Les Sciences naturelles et l’orthodoxie en Angleterre

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Les Sciences naturelles et l’orthodoxie en Angleterre
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 8 (p. 283-318).
LES
SCIENCES NATURELLES
ET L’ORTHODOXIE EN ANGLETERRE

I. Lay Sermons, addresses and reviews (Sermons laïques, adresses et revues), par M. Thomas Henry Huxley, Londres 1874; Mac-Millan. — II. Address delivered before fhe British Association assembled at Belfast (Discours prononcé devant l’Association britannique réunie à Belfast), par M. John Tyndall, Londres 1874; Longmans, Green et Cie.


I.

Un fait encore peu remarqué, mais qui s’accuse de manière à l’être bientôt, c’est que dans notre Europe occidentale l’Angleterre est en train de se substituer à l’Allemagne comme centre et foyer principal de la pensée religieuse. L’Allemagne, distraite par ses préoccupations politiques et nationales, tout étonnée d’avoir tant de gloire à savourer et digérant laborieusement des conquêtes trop lourdes même pour son robuste estomac, préfère en ce moment résoudre les questions religieuses par la voie expéditive des lois impériales, et ses théologiens ne nous apprennent plus grand’chose. L’Angleterre en revanche, longtemps et obstinément fermée aux résultats conquis par l’érudition allemande, s’est dans les dernières années montrée beaucoup plus hospitalière, et tout en restant tributaire, comme nous le serons tous bien des années encore, des grands travaux de la théologie germanique, elle s’applique avec un zèle que celle-ci a rarement connu à résoudre le grand problème religieux de notre âge. Chez elle, comme à peu près partout en Europe, ce problème s’impose avec une impérieuse urgence. L’évidence des ramifications qu’il offre avec toutes les questions politiques et sociales frappe désormais tous les yeux. Le tour positif et pratique de l’esprit anglais ne se plie pas comme l’idéalisme allemand à l’antagonisme prolongé de la théorie et du fait. L’Anglais entend que, lorsque la théorie réclame un changement, le fait le subisse. Enfin le calme profond de la situation politique, cet admirable respect de la liberté individuelle qui fait l’honneur et la force de ce pays, le vif intérêt qu’on y porte aux débats religieux, forment ensemble un concours de circonstances qu’on regrette de ne pas trouver partout aussi complet, et qui favorise singulièrement l’évolution naturelle du conflit.

Ce n’est pas du tout contredire cette appréciation générale que de relever la violence de la crise que ce conflit a suscitée. La froideur proverbiale des Anglais n’existe qu’en apparence. L’Anglais est en réalité un homme très passionné qui sait ordinairement se contenir, mais qui, lorsqu’il éclate, ne le cède à personne en emportement. Sa polémique n’est pas tendre, et s’il respecte loyalement la liberté du plus faible, c’est à la condition de lui dire rudement ce qu’il pense. On le sait, c’est en matière religieuse, c’est-à-dire sur le domaine où l’on devrait procéder avec le plus de ménagement et même de timidité, que les hommes sont partout le plus enclins à se vouer réciproquement aux dieux infernaux. Aussi n’est-ce pas précisément au profit de la charité que les journaux, les brochures et les livres anglais retentissent en ce moment des accusations et récriminations que se lancent à l’envi les partis théologiques. Pour nous, spectateurs à distance, plus frappés des généralités que des détails, un phénomène très grave par ses conséquences nous paraît primer tout le reste, c’est la dissolution lente de ce que nous appelons l’anglicanisme, soit comme institution religieuse nationale, soit surtout comme résultante d’un certain état spirituel longtemps particulier à l’Angleterre. Il se pourrait en effet qu’une grande église nationale renouvelée se formât par la suite sur les débris de l’ancien ordre de choses. Si cette issue du conflit est improbable aux yeux d’un grand nombre, il serait présomptueux de la dire impossible. Quoi qu’il en soit de l’avenir, le fait actuel est que l’anglicanisme religieux subit en ce moment les plus rudes assauts qu’il ait connus depuis la fin du XVIIe siècle.

Lord John Russell a dit un jour que l’Angleterre vivait de compromis. La constitution anglaise, disait-il, est un compromis entre la monarchie et la république; le parlement anglais par sa composition est un compromis entra l’oligarchie des hautes familles et la démocratie; l’église anglicane est aussi un compromis entre le catholicisme et le protestantisme plus radical des autres pays réformés. Cette appréciation nous paraît très juste. Tout en professant les doctrines principales de la réforme, l’église anglicane avait conservé l’organisation épiscopale, un cérémonial assez compliqué et plusieurs coutumes greffées sur le principe sacerdotal. Il en résultait une moyenne ecclésiastique donnant une satisfaction relative à des tendances très divergentes. Les uns s’y rattachaient parce qu’elle était après tout foncièrement protestante, les autres parce que, malgré son caractère protestant, elle rendait hommage au principe de la tradition catholique et de la transmission régulière des pouvoirs sacerdotaux, d’autres encore parce que son caractère, en définitive assez flottant, laissait plus de liberté de fait au mouvement scientifique et aux opinions individuelles que l’intolérance ordinaire des sectes enchaînées à la lettre d’un système rigoureux. Ajoutons que pour tous son grand mérite provenait de ce qu’elle était « l’église d’Angleterre. »

