit, ce qui ferait supposer que cette formation s’étend sur de vastes espaces le long des pentes nord-ouest de l’Altaï et du Thian-chan ; le chemin de fer circulaire dont il a indiqué le tracé aurait donc, pour ainsi dire, une mine de houille aux portes de chaque station.

Le charbon des monts Karatau est de l’anthracite de bonne qualité, et sert déjà à l’approvisionnement de la flottille de bateaux à vapeur que les Russes entretiennent sur la mer d’Aral. Comme ces gisemens sont accompagnés de minerais de fer, de cuivre et de plomb, il y a là tous les élémens d’une florissante industrie. Le Turkestan est d’ailleurs un des plus anciens centres miniers. Le géographe arabe Istakhry, qui vivait au Xe siècle, nous apprend que le Fergana (le Khokand actuel) produit beaucoup d’or, puis aussi de l’argent, du mercure, du fer, du cuivre, du plomb ; il ajoute que dans cette contrée « il existe une montagne que l’on dit formée d’une roche noire qui brûle aussi bien que du charbon. On en a trois charges pour un dirham ; les cendres sont employées à blanchir le linge. »

La Chine est probablement avec le Turkestan le pays où la houille a été le plus anciennement utilisée comme combustible. Au xiir3 siècle, Marco Polo constate que les habitans du Cathay brûlent en guise de bois une pierre noire qu’ils appellent meï. Pour une contrée presque entièrement privée de bois, — les maigres broussailles qui poussent sur les pentes des collines ne peuvent être rasées que tous les trois ans, — ce combustible minéral est un élément de vie. Cependant on l’exploite toujours par les mêmes procédés primitifs qui étaient sans doute en usage il y a mille ans : on attaque les flancs des collines par des galeries inclinées, et on les déserte aussitôt que l’eau commence à se montrer. Cette année, les premières machines à vapeur doivent être installées dans les mines voisines de Pékin ; ce sera le début d’une ère nouvelle pour l’exploitation des richesses souterraines de la Chine. En attendant, la navigation à vapeur, qui est très active sur les côtes et sur les fleuves, en est encore réduite à consommer du charbon de provenance étrangère, que lui fournissent l’Angleterre, l’Amérique, l’Australie, le Japon et Formose, et dont les entrepôts sont les ports de Hong-kong et de Changhaï. Ce charbon se vend à Changhaï de 50 à 100 francs la tonne, selon la provenance et la qualité ; le transport de la houille indigène d’un port à l’autre est rendu à peu près impossible par un droit d’exportation exorbitant.

Les gisemens houillers de la Chine n’ont guère attiré l’attention des explorateurs européens que depuis une dizaine d’années. Des voyageurs de grand mérite, parmi lesquels nous citerons M. W. Kingsmil, M. Raphaël Pumpelly, l’abbé David, avaient déjà visité quelques-unes des mines les plus importantes ; mais c’est surtout à M. de Richthofen que l’on doit une connaissance plus exacte des bassins carbonifères de l’empire du Milieu. Si l’on considère l’immense étendue de ces bassins, que sillonnent des fleuves et des rivières navigables, et l’extraordinaire aptitude des Chinois pour tous les genres d’entreprises industrielles et de travaux d’art, on se trouve amené à penser que la mise en œuvre de ces gisemens, qui viennent s’ajouter à ceux de l’Amérique, pourrait changer la face de la production houillère, et peut-être du commerce et de l’industrie en général.

