Les Russes dans l’Asie centrale - Leurs Conquêtes sur les rives du Syr et de l’Amou-Daria

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Les Russes dans l’Asie centrale - Leurs Conquêtes sur les rives du Syr et de l’Amou-Daria
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 67 (p. 968-998).
LES
RUSSES DANS L'ASIE CENNTRALE
LEURS CONQUETES SUR LES RIVES DU SYR ET DE L'AMOU-DARIA

I. L’Invalide Russe, 1865-66. — II. The Russians in Central Asia, by capitaine Valikhanof, Veniukof and other russian travellers, translated from the russian by John and Robert Michell, 1 vol. in-8o ; London 1865. — III. Proceedings of the Royal Geographical Society of London, vol. X, 1866.


I

Au sud de la Sibérie, par-delà les mers Caspienne et d’Aral, s’étend une immense région désignée sous le nom assez vague d’Asie-centrale, et qui, malgré les progrès de la science géographique, est encore aujourd’hui très incomplètement connue. C’est pour cela peut-être que l’opinion publique, dans notre pays du moins, ne s’est pas beaucoup émue en apprenant que la Russie étendait de jour en jour sa puissance sur ces lointaines contrées. Qu’importe en effet que des hordes nomades, des steppes infécondes reconnaissent la domination de l’empire russe ? De pareilles conquêtes ne sauraient ni enrichir son trésor ni augmenter ses armées ; à force d’accroître démesurément son territoire, la Russie ne fait que s’affaiblir en rompant l’unité de son action, comme nous voyons la vie s’étioler dans un corps qui prend un accroissement anormal. Il y aurait toutefois une dangereuse illusion à trop s’endormir sur ces raisons de sécurité ou d’indifférence ; ce serait méconnaître la vitalité, la puissance d’assimilation dont la Russie a donné de nombreuses preuves ; ce serait surtout montrer une ignorance profonde des ressources et de l’importance de l’Asie centrale au point de vue commercial et politique. Le cabinet de Saint-Pétersbourg, mieux renseigné à ce sujet, avait, dès le règne de Pierre le Grand, fait de ce pays l’objet de sa persévérante ambition ; mais, trop habite pour annoncer à l’avance ses desseins, il les enveloppa d’un secret profond et ne les révéla que quand l’orage sourdement amassé fut près d’éclater.

Dès 1841 cependant, quelques signes précurseurs avaient éveillé l’attention des esprits pénétrans, et un homme d’un jugement sûr, M. E. Thouvenel, depuis ministre des affaires étrangères et mort si prématurément, signalait dans la Revue[1] les projets de la Russie en reprochant aux nations occidentales « de ne pas s’inquiéter assez des graves intérêts de leur avenir, » mis en péril par l’extension de cette puissance. Son appel ne fut pas entendu. L’Angleterre même, qui avait tant de raisons pour ne pas laisser une nation rivale s’établir aux portes de l’Inde, ferma les yeux sur le danger dont sa marine et son commerce paraissaient menacés. Depuis une année seulement, depuis que le gouvernement russe, recueillant le fruit de ses patiens efforts, s’est emparé de villes importantes, de provinces entières, la presse anglaise a commencé de prendre l’alarme, Le public en Angleterre ayant compris que les intérêts britanniques étaient compromis, le jour ne pouvait manquer de se faire bientôt sur cette grave question : une foule de documens recueillis en Russie même par MM. John et Robert Michell ont porté la lumière dans les esprits, et leurs travaux, ainsi que d’autres publications riches en renseignemens non moins authentiques, nous permettent de suivre dans ses moindres détails la marche d’abord embarrassée et obscure, puis victorieuse et rapide de l’empire moscovite.

Quel est ce pays dont la conquête est depuis longtemps poursuivie avec tant d’ardeur par le cabinet de Saint-Pétersbourg ? Le nom d’Asie centrale, Tartarie ou Turkestan, ne désigne pas seulement la steppe située au sud de la Sibérie ; il comprend encore des états riches et peuplés, baignés par deux fleuves, le Syr-Daria et l’Amou-Daria, qui, prenant leur source près des frontières de Chine, traversent la contrée de l’est à l’ouest, et viennent se jeter dans la mer d’Aral après avoir répandu sur tout leur parcours l’abondance et la vie. Ces puissans cours d’eau reçoivent le tribut d’une foule d’affluens que leur envoient les versans du Pamir, vaste plateau qui relie les montagnes du Ciel à l’Himalaya, L’importance d’une semblable situation est facile à comprendre. Dans l’antiquité, le commerce de l’Asie entière se faisait par l’Amou-Daria, qui se prolongeait alors jusqu’à la mer Caspienne. Plus tard, le fleuve s’étant détourné de son lit, et les peuples fanatiques du Turkestan ayant fermé leur pays aux étrangers, il fallut chercher une autre voie pour amener en Occident les richesses de la Chine et de l’Inde. Les vaisseaux remplacèrent les caravanes, et, grâce à sa puissante marine, l’Angleterre réussit à concentrer dans ses mains la plus grande partie du négoce de l’Orient ; mais dès la fin du XVIIe siècle l’empire russe, placé au seuil de l’Europe et de l’Asie, songea sérieusement à devenir le principal entrepôt du commerce des deux continens, et depuis lors cette pensée n’a cessé d’être une des règles constantes de sa politique. Pour cela, il lui faut posséder d’abord le Syr-Daria et l’Amou-Daria, puis faire reprendre au dernier de ces fleuves son ancien cours, afin de le relier au Volga et de former ainsi une voie de communication longue de neuf cents lieues, dont l’une des extrémités toucherait à Saint-Pétersbourg et l’autre à l’Hindou-Kouch. Ce gigantesque dessein ne paraît pas d’une exécution impossible ; on parle de construire un canal qui déverserait les eaux du Syr dans l’Amou-Daria, et formerait de la sorte une masse capable de se frayer un passage vers la mer Caspienne.

Toutefois les obstacles de la nature ne sont pas les seuls ni peut-être les plus grands que la Russie ait à vaincre pour réaliser le rêve de Pierre le Grand. Les trois états ou khanats situés au sud de la steppe des Kirghiz sont habités par des peuples qu’un reste de civilisation, joint au plus fougueux fanatisme musulman, rend capables d’opposer une résistance sérieuse à l’invasion européenne. La Boukharie surtout, qui occupe le cœur même du Turkestan, et qui compte avec orgueil au nombre de ses villes l’ancienne capitale de Timour, la célèbre Samarcande, se distingue par son énergie guerrière et sa supériorité intellectuelle. Traversé par l’Amou-Daria, ce pays jouit encore aujourd’hui d’une certaine prospérité commerciale ; Chinois, Persans, Tartares, Kirghiz, se rendent en foule dans ses bazars, où sont réunis les plus fins tissus de coton, les plus belles étoffes de soie, — en un mot les meilleurs produits de la fabrication turcomane. Plus fameuse encore par son zèle religieux, la ville de Boukhara, que l’on pourrait nommer la Rome de l’islam, étend au loin sa suprématie morale ; son souverain prend le titre d’emour-el-moumenin ou chef des croyans ; ses prêtres ou mollahs sont regardés comme les interprètes les plus éclairés de la foi mahométane, et de tous les points de l’Asie une multitude de fidèles animés d’une piété fervente affluent vers les tombeaux de ses saints. Aussi, bien qu’elle reconnaisse l’autorité spirituelle du sultan de Constantinople, Boukhara ne s’y soumet pas aveuglément, elle reproche même avec amertume à ce prince de s’être laissé corrompre par la pernicieuse influence des Européens. Ces ardentes convictions religieuses sont une force avec laquelle la Russie devra compter ; dès aujourd’hui, pour diminuer l’opposition qu’elle prévoit, elle se déclare en Asie la protectrice de l’islamisme, fonde des mosquées dans la steppe et enseigne le Coran aux Kirghiz ; enfin, loin de se piquer de prosélytisme chrétien, elle fait de la propagande musulmane. Si la moralité d’une telle conduite est au moins douteuse, et si en agissant de la sorte la Russie sert médiocrement les intérêts de la civilisation, qu’elle se vante de représenter en Asie, il faut reconnaître que cette politique n’est pas dépourvue d’habileté, et qu’elle facilite singulièrement l’œuvre de la conquête.

Au sud-ouest de la Boukharie, un pays non moins favorisé de la nature s’étend le long du cours inférieur de l’Amou-Daria et des plages méridionales de l’Aral ; c’est le khanat de Khiva, sorte d’oasis qu’entourent de tous côtés des déserts de sable. On y trouve de grandes villes, des villages populeux, de riantes campagnes auxquelles une irrigation intelligente fait produire de riches récoltes. Le commerce n’y a pas pris moins d’extension que l’agriculture ; outre ses fruits, qui sont recherchés en Perse, en Turquie et jusqu’en Chine, le Khiva exporte une grande quantité d’objets manufacturés. La ville d’Ourdjendj est renommée pour ses tchapani, robes taillées dans une étoffe en laine ou en soie de deux couleurs ; Tach-Haus fabrique d’excellens tissus, et la capitale du khanat, des bronzes élégans. Malheureusement les impôts excessifs qui frappent les produits du sol et ceux de l’industrie découragent l’agriculteur et le commerçant ; la richesse et l’industrie du pays sont taries au profit d’un despotisme avide. D’un autre côté, les déprédations incessantes des nomades qui infestent les déserts environnans apportent de fréquens obstacles à l’échange des marchandises avec les pays voisins, échange déjà grandement entravé par l’insuffisance et la difficulté des communications.

Des relations commerciales et diplomatiques existent depuis plusieurs siècles entre Saint-Pétersbourg et Khiva ; mais ces rapports, interrompus par des hostilités continuelles, avaient créé plus d’inimitié que de sympathie entre les deux gouvernemens, et l’on devait croire que la Russie porterait ses premiers coups de ce côté. Dans l’année 1839 en effet, tandis que lord Auckland envahissait le Caboul, l’empereur Nicolas, qui craignait que l’Angleterre ne marchât de là sur le Turkestan et ne s’emparât de la proie qu’il convoitait, donna l’ordre au général Perowski de diriger une expédition contre Khiva. Les motifs allégués étaient nombreux : le khan avait poussé à la révolte les Kirghiz tributaires du tsar, il avait lancé des bandes de pillards sur les caravanes et réduit en esclavage plusieurs centaines de sujets russes ; mais la considération qui dominait toutes les autres, c’était le désir d’empêcher la Grande-Bretagne de s’établir dans l’Asie centrale. Perowski échoua cependant ; une partie de ses troupes périt dans les déserts qui entourent la mer d’Aral, le reste regagna Orenbourg à grand’peine, et Khiva garda son indépendance.