Sur ce fond commun, accepté ou subi, on vit se dessiner trois tendances bien distinctes, mais qui purent longtemps s’affirmer parallèlement et même se disputer sans briser l’unité organique de l’institution. Il y eut le parti high church ou de la « haute église, » qui s’étudiait à développer l’élément sacerdotal, traditionnel, épiscopal, parti aristocratique et fort enclin au cérémonialisme. En opposition se forma le parti low church ou de la « basse église, » dit aussi evangelical, qui tendait à rapprocher l’église anglicane du type calviniste en subordonnant fortement les questions d’épiscopat et de liturgie à la profession des doctrines de l’orthodoxie réformée. Il y eut enfin « l’église large » ou broad church, voulant se tenir à égale distance de l’étroitesse dogmatique et de la superstition sacerdotale, et qui se distinguait surtout par son esprit philosophique, par la tolérance des opinions individuelles et la liberté qu’elle revendiquait pour les œuvres de science et d’érudition.

Notons que pendant longtemps aucune des trois tendances n’aurait voulu pousser les choses à l’extrême; mais à la longue la logique fut plus forte que l’amour de l’église-mère. Ainsi le parti évangélique ou de la basse église finit par se sentir plus d’affinité avec les dissidens qui professaient carrément les « doctrines du salut » qu’avec les adhérens tenaces de traditions et de formes rituelles qui n’avaient à ses yeux aucune valeur intrinsèque. L’accroissement continu des communautés dissidentes, surtout dans la classe moyenne, est en rapport avec cette disposition, que le temps ne peut que fortifier. On a dit que dans tout compromis il y a toujours plus ou moins de malentendu. Le fait est que chacune des parties signataires d’un compromis espère le plus souvent in petto que le temps sera son allié contre ses co-signataires, et, quand cet allié manque à l’appel, les prétentions rivales reparaissent de plus belle. Les adhérens de la haute église à leur tour, voyant que le flot démocratique et calviniste menaçait d’engloutir ce qu’ils prisaient le plus dans l’institution anglicane, c’est-à-dire l’élément traditionnel et sacerdotal, cherchèrent naturellement à le renforcer. Favorisés par le vent du romantisme qui soufflait par toute l’Europe d’il y a trente ou quarante ans, ils remirent en honneur des croyances et surtout des formes tombées en désuétude, mais que dans leur opinion aucune autorité légitime n’avait abolies. Ces croyances et ces formes étaient catholiques bien plus que protestantes. Le mouvement d’Oxford, auquel le docteur Pusey donna son nom, fut l’exposant de cette tendance catholicisante, qui, sans être romaine, regardait pourtant l’église de Rome avec une indulgence qu’elle refusait aux églises protestantes, dépourvues de sacremens surnaturels et de pouvoirs sacerdotaux. Et de même que le parti évangélique fournissait des recrues à la dissidence calviniste, de même le parti puséiste vit bon nombre de ses adhérens les plus distingués passer avec armes et bagages dans l’église catholique.

Chose assez étrange, ce sont aujourd’hui ces convertis de l’anglicanisme qui, soutenus par l’influence ultramontaine ainsi que par l’appoint considérable de l’immigration irlandaise, font la loi, et une loi très dure, au bon vieux catholicisme anglais resté fidèle à travers tant d’épreuves à sa foi héréditaire et qui a toutes les peines du monde à se reconnaître dans l’église qu’on lui façonne à la mode italienne. Il avait toujours prétendu qu’on le calomniait indignement quand on l’accusait d’être plus papiste qu’anglais, et c’est sur cette énergique dénégation qu’il fondait ses protestations réitérées contre l’ilotisme légal dont il eut si longtemps à souffrir. A la fin, le puséisme, obéissant à son principe, est devenu ce qui s’appelle du nom très significatif de ritualisme. C’est la tendance qui conduit actuellement un certain nombre d’anglicans à imiter beaucoup de cérémonies catholiques et à restaurer dans l’église établie, au bénéfice du clergé, des institutions purement sacerdotales, telles que la confession auriculaire, l’absolution du prêtre, l’adoration de l’hostie, etc. On sait que le parlement, poussé par l’opinion, a cru devoir mettre un terme à ces essais de réaction que l’on considérait comme périlleux pour le caractère protestant de l’église nationale. Le temps seul nous apprendra jusqu’à quel point cette intervention est efficace. Pour le moment, il est certain que le mouvement ritualiste, comme son père le puséisme, a jeté dans le catholicisme pur ceux qui pensent que pour être vraiment catholique il ne faut pas l’être à demi, et les journaux ont retenti de certaines conversions éclatantes accomplies dans les rangs les plus élevés de la société anglaise. Il ne faut ni rabaisser ni exagérer ce signe des temps. Le peuple anglais est trop foncièrement protestant pour que l’on puisse raisonnablement s’attendre à le voir revenir en masse au catholicisme; d’autre part, on ne peut, en présence de pareils faits, se dissimuler qu’à tout le moins il y a something rotteen quelque chose qui branle au manche, in the church of England.