Au sud de la chaîne qui sépare le bassin hydrographique du Yang-tse-kiang de celui du Hoang-ho (Fleuve-Jaune), les dépôts houillers n’ont pas la même importance qu’au nord de la ligne de partage ; cependant ils occupent encore de vastes espaces. Le plus étendu de ces bassins, qui forment de larges taches noires sur la carte, là où tout est encore vierge dans les atlas les plus récens, est celui de la province méridionale de Sétchuan ; M. de Richthofen en évalue la superficie à 250,000 kilomètres carrés. Ce bassin est entouré de tous côtés par de hautes montagnes ; les cours d’eau qui alimentent le Yang-tse-kiang y tracent des sillons profonds où les lits de houille apparaissent au jour, ce qui en rend l’accès facile, car la plupart de ces rivières sont navigables jusqu’au bord du bassin. La qualité du charbon que fournit ce bassin varie suivant les régions : dans la région du nord et dans celle de l’ouest, on trouve une bonne houille bitumineuse ; dans le sud et dans l’est, elle est remplacée par un anthracite de qualité assez médiocre. On ne peu songer à porter ces produits jusqu’à Changhaï ; mais les habitans de la province qui renferme ce gisement ont ainsi sous la main un combustible très peu coûteux et très suffisant pour leurs besoins. Plus au sud, dans le Yunnan, qui sépare la Chine de l’empire birman, il existe des gîtes considérables d’un anthracite de bonne qualité, et dans le voisinage on trouve du minerai de cuivre, d’étain, de zinc et de plomb en abondance. D’après M. de Richthofen, tous ces gisemens, comme ceux de l’Inde, appartiennent à une formation plus moderne que le terrain houiller, peut-être au trias, peut-être même au lias. Le véritable terrain houiller fait son apparition un peu plus vers l’est, dans la province de Hounan, d’où une flottille de bateaux qui animent sans cesse le Yang-tse-kiang et ses affluens apportent le charbon fossile à Hankow. Le bassin houiller de la province de Hounan peut se comparer à ceux de la Pensylvanie ; il couvre une aire de 46,000 kilomètres carrés, et s’étend sur les deux rives du Siang jusqu’à Siang-tan. Il renferme de l’anthracite d’excellente qualité dans la partie sud, et de la houille bitumineuse dans la partie nord. Ce gisement pourra surtout approvisionner le centre de la Chine ; les ports tireront leur combustible avec plus de facilité des provinces du nord. La première qualité d’anthracite se vend à Hankow 25 ou 30 francs la tonne. L’extraction atteignait en 1870 environ 150,000 tonnes. Les habitans de cette province sont, d’après M. de Richthofen, une race rude, laborieuse et intelligente, mais très hostile aux Européens. C’est la province qui fournit le plus de mandarins ; on y trouve une école où un millier de jeunes gens étudient toute la journée chacun dans sa cellule : ils n’ont qu’un seul professeur, qu’ils vont consulter lorsqu’ils se trouvent embarrassés par une difficulté.

C’est dans le nord de la Chine, dans cette région où tout est jaune, la terre et l’eau, les routes, les champs, les collines et les rivières, que se rencontrent les bassins carbonifères les plus riches et les plus étendus. Il semble qu’il y ait eu là dans le principe un dépôt houiller continu qui régnait sur un espace de 25 degrés de longitude, depuis les déserts de l’ouest jusqu’aux rivages de la Mer-Jaune ; le lent travail d’érosion et de dénudation qu’accomplissent les eaux depuis un nombre inconnu de siècles, et qui modifie peu à peu le relief de la surface terrestre, y a fait sans doute de larges brèches. Néanmoins ce qui reste peut encore rivaliser avec les gisemens américains, et la plus grande partie de ces dépôts appartient à la vraie formation houillère, une faible partie seulement à des terrains plus récens.

