Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap11

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CHAPITRE XI.



Causes générales des révolutions et de la ruine des anciens États.

Cependant la cupidité avait suscité entre les hommes une lutte constante et universelle qui, portant sans cesse les individus et les sociétés à des invasions réciproques, occasiona des révolutions successives et une agitation renaissante.

Et d’abord, dans l’état sauvage et barbare des premiers humains, cette cupidité audacieuse et féroce enseigna la rapine, la violence, le meurtre ; et long-temps, les progrès de la civilisation en furent ralentis.

Lorsqu’ensuite les sociétés commencèrent de se former, l’effet des mauvaises habitudes passant dans les lois et les gouvernements, il en corrompit les institutions et le but ; et il s’établit des droits arbitraires et factices, qui dépravèrent les idées de justice et la moralité des peuples.

Ainsi, parce qu’un homme fut plus fort qu’un autre, cette inégalité, accident de la nature, fut prise pour sa loi ; et parce que le fort put ravir au faible la vie, et qu’il la lui conserva, il s’arrogea sur sa personne un droit de propriété abusif, et l’esclavage des individus prépara l’esclavage des nations.

Parce que le chef de famille put exercer une autorité absolue dans sa maison, il ne prit pour règle de sa conduite que ses goûts et ses affections : il donna ou ôta ses biens sans égalité, sans justice ; et le despotisme paternel jeta les fondements du despotisme politique. Et dans les sociétés formées sur ces bases, le temps et le travail ayant développé les richesses, la cupidité, gênée par les lois, devint plus artificieuse sans être moins active. Sous des apparences d’union et de paix civile, elle fomenta, au sein de chaque État, une guerre intestine, dans laquelle les citoyens, divisés en corps opposés de professions, de classes, de familles, tendirent éternellement à s’approprier, sous le nom de pouvoir suprême, la faculté de tout dépouiller et de tout asservir au gré de leurs passions ; et c’est cet esprit d’invasion qui, déguisé sous toutes les formes, mais toujours le même dans son but et dans ses mobiles, n’a cessé de tourmenter les nations.

Tantôt s’opposant au pacte social, ou rompant celui qui déjà existait, il livra les habitants d’un pays au choc tumultueux de toutes leurs discordes ; et les États dissous furent, sous le nom d’anarchie, tourmentés par les passions de tous leurs membres.

Tantôt, un peuple jaloux de sa liberté, ayant préposé des agents pour administrer, ces agents s’approprièrent les pouvoirs dont ils n’étaient que les gardiens : ils employèrent les fonds publics à corrompre les élections, à s’attacher des partisans, à diviser le peuple en lui-même. Par ces moyens, de temporaires qu’ils étaient, ils se rendirent perpétuels ; puis d’électifs, héréditaires ; et l’État, agité par les brigues des ambitieux, par les largesses des riches factieux, par la vénalité des pauvres oiseux, par l’empirisme des orateurs, par l’audace des hommes pervers, par la faiblesse des hommes vertueux, fut travaillé de tous les inconvénients de la démocratie.

Dans un pays, les chefs égaux en force, se redoutant mutuellement, firent des pactes impies, des associations scélérates ; et se partageant les pouvoirs, les rangs, les honneurs, ils s’attribuèrent des privilèges, des immunités ; s’érigèrent en corps séparés, en classes distinctes ; s’asservirent en commun le peuple ; et, sous le nom d’aristocratie, l’État fut tourmenté par les passions des grands et des riches.

Dans un autre pays, tendant au même but par d’autres moyens, des imposteurs sacrés abusèrent de la crédulité des hommes ignorants. Dans l’ombre des temples, et derrière les voiles des autels, ils firent agir et parler les dieux, rendirent des oracles, montrèrent des prodiges, ordonnèrent des sacrifices, imposèrent des offrandes, prescrivirent des fondations ; et, sous le nom de théocratie et de religion, les États furent tourmentés par les passions des prêtres.

