Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap22 1

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§. I. Origine de l’idée de Dieu : culte des éléments et des puissances physiques de la nature.


« Ce ne fut qu’après avoir franchi ces obstacles et parcouru déjà une longue carrière dans la nuit de l’histoire, que l’homme, méditant sur sa condition, commença de s’apercevoir qu’il était soumis à des forces supérieures à la sienne et indépendantes de sa volonté. Le soleil l’éclairait, réchauffait ; le feu le brûlait, le tonnerre l’effrayait, l’eau le suffoquait, le vent l’agitait ; tous les êtres exerçaient sur lui une action puissante et irrésistible. Long-temps automate, il subit cette action sans en rechercher la cause ; mais du moment qu’il voulut s’en rendre compte, il tomba dans l’étonnement ; et passant de la surprise d’une première pensée à la rêverie de la curiosité, il forma une série de raisonnements.

« D’abord, considérant l’action des éléments sur lui, il conclut de sa part une idée de faiblesse, d’assujettissement, et de leur part une idée de puissance, de domination ; et cette idée de puissance fut le type primitif et fondamental de toute idée de la divinité.

« Secondement, les êtres naturels, dans leur action, excitaient en lui des sensations de plaisir ou de douleur, de bien ou de mal : par un effet naturel de son organisation, il conçut pour eux de l’amour ou de l’aversion ; il désira ou redouta leur présence : et la crainte ou l’espoir furent le principe de toute idée de religion.

« Ensuite, jugeant de tout par comparaison, et remarquant dans ces êtres un mouvement spontané comme le sien, il supposa à ce mouvement une volonté, une intelligence de l’espèce de la sienne ; et de là, par induction, il fit un nouveau raisonnement. — Ayant éprouvé que certaines pratiques envers ses semblables avaient l’effet de modifier à son gré leurs affections et de diriger leur conduite, il employa ces pratiques avec les êtres puissants de l’univers ; il se dit : « Quand mon semblable, plus fort que moi, veut me faire du mal, je m’abaisse devant lui, et ma prière a l’art de le calmer. Je prierai les êtres puissants qui me frappent ; je supplierai les intelligences des vents, des astres, des eaux, et elles m’entendront ; je les conjurerai de détourner les maux, de me donner les biens dont elles disposent ; je les toucherai par mes larmes, je les fléchirai par mes dons, et je jouirai du bien-être. »

« Et l’homme, simple dans l’enfance de sa raison, parla au soleil, à la lune ; il anima de son esprit et de ses passions les grands agents de la nature ; il crut, par de vains sons, par de vaines pratiques, changer leurs lois inflexibles : erreur funeste ! il pria la pierre de monter, l’eau de s’élever, les montagnes de se transporter, et substituant un monde fantastique au monde véritable, il se constitua des êtres d’opinion, pour l’épouvantail de son esprit et le tourment de sa race.

« Ainsi les idées de Dieu et de religion, à l’égal de toutes les autres, ont pris leur origine dans les objets physiques, et ont été, dans l’entendement de l’homme, le produit de ses sensations, de ses besoins, des circonstances de sa vie et de l’état progressif de ses connaissances.

« Or, de ce que les idées de la divinité eurent pour premiers modèles les êtres physiques, il résulta que la divinité fut d’abord variée et multiple, comme les formes sous lesquelles elle parut agir : chaque être fut une puissance, un génie ; et l’univers pour les premiers hommes fut rempli de dieux innombrables.

« Et de ce que les idées de la divinité eurent pour moteurs les affections du cœur humain, elles subirent un ordre de division calqué sur ses sensations de douleur et de plaisir, d’amour ou de haine ; les puissances de la nature, les dieux, les génies furent partagés en bienfaisants et en malfaisants, en bons et en mauvais ; et de là l’universalité de ces deux caractères dans tous les systèmes de religion.

« Dans le principe, ces idées analogues à la condition de leurs inventeurs, furent long-temps confuses et grossières. Errants dans les bois, obsédés de besoins, dénués de ressources, les hommes sauvages n’avaient pas le loisir de combiner des rapports et des raisonnements : affectés de plus de maux qu’ils n’éprouvaient de jouissances, leur sentiment le plus habituel était la crainte, leur théologie la terreur ; leur culte se bornait à quelques pratiques de salut, et d’offrande à des êtres qu’ils se peignaient féroces et avides comme eux. Dans leur état d’égalité et d’indépendance, nul ne s’établissait médiateur auprès de dieux insubordonnés et pauvres comme lui-même. Nul n’ayant de superflu à donner, il n’existait ni parasite sous le nom de prêtre, ni tribut sous le nom de victime, ni empire sous le nom d’autel ; le dogme et la morale confondus n’étaient que la conservation de soi-même ; et la religion, idée arbitraire, sans influence sur les rapports des hommes entre eux, n’était qu’un vain hommage rendu aux puissances visibles de la nature.

« Telle fut l’origine nécessaire et première de toute idée de la divinité. »

Et l’orateur s’adressant aux nations sauvages :

« Nous vous le demandons, hommes qui n’avez pas reçu d’idées étrangères et factices ; dites-nous si jamais vous vous en êtes formé d’autres ? Et vous, docteurs, nous vous en attestons ; dites-nous si tel n’est pas le témoignage unanime de tous les anciens monuments ?