Instruit par ce revers, le cabinet de Saint-Pétersbourg résolut de diriger ses attaques sur un point plus vulnérable de la Tartarie, le khanat de Kokand, où nous verrons bientôt le succès couronner ses efforts. Cet état, situé au nord-est de la Boukharie et au sud de la grande steppe des Kirghiz, arrosé par les eaux du Syr-Daria, n’était pas d’une possession moins désirable que Khiva. Son vaste territoire doit aux montagnes qui l’abritent, aux rivières qui le sillonnent, une fertilité dont un gouvernement meilleur pourrait tirer de précieuses ressources ; mais des dissensions intestines fomentées sous main par les Russes, des guerres continuelles avec les khanats voisins désolent et appauvrissent le pays. La population n’a rien de l’esprit belliqueux qui caractérise les Boukhares ; quelques centaines d’hommes ont plus d’une fois suffi pour prendre de grandes villes, telles que Tachkend, Kokand, Chemkend, et les habitans, qui tirent leurs principales richesses du commerce de transit entre la Chine et Orenbourg, verraient avec moins de répugnance que les autres indigènes la civilisation européenne s’implanter au milieu d’eux, s’ils pouvaient jouir à ce prix d’une paix moins précaire et développer en sécurité leur industrie.

Enfin, à l’extrémité orientale du Turkestan, se trouve une contrée sur laquelle l’Europe possédait jusqu’ici bien peu d’informations précises. Depuis Marco-Polo et le jésuite Goez, un seul voyageur avait osé s’aventurer dans ces régions inhospitalières : c’est l’infortuné Adolphe Schlagintweit, qui paya de sa vie son audacieuse entreprise. Cet exemple ne découragea pas le zèle des explorateurs, et grâce aux travaux d’un officier russe, M. Valikhanof, nous possédons maintenant de précieuses données sur l’histoire et la situation politique de la Tartarie chinoise. A vrai dire, le choix de l’agent chargé par le gouvernement de Saint-Pétersbourg d’étudier un pays que convoite peut-être déjà sa prévoyante ambition était bien propre à préparer le succès de l’entreprise. M. Valikhanof, fils d’un sultan kirghiz et ne dans la steppe, parlant la langue, connaissant tous les usages des populations de l’Asie centrale, a pu tout observer sans craindre d’être pris pour un émissaire des Européens. Comme la Tartarie orientale est aujourd’hui limitrophe des nouvelles possessions russes, nous ne croyons pas sortir de notre sujet en donnant une rapide esquisse de l’état de cette contrée. Fort pauvre quant aux productions du sol, elle se compose en grande partie de plaines arides et sablonneuses au milieu desquelles s’élèvent plusieurs villes qui, en dépit de l’oppression chinoise, sont encore des centres commerciaux importans. La principale cité, Kachgar, occupe relativement à l’Asie centrale la même position que Kiakhta pour la Sibérie ; Canton et Chang-Haï pour les nations européennes. Des routes assez bien entretenues, sur lesquelles sont échelonnées des urtengs ou stations, relient entre elles les différentes localités ; les voyageurs isolés et les petites caravanes y trouvent des vivres et des fourrages ; enfin des postes télégraphiques y sont établis pour transmettre les nouvelles en cas de guerre ou d’insurrection. Bien que la Tartarie chinoise passe pour appartenir depuis des siècles au Céleste-Empire, il, n’y a guère plus de quatre-vingts ans qu’elle lui a été réellement incorporée ; mais des différences profondes de race, de coutumes et de croyances séparent les deux peuples. Les Turcomans orientaux, sectateurs fougueux de Mahomet, ne se soumettent qu’en frémissant aux disciples de Confucius, et la cour de Pékin n’a jamais pu asseoir solidement sa domination en ce pays. Des rébellions fréquentes rendent par intervalles un pouvoir éphémère aux anciens chefs, les hodjas, soi-disant descendans du prophète ; mais les Chinois ne tardent pas à reprendre les villes insurgées, et ces conflits amènent à leur suite des exécutions sanguinaires, le premier soin du parti victorieux étant toujours de mettre ses ennemis à mort. Au commencement de l’année dernière, une nouvelle révolte éclata dans les villes de Kachgar et d’Yarkend, et il ne paraît pas que jusqu’à ce jour les troupes du Céleste-Empire soient parvenues à y rétablir l’autorité des mandarins. Toutefois les habitans ne se sont dérobés au joug des autorités chinoises que pour passer sous un autre. Chassés de leur pays par l’invasion russe, les Kokandiens ont envahi la Tartarie orientale, que ses divisions intestines ont livrée sans défense à ? cette irruption imprévue.

Tel est le vaste champ de bataille où se joue peut-être à l’heure qu’il est l’avenir de l’Asie, et où les Russes ont accompli depuis quelques années un progrès presque continu ; c’est ce mouvement trop peu observé dont nous nous proposons de présenter au lecteur les phases les plus importantes et les derniers résultats.


II

Fidèle au rôle que lui assigne son heureuse situation entre les deux continens, l’empire moscovite travaille avec un succès inégal, mais avec une suite qu’on ne peut, quoi qu’on fasse, s’empêcher d’admirer, à s’étendre simultanément en Europe et en Asie. La conquête du Caucase, l’annihilation graduelle de la Turquie, montrent que la politique de Pierre le Grand survit dans ses successeurs. Moins entravée au Turkestan, la marche de la Russie a été plus rapide et plus sûre. Elle a commencé par reculer les limites de son territoire du nord au sud du désert qui sépare la Sibérie de l’Iaxarte, incorporant ainsi à ses états trois millions de Kirghiz sur lesquels sa domination avait été jusqu’alors purement nominale ; mais un gouvernement régulier ne pouvait, disait-elle, avoir pour frontières une steppe habitée par des tribus errantes ; il lui fallait avancer dans l’intérêt même de l’ordre et de la civilisation. Trois forteresses furent érigées en 1848, celles de Karabutak et d’Oural sur la rivière Irghiz, et celle d’Orenbourg sur le Turgaï ; ces importans ouvrages avaient une double destination : ils devaient permettre d’exercer une surveillance efficace sur les hordes nomades, et ils formaient les anneaux d’une chaîne qui rattacherait plus tard les anciennes limites russes à la ligne toujours convoitée du Syr-Daria. En effet, la même année vit s’élever à l’embouchure de l’Aralsk le fort auquel on a donné le même nom. Si spécieux que fût le motif mis en avant pour justifier ces envahissemens, il ne pouvait cependant tromper personne. Il était aisé de comprendre que l’occupation de la vallée de l’Iaxarte parût au gouvernement de Saint-Pétersbourg une mesure nécessaire pour affermir et développer sa prépondérance dans l’Asie centrale ; mais le sud de la grande steppe ne formait pas une frontière plus facile à défendre que le nord, et quant aux intérêts de l’ordre, du commerce, de l’humanité, c’est un manteau dont l’ambition ne manque jamais de se couvrir.

L’oppression que les Ozbegs[2] du Kokand exerçaient à cette époque sur les Kirghiz riverains du Syr-Daria fournit à l’intervention russe un prétexte opportun. Ils avaient construit le long du fleuve une ligne de forteresses d’où ils rançonnaient les caravanes et prélevaient sur la population agricole des impôts exorbitans. Au mépris des lois musulmanes, qui fixent à un quarantième la taxe sur les bestiaux, ils soumettaient chaque kibitka ou tente à une redevance annuelle de six moutons ; en outre ils s’emparaient du tiers des récoltes, imposaient aux habitans de fréquentes corvées, et, en cas de guerre ou d’incursion, les obligeaient à un service indéfini dans les armées du khan. Ces exactions, accompagnées de violences odieuses, causaient une irritation profonde. Un grand nombre de Kirghiz abandonnèrent leurs champs et se dispersèrent dans les steppes, où ils reprirent la vie nomade. D’autres cherchèrent du secours auprès des Khiviens, qui, jaloux de l’extension du Kokand, avaient établi plusieurs forts sur la rive gauche du Kuvan-Daria, l’un des principaux affluens méridionaux de l’Iaxarte ; mais ils reconnurent bientôt qu’ils avaient trouvé là un oppresseur au lieu d’un allié. En proie à deux maîtres également avides, le pays eut alors plus à souffrir que jamais : aussi la Russie, quand elle apparut, fut-elle regardée comme une libératrice. Les deux khanats ne pouvaient cependant manquer de prendre l’alarme en voyant une puissance rivale et redoutable s’établir à l’embouchure du Syr-Daria. Sans en venir à une guerre déclarée, ils harcelèrent les troupes russes par de continuelles escarmouches, en même temps qu’ils accablaient les Kirghiz de nouvelles vexations pour les punir d’avoir prêté leur concours aux Européens. Ces incursions ne furent d’abord que faiblement repoussées, la garnison d’Aralsk n’étant pas assez nombreuse pour songer à prendre l’offensive. En effet, bien qu’elle se reliât au gouvernement d’Orenbourg par les forteresses récemment construites dans la steppe, la difficulté des communications : l’empêchait de recevoir des renforts suffisans pour réprimer l’audace des ennemis. Au sud de l’Irghiz et à l’est de la mer d’Aral, c’est-à-dire sur la route même que les détachemens devaient suivre pour se rendre aux rives du Syr-Daria, s’étend le Karakoum, aride désert dont le sol, tantôt couvert d’une couche saline, tantôt formé de sables noirs et friables que parsèment d’innombrables monticules, présente de grands obstacles aux caravanes. Cependant, comme toutes les marchandises transportées en Europe doivent prendre cette route, des puits ont été creusés de distance en distance dans la partie la plus praticable de la steppe, et de petits convois peuvent y trouver les ravitaillemens nécessaires.

