Les Sceptiques grecs/Livre III/Chapitre V

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Impr. nationale (p. 290-298).

CHAPITRE V.

ÆNÉSIDÈME. — EXAMEN CRITIQUE.


Les arguments d’Ænésidème produisent sur l’esprit une singulière impression. Si on consulte le bon sens, si on voit où l’on va, on résiste énergiquement ; si on considère les raisons invoquées, elles sont claires, simples, irréprochablement enchaînées : on hésite, on est inquiet ; on se demande si ce n’est pas le bon sens qui a tort et le sceptique qui a raison. Tour à tour, suivant le biais par où on la prend, l’argumentation paraît irrésistible ou ridicule : elle est comme le caméléon, que les sceptiques prennent volontiers pour exemple, et qui change souvent de couleur si on le regarde longtemps. Il faut pourtant tâcher d’y voir clair : c’est chose trop facile d’écarter un raisonnement sous prétexte qu’il est faux, sans marquer en quoi il l’est. Cette poursuite du sophisme, que Platon, dans un cas analogue, comparaît à une chasse difficile, où un animal fort adroit met plus d’une fois sur les dents le téméraire qui le poursuit, a quelque chose à la fois d’irritant et de captivant ; elle est surtout dangereuse pour celui qui l’entreprend : c’est une véritable aventure. Le moindre des risques que l’on court est d’être accusé de subtilité.


I. Voici le raisonnement d’Ænésidème sur la vérité réduit à sa plus simple expression. Toute chose est sensible ou intelligible : donc le vrai, s’il existe, sera sensible ou intelligible. Or, il n’est ni l’un, ni l’autre, ni tous deux à la fois : donc il n’est pas. Ce raisonnement semble irréprochable. C’est un sophisme. Où est la faute ? Il y a, si nous ne nous trompons, un double artifice, une double équivoque.

En premier lieu, le sceptique transforme illégitimement des relations en entités, des rapports en choses en soi. Il raisonne comme si le vrai, le sensible, l’intelligible étaient des êtres, des réalités : tout au moins il les regarde comme des propriétés positives ou intrinsèques que posséderaient les objets qu’on appelle vrais ou sensibles. Il faut bien avouer que le langage vulgaire, et même celui des philosophes, est de connivence avec lui. Ne parlons-nous pas à chaque instant de l’existence du vrai ? Les stoïciens allaient jusque faire de la vérité un corps. Il suffit pourtant d’un peu de réflexion pour comprendre que le vrai est une relation. Une chose ne recèle pas en elle-même la propriété d’être vraie ; elle ne la possède que si elle est mise en présence d’un esprit. La vérité suppose deux termes : une chose qui est, et une pensée où elle est représentée. Quoi d’étonnant si, après avoir considéré comme chose en soi ce qui ne peut être positivement conçu que comme un rapport, on arrive à prouver que cette chose n’existe pas ? Il est bien certain que le vrai n’est pas, si par là on entend une réalité indépendante de toute pensée. Et on en peut dire autant du sensible et de l’intelligible, qui ne sont aussi que des relations.

Peu importe, pourrait répondre le sceptique. Que le vrai soit un rapport ou une chose en soi, accordez-vous que là où se trouve le rapport exprimé par le mot sensible, là aussi se trouve le rapport exprimé par le mot vrai ? Vous l’accordez certainement si vous dites que le vrai est sensible ; et il faut bien que vous le disiez, à moins de soutenir qu’il est intelligible, et alors la même question se posera sous une forme un peu différente.

C’est ici que se découvre la seconde équivoque du sceptique : il entend dans un sens absolu des identités qui ne sont accordées que comme partielles et relatives. Nous accordons, naïvement et sans défiance, que le vrai est sensible ou intelligible. Que voulons-nous dire ? Simplement qu’il y a des choses vraies qui sont en même temps sensibles ou intelligibles. Ces deux qualités, vrai et sensible, vrai et intelligible, peuvent coexister dans un même objet. Vraie sous un point de vue, une chose est sensible sous un autre, et tous les deux à la fois. Elle est sensible, mais elle ne l’est pas uniquement et essentiellement ; elle l’est sans perdre sa nature propre ; elle est à la fois, comme dirait Platon, la même que le sensible et autre que le sensible. Le sceptique ne l’entend pas ainsi : il prend les termes au pied de la lettre. Vous accordez, dira-t-il, que le vrai est sensible ; cela veut dire que vrai et sensible sont une seule et même chose, ou, en votre langage, que là où se trouve le rapport exprimé par le mot vrai, là se trouve nécessairement le rapport exprimé par le mot sensible. — Là où nous avons entendu que deux choses, d’ailleurs distinctes, sont rapprochées, confondues en un même objet, et, en ce sens, identiques, il entend qu’il y a une identité absolue et définitive : il comprend que l’une des choses abdique sa nature et devient l’autre. Le vrai est le sensible. Une chose n’est plus vraie en même temps qu’elle est sensible, mais parce qu’elle est sensible. En langage moderne, on dirait que, pour le sceptique, le lien qui unit les deux termes est analytique, tandis que, pour nous, il est synthétique.

