Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap6

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CHAPITRE VI.



État originel de l’homme.

Dans l’origine, l’homme formé nu de corps et d’esprit, se trouva jeté au hasard sur la terre confuse et sauvage : orphelin délaissé de la puissance inconnue qui l’avait produit, il ne vit point à ses côtés des êtres descendus des cieux pour l’avertir de besoins qu’il ne doit qu’à ses sens, pour l’instruire de devoirs qui naissent uniquement de ses besoins. Semblable aux autres animaux, sans expérience du passé, sans prévoyance de l’avenir, il erra au sein des forêts, guidé seulement et gouverné par les affections de sa nature ; par la douleur de la faim, il fut conduit aux aliments, et il pourvut à sa subsistance ; par les intempéries de l’air, il désira de couvrir son corps, et il se fit des vêtemens ; par l’attrait d’un plaisir puissant, il s’approcha d’un être semblable à lui,et il perpétua son espèce…

Ainsi, les impressions qu’il reçut de chaque objet, éveillant ses facultés, développèrent par degrés son entendement, et commencèrent d’instruire sa profonde ignorance ; ses besoins suscitèrent son industrie, ses périls formèrent son courage ; il apprit à distinguer les plantes utiles des nuisibles, à combattre les éléments, à saisir une proie, à défendre sa vie, et il allégea sa misère.

Ainsi, l’amour de soi, l’aversion de la douleur, le désir du bien-être, furent les mobiles simples et puissants qui retirèrent l’homme de l’état sauvage et barbare où la nature l’avait placé ; et lorsque maintenant sa vie est semée de jouissances, lorsqu’il peut compter chacun de ses jours par quelques douceurs, il a le droit de s’applaudir et de se dire : « C’est moi qui ai produit les biens qui m’environnent, c’est moi qui suis l’artisan de mon bonheur : habitation sûre, vêtements commodes, aliments abondants et sains, campagnes riantes, coteaux fertiles, empires peuplés, tout est mon ouvrage ; sans moi, cette terre livrée au désordre ne serait qu’un marais immonde, qu’une forêt sauvage, qu’un désert hideux. » Oui, homme créateur, reçois mon hommage ! Tu as mesuré l’étendue des cieux, calculé la masse des astres, saisi l’éclair dans les nuages, dompté la mer et les orages, asservi tous les éléments : ah ! comment tant d’élans sublimes se sont-ils mélangés de tant d’égarements ?