Le centre de ces gisemens peut être placé à bon droit dans la province de Chansi, qui est aussi le district le plus fertile en minerai de fer. Toute la partie sud de la province forme un gîte houiller d’une incroyable richesse, et nulle part ailleurs l’extraction ne rencontre des conditions aussi favorables. Les strates carbonifères, où la houille apparaît en lits puissans et presque horizontaux, constituent un seul plateau d’une étendue d’au moins 80,000 kilomètres carrés, reposant sur une assise de calcaire également horizontale, et terminé à l’est et au sud par des escarpemens qui lui donnent l’aspect d’un massif isolé. Cette montagne de houille, connue depuis les temps les plus anciens sous le nom de Tai-hang-chan, s’élève à 600 ou 900 mètres au-dessus du niveau de la plaine adjacente ; elle est surmontée par une seconde terrasse, composée de couches horizontales de grès, qui atteint une hauteur de près de 2,000 mètres ; des failles la déchirent en plusieurs endroits jusqu’au niveau du calcaire inférieur, et c’est là et dans les sillons creusés par de nombreux cours d’eau, que les lits de houille affleurent et deviennent accessibles. Il serait facile de les attaquer souterrainement par des galeries horizontales, où l’on établirait des voies ferrées ; la faible inclinaison des strates favoriserait l’écoulement naturel des eaux. On ne trouverait nulle part ailleurs un stock de charbon à la fois aussi abondant et aussi facile à exploiter. Si ce gisement à fleur de terre existait en Europe, où s’arrêterait l’essor de notre industrie ?

Ajoutons qu’une montagne de gneiss, le Ho-chan, qui court du nord au sud, et qui s’élève à 2,400 mètres, divise le plateau houiller en deux ailes ou régions : l’aile orientale se compose d’anthracite, l’aile occidentale de houille ordinaire. L’anthracite est de première qualité, compacte et très pur ; l’un des lits, dont les affleuremens peuvent être suivis sur une étendue de plus de 300, kilomètres le long des flancs du Taï-hang-chan, a une épaisseur qui varie de 6 à 9 mètres. On le débite en gros blocs cubiques, qui se vendent sur les lieux au prix de 60 centimes la ton ne ; le charbon bitumineux vaut de 30 à 40 centimes. Ces prix montrent assez avec quelle facilité s’obtiennent ces produits.

Les provinces de Honan et de Kansou, qui touchent au Chansi du côté du sud et de l’ouest, sont moins riches en charbon ; mais elles ont l’avantage d’être situées sur la route de Changhaï à Moscou. Dans le voisinage de Pékin, il y a des mines d’où l’on tire un anthracite de qualité moyenne qui est porté à la capitale par des ânes et des chameaux. Enfin la province de Chantoung renferme des gisemens de houille situés à proximité de la côte, qui malheureusement n’a pas de port en cet endroit ; mais il serait facile de les mettre en communication avec la capitale par une voie ferrée. Les négocians de Tien-tsin y avaient songé ; ils n’ont pu obtenir l’autorisation du gouvernement, et ils continuent d’acheter au prix de 12 taëls (100 francs) la ton ne du charbon anglais, qui n’est pas meilleur que le charbon indigène, qu’on pourrait si facilement se procurer pour la moitié de ce prix.

Ces données sommaires, empruntées à M. de Richthofen, suffiront pour montrer gue les bassins houillers de la Chine peuvent marcher de pair avec ceux de l’Amérique pour l’étendue des gisemens comme pour l’abondance et la qualité des produits. Ce qui en augmente encore l’importance, ce sont les facilités de toute sorte qu’on trouve dans les régions du nord pour l’extraction et pour le transport du combustible minéral. En ajoutant à ces gisemens ceux de l’Inde, du Turkestan, de la Sibérie, enfin ceux qui sont exploités à Formose et au Japon, où l’extraction atteignait l’année dernière près de 400,000 tonnes, on n’aura pas de peine à se convaincre que le stock de combustible minéral que les siècles passés ont accumulé dans les entrailles de la terre n’est pas encore près d’être épuisé. La superficie totale des bassins houillers qui ont été signalés jusqu’à ce jour dans l’ancien et le Nouveau-Monde paraît égaler vingt fois celle des gisemens qui sont exploités dans l’Europe entière ; elle dépasse vraisemblablement 1 milliard de kilomètres carrés, c’est-à-dire la surface de la France et de l’Espagne réunies. Quel que puisse être l’accroissement progressif de la consommation, il y a là encore du combustible pour plusieurs milliers d’années, et les craintes qui ont été formulées à cet égard sont vaines.