De son côté, la tendance intermédiaire entre le ritualisme et l’orthodoxie calviniste, le broad church, s’est développée conformément au principe de liberté scientifique et de largeur dogmatique dont elle est issue. Le plus savant sans contredit et le plus philosophique des trois, ce parti comprend la gravité de la situation et sent bien que, si l’on n’y porte remède, si les divergences continuent de s’accentuer au point que la vie commune au sein d’une même église devienne impossible, l’église d’Angleterre finira par n’avoir plus de national que le nom. Dès lors le disestablishment, déjà demandé par tant de dissidens, vanté tout récemment par M. Bright, ne tarderait pas à s’imposer comme une nécessité. Or les hommes du broad church, du moins pour la plupart, croient que le régime d’une grande église nationale, pouvant abriter dans ses vastes cadres, à la condition d’une élasticité suffisante, beaucoup d’opinions distinctes, est préférable au morcellement indéfini qui résulte du régime de la séparation absolue et qui ne profite guère qu’aux sectes fanatiques ou superstitieuses. Ils voudraient donc renouveler, sauver l’église anglicane par la méthode de l’élargissement plutôt que parcelle du rétrécissement dogmatique ou de l’autorité sacerdotale. Réussiront-ils dans cette œuvre? Nul ne pourrait encore le dire, d’autant plus que, comme tous les partis dont la science et la critique font la force principale, ils ont encore bien à faire avant d’être ce qu’on peut appeler un parti populaire ou même compacte et discipliné. Ils sont un état-major plutôt qu’une armée. Naturellement les extrêmes, évangéliques, ritualistes, catholiques, les accusent d’incrédulité et d’impiété. S’ils cherchent, comme tous les théologiens libéraux du continent, à fonder la validité des croyances sur la nature religieuse de l’homme, en particulier sur le sentiment religieux, on leur reproche de n’avoir pour toute religion que ce sentiment lui-même. Comme c’est dans leurs rangs que se trouvent les représentans les plus distingués de la critique et de l’histoire religieuse, il est facile à leurs adversaires de crier au blasphème et de dénoncer à l’indignation des âmes pieuses les brèches que leurs écrits font à toutes les orthodoxies traditionnelles. Ajoutons, nullement comme un blâme, mais parce qu’il n’en peut être autrement, que leur libéralisme intelligent les rapproche, au moins par les sympathies scientifiques, d’hommes éminens dans les diverses branches du savoir humain, comme eux en butte aux attaques passionnées des orthodoxes de toute couleur, mais qui, vivant en dehors de toute église et de toute croyance déterminée, entendent propager librement les résultats de leurs recherches sans s’inquiéter des conséquences religieuses que ces résultats peuvent entraîner.

C’est ce qui nous amène à envisager directement une phase nouvelle et des plus intéressantes de la crise dont nous retraçons les grandes lignes. Nous pourrions la caractériser par ce seul mot, la sécularisation du débat théologique. J’entends par là qu’au lieu de se renfermer comme auparavant dans une argumentation empruntée tout entière à l’arsenal de la théologie proprement dite, le débat se transporte sur le terrain laïque, temporel et philosophique. lin ce moment, deux grandes questions sont à l’ordre du jour du public anglais. La première a été, non pas posée, elle l’était depuis longtemps, mais dénoncée urbi et orbi avec un éclat retentissant par M. Gladstone. Il s’agit de savoir, non pas au point de vue théologique, mais au point de vue politique et social, si la centralisation vigoureuse et définitive, imprimée à l’église catholique par les récens décrets du Vatican, permet aux gouvernemens modernes de rester entièrement désarmés devant un système qui en fait subordonne absolument à un pouvoir étranger la conscience et par conséquent les actes d’une partie plus ou moins considérable de leurs ressortissans. Les critiques, les répliques, les dupliques, pleuvent comme grêle, et il serait encore prématuré de vouloir deviner la solution anglaise d’une question que l’Allemagne a prétendu trancher d’autorité, et dont en France nous avons l’air d’ignorer l’existence.

Il est un autre point litigieux dont la conséquence immédiate est moins sensible, et qui pourtant domine de haut le premier. C’est celui qui concerne les découvertes faites dans l’ordre des sciences naturelles, quand on les met en rapport avec les croyances généralement admises par la plupart des sociétés religieuses. Là encore ce n’est plus à l’argument théologique de prononcer en dernier ressort, ce sont des physiciens, des physiologistes, des géologues, des naturalistes, qui somment les orthodoxies traditionnelles de renoncer à celles de leurs prétentions impliquant des opinions sur la nature que la science moderne déclare erronées. Or beaucoup de ces prétentions ne sauraient être abandonnées sans entraîner la refonte totale, si ce n’est la ruine, des croyances qui passent pour essentielles au christianisme orthodoxe.