Il est aisé de voir, d’ailleurs, que cette seconde équivoque dérive de la première. Si vous considérez le vrai et le sensible comme choses en soi, en disant que l’une est l’autre, vous ne pouvez que les identifier complètement : c’est une identité d’essence que vous proclamez. Une chose peut avoir diverses relations avec d’autres choses ; elle ne peut, en elle-même, être plusieurs choses.

On voit par là comment se résout la difficulté. Le vrai est-il sensible ou intelligible ? Il est tantôt l’un, tantôt l’autre, ni l’un ni l’autre absolument. — Mais, objecte le sceptique, c’est ce dont on dispute ; en d’autres termes, on ne peut distinguer les cas où il est sensible de ceux où il est intelligible. — Ceci est une autre question, celle du critérium de la vérité, qu’il faudra résoudre à part. — Mais « il est logique, ajoute-t-il[1], que toutes les choses sensibles soient vraies ou fausses ; car, en tant que sensibles, elles sont toutes semblables : l’une ne l’est pas plus, l’autre moins. » — On voit bien ici le sophisme que nous venons de signaler : il suppose que toutes les choses sont vraies, en tant que sensibles ; c'est justement ce que nous avons contesté. Elles sont sensibles et, en outre, sous certaines conditions, vraies.

Voilà le sophisme démasqué, mais à quel prix ? Nous avons reconnu que le vrai n’est pas une chose en soi ; nous nous sommes enfermés dans la sphère du relatif. Nous avons accordé, en outre, qu’en jugeant le vrai sensible ou intelligible, le rapport établi entre le sujet et l’attribut n’est pas une identité absolue : c’est une identité partielle et contingente. En d’autres termes, cette identité n’existe que dans l’esprit : ici encore nous ne sortons pas du relatif. D’ailleurs, on ne peut formuler le principe d’identité, si on veut échapper aux subtilités des sceptiques, qu’en introduisant précisément l’idée d’une relation. « Une chose ne peut, en même temps et sous le même rapport, être et ne pas être. » Bref, nous n’avons résolu la difficulté qu’en considérant les choses dans notre esprit, telles qu’elles apparaissent, et non telles qu’elles sont en soi.

Peut-être Ænésidème n’a-t-il pas voulu dire autre chose. En le réfutant, peut-être lui donnons-nous gain de cause. Pourtant nous croyons n’avoir rien accordé qu’un dogmatisme sérieux ne puisse et ne doive accorder, et nous sommes persuadé que, même en enfermant la pensée dans la sphère du relatif, en la soumettant en toutes ses opérations à la catégorie de la relation, il est possible de définir la vérité sans lui faire perdre le caractère de nécessité et d’universalité sans lequel elle n’est plus. Mais il faut convenir que trop souvent le dogmatisme, comme le sens commun, a des prétentions plus hautes. Il se flatte d’atteindre les réalités en soi, telles qu’elles sont, en dehors de toute relation entre elles ou avec la pensée : c’est contre ce dogmatisme que sont dirigés les arguments d’Ænésidème, et ils sont sans réplique.


