Les Sciences au XVIIIe siècle/I/I
Nous sommes très-fiers de l’état actuel de nos sciences. Qui sait si dans cent ans nos neveux seront aussi contents de nous que nous paraissons l’être de nous-mêmes ? Qui sait ce qui restera des conceptions auxquelles nous attachons le plus d’importance et qui nous guident dans nos travaux scientifiques ? Il est bon en tout cas de jeter de temps en temps un regard en arrière sur cette grande route du savoir où l’humanité s’avance d’une allure irrégulière, ralentissant le pas à certains moments et dévorant quelquefois le terrain. C’est en considérant ainsi le passé que nous pouvons juger du chemin parcouru et savoir si nous sommes vraiment en train, comme on le dit, de faire une forte étape.
Quel était, par exemple, l’état général des sciences il y a cent ans, au milieu du xviiie siècle ? Voilà une recherche qu’on pourrait aborder de front, et qui donnerait lieu à un tableau des plus intéressants ; mais on ne se propose pas, dans les pages qui suivent, un travail si complet : on veut seulement éclairer la question dans une certaine mesure par un exemple particulier. À toute époque, il y a un petit nombre d’hommes, une élite, qui possèdent, au moins dans leurs données essentielles, les connaissances acquises avant eux. Parmi les grands esprits du XVIIIe siècle, nous prendrons le plus ouvert à toutes les idées, le plus apte à les embrasser et à les rendre toutes, le plus encyclopédique en un mot, nous prendrons Voltaire ; nous nous demanderons ce qu’il a su et pensé sur les principaux problèmes qui composent le domaine des sciences proprement dites.
L’esquisse que nous ferons ainsi nous donnera un aperçu de l’état des choses ; mais elle sera nécessairement incomplète et tout empreinte de la personnalité de notre auteur. Voltaire en effet est avant tout un homme de combat ; sa vie est une lutte de soixante ans, lutte incessante pour le triomphe de la raison. Il a cherché des armes de toutes parts ; il a discipliné, pour les mener à la guerre, tous les genres de littérature, la prose et les vers, la tragédie et la comédie, la philosophie et le roman, l’histoire et l’épopée. Les sciences lui ont aussi fourni leurs bataillons ; elles prennent donc entre ses mains l’allure militante, elles courent sus à l’ennemi, elles s’occupent de détruire au moins autant que d’édifier. On sait ce que Voltaire répondait à ceux qui lui reprochaient de ne faire que des ruines. « Eh quoi ! disait-il, je vous délivre des monstres qui vous dévoraient et vous me demandez ce que je veux mettre à leur place ! » C’est ainsi qu’en fait de sciences il s’attaque souvent aux systèmes sans prétendre à les remplacer.
Quant à la physionomie même de Voltaire, il y a sans doute quelque inconvénient à la présenter sous un jour où l’on n’est pas accoutumé de la voir. Il n’est pas, à proprement parler, un homme de science, et la science ne joue dans sa vie qu’un rôle secondaire. En n’éclairant qu’un seul côté, et le côté même qui reste ordinairement dans l’ombre, on risque de faire grimacer le modèle. Heureusement les traits en sont assez connus pour que chacun puisse les rétablir sans peine. Il est donc entendu que le Voltaire qu’on va voir est présenté non de face, ni de trois quarts, ni même de profil, mais sous un angle très-effacé et presque de dos. Nous tâcherons cependant de le placer de façon qu’on puisse à la rigueur le reconnaître en apercevant un coin de sa lèvre moqueuse.