En effet, ce n’est plus seulement la valeur relative du credo catholique ou protestant-orthodoxe qu’il s’agit de maintenir contre ces hérésies d’un nouveau genre. L’autorité surnaturelle de la révélation biblique est menacée directement. Ce qui, si nous éliminons quelques points de vue extrêmes de gauche et de droite, constituait une sorte de terrain commun à tous les partis religieux de l’Angleterre, c’était le biblicisme, le respect, le culte de la Bible. Favorisé par la stagnation prolongée des études critiques, il s’était enraciné dans la conscience anglaise plus profondément que partout ailleurs. Anglicans et dissidens, haute et basse église, tous les partis s’accordaient à voir dans la Bible un ensemble de révélations miraculeuses sur Dieu, l’homme, sa destinée, l’origine et la fin du monde. On pouvait différer dans l’interprétation; mais la Bible, comme la reine, ne pouvait avoir tort en rien et nulle part. Si les théologiens discutaient la question de savoir jusqu’à quel point il fallait étendre à la lettre l’inspiration miraculeuse que tous s’accordaient à reconnaître dans la pensée des auteurs sacrés, la masse des fidèles ne comprenait rien à ces discussions subtiles, et le fait est qu’en pratique les théologiens eux-mêmes ne paraissaient guère s’en souvenir. Cependant on n’ignorait pas en Angleterre la marche des sciences naturelles, et de bonne heure on s’était demandé si elle tendait à confirmer ou à diminuer l’autorité des livres saints. Longtemps, avec un optimisme que nous avons aujourd’hui quelque peine à comprendre, on tint pour démontré que la géologie, la physique, l’astronomie, l’histoire naturelle des modernes, étaient parfaitement d’accord avec les enseignemens de la Bible. Les plus savans avouaient qu’il fallait, pour maintenir cet accord, solliciter beaucoup la complaisance des textes; mais avec quelque bonne volonté on y parvenait. La géologie démontrait que les terres et les mers avaient traversé de longues périodes de transformations successives avant d’arriver à leur état actuel. Qu’on traduise les « jours » du récit mosaïque de la création par le mot « période, » et il se trouvera que Cuvier a été devancé par Moïse de trois mille et quelques cents années. L’astronomie semblait accuser Josué tout au moins d’ignorance, car elle affirmait que la terre, non le soleil, aurait dû s’arrêter le jour de la bataille de Gabaon, et qu’un moment d’arrêt, soit du soleil, soit de la terre, eût fait retourner le monde entier dans le chaos primitif. Eh bien ! l’astronomie avait raison, Josué aussi; le saint-office avait été bien bon de se donner tant de peine pour extorquer la rétractation de Galilée, et je me rappelle avoir lu la formule algébrique de la force suffisante pour effectuer ce grand miracle sans apporter nulle part la moindre perturbation. Il était admis alors par les naturalistes que les espèces vivantes sont absolument indépendantes les unes des autres, et que l’apparition de chacune d’elles supposait un acte immédiat de la puissance créatrice. Comme ce point de vue cadrait bien avec les termes du premier récit de la Genèse, où il est dit que Dieu créa successivement les plantes et les animaux, « chacun selon son espèce ! » Et ainsi de suite. La science moderne ne semblait née que pour rendre hommage à la foi biblique de l’Angleterre. On ne se fait pas d’idée de la quantité de livres anglais qui parurent de 1830 environ à 1850, et même plus près de nous encore, pour mettre en lumière cette réjouissante démonstration de l’autorité des Écritures. Le catholicisme anglais lui-même se distingua dans cette œuvre d’apologie sacrée, et l’un des ouvrages les plus curieux, les plus ingénieux de ce genre, est celui du feu cardinal Wiseman sur les rapports de la science et de la religion révélée.

Il y avait pourtant un grand danger dans cette méthode, qui fondait l’autorité religieuse de la Bible sur la conformité de l’Écriture avec la science moderne. Le raisonnement était celui-ci : les auteurs sacrés vivaient, à des époques où les sciences n’étaient pas même nées, ils étaient eux-mêmes tout autre chose que des savans au sens moderne de ce mot ; donc l’inspiration surnaturelle seule a pu diriger leur pensée et leur plume de manière à leur faire proclamer des vérités alors ignorées de tous, et que la science contemporaine, armée des ressources de deux civilisations, d’instrumens perfectionnés et des résultats d’une observation séculaire, a eu tant de peine à découvrir. — Mais qui ne voit que la thèse pouvait se retourner tout aussi bien en l’honneur de la science ? Ne pouvait-on pas dire sans s’écarter d’un seul pas du terrain choisi : Il faut que cette science moderne soit bien réelle, bien sûre dans ses procédés, bien solide dans ses résultats, pour que, par la simple vertu de l’observation et du calcul, elle soit arrivée à conquérir des vérités qu’une inspiration miraculeuse pouvait seule autrefois communiquer à quelques rares élus ? En d’autres termes, le noyau, l’élément résistant de ces deux raisonnemens parallèles, c’était le grand mérite, la suprématie même de la science. Que l’on en vînt à croire à la Bible en se fondant sur la science ou bien à s’incliner respectueusement devant une science assez forte pour découvrir par des procédés naturels les réalités miraculeusement révélées dans la Bible, c’était dans tous les cas habituer les esprits croyans ou ébranlés à une déférence confiante devant les arrêts des sciences naturelles.

Que devait-il arriver par conséquent, si dans leur marche en avant, au lieu de se prêter tant bien que mal à des confirmations au fond plus ingénieuses que solides des récits de la Bible, les sciences aboutissaient à un antagonisme patent qu’aucun artifice d’interprétation ne pouvait plus dissimuler? Par exemple, plus on avait trouvé d’édification à penser avec l’école antérieure qu’au nom de la Bible comme au nom de la science chaque espèce végétale et animale est provenue d’un acte créateur immédiat, plus on devait se sentir mal à l’aise en apprenant que les faits mieux observés conduisaient de plus en plus les naturalistes à révoquer en doute cette indépendance absolue des espèces, et même que des savans tels que MM. Darwin et Wallace se prononçaient catégoriquement dans le sens opposé. Tant que l’influence de Cuvier sur la géologie fut prépondérante, on avait pu se bercer de l’idée que les révolutions du globe cadraient assez bien avec les jours mosaïques de la création; mais que fallait-il penser d’une géologie moins poétique, infiniment plus positive, qui, dans les travaux de M. Lyell et de ses disciples, substituait les actions lentes et locales, supportées par l’infini du temps, aux brusques changemens à vue que les premières théories postulaient sur toute la surface de la terre? Longtemps on avait nié en géologie toute trace réelle de l’homme fossile. Cela confirmait merveilleusement la donnée biblique d’après laquelle l’homme a été créé de toutes pièces à un certain moment de la durée, en un point de l’espace, après tous les végétaux et tous les animaux; c’était une confirmation indirecte de la chronologie sacrée qui n’assigne à l’humanité que six ou sept mille ans d’existence actuelle. Il fallut pourtant à la fin se rendre à l’évidence qu’il y a des débris de l’homme fossile, des traces indubitables de sa vie à des époques éloignées de la nôtre au bas mot par un espace de soixante à cent mille années, sans compter que ces traces elles-mêmes supposent un développement d’industrie réfléchie qui ne permet pas d’affirmer qu’on a touché le tuf au-dessous duquel on ne peut pas pénétrer. Enfin les théories perfectionnées de Kant et de Laplace sur la formation des mondes, les résultats des sciences botaniques et physiologiques sur la vie, ses origines, sa nature réelle, ses rapports avec le monde inorganique, la comparaison et la genèse historique des religions, des langues et des races humaines, tout concourut à démolir le frêle édifice que dans une heure de juvénile confiance la première moitié du XIXe siècle avait élevé pour y loger ensemble la science et la foi comme deux sœurs à jamais réconciliées.