Malgré leur inaction apparente, les Russes faisaient de vastes préparatifs ; des approvisionnemens considérables se concentraient à Orenbourg, et la mer d’Aral recevait trois bâtimens à voiles, bientôt suivis de deux steamers en fer qu’il fallut envoyer pièce a pièce de la Suède, où ils avaient été fabriqués, à Saint-Pétersbourg, puis à Samara et enfin au fort d’Aralsk. Ce n’était pas tout d’avoir transporté au prix de peines infinies ces navires à l’embouchure du Syr-Daria ; l’absence de combustible présentait pour la navigation à vapeur des difficultés qui auraient paru insurmontables à une volonté moins persévérante que celle de l’empereur Nicolas. On fit venir des rives du Don d’énormes quantités d’anthracite qui, rendu sur place, ne coûtait pas moins de 300 francs la tonne. Enfin, au mois de mai 1852, toutes les mesures étant prises et les arméniens complétés, le général Perowski résolut de mettre à exécution le projet depuis longtemps conçu d’établir une ligne de forteresses le long du Syr-Daria. Ce n’était point là, disait-il, agrandir le territoire de l’empire, car les Kirghiz, sujets du tsar, campaient déjà sur la rive droite du fleuve. Il n’est pas douteux néanmoins que la marche des troupes européennes ne dût être considérée par les Ozbegs du Kokand comme une invasion ; les Khiviens eux-mêmes, quoique moins directement menacés, sentaient le danger de ce voisinage. « C’en est fait de nous, s’écriaient-ils, si les Russes boivent les eaux du Syr-Daria ! »

Le principal fort turcoman, Ak-Mesdjed, était situé à cent lieues environ d’Aralsk ; une division de cinq cents hommes, commandés par un officier aussi habile que brave, fut envoyée pour reconnaître la place et intimer aux Kokandiens l’ordre d’abandonner une position qu’ils avaient injustement enlevée aux Kirghiz. Averti de l’approche des Russes, l’ennemi avait détruit les digues du fleuve pour inonder la campagne aux environs de la forteresse. Cet obstacle ne déconcerta pas les troupes : plongées dans l’eau jusqu’à la ceinture, elles arrivèrent devant Ak-Mesdjed, dont elles renversèrent les ouvrages avancés sans rencontrer de résistance sérieuse. Il leur fallut pourtant se retirer après ce premier avantage ; les Kokandiens, qui attendaient du renfort, refusaient de se rendre, et l’on n’avait ni pièces de gros calibre ni échelles pour tenter l’assaut. Après avoir rasé trois forts de moindre importance construits sur le cours inférieur du fleuve, les Russes regagnèrent Aralsk, plus confians que jamais dans le succès définitif de leur entreprise.

L’année suivante, le général Perowski envoya d’Orenbourg par détachemens successifs un corps expéditionnaire considérable avec douze pièces de canon, deux mille chevaux et un nombre égal de chameaux et de bœufs chargés des approvisionnemens nécessaires pour la traversée du Karakoum. Afin que rien ne vînt troubler la marche des troupes, ordre avait été donné aux sultans nomades de balayer la steppe et d’en éloigner toutes les bandes de maraudeurs. Les Kirghiz eux-mêmes devaient éviter de camper. le long de la route pour ne pas diminuer les ressources déjà si précaires qu’offrent les rares herbages de ces plaines de sable et de sel. Malgré la chaleur et la fatigue, auxquelles se joignirent les tournions de la soif, les Russes arrivèrent sans trop de pertes à Aralsk, d’où ils furent dirigés vers la fin de juin sur Ak-Mesdjed. Les Kokandiens de leur côté avaient mis le temps à profit pour se fortifier ; le rempart extérieur, qui aurait facilité l’approche des assaillans, avait été démoli ; un fossé large et profond entourait la citadelle ; les murs, construits en terre, offraient aux boulets une couche molle, épaisse de 7 mètres, dans laquelle ils s’enfonçaient sans causer aucun mal, et leur hauteur ne permettait pas de tenter l’escalade avant d’avoir pratiqué une brèche. Il fallut donc faire en règle le siège de la place ; Toutefois le général Perowski essaya d’intimider les Ozbegs par de formidables décharges d’artillerie, puis il leur envoya un message pour les sommer de capituler. « Ak-Mesdjed est déjà en mon pouvoir, leur disait-il, quoique vous l’occupiez encore. Nous ne sommes pas venus ici pour une semaine ou seulement une année, mais pour y demeurer toujours. Si vous tenez à la vie, rendez-vous ; si vous aimez mieux succomber dans une lutte inutile, vous en êtes les maîtres. Sachez seulement que je ne veux pas vous offrir le combat en rase campagne, mais que je vous écraserai sous les boulets jusqu’à ce que vous ouvriez vos portes. »

Ces paroles, dans lesquelles la menace et un ton de confiance absolue pouvaient bien dissimuler un certain fonds d’inquiétude, restèrent sans effet sur les Kokandiens ; en abandonnant Ak-Mesdjed, ils renonçaient à la domination du Syr-Daria et ouvraient l’Asie centrale aux Européens. Ils répondirent qu’ils combattraient les ennemis de leur indépendance aussi longtemps qu’il leur resterait une lance ou un fusil. Le bombardement recommença donc avec une nouvelle fureur ; les Russes traversèrent au moyen d’une sape couverte le fossé qui entourait la citadelle et creusèrent une mine sous la principale tour, qu’ils firent sauter le 27 juillet. En s’écroulant, la massive construction d’argile remplit l’air de tourbillons d’une poussière suffocante ; des cris de douleur et d’effroi retentirent dans la forteresse ; ils étaient poussés par les femmes et les enfans des assiégés, qui voyaient avec désespoir tomber les remparts qu’ils avaient crus imprenables. Une brèche large de 20 mètres ouvrait aux Russes l’accès de la place ; mais les Kokandiens s’y étaient déjà précipités pour leur disputer le passage : la garnison, bien qu’elle eût perdu son chef, combattit avec un grand courage ; sur trois cents hommes qui la composaient, deux cent trente périrent en défendant le terrain pied à pied. Une quantité considérable d’armes et de munitions tomba entre les mains des vainqueurs, qui, en mémoire de ce succès, donnèrent à la forteresse le nom de Perowski.

La prise d’Ak-Mesdjed portait un coup fatal à la puissance du Kokand, et l’on devait s’attendre à le voir tenter les plus énergiques efforts pour recouvrer cette place. Aussi les Russes, loin de pousser plus avant leurs conquêtes, employèrent les mois suivans à s’affermir dans les positions qu’ils occupaient le long du Syr-Daria. Deux forts établis, l’un sur le delta formé par la petite rivière Casala, l’autre à Karmakchi, relièrent Aralsk à la citadelle Perowski, dans laquelle on eut soin de laisser mille hommes avec des vivres et des fourrages pour plus d’une année, car l’hiver approchait, et les ravitaillemens allaient devenir impossibles. Ces précautions n’étaient pas superflues. Vers le milieu de décembre, douze ou quinze mille Kokandiens, munis de soixante-dix bouches à feu, vinrent attaquer les Russes. Ceux-ci, comprenant combien leur prestige, serait affaibli, s’ils laissaient investir la place et subissaient un long siège, se hasardèrent à faire une sortie contre des assaillans dix fois supérieurs en nombre. Cette audacieuse tentative faillit leur être fatale ; entourés de toutes parts, ils allaient succomber quand une heureuse diversion jeta le désordre parmi les ennemis, qui s’enfuirent en laissant sur le champ de bataille un grand nombre de morts et de blessés.

Cependant les Kirghiz, qui s’étaient comportés d’abord en alliés fidèles des Européens, commençaient à regretter d’avoir prêté leur concours aux ennemis de la nationalité turcomane. Un chef audacieux, Iset Kutebar, sut réveiller leur patriotisme et fomenter parmi eux les mécontentemens. Il parcourut les tentes des nomades, fit rougir les chefs en comparant leur conduite actuelle aux exploits de leurs ancêtres, enflamma l’ardeur belliqueuse des jeunes gens. « N’avons-nous pas, leur disait-il, des chevaux et des armes ? Ne sommes-nous pas aussi nombreux que les sables du désert ? Tournez-vous à l’orient, à l’occident, au nord et au midi : partout vous trouverez des Kirghiz ; pourquoi nous soumettrions-nous à une poignée d’étrangers ? » La fougueuse éloquence de Kutebar devait trouver de l’écho chez des hommes qui, dès leur enfance, n’entendent parler que de combats et de pillages, qui, même en temps de paix, nourrissent exclusivement leur imagination de récits guerriers. Une foule de partisans résolus ne tardèrent pas à se réunir autour du chef, et les Russes s’aperçurent qu’ils avaient devant eux un dangereux ennemi. Nulle caravane ne pouvait traverser le désert sans être assaillie, le ravitaillement des forteresses devenait presque impossible ; de toutes parts la défiance et la haine enfermaient les Européens dans un cercle chaque jour plus étroit. Le général Perowski, s’inspirant de la fameuse maxime « diviser pour régner, » résolut de se servir des Kirghiz eux-mêmes pour dompter les rebelles et avoir raison de ce redoutable soulèvement. Ses présens et ses promesses obtinrent l’alliance d’un sultan nomade nommé Araslan, qui, avec neuf cents hommes de sa tribu soutenus par un corps de cosaques, prit l’engagement de lui livrer la tête du chef de la révolte ; mais Iset Kutebar n’était pas facile à surprendre. Prompt comme l’éclair, il tomba le premier sur ceux qui avaient cru tromper sa vigilance. Ses partisans, rassemblés au milieu de la nuit, reçurent la bénédiction d’un mollah fanatique, et, sûrs des Récompenses célestes s’ils succombaient dans la guerre sainte entreprise contre les infidèles, ils se glissèrent dans l’ombre par différens chemins jusqu’aux tentes d’Araslan. L’attaque des Kirghiz est toujours un véritable coup de main. Ils se partagent en plusieurs troupes et se précipitent une ou deux fois, rarement davantage, sur l’ennemi déconcerté dont ils veulent faire leur proie. Un proverbe national dit : « Essayez deux fois, tournez bride la troisième. » Il faut beaucoup de résolution et de fermeté pour tenir contre une charge aussi brusque ; les hommes d’Araslan prirent la fuite, et lui-même fut tué avec plusieurs chefs ; quant aux cosaques, ébranlés comme les autres, ils finirent par lâcher pied, et, chargés de leurs morts et de leurs blessés, ils eurent grand’peine à regagner la forteresse russe.

Ce succès accrut encore l’audace de Kutebar. Ses déprédations se multiplièrent à tel point que le général russe crut devoir dégarnir ses principales places et mettre une armée en campagne pour réduire cet aventurier. De nombreux détachemens de Cosaques et de Baskirs, des bataillons d’infanterie, des pièces de canon partirent d’Orsk, d’Orenbourg, d’Ouralsk, avec ordre de cerner la bande des pillards et d’en faire prompte justice. Ce déploiement de forces fut cependant inutile ; en vain les officiers avaient observé le plus rigoureux secret, on eût dit que le vent de la steppe se chargeait de porter à Kutebar la nouvelle de toutes les mesures prises contre lui. Quand les Russes arrivèrent à l’endroit où la veille encore s’élevaient les tentes des rebelles, ils ne trouvèrent plus que des feux éteints ; les Kirghiz, habitués à braver la fatigue et les privations, avaient fui vers les steppes inaccessibles de l’Oust-Ourt.

Il serait trop long de raconter en détail les exploits de ce Schamyl du désert ; pendant cinq ans, il continua ses ravages, coupant les communications, isolant les Européens dans leurs forteresses, et déjouant tous les efforts qu’ils faisaient pour s’emparer de sa personne. Convaincu à la un que la violence était inutile contre un ennemi insaisissable, le gouverneur changea de tactique. Il fit à Kutebar et aux chefs kirghiz réunis sous ses ordres des propositions flatteuses, promit une amnistie générale aux rebelles, et obtint par la diplomatie ce que la guerre n’avait pu accomplir. Iset Kutebar fit sa soumission vers le milieu de l’année 1858.