Ce qui n’est pas impossible, c’est que l’Amérique du Nord et l’extrême Orient entrent en scène comme pays producteurs par excellence et accaparent, dans un avenir plus ou moins rapproché, l’hégémonie de la grande industrie. La houille, en Asie comme en Amérique, est accompagnée d’excellens minerais de fer, sans parler des autres métaux qu’on y rencontre en abondance. Des terres d’une grande fertilité, qui peuvent nourrir une population très dense, n’attendent que des procédés d’exploitation rationnels pour donner des récoltes prodigieuses. Enfin la Chine, et c’est un point capital, dispose encore d’un nombre de bras pour ainsi dire illimité, de 30 ou 40 millions d’ouvriers aussi habiles que sobres et qui travaillent à bas prix ; dans ce stock de main-d’œuvre, l’Amérique puise à pleines mains. Ce sont les « Célestes » qui fouillent le guano des îles Chincha, eux qui ont construit le chemin de fer de l’isthme de Panama, une grande partie de celui du Pacifique et presque tous les canaux de la Californie. A quels résultats n’arriverait-on pas avec cette armée de fourmis si elle était bien dirigée !

Un profond connaisseur de l’extrême Orient, M. le comte Kleczkowski, a présenté, dans un ouvrage récent[11] sur l’avenir commercial de la Chine, des réflexions qui méritent à un haut degré d’attirer l’attention des hommes sérieux, quoique ses appréciations des ressources matérielles du Céleste-Empire, si on les rapproche des jugement de M. l’abbé David, paraissent parfois un peu optimistes, La Chine, dit M. de Kleczkowskî, a plus de 1,000 lieues ; de côtes, : admirablement arrosée par un immense réseau de fleuves, de rivières et de canaux, elle produit toute sorte de blés et de grains, du riz, des thés, des soies, des laines, du coton, du lin, du chanvre, des sucres, de l’indigo, du tabac. Les montagnes et les plaines regorgent de houille et de toute sorte déminerais. Comme détentrice de numéraire, elle est peut-être le plus riche pays du monde : il suffit, pour s’en convaincre, de supputer les sommes que depuis trente ans l’Occident lui a payées, aux trois cinquièmes comptant, rien que pour ses thés et ses soies. Considérez maintenant les admirables industries de ce peuple, la patience et la ténacité infatigable des ouvriers chinois, leur sobriété, leur frugalité, leur respect pour l’autorité, leur amour de l’ordre et de la paix, et surtout leur contentement dans la peine comme dans la réussite, leur gaîté au milieu du plus dur labeur ; constatez que l’aptitude du Chinois pour le commerce surpasse même celle de l’Anglo-Saxon, et qu’à cette aptitude se joint une scrupuleuse probité, et vous comprendrez ce qu’il couve de force et de puissance dans cette nation de 400 millions d’âmes.