II. Les arguments contre les causes donnent lieu a des observations analogues. Si on analyse l’idée de cause, on voit sans peine qu’elle implique une relation, et cela à un double point de vue. D’abord une chose ne peut être conçue comme cause que par rapport à son effet : c’est un point qu’Ænésidème ne paraît pas avoir touché, et qu’ont envisagé seulement les sceptiques ultérieurs. Mais, en outre, l’acte de pensée par lequel une chose est connue en elle-même est autre que celui par lequel elle est connue comme cause. La chose est d’abord conçue en elle-même, en son essence ; puis elle est envisagée comme cause : la causalité est une relation qui se surajoute à l’idée que nous avons de la chose, sans la détruire et sans se confondre avec elle. Mais le sceptique ne l’entend pas ainsi. Ici encore, autorisé, il faut bien le dire, par le langage et par l’usage, il considère la causalité comme une propriété réelle et objective qui appartiendrait aux choses : il en fait une chose en soi. De plus, cette propriété est identifiée avec la chose même en qui elle est supposée exister : ne dit-on pas qu’une chose est la cause d’une autre ? Par suite, si une chose est cause, elle l’est absolument, par son essence, en sa nature intime. Dès lors, il faut comprendre comment cette essence déterminée peut produire autre chose qu’elle-même. Mais la question, ainsi posée, est absurde. Une chose donnée, définie en son essence, ne peut que demeurer ce qu’elle est. Dire qu’elle est cause, ce serait dire qu’elle est autre chose qu’elle-même : ce serait se contredire. En langage moderne, nous dirions que de l’idée d’une chose on ne tirera jamais analytiquement l’idée d’une autre chose ; et cela demeure vrai si, au lieu d’une seule essence, on en considère plusieurs réunies ou juxtaposées. En d’autres termes, comme Hume et Kant l’ont montré, le rapport de causalité est un rapport synthétique. Les deux termes posés comme cause et effet ne sont pas donnés à la pensée humaine comme identiques, mais seulement comme liés d’une certaine manière, sous une catégorie sui generis qu’on appelle la causalité. C’est ce qu’Ænésidème a compris, et c’est pourquoi il est juste de voir en lui, comme l’a fait Saisset, un précurseur des philosophes que nous venons de nommer.

Par suite, on voit ce qu’il y a de vrai et de faux dans le raisonnement d’Ænésidème. Irréprochable si on considère les causes comme des choses en soi, il perd toute valeur si on considère la causalité comme un rapport établi par la pensée entre divers objets. Ce rapport lie les objets sans modifier leur nature propre. Ils sont d’abord ce qu’ils sont en eux-mêmes ; et, en outre, ils sont envisagés comme liés à d’autres sous certaines lois. Dès lors, il n’y a plus de contradiction : le corporel peut être lié de cette manière au corporel, ou l’incorporel à l’incorporel ; même (c’est un point trop discuté de nos jours pour qu’il soit utile d’y insister ici) on peut concevoir l’incorporel comme cause du corporel, ou inversement.

On le voit, ici encore, nous n’avons pu réfuter Ænésidème qu’à la condition de nous enfermer dans le relatif, et de renoncer au dogmatisme absolu contre lequel il dirigeait ses coups.


III. La théorie des signes, telle que les témoignages authentiques nous permettent de l’attribuer à Ænésidème, se réduit à fort peu de chose : elle est, on l’a vu, manifestement incomplète, et certains historiens, comme Ritter[2], ont pu ne la considérer que comme une forme particulière du dixième trope. Cependant nous sommes enclin à croire qu’elle avait, dans la pensée d’Ænésidème, une bien plus grande portée : Ænésidème devrait être regardé comme le précurseur de Stuart Mill, si on pouvait sûrement mettre à son compte les arguments dont les sceptiques se sont servis au temps de Sextus. Le sceptique, quel qu’il soit, qui le premier les a développés, a droit à ce titre.

Il est, en effet, digne de remarque qu’à l’occasion de la théorie des signes commémoratifs, Sextus décrit l’induction en termes que ne désavouerait pas un disciple de l’école anglaise. « Le signe[3] commémoratif, observé clairement en même temps que la chose signifiée, s’il se présente de nouveau après que cette dernière est devenue obscure, nous fait souvenir de la chose qui a été observée en même temps que lui, et n’est plus actuellement évidente : ainsi la fumée nous fait penser au feu. En effet, ayant souvent vu ces phénomènes unis entre eux, aussitôt que nous apercevons l’un, la mémoire nous suggère l’idée de l’autre, du feu, qui n’est pas actuellement visible. Il en est de même pour la cicatrice qui se montre après la blessure, et pour la lésion du cœur qui précède la mort. Voyant la cicatrice, la mémoire nous représente la blessure qui l’a précédée ; et voyant la lésion du cœur, nous prévoyons la mort future. »

Ce que les sceptiques combattent, c’est la théorie des signes indicatifs, c’est-à-dire la doctrine suivant laquelle il y aurait entre les phénomènes un lien nécessaire et constant, tel, en un mot, que l’entendent aujourd’hui encore les dogmatistes.

Il faut bien convenir qu’au point de vue où ils se plaçaient, leurs arguments sont inattaquables : à s’en tenir aux seules données de l’expérience, aux seuls phénomènes, il est impossible de voir dans l’induction autre chose qu’une association d’idées fondée sur l’habitude, et variable comme elle. Ainsi Stuart Mill, en essayant d’établir une théorie scientifique de l’induction, avoue que l’induction ne saurait avoir une valeur absolue : elle ne vaut que pour le monde où nous sommes, et il y a peut-être des mondes où les phénomènes ne sont soumis à aucune loi.