Le soulèvement de la steppe n’avait pourtant point empêché la fondation du fort Vernoé, construit en 1854 entre la rivière Ili et les monts Alatau. D’excellentes conditions de sol et de climat favorisèrent le rapide essor de cet établissement moitié agricole, moitié militaire, qui, situé sur les confins des possessions russes, devait leur servir de rempart. Quatre ou cinq mille colons s’y fixèrent tout d’abord, et depuis quelques années le nombre s’en est beaucoup accru, car les deux grandes routes commerciales de Kokand à Kouldja et de Kachgar à Semipolatinsk se croisent à Vernoé, où elles amènent une foule considérable de marchands. Aux environs du fort s’étendent le long du lac Issi-Koul les campemens des Kara-Kirghiz ; mais ni cette tribu, dont les territoires de chasse sont limitrophes des provinces kokandiennes, ni les nomades de la Grande-Horde ne firent d’opposition sérieuse aux Européens dans cette contrée lointaine et presque inconnue. Ils parurent au contraire comprendre et apprécier les bienfaits de la civilisation que leur apportaient les étrangers. « Je gouverne mon peuple, disait un de leurs sultans au voyageur russe Veniukof, d’après la volonté du tsar blanc. — Que le ciel le protège ! — Une pièce de bois, comme vous le savez, est d’abord un bloc informe, mais, sous la main d’un ouvrier habile, elle devient un meuble précieux. Mon peuple et moi nous sommes le bloc, l’officier du tsar est l’ouvrier sans lequel nous resterions à jamais l’inutile morceau de bois. » Le cabinet de Saint-Pétersbourg, qui ne néglige jamais rien pour être exactement informé de l’état réel des peuplades subjuguées et pour connaître les meilleurs moyens de tirer tout le parti possible de ses envahissemens, envoya dans la région située au-delà du fleuve Ili des fonctionnaires intelligens et dévoués qui dressèrent la carte de ce district, en étudièrent les ressources, se rendirent un compte exact des tendances et de l’esprit des habitans. D’année en année, les frontières de la colonie reculèrent et finirent par atteindre à l’est les montagnes du Ciel, d’où les Russes jettent aujourd’hui des regards de convoitise sur la Tartarie chinoise. Le dernier traité conclu à Pékin leur confère le droit d’établir une factorerie dans Kachgar et d’y avoir un consul. La clause, il est vrai, n’a pas encore été mise à exécution ; mais le gouvernement moscovite ne cache pas que cette ville est le but, la limite de son ambition commerciale dans le Turkestan, et comme de semblables déclarations sont presque toujours de sa part un prélude d’hostilités prochaines et de conquêtes nouvelles, il est facile de conclure qu’il ne trouvera les intérêts de ses négocians suffisamment protégés que le jour où il possédera le pays tout entier.

Différentes circonstances avaient, pendant cet intervalle, ralenti la lutte engagée sur les bords de l’Iaxarte. L’émir de Boukhara, Mozaffar, voyant les difficultés que suscitait au Kokand l’invasion européenne, encouragé d’ailleurs par les Russes dans ses desseins belliqueux, avait envahi le khanat rival, dont il espérait annexer les riches provinces à son territoire. L’état du pays favorisait ses projets, plusieurs compétiteurs se disputaient la couronne et s’arradiaient successivement un pouvoir éphémère. Au retour d’une expédition contre le fort Perowski, l’un d’eux, nommé Khudayar, trouva les portes de sa capitale fermées ; pendant qu’il combattait à la frontière, un de ses rivaux avait été élevé « sur le feutre blanc, » cérémonie d’origine fort ancienne qui présente une grande analogie, avec la coutume pratiquée chez les Germains de porter sur le pavois les chefs nouvellement élus. L’usurpateur avait su gagner à sa cause les chefs les plus influens. Une armée affaiblie par une longue marche, démoralisée par les échecs qu’elle venait d’essuyer en combattant les Russes, ne pouvait songer à lui disputer la capitale. Résolu cependant à tirer vengeance des rebelles, Khudayar s’enfuit dans le khanat de Boukhara, et implora la protection de l’émir. Mozaffar, qui n’attendait qu’une occasion de s’immiscer dans les affaires du Kokand, accueillit sa demande avec empressement ; il réunit en toute hâte ses forces disponibles et prit en personne le commandement de l’armée, annonçant hautement l’intention de ne rentrer dans ses états qu’après avoir soumis tout le pays jusqu’aux frontières de la Chine.

Il tint parole. En vain les habitans, stimulés par la haine traditionnelle que leur inspiraient les Boukhares, opposèrent une résistance acharnée ; en vain les ulémas déclarèrent kafir (infidèle) l’envahisseur de leur patrie et prêchèrent contre lui la guerre sainte ; en vain les femmes elles-mêmes combattirent sur les remparts avec un courage héroïque : la marche de Mozaffar ne fut qu’une suite de triomphes. Kokand l’enchanteresse, Tachkend, Khodjend tombèrent l’une après l’autre en son pouvoir. Maître du pays, le vainqueur le partagea en deux provinces, donna l’une à son protégé Khudayar, et mit à la tête de l’autre un enfant dont il se déclara le tuteur. Par ce moyen, il se réservait de fait une autorité qu’il n’osait ouvertement exercer, dans la crainte d’exaspérer la population et de la pousser à une lutte désespérée. Cette modération calculée n’empêchait personne de voir en lui le véritable souverain du Kokand ; Samarcande et Boukhara firent éclater des transports de joie, et le retour de l’émir fut célébré par des fêtes magnifiques, dans lesquelles le riz, le mouton, le suif et le thé furent distribués à la foule avec une prodigalité fabuleuse. Dans l’enivrement de son orgueil, le peuple saluait en Mozaffar un nouveau Timour, appelé à réduire sous sa domination la Chine, la Perse, le Caboul, l’Inde et l’Europe ; il voyait déjà le monde partagé entre leur prince et le sultan de Constantinople. L’émir ne prévoyait pas alors dans quels embarras ses victoires allaient le plonger, et combien le protectorat qu’il assumait lui coûterait cher. En abaissant le Kokand au rôle de province tributaire, il s’était obligé par le fait à le défendre contre l’invasion étrangère, et il avançait ainsi l’heure qui devait le mettre aux prises avec de nouveaux et plus redoutables ennemis.

Le gouvernement de Saint-Pétersbourg, spectateur intéressé de la guerre qui divisait les deux khanats, n’avait pu pour le moment en profiter. La guerre de Crimée occupait toutes les forces de l’empire, et nul doute que l’Angleterre, qui voyait avec déplaisir les progrès du général Perowski, île l’eût alors facilement refoulé au milieu des steppes des Kirghiz, si elle avait envoyé des Indes un corps de troupes pour soutenir le Kokand. L’influence de la Russie dans l’Asie centrale eût été peut-être à jamais ruinée, et l’abaissement de la puissance moscovite n’aurait servi qu’à favoriser les intérêts de la Grande-Bretagne ; mais le cabinet de Saint-James comprit qu’en cédant à la tentation de se délivrer d’une rivalité dangereuse pour l’empire des Indes, il pourrait compromettre des intérêts plus graves, et il garda en Tartarie une stricte neutralité.

Pendant ce temps, le général Perowski, déployant une activité sans trêve, disposait d’une façon si habile les troupes laissées sous ses ordres que non-seulement il se maintenait dans la citadelle d’Ak-Mesdjed, mais encore s’emparait du fort d’Hodja-Nias, d’où les Khiviens, alliés du Kokand, harcelaient les détachemens russes. Le gouverneur s’occupa aussi d’échelonner ses positions de manière à se créer une base solide pour les opérations ultérieures qu’il méditait, car les agrandissemens qu’il avait réalisés lui apportaient peu d’avantages réels. Le Syr-Daria, alimenté près de sa source par une multitude d’affluens, arrose un pays dont la végétation luxuriante n’a d’égale que celle des plus fertiles vallées de l’Inde ; mais, après avoir traversé de riches cultures, il entre, au-dessous de la ville de Turkestan, dans une steppe saline, et à partir de ce point tout prend un autre aspect. Depuis les frontières du Kokand jusqu’à la mer d’Aral, ses bords deviennent nus et stériles ; tantôt profondément encaissé, il n’est séparé du désert que par une étroite bande de jungles, tantôt sortant au contraire de son lit, il inonde les campagnes environnantes, et forme des lagunes de roseaux, des marais infranchissables, qui s’étendent sur la plaine à une distance de plusieurs centaines de milles. Dans les endroits seulement où la rive plus élevée ne laisse déborder le fleuve qu’au moment des hautes eaux, les Kirghiz s’adonnent à l’agriculture, et l’on prétend que le sol, enrichi par les dépôts d’alluvion, donnerait des moissons abondantes, s’il était confié à de meilleures mains ; mais les indigènes se contentent de lui faire produire les chétives récoltes de millet et d’avoine qui suffisent à leur consommation. Les approvisionnemens devaient donc être amenés de très loin aux forteresses moscovites, qui, placées au milieu d’une contrée inhospitalière, isolées les unes des autres par la steppe, ne pouvaient ni contenir les hordes avides de pillage, ni protéger les Kirghiz sujets ou alliés.