Quelquefois, lasse de ses désordres ou de ses tyrans, une nation, pour diminuer les sources de ses maux, se donna un seul maître ; et alors, si elle limita les pouvoirs du prince, il n’eut d’autre désir que de les étendre ; et si elle les laissa indéfinis, il abusa du dépôt qui lui était confié ; et, sous le nom de monarchie, les États furent tourmentés par les passions des rois et des princes.

Alors, des factieux, profitant du mécontentement des esprits, flattèrent le peuple de l’espoir d’un meilleur maître ; ils répandirent les dons, les promesses ; renversèrent le despote pour s’y substituer, et leurs disputes pour la succession ou pour le partage tourmentèrent les États des désordres et des dévastations des guerres civiles.

Enfin, parmi ces rivaux, un individu plus habile ou plus heureux, prenant l’ascendant, concentra en lui toute la puissance : par un phénomène bizarre, un seul homme maîtrisa des millions de ses semblables contre leur gré ou sans leur aveu, et l’art de la tyrannie naquit encore de la cupidité. En effet, observant l’esprit d’égoïsme qui sans cesse divise tous les hommes, l’ambitieux le fomenta adroitement ; il flatta la vanité de l’un, aiguisa la jalousie de l’autre, caressa l’avarice de celui-ci, enflamma le ressentiment de celui-là, irrita les passions de tous ; opposant les intérêts ou les préjugés, il sema les divisions et les haines, promit au pauvre la dépouille du riche, au riche l’asservissement du pauvre, menaça un homme par un homme, une classe par une classe ; et isolant tous les citoyens par la défiance, il fit sa force de leur faiblesse, et leur imposa un joug d’opinion, dont ils se serrèrent mutuellement les nœuds. Par l’armée, il s’empara des contributions ; par les contributions, il disposa de l’armée ; par le jeu correspondant des richesses et des places, il enchaîna tout un peuple d’un lien insoluble, et les États tombèrent dans la consomption lente du despotisme.

Ainsi, un même mobile, variant son action sous toutes les formes, attaqua sans cesse la consistance des États, et un cercle éternel de vicissitudes naquit d’un cercle éternel de passions.

Et cet esprit constant d’égoïsme et d’usurpation engendra deux effets principaux également funestes : l’un, que divisant sans cesse les sociétés dans toutes leurs fractions, il en opéra la faiblesse et en facilita la dissolution ; l’autre, que tendant toujours à concentrer le pouvoir en une seule main, il occasiona un engloutissement successif de sociétés et d’États, fatal à leur paix et à leur existence commune.

En effet, de même que dans un État, un parti avait absorbé la nation, puis une famille le parti, un individu la famille ; de même il s’établit d’État à État un mouvement d’absorption, qui déploya en grand, dans l’ordre politique, tous les maux particulier de l’ordre civil. Et une cité ayant subjugué une cité, elle se l’asservit, et en composa une province ; et deux provinces s’étant englouties, il s’en forma un royaume : enfin, deux royaumes s’étant conquis, l’on vit naître des empires d’une étendue gigantesque ; et dans cette agglomération, loin que la force interne des États s’accrût en raison de leur masse, il arriva, au contraire, qu’elle fut diminuée ; et, loin que la condition des peuples fût rendue plus heureuse, elle devint de jour en jour plus fâcheuse et plus misérable, par des raisons sans cesse dérivées de la nature des choses…

Par la raison qu’à mesure que les États acquirent plus d’étendue, leur administration devenant plus épineuse et plus compliquée, il fallut, pour remuer ces masses, donner plus d’énergie au pouvoir, et il n’y eut plus de proportion entre les devoirs des souverains et leurs facultés ;

Par la raison que les despotes, sentant leur faiblesse, redoutèrent tout ce qui développait la force des nations, et qu’ils firent leur étude de l’atténuer ;

Par la raison que les nations, divisées par des préjugés d’ignorance et des haines féroces, secondèrent la perversité des gouvernements ; et que, se servant réciproquement de satellites, elles aggravèrent leur esclavage ;

Par la raison que la balance s’étant rompue entre les États, les plus forts accablèrent plus facilement les faibles ;

Enfin, par la raison qu’à mesure que les États se concentrèrent, les peuples, dépouillés de leurs lois, de leurs usages et des gouvernements qui leur étaient propres, perdirent l’esprit de personnalité qui causait leur énergie.