Ceux qui jugent les Chinois d’après les échantillons qu’ils ont vus dans les ponts et sur le littoral, qui les accusent d’indolence, de poltronnerie, de mauvaise foi, et qui pour ces belles raisons dédaignent les relations qui pourraient s’établir avec ce peuple, ceux-là n’ont vu que la surface. Pour ne parler que de cette prétendue mauvaise foi des Célestes, les négocians qui habitent la Chine savent que chez aucun autre peuple les promesses verbales ne sont aussi rigoureusement tenues. « En quel autre pays, demande M. de Kleczkowski, pourrait-on, comme cela se faisait en Chine, même en 1852, confier à des hommes qui ne possédaient rien au monde 500,000 ou 600,000 francs en argent ou en traites, avec mission d’aller dans l’intérieur êtes provinces acheter de village en village, de hameau en hameau, des épices, des sucres, des thés ou des soies ? Où trouverait-on d’aussi nombreux exemples de suicide n’ayant d’autre cause que l’impossibilité d’acquitter aux approches du jour de l’an, — époque à laquelle tous les comptes doivent être absolument liquidés, — des dettes contractées uniquement de vive voix ? » Cette probité commerciale est parfois poussée jusqu’à l’héroïsme, comme le montre un fait qui s’est passé à Canton en 1856, à la veille de L’incendie des factoreries étrangères. Le vice-roi Yé venait de rendre un édit condamnant à la peine de mort tout indigène convaincu d’entretenir le moindre rapport avec les « barbares » qui étaient alors en guerre avec la Chine. Les Français, les Anglais s’empressaient de quitter leurs comptoirs. Une nuit, un négociant suisse (les résidens de cette nation étaient alors sous la protection du drapeau français) faisait ses préparatifs de départ lorsqu’il voit entrer un de ses cliens chinois qui, aidé de plusieurs coulies, lui apportait quelques millions de piastres en lingots d’argent, dont il était débiteur envers lui. Comme l’Européen lui exprimait sa surprise d’une telle témérité en pareil moment : « Je n’ai pas voulu, répondit le Chinois, qu’on pût me croire capable d’avoir profité du malheur des circonstances pour ne pas payer ma dette. » De pareils traits suffisent pour réduire à leur véritable valeur les accusations lancées contre cette race par des voyageurs superficiels.

Ainsi non-seulement les immenses ressources naturelles encore presque vierges que recèlent la Chine et les contrées limitrophes, mais le caractère et les aptitudes des habitans rendraient tout d’abord extraordinairement fructueux les rapports qui s’établiraient avec l’Europe grâce à la construction d’un chemin de fer à travers l’Asie. Et ce chemin de fer se fera ; ce n’est plus qu’une question de temps. Pour le moment, les Chinois repoussent encore loin d’eux cette diabolique invention des rails de fer : ils aiment bien mieux leurs innombrables canaux, où les transports se font si facilement et à si bas prix ! Mais, n’en doutez pas, ils céderont à la force des choses, car la grande muraille n’est pas assez solide pour arrêter les courans du XIXe siècle, qui l’ont ébranlée par le ressac de plus en plus violent de leurs vagues. La résistance des Célestes contre « cette espèce de force majeure que représentent l’activité et l’initiative anglaises » ne sera pas longue : il n’y a que le premier pas qui coûte. Déjà une compagnie anglaise a construit un petit railway d’une quinzaine de kilomètres qui relie Changhaï au village de Ou-song, sur le Yang-tse-kiang, et qui vient d’être livré à la circulation malgré la vive résistance des mandarins. Ce n’est qu’un essai, mais le charme est rompu. Les Chinois, une fois qu’ils se seront faits à l’idée de cette innovation, se lanceront résolument dans la nouvelle carrière ouverte à leur activité. C’est qu’en dépit des apparences la Chine marche ; mais elle marche lentement. « Un tel colosse, ébranlé tout à coup jusque dans ses plus profondes assises, par trois guerres avec les étrangers et par un contact immédiat de plus de trente années avec ses vainqueurs, ne peut s’arrêter sur la pente où il a été si violemment poussé[12]. » Le tout, c’est de savoir si les initiateurs des Chinois garderont la direction de ce mouvement. Depuis quelque temps, on constate chez les « Célestes » une tendance marquée à se passer des étrangers. Les instructeurs européens sont remerciés au fur et à mesure qu’un service quelconque semble pouvoir marcher avec des fonctionnaires indigènes. Puis les armemens sont poussés avec la plus grande activité : on achète des canons, on fabrique des projectiles, on se met en mesure de tenir tête aux barbares.