Confinée ainsi dans des régions ingrates, la Russie ambitionnait naturellement les riches et belles terres comprises entre la citadelle Perowski et la colonie de Vernoé. Aussitôt qu’elle eut réparé les pertes que lui avaient causées la guerre de Crimée, elle se mit à l’œuvre pour atteindre l’objet de son ambition. Une ligne de forteresses construites par le Kokand pour défendre ses frontières contre les incursions des maraudeurs s’étendait le long des chaînes Karatau et Boroldaï, dans une situation si favorable, qu’il eût fallu, pour ne pas s’en emparer, une modération dont le gouvernement de Saint-Pétersbourg use peu d’ordinaire. Toutes ces places fortes tombèrent l’une après l’autre au pouvoir des Russes, mais cette position ne les satisfaisait point encore ; elle ne leur fournissait pas une quantité suffisante de vivres et de fourrages, elle se trouvait trop près du désert et ne facilitait pas assez les communications. Mettant donc de côté tout scrupule, ils s’avancèrent le long du Syr-Daria jusqu’à la ville de Turkestan, qui formait à l’ouest le principal boulevard des Kokandiens. Cette place, que les souvenirs religieux qui s’y rattachent aussi bien que sa position rendaient fort importante aux yeux des habitans, fut prise vers le commencement de 1864. Chemkend ne tarda pas à subir le même sort : située dans l’intérieur du pays, à trente lieues environ de la frontière, elle avait été fortifiée par les indigènes, qui de là dirigeaient de continuelles escarmouches sur les avant-postes européens. En repoussant une de ces attaques, les Russes furent amenés jusque dans la ville, dont ils n’avaient pas d’abord, s’il faut les croire, l’intention de s’emparer. Quoi qu’il en soit, cette nouvelle conquête leur ouvrait un des plus riches districts du Kokand, et le journal officiel de l’empire, l’Invalide, dissimulait assez mal sa joie de voir les troupes établies dans une province qui est « le grenier de toute la contrée entre le Tchou et le Syr-Daria. »

Ainsi, après avoir patiemment préparé ses voies, s’être solidement assise à l’est et à l’ouest dans des pays faciles à conquérir, la Russie, démasquant ses projets, cherchait à unir ses deux lignes stratégiques par l’annexion d’une partie des états ozbegs. Elle devait de ce côté s’attendre à une longue lutte, car elle allait se trouver aux prises avec des nations vivaces ; mais, s’appuyant à droite sur les citadelles de l’Iaxarte et à gauche sur celle de Vernoé, elle étreignait les khanats avec une force irrésistible. La nouvelle de l’invasion du Kokand avait causé en Angleterre une émotion très vive, l’indépendance de l’Asie centrale étant regardée, non sans raison, comme l’indispensable garantie de la sécurité des possessions britanniques dans les Indes. Une circulaire du prince Gortchakof vint calmer ces craintes ; le ministre alléguait pour excuse « l’impérieuse nécessité, » qui avait contraint la Russie à "étendre son territoire, contrairement à la volonté de l’empereur, et il déclarait que l’empire des tsars dans l’Asie centrale avait désormais atteint ses dernières limites. Cette curieuse note diplomatique, destinée comme tant d’autres à être bientôt démentie par les faits, a eu chez nos voisins d’outre-Manche trop de retentissement pour que nous n’en citions pas quelque chose :


« La ligne primitive de nos frontières le long du Syr-Daria jusqu’au fort Perowski d’un côté, et de l’autre jusqu’au lac Issi-Koul avait l’inconvénient d’être presque à la limite du désert. Elle était interrompue sur un immense espace entre les deux points extrêmes ; elle n’offrait pas assez de ressources à nos troupes et laissait en dehors des tribus sans cohésion avec lesquelles nulle stabilité n’était possible.

« Malgré notre répugnance à donner à nos frontières une plus grande étendue, ces motifs ont été assez puissans pour déterminer le gouvernement impérial à établir la continuité de cette ligne avec le lac Issi-Koul et le Syr-Daria, en fortifiant la ville de Chemkend, récemment occupée par nous.

« En adoptant cette ligne, nous obtenons un double résultat ; d’un côté, la contrée qu’elle embrasse est fertile, boisée, arrosée par de nombreux cours d’eau ; elle est habitée en partie par des tribus kirghiz qui ont déjà reconnu notre domination ; elle offre donc des élémens favorables à la colonisation et à l’approvisionnement de nos garnisons. De l’autre, elle nous donne pour voisins immédiats les populations fixes, agricoles et commerçantes du Kokand.

« Nous nous trouvons en face d’un milieu social plus solide, plus compacte, moins mobile, mieux organisé, et cette considération marque avec une précision géographique la limite où l’intérêt et la raison nous prescrivent d’arriver et nous commandent de nous arrêter, parce que d’une part toute extension ultérieure de notre domination, rencontrant désormais non plus des milieux inconstans comme les tribus nomades, mais des états plus régulièrement constitués, exigerait des efforts considérables, et nous entraînerait, d’annexion en annexion, dans des complications infinies, et que d’autre part, ayant désormais pour voisins de pareils états, malgré leur civilisation arriérée et l’instabilité de leur condition politique, nous pouvons néanmoins assurer que des relations régulières se substitueront an jour, pour l’avantage commun, aux désordres permanens qui ont paralysé jusqu’ici l’essor de ces contrées. »


Ce manifeste était à peine expédié aux cours étrangères que la lutte se ranimait plus violente et plus décisive dans la vallée du Syr-Daria. La Russie rejeta sur les Kokandiens la reprise des hostilités, et il paraît vraisemblable en effet qu’exaspérés par la perte de Turkestan et de Chemkend, ils réunirent tous leurs efforts pour repousser les envahisseurs. Une grande victoire remportée par eux vers la fin de 1864 leur donna un moment l’espoir de rentrer en possession des villes qu’ils avaient perdues ; mais cet avantage passager ne tarda pas à être suivi de nouveaux revers. Les Boukhares, ayant pénétré dans le pays sous la conduite de leur émir, s’étaient emparés de Khodjend et de plusieurs autres places. Les Russes, impatiens de venger l’affront infligé à leur drapeau, profitèrent de cette diversion pour reprendre l’offensive ; le 9 mai, ils attaquèrent aux environs de Tachkend les troupes kokandiennes, que commandait Alim-Kul, régent du royaume pendant la minorité du sultan. Les Européens obtinrent cette fois un triomphe éclatant ; le chef ennemi fut tué dans le combat, et il semblait que le général Tchernaïef, qui avait succédé à Perowski, n’eût plus qu’à marcher sur la ville. Cinq semaines se passèrent néanmoins avant qu’elle fût attaquée. Les Russes se flattaient de l’espoir que la population, composée en partie de marchands qui avaient avec Orenbourg des relations fréquentes, se jetterait d’elle-même dans leurs bras ; mais les Tachkendiens étaient de trop fervens disciples de Mahomet pour se soumettre volontairement à des infidèles. Ils aimèrent mieux invoquer l’assistance du chef des croyans, l’émir de Boukhara, qui se trouvait encore à Khodjend. Averti de leur intention, le général Tchernaïef cerna la place, et commença le bombardement dans la nuit du 15 juin 1865.

Le sort du Kokand était désormais fixé ; en vain la Russie déclara que l’occupation de Tachkend serait provisoire : cette conquête, qui plaçait entre ses mains les principales lignes de communication de l’Asie centrale, qui livrait à sa merci le commerce de Khiva et de Boukhara, ne devait pas être aisément abandonnée. Cependant le gouverneur-général d’Orenbourg y établit une municipalité indigène et ne comprit pas d’abord le district dans la province de Turkestan, qui, vers la même époque, fut organisée par un décret impérial. Le nom donné aux nouvelles possessions de l’empire semblait toutefois présager encore des agrandissemens ultérieurs ; le Morning-Post critiqua vivement l’ambiguïté d’une dénomination qui s’appliquait aussi bien à l’Asie centrale tout entière qu’à la région située entre la mer d’Aral et l’Issi-Koul, la steppe Kirghiz et le Syr-Daria. À ces plaintes, le Journal de Saint-Pétersbourg répondit que le gouvernement avait en cela suivi l’usage des pays orientaux, qui veut que la principale ville d’une province impose son nom à tout le territoire. Or, comme Turkestan était la place la plus considérable des districts annexés, la Russie n’ayant pas l’intention de garder Tachkend, le terme employé pour désigner ses récentes acquisitions ne devait nullement éveiller la défiance de l’Angleterre.

Ces déclarations réitérées n’empêchèrent pas Tchernaïef de porter en Boukharie la guerre, qui semblait presque terminée au nord. L’émir Mozaffar, après s’être fait attribuer la tutelle du jeune prince de Kokand, avait pris en main la cause de la nationalité ozbeg, et, réunissant une armée nombreuse, sommait les Russes de rendre Tachkend. Instruit par l’expérience, il n’osa toutefois franchir le Syr-Daria pour se mesurer avec ses ennemis ; mais le général moscovite, « qui cherchait aventure, » s’avisa d’une idée assez étrange : il envoyait à Boukhara quatre agens chargés à la fois de régler les questions en litige et, selon l’Invalide, « de déjouer les intrigues de certains émissaires européens arrivés récemment dans la capitale du khanat pour soumettre à l’émir des propositions préjudiciables aux intérêts russes. » Soit que la Grande-Bretagne eût secrètement cherché à nouer des relations avec les états ozbegs pour entraver les progrès de la puissance rivale, soit que Tchernaïef eût, comme l’insinue la presse anglaise, trouvé ce prétexte commode pour intervenir dans les affaires de Boukhara, il arriva ce que l’on devait prévoir. Mozaffar, fougueux défenseur de l’islamisme et de l’indépendance turcomane, nourrissait contre les Russes une haine profonde ; il refusa d’entendre les envoyés et donna l’ordre de les jeter en prison. Le général ne pouvait laisser impunie l’offense faite à la Russie dans la personne de ses agens ; le 30 janvier 1866, il franchit l’Iaxarte à la tête de quatorze compagnies d’infanterie, de six escadrons de cosaques et de seize pièces de canon, avec l’intention avouée de marcher sur Boukhara et de contraindre l’émir à mettre ses officiers en liberté. Cette force était insuffisante pour tenter une attaque sérieuse ; arrivés à vingt-cinq milles de Samarcande, les troupes se trouvèrent au milieu d’un désert infranchissable et se virent forcées de battre en retraite.

L’échec des Russes eut naturellement pour effet d’enhardir les Boukhares ; des collisions répétées eurent lieu sur la rive droite du Syr-Daria ; enfin Mozaffar lui-même vint avec trente-cinq mille Kirghiz et cinq mille fantassins pour reprendre Tachkend. Un combat décisif fut livré à Irdjar en mai 1866 ; les Ozbegs, frappés d’une véritable panique à la vue des vides affreux faits dans leurs rangs par l’artillerie ennemie, s’enfuirent en désordre, laissant sur le champ de bataille mille hommes et un immense matériel.

L’effroi répandu par ce désastre aurait permis à l’armée victorieuse de marcher sur Boukhara et Samarcande, mais l’occupation prématurée de ces grandes capitales pouvait provoquer un soulèvement que le gouvernement russe ne se sentait pas encore en mesure de réprimer ; fidèle à sa politique prudente, il attendit patiemment son heure. « La conquête de la Boukharie, dit à ce sujet le journal officiel, séparée de nos possessions par la steppe aride de Kisil-Koum quelque facile qu’elle fût dans l’état actuel de l’Asie centrale, non-seulement ne saurait être le but de nos opérations, mais encore serait positivement inutile. » Les troupes russes se bornèrent à occuper Naou, importante forteresse construite sur la route de Kokand à Boukhara. Par cette habile manœuvre, elles coupaient toute communication entre les deux pays, et empêchaient Mozaffar de venir au secours des places situées sur la rive droite du Syr-Daria. Khodjend, l’une des cités les plus considérables du Turkestan au point de vue commercial et stratégique, offrait dès lors une proie facile. La garnison boukhare en avait été retirée ; les habitans, livrés à eux-mêmes, se défendirent néanmoins avec une bravoure qu’atteste suffisamment le chiffre des blessés et des morts ; mais, incapable de résister à des assaillans munis de toutes les ressources de la civilisation européenne, la ville fut prise le 21 mai, et bientôt après annexée définitivement à l’empire.