Quel est le principe latent sous toutes ces questions de détail qui explique la passion avec laquelle beaucoup d’esprits religieux, s’estimant menacés dans la possession de leur bien le plus cher, ont jeté l’anathème de réprobation sur des thèses scientifiques dont ils auraient dû laisser la discussion aux hommes compétens? C’est au fond le principe de continuité qui ressort toujours plus victorieux de la marche générale des sciences physiques et historiques, c’est ce principe, considéré, à tort selon nous, comme incompatible avec une notion religieuse du monde et de l’histoire, que la plupart des partis religieux ont jusqu’à présent une peine infinie à reconnaître. Il semble qu’on leur enlève leur Dieu, leur âme et son salut, chaque fois qu’une découverte ou une théorie nouvelle vient rattacher quelque anneau, jusqu’à présent isolé, de la grande chaîne de l’être. A cet égard, l’état des esprits n’est pas le même en Angleterre qu’en Allemagne. Ce dernier pays est par excellence celui du devenir, de l’immanence, de l’évolution, et il y a beau temps que ses philosophes spéculatifs l’ont dressé à en voir partout. En Angleterre, le tour d’esprit est plus dualiste et mécanique. Le Dieu qui trône dans le ciel anglais est encore celui de Locke et de Clarke, le mécanicien et l’ordonnateur suprême, extérieur au monde qu’il a créé et ne s’y manifestant que lorsqu’il y rentre par un acte de providence particulière ou de miracle. Il résulte de là que le principe de continuité, appliqué de plus en plus aux objets que l’on se représentait comme évidemment soustraits à son empire, revêt tout de suite quelque chose d’irréligieux, d’anti-divin, comme si, chaque fois qu’on l’applique, on réduisait d’autant la nécessité et la réalité de Dieu. D’ailleurs l’Anglais n’aime pas qu’on le dérange dans ses habitudes, et il en a de très fortes dans sa vie spirituelle comme dans sa vie privée. Il n’est donc pas surprenant que de toutes parts une sorte de tolle religieux se soit élevé contre les savans dont les théories bouleversaient à ce point les notions jusqu’alors admises sur les rapports de D eu et du monde, de la foi et de la science.

Comme on peut s’y attendre, il y a plus d’une nuance dans la manière dont la lutte est menée de part et d’autre. Il est des croyans sincères et honnêtes qui se contentent d’en appeler d’une science présomptueuse et imparfaite à une science plus modeste et plus éclairée; il en est d’autres qui s’imaginent démontrer la vérité de leur foi en couvrant d’injures, en calomniant dans leur caractère ceux qu’ils accusent d’empoisonner les âmes. Du côté qui arbore le drapeau de la science indépendante, on doit distinguer les esprits entiers et épais, qui se montrent incapables de comprendre que, dans la nature humaine, si la science a ses droits, la religion a aussi les siens, et qu’on ne résout pas une antinomie en supprimant sans façon l’un des deux termes. C’est ainsi que sous le nom de sécularisme on a prêché en Angleterre l’athéisme le plus grossier. Il ne faut pas confondre ces enfans perdus du parti scientifique avec des hommes de haute distinction par le savoir, le talent, le caractère, qui sont avant tout préoccupés de revendiquer la pleine liberté de la pensée et de l’enseignement scientifiques. Ceux-ci ne recherchent pas les conflits, ils ne les craignent pas non plus, et dans leur impartialité ils reconnaissent volontiers la légitimité de l’élément religieux de l’esprit humain; mais ils disent qu’il ne rentre pas dans leur compétence de lui fournir les satisfactions qu’il réclame. Ils se bornent à énoncer des vérités de l’ordre scientifique qu’ils croient démontrées; c’est aux hommes de la science religieuse de dire ce qu’il faut faire pour dégager la religion essentielle des difficultés provenant de ses rapports avec les sciences de la nature. Il y a dans cette attitude calme et résolue quelque chose qui commande le respect de tous les hommes sérieux. C’est sur ce terrain-là seulement que pourra s’opérer une conciliation nouvelle des deux plus grandes forces de l’humanité. À ce point de vue, il sera intéressant de faire d’un peu plus près connaissance avec deux champions éminens de la liberté de la science, MM. Huxley et Tyndall, que leurs talens oratoires aussi bien que leur illustration scientifique ont désignés tout particulièrement aux attaques des orthodoxies de toute couleur.