Ce n’est peut-être pas dans dix ans qu’on commencera les études du chemin de fer russo-chinois ; mais ce sera probablement avant la fin du siècle. Quand cette route sera tracée à travers l’Asie, et qu’on pourra aller en chemin de fer des bords de la Manche aux rives de la Mer-Jaune, « le tour du monde en 80 jours » nous fera sourire : deux mois suffiront et au-delà pour traverser à toute vapeur l’ancien et le nouveau continent et les deux océans. On fera le tour du globe pour le prix de 3,000 ou 4,000 francs, tandis qu’aujourd’hui il en faut dépenser au moins 10,000. Voici en effet les distances à franchir et le temps que demandera chaque traversée :


Du Havre à New-York 5,630 kilomètres = 12 jours.
De New-York à San-Francisco 5,320 kilomètres = 6 jours.
De San-Francisco à Changhaï 10,730 kilomètres = 24 jours.
De Changhaï au Havre 10,460 kilomètres = 12 jours.
Total 32,140 kilomètres = 54 jours.

On voit que la longueur totale de la route circulaire autour du globe sera, en nombre rond, de 8,000 lieues, — dont on fera 4,000 par terre et 4,000 par mer. Quel que soit d’ailleurs le tracé qu’on préfère pour le chemin de fer de l’Asie centrale, la distance à parcourir pour aller soit de Paris à Calcutta, soit de Paris à Pékin ou à Changhaï, sera toujours d’environ 10,000 kilomètres. Ce trajet serait à la rigueur accompli en dix jours par un train-hôtel marchant à une vitesse moyenne de 42 kilomètres à l’heure, arrêts compris. On adopterait pour ces longs voyages les wagons-dortoirs du système Pullmann, qui sont employés aux États-Unis, et dont on commence déjà à faire usage sur nos lignes du nord. On sait que dans les sleeping-cars les sièges se transforment le soir en couchettes au-dessus desquelles une seconde rangée de lits est formée par des cadres mobiles qui se rabattent. Le train-hôtel proprement dit se compose d’une série de wagons réunis entre eux et communiquant les uns avec les autres par une galerie latérale. Chaque wagon forme une sorte de salon complet avec cabinet de toilette, etc. ; un ou deux sont aménagés en restaurans : ils permettent aux voyageurs de prendre leurs repas sans quitter le train et sans s’exposer aux déceptions des buffets. Dans les intervalles des repas, ils servent de salles de lecture, de jeu ; on y cause, on y fait de la musique, car il y a généralement un piano dans un coin. Un trajet fait dans ces conditions ressemble assez à un voyage en bateau à vapeur, moins le mal de mer. En outre, au lieu de la monotonie de la mer avec ses chances de mauvais temps, le trajet offrira toute la variété d’un voyage par terre à travers des pays sans cesse nouveaux, et les négocians, au lieu de l’isolement où les condamne toute traversée un peu longue, resteront par le télégraphe et la poste en communication avec leurs affaires, et pourront utiliser leur voyage pour établir chemin faisant des relations nouvelles.

C’est le moment de nous demander si en définitive le développement de ces rapports intimes avec l’extrême Orient tournerait à notre profit, ou s’il se ferait à nos dépens. On sait avec quelle rapidité l’immigration mongole augmente en Californie : les Célestes y arrivent maintenant par milliers et font partout baisser le prix de la main-d’œuvre par leur habileté et leur amour du travail, aussi bien que par les salaires infimes dont ils se contentent. Ils font tous les métiers, ils supportent tout, et ils vivent avec rien ; déjà en Californie des industries entières, comme la fabrication des cigares, la cordonnerie, les manufactures d’étoffes de laine, sont passées entre leurs mains. Le chemin de fer transasiatique les amènerait en foule d’abord dans l’empire des tsars, qui subirait le premier choc de ces flots d’envahisseurs pacifiques. Ils y apporteraient leur intelligence pratique, leur énergie, leur esprit de négoce, leur rapide fécondité ; mais en même temps ils deviendraient redoutables par le nombre. Puis de la Russie ils déborderont sur l’Europe. Que dirons-nous quand des négocians chinois tenteront de fonder des maisons de commerce à Paris et à Londres, et y réussiront ? M. l’abbé David, qui les connaît à fond pour les avoir longtemps pratiqués, signale les dangers qu’offrirait pour nous l’initiation trop rapide de la race mongole aux sciences qui font notre force et notre supériorité.