Vers la même époque, la population de Tachkend, comprenant la nécessité de courber la tête devant de nouveaux maîtres, exprima, dit le Journal de Saint-Pétersbourg, le désir de passer directement sous la sujétion de l’empereur Alexandre. L’aide-de-camp du gouverneur d’Orenbourg, s, étant rendu dans le Kokand au mois d’août dernier, reçut le pain et le sel sur un plat d’argent, et les notables lui remirent une adresse conçue en ces termes : . « Une mer ne peut contenir deux mers ; il ne peut y avoir deux empires dans un seul. Chargez-vous donc de demander la réunion de notre province à la Russie, afin qu’elle lui appartienne désormais au même titre que les autres régions de l’empire. » En conséquence, les habitans de Tachkend furent mis au nombre des sujets du « tsar blanc, » qui, pour se les attacher, promit de respecter scrupuleusement leurs coutumes et leur religion, et maintint tous les fonctionnaires indigènes dans les charges qu’ils occupaient. C’est ainsi que le cabinet de Saint-Pétersbourg, employant tour à tour la guerre et la diplomatie, habile à mettre les intérêts des peuples vaincus d’accord avec son ambition, à envenimer les jalousies qui les divisent, étend et consolide chaque jour son influence dans ces parages. Après avoir séparé l’Asie centrale en deux tronçons isolés l’un de l’autre par le Syr-Daria et les forteresses russes, il tourna ses regards vers ce khanat de Boukhara, dont naguère encore il déclarait la possession inutile à ses intérêts. Mais la prise de Khodjend et l’occupation de Naou changeaient la perspective ; cerné de toutes parts, démembré, privé de chefs, le Kokand ne donnait plus aucune inquiétude à la Russie, c’était un fruit qu’il lui serait facile de cueillir quand elle le jugerait mûr. De ce côté, les relations avec les indigènes « devenaient amicales, » dit l’Invalide, et nous n’avons pas de peine à le croire, puisque toute la partie énergique et virile de la population avait été décimée par la guerre ou refoulée au-delà des monts Thian-Chan, comme nous l’avons vu dans notre courte esquisse du Turkestan chinois.

La vitalité de la nation ozbeg, dont Mozaffar est le représentant le plus actif, se concentrait au contraire dans le khanat de Boukbara. Les revers de l’émir n’avaient pas abattu son courage, et, bien qu’il eût été obligé de rendre les officiers détenus depuis l’automne de 1865, il ne laissait pas de garder vis-à-vis des Russes l’attitude d’un ennemi. Cette hostilité opiniâtre était un péril constant pour les conquêtes russes ; il fallait en triompher à tout prix. Une fois entrée dans la voie des envahissemens, la Russie se trouvait entraînée vers son but plus tôt peut-être qu’elle ne l’eût voulu. Le 2 octobre 1866, la forteresse d’Oura-Tubé, située sur le versant septentrional de la chaîne neigeuse qui sépare le bassin du Syr-Daria des principales provinces boukhares, tombait au pouvoir des Européens. La perte de cette place forte n’ayant pas suffi pour vaincre l’indomptable résistance de Mozaffar, les Russes marchèrent le mois suivant sur la ville de Djuzak, et s’en emparèrent après cinq jours d’une lutte acharnée. Vingt-six drapeaux, cinquante-trois pièces de canon et un butin considérable furent enlevés aux Boukhares, et le pays, épuisé d’hommes et d’argent, dut subir la loi du vainqueur. On assure que l’émir a fini par consentir à laisser les Européens établir des postes le long de l’Amou-Daria et par leur accorder le droit de navigation sur ce fleuve, qui traverse le cœur même de ses états.

Cette concession a une portée incalculable, et sans doute les résultats ne s’en feront pas longtemps attendre. Selon son usage, la Russie commence par mettre en avant les intérêts impérieux de son commercé, elle s’assure au milieu des contrées à conquérir des lignes de communication, elle établit, sous prétexte de protéger ses caravanes, des postes qui deviennent bientôt de véritables forteresses ; puis, quand elle se trouve solidement établie, quand, devenue maîtresse des principales voies, elle est en mesure d’entraver tous les mouvemens des armées indigènes, elle saisit un prétexte quelconque pour déclarer la guerre à un peuple affaibli et vaincu d’avance. Tel est le sort qui, à moins d’une puissante diversion, attend les khanats de Boukhara et de Khiva, situés, l’un sur le parcours de l’Amou-Daria, l’autre à son embouchure. Déjà le Kokand n’existe plus que de nom ; en vertu du traité conclu avec Mozaffar, un parent de ce prince administre la capitale et le territoire environnant sous la condition d’obéir au tsar et d’être son vassal. Des deux états ozbegs qui restent encore debout, le premier a déjà senti le poids de la puissance russe ; le second, qui avait depuis plusieurs siècles avec le gouvernement de Saint-Pétersbourg des relations quelquefois amicales, le plus souvent hostiles, aura bientôt à se défendre contre le colosse dont naguère encore, grâce à la distance qui l’en séparait, il bravait impunément la colère. Les sujets de contestation ne manqueront pas ; si l’humeur farouche des Khiviens ne suffisait pas à en faire naître, la Russie n’aurait, pour raviver les antipathies religieuses et nationales, qu’à tirer de la poussière où ils gisent oubliés les actes par lesquels les anciens khans de ce pays avaient, sous le règne d’Elisabeth Petrovna, accepté la domination alors peu redoutable de l’empire moscovite.

Toutefois, pour achever la conquête de l’Asie centrale, les successeurs de Pierre le Grand auront à surmonter encore, plus d’un obstacle. Sans parler de la résistance que leur opposeront les races fanatiques et guerrières du Turkestan occidental, l’Angleterre ne peut manquer de leur susciter des embarras nombreux, car elle ne saurait voir, sans en ressentir une profonde irritation, l’établissement des Russes dans le bassin de l’Amou-Daria. Plus méridional que l’Iaxarte, ce fleuve touche aux frontières des possessions britanniques, et n’est séparé de l’Indus que par la chaîne de l’Hindou-Kouch, facile à franchir sur plusieurs points. On comprend donc que les événemens qui s’accomplissent en Tartarie préoccupent au plus haut degré l’opinion publique de l’autre côté du détroit. Ce serait cependant une grave méprise que de considérer comme purement russe ou anglaise une question où l’Asie tout entière est l’enjeu que se disputent les deux nations.


III

Tandis que la Russie s’établissait sur le Syr-Daria, s’emparait du Kokand et menaçait la Boukharie, l’Angleterre, non moins ardente à étendre sa sphère d’action, envahissait le Sinde et le Pundjab, occupait les vallées qui sillonnent la chaîne de montagnes comprise entre Peshawer et le Bolor, affermissait son.influence dans l’Afghanistan, et faisait du Cachemire et du Thibet, malgré l’indépendance nominale qu’elle leur conservait encore, de simples annexes de l’empire des Indes. Les deux puissances qui étreignent l’Asie, séparées en 1840 par la moitié du continent, ne sont plus aujourd’hui éloignées l’une de l’autre que de sept à huit jours de marche, car une distance de cent lieues au plus sépare le Kokand des montagnes de Karakoroum, qui forment la limite septentrionale de la grande colonie anglaise. En présence d’un tel état de choses, l’inquiétude, éveillée jadis dans la Grande-Bretagne par l’attitude de la Russie à Caboul, devait se ranimer plus vive que jamais. On se souvient en effet que l’expédition de l’Afghanistan, qui se termina d’une façon si désastreuse, avait pour but d’empêcher ce pays, soutenu par la Perse et poussé par les encouragemens secrets du cabinet de Saint-Pétersbourg, d’attaquer les frontières de l’Inde. Les causes de rivalité qui existaient alors entre les deux puissances européennes sont restées les mêmes, et le voisinage des armées russes rend le danger beaucoup plus pressant. D’honnêtes philanthropes prétendent, il est vrai, qu’il serait avantageux pour l’Angleterre d’avoir aux frontières du Pundjab un état civilisé avec lequel les relations deviendraient facilement solides et sûres, et dont les besoins plus nombreux offriraient à son commerce de larges débouchés. Pour comprendre combien ces espérances sont chimériques, il suffit de rappeler quelle a été en Asie la situation respective de la Grande-Bretagne et de la Russie depuis la guerre du Caboul.

À cette époque, bien qu’il ne possédât pas encore la moindre parcelle de terrain au sud de la steppe des Kirghiz, l’empereur Nicolas semblait croire que la position géographique de ses états lui donnait le droit de monopoliser le commerce de l’Asie centrale ; telle avait été du reste la pensée de ses prédécesseurs, et ils avaient constamment dirigé vers ce but les efforts de leur politique. En toute circonstance, ils avaient considéré les tentatives de l’Angleterre pour introduire ses marchandises dans le Turkestan comme une atteinte portée à leurs privilèges ; les voyages de Moorcroft, de Conolly, de Burnes avaient été vus avec défiance à Saint-Pétersbourg. « La Grande-Bretagne n’aura pas de peine, disaient les Russes, à faire prévaloir son influence auprès des états ozbegs, qui fournissent à notre commerce ses principaux débouchés, et à nous causer un sérieux dommage. Si l’on songe aux embarras qu’elle nous créerait en approvisionnant d’armes et de munitions les Khiviens et les Tartares, on sera convaincu de la nécessité de tenir ses prétentions en échec, et d’anéantir une fois pour toutes l’espoir qu’elle nourrit ouvertement d’envahir non-seulement les marchés du Sinde, mais encore celui de Boukhara, le plus important de l’Asie centrale. » Ouvrir ou fermer le Turkestan à l’Angleterre était en effet une question de vie et de mort pour le commerce russe, dont les produits ne sauraient lutter sur le marché européen avec ceux de l’Occident.

De son côté, la Grande-Bretagne a toujours pensé qu’il lui appartenait d’exercer une influence considérable dans ces contrées lointaines, et d’y faire concurrence aux marchandises de Nijni-Novgorod et de Moscou. Elle ne se croyait pas moins autorisée à empêcher la Russie d’absorber les états indépendans compris entre la mer Caspienne et les Indes, ou même de conclure des alliances nuisibles à la sécurité des possessions anglaises. La jalousie politique, la concurrence commerciale, poussèrent en 1838 lord Auckland à envahir le Caboul ; c’est la même rivalité, ce sont les mêmes conflits d’intérêts qui, aujourd’hui encore, expliquent la conduite de l’Angleterre et de la Russie dans l’Asie centrale.