II.

M. Thomas-Henri Huxley est né en 1825 à Ealing (Middlesex). D’abord médecin civil, puis attaché au service médical de la marine, il s’embarqua en 1846 comme chirurgien sur le Rattlesnake, envoyé en mission d’exploration dans les mers du sud. Pendant ce voyage de quatre ans, il étudia de préférence, et avec un succès marqué dans les annales de la science, la faune encore peu connue de ces mers lointaines. En 1854, il succéda à M. Edward Forbes en qualité de professeur d’histoire naturelle à l’École des mines. Infatigable dans son zèle pour l’avancement des sciences, auteur d’ouvrages d’un grand mérite technique, honoré par ses compatriotes et par les étrangers des marques de distinction les plus flatteuses, prenant une part officielle et active aux travaux des comités préposés à la direction de l’enseignement public, M. Huxley a vu sa réputation scientifique grandir d’année en année. Ses investigations, très appréciées du monde savant, se sont étendues à toute la série du règne animé, depuis les bathybius et les zoophytes jusqu’à l’homme. Des plumes plus compétentes que la nôtre ont rendu hommage à l’importance de ses découvertes sur les méduses, les échinodermes, les ascidies, les différentes classes de mollusques. Il s’occupa ensuite des vertébrés au point de vue de l’anatomie comparée et leur consacra un travail spécial de généralisation. L’un des premiers, il fit à l’homme l’application des théories de Darwin sur la sélection naturelle. Son livre intitulé Man’s place in nature[1], qui parut en 1863, fit sensation. Là se trouvait exposée avec un luxe remarquable de démonstrations, mais aussi avec une admirable clarté, la thèse d’anatomie comparée d’après laquelle il y a moins de différences anatomiques entre l’homme et les singes les plus élevés qu’entre ceux-ci et les plus bas placés sur l’échelle des quadrumanes.

Un trait essentiel de la caractéristique du professeur Huxley, c’est non-seulement qu’il compte parmi les savans de premier ordre, qu’il est aussi un propagandiste, un prédicateur de la science. Doué d’un talent particulier d’exposition et de démonstration populaire, il sait parler avec agrément et distinction des sujets les plus compliqués et des théories les plus abstraites de sa science de prédilection. En Angleterre, le genre des adresses, des conférences, des lectures, etc., est de plus en plus goûté, et grâce à cette complète liberté de parole qu’on nous refuse encore et d’une manière bien humiliante en France, il a pu répandre ses vues bien au-delà du cercle restreint des cours officiels. Un de ses petits chefs-d’œuvre en ce genre est intitulé A propos d’un morceau de craie (On a Piece of chalk) et fait partie de son livre de Lay Sermons (Sermons laïques), dont la cinquième édition a paru l’an dernier. C’est une série de conférences données en divers lieux, sur divers sujets, dont l’unité logique consiste dans la revendication du bon droit de la science indépendante à l’encontre des limitations qu’on voudrait lui imposer au nom des préjugés théologiques. Un certain nombre de ses discours roule sur la nécessité de donner dans l’instruction publique aux sciences naturelles une place beaucoup plus importante qu’on ne l’a fait jusqu’à présent en Angleterre. A son avis, on s’attarde beaucoup trop, dans l’éducation de la jeunesse anglaise, à piétiner dans cette discipline purement littéraire qui put suffire aux siècles passés, mais qui décidément ne répond plus aux besoins vitaux de la société contemporaine. Il est certain que, si nous devons juger d’après un de ses discours du manque total de préparation scientifique des jeunes gens qui abordent en Angleterre les études médicales, une réforme de ce genre serait très désirable, et qu’à cet égard nous sommes un peu mieux partagés en France. «Le monde moderne, dit M. Huxley, est hérissé d’artillerie, et nous envoyons nos enfans au combat sans autres armes que le bouclier et l’épée des anciens gladiateurs. » Il attend du changement qu’il réclame dans les programmes de l’instruction publique un développement heureux du sens de la réalité, trop peu cultivé par les études purement littéraires, et dont le défaut contribue, dit-il, énormément à la persistance des erreurs, des préjugés et des sophismes qui égarent à chaque instant l’opinion.

Pour donner un spécimen de son genre comme « prédicateur laïque » des sciences naturelles, nous choisissons un fragment de l’étude intitulée On the physical Basis of life (sur la base physique de la vie ou le Protoplasme). Parmi les gens du monde, bien peu, dit-il, sont préparés à l’idée qu’il existe une sorte de matière commune à tous les êtres vivans sans exception, une unité physique et idéale qui relie leurs diversités sans nombre. Il faut même avouer qu’au premier abord une pareille assertion est choquante.