Encore une fois, nous ne prétendons pas qu’Ænésidème soit allé jusque-là : les textes ne nous y autorisent pas. Mais, s’il n’a pas montré en quel sens et dans quelle mesure il peut y avoir une science expérimentale, il a compris et prouvé que la science, au sens absolu que donnaient à ce mot les anciens, est impossible. Il n’y a de science, en effet, et de démonstration, que là où les idées sont enchaînées par un lien nécessaire : mais il n’y a de nécessité véritable que là où les rapports peuvent être déterminés rationnellement, ou, comme nous disons aujourd’hui, a priori. Or, qu’on essaie, étant donné un fait, un signe, pour parler comme les stoïciens, de déterminer a priori la nature de la chose signifiée. Ici, comme quand il s’agit de la cause, et plus évidemment encore, on ne réussira pas ; et si on ne réussit pas, il n’y aura pas de démonstration. C’est ce qu’Ænésidème a voulu dire, et il n’y a rien à lui répondre.

Les considérations qui précèdent nous permettent de marquer la véritable place d’Ænésidème dans l’école sceptique. Les historiens s’accordent généralement à voir en lui le premier représentant de ce qu’on appelle le nouveau scepticisme. Pourtant ils ne sont pas unanimes : Haas[4] par exemple, regarde Ænésidème comme l’un des derniers représentants de l’ancien scepticisme. Et il faut reconnaître avec lui que Sextus[5] semble l’opposer aux nouveaux sceptiques, dont Agrippa paraît avoir été l’un des premiers.

Nous n’hésitons pas, pour notre part, à nous ranger à l’opinion commune ; la puissante originalité d’Ænésidème ne nous paraît pas pouvoir être sérieusement mise en doute : il a vraiment renouvelé le scepticisme.

Rien n’empêche pourtant qu’après lui, cette doctrine ait encore subi de nouvelles modifications : dans le nouveau scepticisme, on peut introduire des subdivisions, comme on distingue des espèces dans un genre. Il est possible qu’après Ænésidème, d’autres philosophes aient imprimé à la pensée sceptique une direction nouvelle : ainsi s’expliqueraient tout naturellement les paroles de Sextus.

S’il fallait marquer le trait précis qui distingue les deux périodes du nouveau scepticisme, nous dirions qu’Ænésidème s’est surtout montré métaphysicien et dialecticien ; après lui, les sceptiques sont surtout des médecins : à la spéculation pure, qu’ils déclarent vaine, ils opposent l’art ou la science pratique, qu’ils tiennent pour légitime et nécessaire. Pour Ænésidème, le scepticisme était à lui-même sa propre fin, à moins qu’il ne fût un acheminement à un nouveau dogmatisme ; pour ses successeurs, il est le vestibule de la médecine. Si Ænésidème soustrait quelque proposition au doute universel, c’est, on l’a vu, une thèse métaphysique et transcendante : l’identité des contraires dans l’absolu. Si les sceptiques ultérieurs croient à quelque chose, c’est uniquement aux successions empiriques des phénomènes telles que l’observation en dehors de toute théorie peut les découvrir. Peut-être pourrait-on ajouter que, si Ænésidème tirait de son scepticisme une conséquence pratique, c’était uniquement un précepte de morale ; les sceptiques ultérieurs paraissent avoir préféré les biens du corps à ceux de l’âme : ils ne songent à ruiner la science spéculative que pour faire place à la science positive ou, comme ils disent, à l’art. Ænésidème est encore un métaphysicien ; ses successeurs, sur lesquels, tous les historiens le reconnaissent, il n’exerça que peu d’influence, ne sont plus que des positivistes. Ils invoquent son autorité à peu près comme Aug. Comte invoque celle de Kant. Mais c’est là un point important sur lequel il faudra revenir dans la suite de ce travail.


  1. Sext., M., VII, 47.
  2. Op. cit., p. 228.
  3. M., VIII, 159.
  4. Op. cit., XIII, XIV, p. 39 et seq.
  5. P., I, 36 : Παραδίδονται τοίνυν συνήθως παρὰ τοῖς ἀρχαιοτέροις Σκεπτικοῖς τρόποι δἰ ὧν ἡ ἐποχὴ συνάγεσθαι δοκεῖ, δέκα τὸν ἀριθμὸν, οὒς καὶ λόγους καὶ τόπους συνωνύμως καλοῦσιν… Ibid., 164 : οἱ δὲ νεώτεροι Σκεπτικοὶ παραδιδόασι τρόπους τῆς ἐποχῆς πέντε.