Et les despotes, considérant les empires comme des domaines, et les peuples comme des propriétés, se livrèrent aux déprédations et aux dérèglements de l’autorité la plus arbitraire.

Et toutes les forces et les richesses des nations furent détournées à des dépenses particulières, à des fantaisies personnelles ; et les rois, dans les ennuis de leur satiété, se livrèrent à tous les goûts factices et dépravés : il leur fallut des jardins suspendus sur des voûtes, des fleuves élevés sur des montagnes ; ils changèrent des campagnes fertiles en parcs pour les fauves, creusèrent des lacs dans les terrains secs, élevèrent des rochers dans les lacs, firent construire des palais de marbre et de porphyre, voulurent des ameublements d’or et de diamants. Sous prétexte de religion, leur orgueil fonda des temples, dota des prêtres oiseux, bâtit, pour de vains squelettes, d’extravagants tombeaux, mausolées et pyramides. Pendant des règnes entiers, on vit des millions de bras employés à des travaux stériles : et le luxe des princes, imité par leurs parasites et transmis de grade en grade jusqu’aux derniers rangs, devint une source générale de corruption et d’appauvrissement.

Et, dans la soif insatiable des jouissances, les tributs ordinaires ne suffisant plus, ils furent augmentés ; et le cultivateur, voyant accroître sa peine sans indemnité, perdit le courage ; et le commerçant, se voyant dépouillé, se dégoûta de son industrie ; et la multitude, condamnée à demeurer pauvre, restreignit son travail au seul nécessaire, et toute activité productive fut anéantie.

La surcharge rendant la possession des terres onéreuse, l’humble propriétaire abandonna son champ, ou le vendit à l’homme puissant ; et les fortunes se concentrèrent en un moindre nombre de mains. Et toutes les lois et les institutions favorisant cette accumulation, les nations se partagèrent entre un groupe d’oisifs opulents et une multitude pauvre de mercenaires. Le peuple indigent s’avilit, les grands rassasiés se dépravèrent ; et le nombre des intéressés à la conservation de l’État décroissant, sa force et son existence devinrent d’autant plus précaires.

D’autre part, nul objet n’étant offert à l’émulation, nul encouragement à l’instruction, les esprits tombèrent dans une ignorance profonde.

Et l’administration étant secrète et mystérieuse, il n’exista aucun moyen de réforme ni d’amélioration ; les chefs ne régissant que par la violence et la fraude, les peuples ne virent plus en eux qu’une faction d’ennemis publics, et il n’y eut plus aucune harmonie entre les gouvernés et les gouvernants.

Et tous ces vices ayant énervé les États de l’Asie opulente, il arriva que les peuples vagabonds et pauvres des déserts et des monts adjacents convoitèrent les jouissances des plaines fertiles ; et, par une cupidité commune, ayant attaqué les empires policés, ils renversèrent les trônes des despotes ; et ces révolutions furent rapides et faciles, parce que la politique des tyrans avait amolli les sujets, rasé les forteresses, détruit les guerriers ; et parce que les sujets accablés restaient sans intérêt personnel, et les soldats mercenaires sans courage.

Et des hordes barbares ayant réduit des nations entières à l’état d’esclavage, il arriva que les empires formés d’un peuple conquérant et d’un peuple conquis, réunirent en leur sein deux classes essentiellement opposées et ennemies. Tous les principes de la société furent dissous : il n’y eut plus ni intérêt commun, ni esprit public ; et il s’établit une distinction de castes et de 'races, qui réduisit en système régulier le maintien du désordre ; et selon que l’on naquit d’un certain sang, l’on naquit serf ou tyran, meuble ou propriétaire.