« Que peut-il y avoir de commun entre le lichen aux vives couleurs, qui ressemble de si près à une simple incrustation minérale du roc sur lequel il pousse, et le peintre qui en admire la beauté, ou le botaniste dont il enrichit les connaissances? Pensez au champignon microscopique, à cette particule ovoïde infinitésimale qui trouve assez d’espace et de durée pour se multiplier par millions dans le corps d’une mouche vivante, et passez de là à la profusion de feuillage, à l’opulence de fleurs et de fruits, qui séparent de cet avorton végétal le pin géant de Californie, dont les dimensions égalent celles d’une flèche de cathédrale, ou le figuier d’Inde qui couvre plusieurs acres de son ombre épaisse, et qui survit aux nations comme aux empires naissant et mourant à sa circonférence. Ou bien, vous tournant vers l’autre moitié du monde de la vie, représentez-vous la monstrueuse baleine, la plus énorme des bêtes qui vivent ou aient vécu, roulant avec aisance ses 90 pieds d’os, de muscles et d’huile, au travers de vagues où s’engloutirait corps et biens le plus fier des vaisseaux qui aient quitté nos chantiers, et rapprochez-la en pensée des animalcules invisibles, pures taches gélatineuses, dont une multitude danserait sur la pointe d’une aiguille aussi aisément en réalité que les anges de la scolastique en imagination. Avec de pareilles images devant les yeux de l’esprit, vous pouvez certainement vous demander quelle communauté de forme ou de structure il peut y avoir entre l’animalcule et la baleine, ou bien entre le champignon microscopique et le figuier d’Inde, à plus forte raison entre ces quatre êtres vivans. Si enfin nous regardons la substance ou la composition matérielle des êtres vivans, quel est le lien caché qui rattache la fleur qu’une jeune fille a posée dans ses cheveux au sang qui circule dans ses veines? Ou bien qu’y a-t-il de commun entre la masse dense et dure du chêne ou la solide carapace de la tortue, et ces larges disques de gelée transparente que l’on peut voir flotter à la surface, d’une mer tranquille, et qui ne laissent qu’une pellicule dans la main qui les enlève à leur élément? » « Eh bien ! continue le professeur, il est une triple unité, de force, de forme et de composition, qui relie tous ces êtres si disparates. La nutrition, la croissance, la reproduction, la contractilité, leur sont communes. L’unité structurale des corpuscules cellulaires se révèle d’un bout à l’autre de la série. Tous les êtres vivans se composent chimiquement de carbone, d’hydrogène, d’oxygène et d’azote; c’est ce que nous appelons le protoplasme. Ils vivent tous à la condition de perdre à chaque usage de leurs forces et de réparer continuellement leurs pertes. Chez l’orateur qui parle, il se résout autant d’acide carbonique, d’eau et d’urée qu’il déploie d’éloquence. Avons-nous le droit d’ajouter aux quantités mécaniques et chimiques de l’être vivant une quantité en plus qui s’appellerait la vitalité ? Qui d’entre nous songerait à postuler une force à part sous le nom d’aquosité pour expliquer ce composé d’hydrogène et d’oxygène qui fait l’eau à zéro, et qui, dans de certaines conditions, par exemple sur nos vitres en hiver, imite la structure du feuillage? Les phénomènes de l’eau, sa fluidité et sa solidité selon les températures, sont les propriétés de l’eau; de même les phénomènes de la vie sont les propriétés du protoplasme. Les pensées que j’émets et celles que vos réflexions vous suggèrent à ce sujet sont l’expression de changemens moléculaires dans cette matière vivante qui est la source de tous les phénomènes vitaux. Mon langage est matérialiste, ma pensée ne l’est pas. Je ne suis pas partisan de la philosophie matérialiste : les mots de matière et d’esprit sont simplement les noms de causes hypothétiques et inconnues, des substrata imaginaires de groupes déterminés de phénomènes; mais, quand je parle de faits physiques et chimiques relevant de l’observation et vérifiables par l’expérience, je ne puis faire autrement que d’employer le langage qu’on qualifie de matérialiste. »

Nous reviendrons sur ce désaveu du matérialisme par un naturaliste qui semble pourtant en accepter les thèses principales; nous allons d’ailleurs retrouver une théorie très analogue chez M. Tyndall. Bornons-nous en ce moment à signaler le point de vue philosophique auquel M. Huxley se place pour embrasser du regard la totalité de l’être tombant sous nos sens. Son principe favori, c’est la continuité des choses. Il croit que le dégagement des phénomènes les plus compliqués ou les plus élevés est dû à des combinaisons de substances préexistantes, sans qu’on soit jamais en droit de faire intervenir une action surnaturelle pour expliquer les déroulemens nouveaux de la série. Tout ce qui est, tout ce qui vit est le produit des forces possédées originairement par la substance universelle. Un ordre harmonieux gouverne un progrès éternel, la matière et la force forment la trame d’un voile qui s’étend sans qu’un seul fil se rompe entre nous et l’infini. « La religion, dit-il dans un autre discours, a surgi comme tous les autres genres de connaissances de l’action et de la réaction réciproques de l’esprit humain et de ce qui n’est pas lui. Elle a revêtu les formes intellectuelles du fétichisme ou du polythéisme, du théisme ou de l’athéisme, de la superstition ou du rationalisme. Je n’ai rien à démêler avec ces diverses formes, avec les mérites ou les démérites relatifs qu’elles présentent; mais il est indispensable au sujet que je traite de dire que, si la religion d’aujourd’hui diffère de celle du passé, c’est parce que la théologie est devenue plus scientifique, c’est qu’elle n’a pas renoncé seulement aux idoles de bois et de pierre, et qu’elle commence à sentir la nécessité de briser aussi les idoles fabriquées avec des livres, des traditions et des toiles d’araignée subtilement filées par les églises; elle éprouve aussi le besoin de nourrir les plus nobles et les plus humaines de nos émotions en allant adorer, le plus souvent en silence, à l’autel de l’inconnu et de l’inconnaissable. »