Pendant les années qui suivirent la retraite, nous allions dire la déroute des troupes britanniques, le gouverneur des Indes évita de s’immiscer dans les affaires de l’Afghanistan, et la Perse était livrée à trop de dissensions intérieures pour songer à étendre vers l’est sa domination. En 1852 seulement, le shah Nereddin ayant envoyé une armée contre Hérat, l’Angleterre contraignit ce prince de renoncer à son projet de conquête en le menaçant de rompre avec lui les relations diplomatiques. Les choses en restèrent là jusqu’en 1856 ; à cette époque, de nouveaux nuages vinrent assombrir l’horizon politique de l’Orient. Bravant cette fois le mécontentement de la Grande-Bretagne, la Perse s’empara du territoire qu’elle convoitait, agression qui fut regardée dans les Indes comme un casus belli. La guerre néanmoins ne dura pas longtemps, un traité conclu à Paris le 4 mars 1857 vint y mettre un terme, et l’Angleterre trahit la crainte secrète que lui inspiraient les empiétemens de la Russie par les stipulations relatives à Hérat. Le shah dut prendre l’engagement de n’intervenir en aucune façon dans les affaires de cette province ; en cas de menace ou d’attaque dirigée contre son autorité, il lui était même interdit d’envoyer des troupes pour défendre ses frontières avant d’avoir essayé des bons office de la Grande-Bretagne. Si les efforts de cette puissance ne réussissaient pas à maintenir la paix, il pouvait recourir aux armes ; mais, l’invasion repoussée, il s’obligeait à rappeler immédiatement ses soldats dans l’intérieur du pays. L’Angleterre devait avoir de graves motifs pour conclure une convention également onéreuse aux deux parties contractantes, car, si elle humiliait la cour de Téhéran, elle faisait encourir au gouverneur des Indes une responsabilité fort pesante, puisqu’elle lui imposait en quelque sorte le devoir de contenir l’humeur belliqueuse des Afghans, voisins d’Hérat et rivaux de la Perse ; mais, bien que le nom du shah figurât seul dans le traité, ce n’était pas contre les agressions de son empire débile que l’on prenait ces précautions jalouses : le fantôme qu’il s’agissait d’écarter était la Russie, qui déjà, disait-on, avait proposé à Nereddin d’échanger la province d’Erivan contre celle d’Hérat. Il fallait maintenir l’indépendance de ce dernier district, clé de l’Hindoustan, pour l’empêcher de tomber entre les mains du tsar, et la clause du traité n’avait pas d’autre but.

Ahmed-Khan, neveu du célèbre Dost-Mohammed, roi de Caboul, avait été obligé en 1857 de chercher à Téhéran un refuge contre la colère du redoutable chef de sa famille. Nereddin le chargea de l’administration d’Hérat, et pendant cinq ans il gouverna la principauté sous le contrôle de la Perse, frappant monnaie au nom du shah, recevant de lui les khelats ou robes d’honneur, les munitions et les pièces d’artillerie nécessaires à l’armée, se rendant souvent à la cour pour y paraître en qualité de sujet, ne faisant enfin aucun mystère de son vasselage, quoique dans les documens diplomatiques on continuât de proclamer hautement son indépendance. L’Angleterre avait cherché à l’affranchir du protectorat de la Perse ; mais elle ne pouvait lui prêter un secours efficace sans compromettre ses relations avec Dost-Mohammed, qui depuis bien longtemps considérait Hérat comme sa proie. Il était donc naturel qu’Ahmed-Khan recherchât l’assistance de Téhéran et qu’il fît peu de cas des sympathies britanniques. Ce qui dut consoler le foreign-office de cet échec, c’est que la Russie ne fut pas plus heureuse dans ses tentatives diplomatiques ; elle avait, paraît-il, cherché à flatter l’ambition de la cour iranienne et offert d’appuyer ses prétentions sur Hérat, pourvu qu’il lui fût permis d’établir un comptoir dans cette province à l’exclusion de toute autre nation européenne, Nereddin se garda prudemment de répondre à ces avances intéressées. La perte d’Érivan lui avait appris combien il est dangereux d’être en contact avec la Russie, et, s’il lui fallait subir au nord son voisinage, il ne voulait pas du moins l’appeler sur ses frontières orientales. N’ayant pu réussir, l’envoyé russe tourna ses vues sur Caboul ; mais là encore l’Angleterre avait disposé les esprits contre lui et s’était créé d’utiles alliances. L’insurrection des Indes commençait, il fallait l’isoler de tout secours étranger, empêcher l’émir Dost-Mohammed de lui venir en aide ; le cabinet de Saint-James, qui sait le prix d’un sacrifice fait à propos et n’hésite jamais, quand l’intérêt l’exige, à faire taire ses rancunes les plus invétérées, acheta l’inaction de son ancien ennemi au prix exorbitant de 10,000 livres sterling par mois ; la véritable économie, disait-il avec raison, consiste à bien payer ou à ne pas payer du tout.

Tout en restant fidèle à ses engagemens et en laissant l’Inde toute seule aux prises avec les forces britanniques, le roi de Caboul profita néanmoins de l’occasion pour accomplir, en s’emparant d’Hérat, un dessein qu’il couvait depuis longtemps. Ce coup de main plaçait l’Angleterre dans une situation assez fausse ; elle voyait d’un côté Dost-Mohammed fonder par ses agrandissemens successifs un puissant empire aux portes de l’Inde ; de l’autre, elle se trouvait exposée aux reproches de la Perse, qui l’accusait de ne pas observer le traité de Paris, et de laisser les troupes afghanes menacer les frontières du Khorassan. Trop occupé de combattre l’insurrection hindoue, satisfait d’ailleurs d’apprendre qu’Hérat échappait à la cour de Téhéran, sir John Lawrence, qui avait succédé à lord Auckland, se contenta de faire au roi de Caboul de faibles remontrances dont celui-ci ne tint aucun compte ; mais Dost-Mohammed survécut peu à ses triomphes, et sa mort, arrivée en 1863, livra le pays aux convulsions de l’anarchie. Il avait désigné pour lui succéder son fils Shir-Ali-Khan ; ce choix provoqua la jalousie des frères aînés du prince, Azim et Afzul, qui se réunirent afin de lui disputer le trôné. Des batailles acharnées, des révolutions continuelles ensanglantèrent l’Afghanistan, et l’on ne peut pas savoir encore en ce moment quelle sera l’issue de la lutte. Abder-Rahman, fils de l’un des compétiteurs écartés par le vieil émir, ayant épousé à Boukhara la fille de Mozaffar, qui mit à sa disposition un corps de troupes considérable, est parvenu l’hiver dernier (1865-66) à chasser Shir-Ali de Caboul et à placer la couronne sur la tête de son propre père, aujourd’hui l’aîné des héritiers survivans de Dost-Mohammed. Les journaux de Saint-Pétersbourg ont vu dans ce dénoûment le résultat d’une trame habile ourdie par l’Angleterre pour liguer l’Afghanistan et le khanat de Boukhara contre l’invasion moscovite. L’alliance de famille contractée par Abder-Rahman devait sans nul doute lier ses intérêts à ceux de Mozaffar, et l’attitude menaçante de la Russie engagea les deux princes à se prêter un mutuel appui contre l’ennemi commun ; mais, bien que la Grande-Bretagne conserve en apparence une rigoureuse neutralité, elle a trop d’intérêt à tenir ses rivaux en échec pour ne pas avoir vu de bon œil se former contre eux un faisceau de résistances, ou même pour ne pas y avoir aidé.

La sourde hostilité des deux puissances européennes n’a pas, échappé à la sagacité des Asiatiques, et trois fois déjà des ambassadeurs ozbegs ont porté aux oreilles du gouverneur des Indes le cri de détresse des Kokandiens. L’Angleterre a laissé tomber Turkestan et Tachkend, elle a laissé le général Romanowski s’avancer jusqu’aux environs de Samarcande ; mais si la prise de Boukhara et l’occupation militaire de l’Amou-Daria suivent l’annexion du bassin de l’Iaxarte, il est peu probable qu’elle persiste plus longtemps dans cette réserve. Son point vulnérable est en Asie, personne ne l’ignore, et l’un des organes les plus autorisés de la presse britannique, la Quarterly Review, exprimait déjà l’an dernier l’inquiétude que lui inspiraient les événemens accomplis sur les bords du Syr-Daria. « Quand la Russie, disait-elle, se sera emparée de l’Oxus, ses avant-postes toucheront à la frontière afghane depuis Mymenah jusqu’à Badakchan ; , il sera expédient alors de considérer si, laissant Caboul et Ghazni, où nous avons subi nos premiers désastres, s’épuiser dans une anarchie stérile, nous ne devrons pas nous assurer une forte position par la prise de Candahar et même d’Hérat. Le cabinet de Saint-Pétersbourg vise, paraît-il, à placer un gouverneur russe sur le trône de Boukhara. La génération actuelle ne le verra peut-être pas parvenir à ce but ; mais dès qu’il l’aura atteint, il deviendra nécessaire, pour protéger le Pundjab, d’élever une ligne de forteresses qui mettent ce côté accessible de nos frontières à l’abri d’une invasion. Hérat et Candahar réunissent les conditions requises, ce sont les véritables limites politiques de l’Inde. »

Depuis l’époque où ces lignes ont été écrites, les événemens se sont précipités ; en vain la Russie, satisfaite de ses progrès, déclare vouloir vivre en paix avec les états ozbegs, un tel accord est impossible. Tant qu’elle ne possédera pas le Turkestan tout entier, les khanats demeurés libres entretiendront dans les provinces envahies un esprit de révolte ; ils chercheront à les affranchir, et ces tentatives, qualifiées d’agressions par le gouvernement russe, le conduiront à de nouvelles conquêtes. Cependant, si l’émir de Boukhara, trop affaibli par ses derniers revers, abandonne à ses ennemis la tranquille possession du Kokand et laisse leurs steamers remonter en paix l’Amou-Daria, les hostilités ouvertes seront quelque temps suspendues. Les tsars connaissent l’art d’attendre ; ils ne s’avancent d’ordinaire qu’après avoir patiemment préparé le terrain, et ils suivront vraisemblablement dans l’Asie centrale la conduite dont ils ont déjà recueilli plus d’une fois les heureux effets. Des familles de colons et d’agriculteurs, noyau de futurs établissemens, se fixeront sur les rives de l’Amou-Daria ; les marchés situés sur le cours de ce fleuve tomberont aux mains des Russes ; puis, quand le commerce et la diplomatie auront accompli leur œuvre, les Reviens et les Boukhares, qui la veille encore étaient indépendant, se réveilleront sujets moscovites. Il est vraisemblable toutefois que l’émir Mozaffar ne laissera point ce réseau l’envelopper peu à peu sans tenter de le rompre ; son courage, sa haine des envahisseurs, la confiance que lui inspirent la force de son khanat et sa ligue avec l’Afghanistan, le pousseront à de nouveaux efforts pour chasser les étrangers.