Quoi qu’il en soit de ces pressentimens et de ces craintes, il est trop tard pour arrêter le courant qui entraîne l’extrême Orient dans les voies de la civilisation moderne ; et les rapports de ces pays, autrefois si éloignés de nous, avec l’Europe se développeront de jour en jour sous l’impulsion de cet irrésistible mobile qui se nomme l’intérêt. Les chemins de fer tôt ou tard sillonneront les steppes de l’Asie, et l’on verra les points de contact se multiplier entre les races, « La locomotive, dit Buckle, a plus fait pour l’union des hommes que tous les philosophes ou poètes qui l’ont précédée. » C’est à nous de veiller pour que ce rapprochement, ce mélange des races tourne à bien et ne devienne pas pour le monde une calamité.


R. RADAU.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er janvier 1870, l’étude de M. J. Clavé, intitulée la Route de l’Inde par la vallée de l’Euphrate.
  2. Tous les chemins de fer qui existent aujourd’hui sur le globe entier, mis bout à bout, formeraient une ligne d’une longueur de 270,000 kilomètres, de quoi faire sept fois le tour de l’Equateur. Les États-Unis on possèdent près de la moitié, 117,000 kilomètres. La France avait, en 1874, 20,000 kilomètres de voies ferrées, l’Angleterre 25,000, la Russie 17,000. Même le Japon a déjà deux railways d’une longueur totale de 100 kilomètres.
  3. Il est juste d’ajouter que M. Ê. Pereiro avait publié un projet analogue au temps où se construisaient nos premiers chemins de fer.
  4. Voyez, dans la Revue du 15 mai et du 1er septembre 1874, les études de M. Blerzy sur les Révolutions de l’Asie centrale.
  5. Remonter la vallée du Brahmapoutre pour atteindre Changhaï, comme le voudrait M. Bouniceau, serait une entreprise par trop ardue.
  6. De Paris à Ekaterinbourg, 4,100 kilomètres ; d’Ekaterinbourg à Pékin, 5,800 kilomètres. Le chemin de fer de New-York à San-Francisco a une longueur totale de 5,320 kilomètres. Au mois de juin dernier, un train-éclair a franchi cette distance en trois jours et demi ; d’ordinaire le-trajet se fait en sept jours.
  7. Chose triste à dire, dans ce total la France ne figure encore que pour une cinquantaine de millions, et, sur quinze mille navires enregistrés en 1873 dans les ports chinois, deux cents à peine portaient notre pavillon.
  8. L’ensemble des trois villes de Hankow ou Han-kéou, Han-yang et Ou-tchang, situées au confluent du Han-kiang et du Yang-tse-kiang, a bien encore une population de 1,500,000 âmes. D’après M. l’abbé David, cette population était portée par les relations anciennes à 6 ou 7 millions ; les ravages des taïpings l’ont réduite au quart de ce qu’elle était autrefois.
  9. On en trouve une traduction dans l’Explorateur du 18 novembre 1875.
  10. D’Ekaterinbourg à Tachkend, il y a moins de 2,000 kilomètres en prenant par le plus court ; par Semipalatïnsk, la ligne aurait un développement de 2,800 kilomètres.
  11. Cours graduel et complet de chinois, par le comte Kleczkowski, ancien chargé d’affaires de France à Pékin. Paris 1876, Maisonneuve. — Avant-propos, p. VII-LIII.
  12. M. de Kleczkowski, l. c.