Et les oppresseurs étant moins nombreux que les opprimés, il fallut, pour soutenir ce faux équilibre, perfectionner la science de l’oppression. L’art de gouverner ne fut plus que celui d’assujettir au plus petit nombre le plus grand. Pour obtenir une obéissance si contraire à l’instinct, il fallut établir des peines plus sévères ; et la cruauté des lois rendit les mœurs atroces. Et la distinction des personnes établissant dans l’État deux codes, deux justices, deux droits ; le peuple, placé entre le penchant de son cœur et le serment de sa bouche, eut deux consciences contradictoires, et les idées du juste et de l’injuste n’eurent plus de base dans son entendement.

Sous un tel régime, les peuples tombèrent dans le désespoir et l’accablement. Et les accidents de la nature s’étant joints aux maux qui les assaillaient, éperdus de tant de calamités, ils en reportèrent les causes à des puissances supérieures et cachées ; et parce qu’ils avaient des tyrans sur la terre, ils en supposèrent dans les cieux ; et la superstition aggrava les malheurs des nations.

Et il naquit des doctrines funestes, des systèmes de religion atrabilaires et misanthropiques, qui peignirent les dieux méchants et envieux comme les despotes. Et pour les apaiser, l’homme leur offrit le sacrifice de toutes ses jouissances : il s’environna de privations, et renversa les lois de la nature. Prenant ses plaisirs pour des crimes, ses souffrances pour des expiations, il voulut aimer la douleur, abjurer l’amour de soi-même ; il persécuta ses sens, détesta sa vie ; et une morale abnégative et antisociale plongea les nations dans l’inertie de la mort.

Mais parce que la nature prévoyante avait doué le cœur de l’homme d’un espoir inépuisable, voyant le bonheur tromper ses désirs sur cette terre, il le poursuivit dans un autre monde : par une douce illusion, il se fit une autre patrie, un asile où, loin des tyrans, il reprît les droits de son être ; de là résulta un nouveau désordre : épris d’un monde imaginaire, l’homme méprisa celui de la nature ; pour des espérances chimériques, il négligea la réalité. Sa vie ne fut plus à ses yeux qu’un voyage fatigant, qu’un songe pénible ; son corps qu’une prison, obstacle à sa félicité ; et la terre un lieu d’exil et de pèlerinage, qu’il ne daigna plus cultiver. Alors une oisiveté sacrée s’établit dans le monde politique ; les campagnes se désertèrent ; les friches se multiplièrent, les empires se dépeuplèrent, les monuments furent négligés ; et de toutes parts l’ignorance, la superstition, le fanatisme, joignant leurs effets, multiplièrent les dévastations et les ruines.

Ainsi, agités par leurs propres passions, les hommes en masse ou en individus, toujours avides et imprévoyants, passant de l’esclavage à la tyrannie, de l’orgueil à l’avilissement, de la présomption au découragement, ont eux-mêmes été les éternels instruments de leurs infortunes.

Et voilà par quels mobiles simples et naturels fut régi le sort des anciens États ; voilà par quelle série de causes et d’effets liés et conséquents, ils s’élevèrent ou s’abaissèrent, selon que les lois physiques du cœur humain y furent observées ou enfreintes ; et dans le cours successif de leurs vicissitudes, cent peuples divers, cent empires tour à tour abaissés, puissants, conquis, renversés, en ont répété pour la terre les instructives leçons… Et ces leçons aujourd’hui demeurent perdues pour les générations qui ont succédé ! Les désordres des temps passés ont reparu chez les races présentes ! les chefs des nations ont continué de marcher dans des voies de mensonge et de tyrannie ! les peuples de s’égarer dans les ténèbres des superstitions et de l’ignorance !

Eh bien ! ajouta le Génie en se recueillant, puisque l’expérience des races passées reste ensevelie pour les races vivantes, puisque les fautes des aïeux n’ont pas encore instruit leurs descendants, les exemples anciens vont reparaître : la terre va voir se renouveler les scènes imposantes des temps oubliés. De nouvelles révolutions vont agiter les peuples et les empires. Des trônes puissants vont être de nouveau renversés, et des catastrophes terribles rappelleront aux hommes que ce n’est point en vain qu’ils enfreignent les lois de la nature et les préceptes de la sagesse et de la vérité.