Quelle sera, dans cette hypothèse, l’attitude de l’Angleterre ? Cherchera-t-elle à secourir les populations ozbegs, ou bien voudrat-elle compenser l’agrandissement de sa rivale par une nouvelle extension de son propre territoire ? Ce que l’on peut dès maintenant prédire, c’est que les Russes ne renonceront pas à la proie qu’ils poursuivent. « Depuis le règne de Pierre le Grand, écrit un de leurs compatriotes cité par M. Michell, l’empire s’est avancé avec diligence et au prix d’énormes sacrifices à travers les steppes qui lui barraient le passage ; il les a maintenant franchies, il est arrivé au bassin de deux grands fleuves dont les eaux arrosent des pays fertiles et peuplés. Il a le droit de chercher à se dédommager de ses sacrifices et de ses travaux pendant plus d’un siècle, il a le droit de se créer des frontières sûres en portant ses colonies jusqu’aux sommets neigeux de l’Himalaya, limites naturelles des possessions russes et anglaises. De ce point seulement, il peut regarder avec calme le développement de la Grande-Bretagne dans les Indes. »

Ainsi la conquête de l’Asie centrale tout entière est le but avoué vers lequel tend le cabinet de Saint-Pétersbourg, et les sympathies de la nation l’encouragent dans cette voie. La fertilité du sol dans les trois khanats promet du reste un brillant avenir aux colonies européennes. Le climat, qui présente une grande variété de température, puisqu’il passe des neiges perpétuelles du Bolor aux chaleurs tropicales des vallées de l’Amou et du Syr-Daria, se prête aux cultures les plus diverses : le blé, le coton, la soie, la garance, le tabac, y réussissent également ; il serait même possible d’acclimater dans certaines parties la canne à sucre, l’opium et l’indigo. Les rivières charrient de l’or, et des mines d’argent, de plomb, de cuivre, de fer, existent dans les montagnes. Une découverte plus importante encore a eu lieu aux environs de Chemkend, c’est celle d’un gisement considérable de charbon de terre, situé dans les Karatau ; ce fait intéresse au plus haut point l’avenir de la domination russe, car on sait combien l’absence de combustible rendait l’usage des machines à vapeur, auxiliaires désormais indispensables du commerce et de l’industrie, difficile dans le Turkestan. La houillère a été mise immédiatement en exploitation, et l’on pense qu’au printemps prochain la flottille de l’Aral ne sera plus obligée de recourir à l’anthracite du Don, si coûteux et d’un transport si pénible. L’empereur a donné l’ordre de construire un nouveau steamer, des transports et des chaloupes ; enfin un atelier de mécaniques mues par la vapeur va être établi dans le pays. En même temps la Russie ne néglige rien pour inspirer aux Kirghiz le goût de l’agriculture ; joignant l’exemple au précepte, elle fonde partout des établissemens dont la prospérité stimule le zèle des indigènes, et l’on peut prévoir l’époque où ce pays, appelé par les poètes « le jardin de l’Orient, » reprendra la splendeur à laquelle il était parvenu sous Timour, et deviendra pour les Indes un voisin des plus inquiétans.

Le Turkestan est dès à présent pour les Russes un marché précieux où leurs manufactures encore dans l’enfance écoulent les produits dont elles auraient peine à se défaire en Europe. La valeur des marchandises qu’elles envoient dans l’Asie centrale ne se montait encore en 1855 qu’à 10 millions de francs ; mais ce chiffre avait doublé en 1860, et chaque année il s’accroît dans une rapide proportion. De leur côté, les khanats expédient à Orenbourg une quantité considérable de matières premières, en tête desquelles il faut placer le coton de Boukhara, qui, pendant la guerre d’Amérique, a permis aux négocians russes de réaliser d’immenses bénéfices. Aussi l’attention du gouvernement s’est-elle tournée vers la culture de ce textile, dont il songe à entreprendre l’exploitation sur une large échelle. « Les propriétaires ozbegs, lisons-nous dans l’instructive publication de M. Michell, trouveraient de grands avantages à convertir leurs terres en champs de coton, dont ils placeraient les produits, non dans les fabriques indigènes, mais dans les filatures russes. Si l’on réussissait à introduire chez les Turcomans les machines employées par les Américains, le coton de l’Asie centrale pourrait à l’avenir lutter contre les produits similaires venant de l’étranger ; toutefois, pour réaliser ces améliorations, il faudrait fonder près de Boukhara une factorerie où les indigènes seraient initiés aux meilleures méthodes de culture. » Selon M. de Khanikof, qui visita la Tartarie en 1842, il serait facile d’augmenter dans le khanat de Khiva l’étendue des terres arables au moyen d’une irrigation artificielle, et dans le Kokand la fertilité du sol, l’abondance des eaux, permettraient d’obtenir un coton d’excellente qualité.

Voilà donc l’Asie centrale convertie en une immense plantation dont l’empire russe absorberait tous les produits et tous les bénéfices. Ce résultat obtenu, tout ne serait pas fait encore, et la Russie aurait plus d’une difficulté à vaincre pour s’assurer dans ces parages une supériorité incontestée. L’émancipation des serfs ayant fait hausser considérablement le prix de la main-d’œuvre, et les transports continuant à être fort coûteux, les manufactures de Moscou, Kalouga, Vladimir, soutiennent avec peine la concurrence des fabriques de Boukhara et d’Ourdjendj, dont les tissus, moins brillans à la vérité, ont l’avantage d’être plus solides et à meilleur marché ; mais leurs rivaux les plus à craindre sont les négocians anglais, dont la ténacité proverbiale est incessamment1 à l’œuvre pour introduire les produits britanniques dans la vallée de l’Amou-Daria à travers l’Afghanistan et les passages de l’Hindou-Kouch. Ainsi deux conditions sont nécessaires pour que la Russie développe ses transactions dans le Turkestan : il faut qu’elle éloigne la concurrence occidentale, et qu’elle établisse des ateliers de filature et de tissage sur les lieux mêmes où le coton est produit, afin de supprimer les frais de transport. La conquête de l’Asie centrale est le moyen le plus sûr d’obtenir ce résultat.

Les considérations que nous venons de présenter suffisent peut-être pour faire apprécier l’importance de la question turcomane. La Grande-Bretagne a dû naturellement, être la première à voir dans les progrès de la Russie en Orient un danger réel pour sa prospérité en Asie et même pour son influence en Europe ; mais ces progrès menacent peut-être de lui créer des embarras plus prochains. La domination anglaise dans les Indes, si profondément ébranlée par la révolte de 1858, pourrait bien se trouver de nouveau en péril. Tandis que les Tartares nomades, rapprochés de la famille slave par de nombreuses affinités, se soumettent volontiers à leurs maîtres actuels, et promettent de fournir bientôt d’excellentes troupes à l’empire russe, dont l’organisation militaire flatte leur humeur belliqueuse, l’Angleterre n’a pu, depuis plus d’un siècle, parvenir à s’assimiler les populations de l’Hindoustan.

Nous n’irons pas jusqu’à dire que la suprématie de l’Angleterre en Orient soit véritablement compromise : il serait certainement excessif de regarder dès à présent comme probable et prochaine la chute de son empire dans les Indes ; mais l’heure approche où une concurrence redoutable va lui disputer les marchés de l’Asie. Ce changement servira sans doute les ’intérêts matériels des populations asiatiques et par contrecoup des nations occidentales, qui, n’étant plus à la merci d’un seul pourvoyeur, bénéficieront de la lutte commerciale ouverte entre l’Angleterre et la Russie. — L’on pourrait s’en réjouir, s’il ne s’accomplissait en faveur d’un état dont l’esprit d’envahissement a plus d’une fois menacé l’équilibre européen. La possession de la Tartarie habilement exploitée, — et l’on sait que la Russie s’entend supérieurement à façonner les peuples asiatiques, — augmentera sa puissance militaire, et, en plaçant sous sa main des ressources nouvelles, lui fournira ce qui lui manque le plus aujourd’hui, l’argent. Aussi, bien que la France ne soit pas, comme la Grande-Bretagne, directement intéressée dans la question, elle ne saurait y demeurer indifférente. On peut se reposer sur l’Angleterre du soin de se défendre et d’opposer au besoin conquête à conquête ; pour nous, qui avons misérablement laissé tomber de nos mains la précieuse colonie des Indes, et qui n’avons plus maintenant le droit de jeter notre épée dans la balance, ne retirerons-nous pas du moins un enseignement utile des exemples que nous offrent les deux nations rivales ?

Grâce aux efforts persistans de sa volonté indomptable, la Grande-Bretagne a rendu le monde entier son tributaire ; non moins habile, la Russie, quoiqu’à peine sortie de l’enfance, poursuit avec des alternatives de lenteur calculée et d’impétuosité irrésistible la soumission des peuples asiatiques, et il ne faut pas beaucoup de pénétration pour voir ce que l’une et l’autre doivent de force, d’ascendant, de confiance en elles-mêmes, à des possessions séparées de la mère-patrie par toute l’étendue de l’océan ou du désert. Ces avantages, qu’il faut savoir apprécier sans les exagérer, doivent nous donner à réfléchir. La France s’est, depuis quelques années, portée vers les expéditions lointaines ; elles n’ont pas toujours été heureuses, surtout quand il s’est agi de créer des empires dont les jours étaient comptés d’avance. Elles ont abouti néanmoins à des établissemens auxquels les informations les plus solides et les moins enthousiastes permettent de présager un heureux avenir. C’est à nous d’en tirer parti. La France, dit-on, n’a pas le génie colonisateur ; mais sous ce rapport comme sous bien d’autres ne peut-on faire l’éducation du pays ? Nous avons plus de sociabilité que les Anglais, plus d’expérience et de vraie civilisation que les Russes. Au lieu de nous abandonner à une jalousie stérile ou de nous laisser entraîner par le mirage tentateur des conquêtes continentales, attachons-nous à une politique moins féconde en déceptions. La France peut avoir aussi son rôle à jouer en Orient, elle ne saurait se désintéresser des révolutions qui s’y accomplissent ou s’y préparent. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que là marine, l’industrie, le commerce, tous les grands intérêts de nos sociétés laborieuses ne se développent pas sur place, indépendamment des événemens qui changent l’équilibre des contrées les plus lointaines. Tout se tient aujourd’hui d’un bout de la planète à l’autre, et, toute folle, ambition mise à part, une grande nation ne peut sans péril s’isoler, s’enfermer chez elle : elle est forcée d’embrasser le monde entier dans sa politique.


EMILE JONVEAUX.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1841.
  2. On donne le nom d’Ozbegs à certaines tribus de la famille turque qui dominent dans les trois khanats de Khiva, de Boukhara et de Kokand.