De telles déclarations suffisent pour que nous comprenions la mauvaise humeur des partis religieux traditionnels en présence des théories popularisées par les « Sermons laïques. » Sans doute M. Huxley ne s’attaque jamais directement aux dogmes théologiques; mais qui ne pressent les ravages que son point de vue, une fois admis, porte fatalement dans le champ des croyances traditionnelles? Le miracle, cette parenthèse de la continuité, cette interpolation du texte naturel, se voit banni du monde et de l’histoire au nom de la science, et c’est surtout de miracles que vit la piété vulgaire, miracle de la création, miracle de la chute, miracle de l’incarnation et de la rédemption, miracles sans nombre préparant ou accomplissant les autres. Lors même qu’un peuple protestant oppose un scepticisme invincible aux miracles contemporains, ne voulant ajouter foi qu’à ceux dont la Bible garantit pour lui l’authenticité, il est encore imbu de l’idée que l’action divine se reconnaît surtout à ceci, qu’elle interrompt le cours naturel, continu, des choses. Les grandes calamités publiques sont encore à ses yeux des « visitations extraordinaires » du courroux divin. Il faut l’apaiser, s’humilier, demander grâce, et il y a quelque chose qui sent l’impiété dans cette prétention des savans qui veulent ramener des fléaux tels que la peste, la disette ou l’inondation au jeu indifférent de certaines forces impersonnelles. Puis comment faire cadrer avec n’importe quelle orthodoxie ces théories d’après lesquelles l’homme serait une branche détachée du grand tronc de l’animalité, et devrait s’habituer à se considérer comme cousin des gorilles? Il est des gens que cette idée, sans qu’on puisse toujours deviner pour quelle cause, a le don d’exaspérer au plus haut degré, ils sont nombreux en Angleterre comme ailleurs, et il est rare qu’ils sachent se résigner tranquillement au non liquet qui, pour nous et quelques autres, est encore le mot de la sagesse sur cette épineuse question. Enfin la notion vulgaire du dualisme absolu du corps et de l’âme, cette notion qui sert de base aux raisonnemens classiques sur l’espoir d’une vie future, est directement battue en brèche par la physiologie nouvelle, qui pose en principe l’unité de la vie dans toutes ses manifestations, et qui voit dans le cerveau l’équivalent mécanique, si ce n’est le générateur proprement dit, de la pensée. Nous ne sommes donc nullement surpris des clameurs de haro dont M. Huxley est l’objet, et nous connaissons même certain pays où la faculté de faire des conférences publiques lui eût été retirée, où l’on aurait rayé son nom de la liste du jury, et où l’on eût même probablement obtenu la suspension de son cours; mais toute l’Europe ne jouit pas des institutions qu’elle nous envie, et en Angleterre la punition de M. Huxley se borne à cette mise à l’index qui ne l’empêche pas de parler beaucoup ni d’être fort écouté. Passons maintenant à l’émule et à l’ami de M. Huxley, son compagnon de bonne et de mauvaise fortune dans l’œuvre de la mission scientifique.


III.

M. John Tyndall est né vers 1820 en Irlande au sein d’une famille anglaise venue du Glocestershire. Cette famille, paraît-il, compte parmi ses ancêtres un certain William Tyndall, qui traduisit la Bible en anglais et fut brûlé en 1536 pour crime d’hérésie. Le père du professeur actuel était un zélé protestant, fort respectable, mais passionné pour la controverse. Son fils hérita, sinon de son orthodoxie, du moins de son indépendance et d’une certaine virtuosité de polémiste qui devait un jour lui rendre d’éminens services. D’abord attaché au service du cadastre en Irlande, puis ingénieur de chemins de fer, il entra comme chargé de cours dans une école professionnelle du Hampshire, qu’il quitta en 1848 pour aller étudier à Marburg sous la direction de l’illustre professeur Bunsen. En 1850, son premier ouvrage remarqué roula sur la grande question du diamagnétisme et de la polarité diamagnétique. Il touchait déjà par ce genre de recherches a la constitution intime de la matière en tant que substratum et foyer de forces organisatrices. De retour à Londres en 1852, il fut nommé bientôt après professeur de physique à l’Institution royale. Comme M. Huxley, il se montra digne de cette haute position scientifique par les nombreux et remarquables travaux dont il enrichit le domaine des sciences de la nature. La constitution moléculaire de la matière et les phénomènes des glaciers alpestres[2] semblent avoir attiré de préférence ses observations et ses études spéculatives. C’est à ses essais de grande synthèse physique que se rapportent plus ou moins directement ses traités déjà nombreux sur la chaleur en tant que mode de mouvement, sur l’acoustique, la physique moléculaire dans son rapport avec la chaleur rayonnante, sur la lumière et l’électricité[3]. Comme son ami M. Huxley, il excelle dans la conférence ou la lecture publique, et il aime à porter devant un public très avide de l’entendre les résultats de ses profondes recherches. Tandis que son ami se rattacherait plutôt par ses traits pleins, réguliers, mobiles, à ce type de physionomie que nous serions tentés d’appeler anglo-breton, parce qu’on pourrait, en voyant son portrait, le prendre pour un Français aussi bien que pour un Anglais, M. Tyndall appartient visiblement à la race anglo-saxonne par sa figure énergique, allongée, qui fait penser à la physionomie typique de l’Américain du nord. Tous deux sont doués à un haut degré du talent d’intéresser les auditoires compactes qu’ils entretiennent des sujets les plus ardus. M. Huxley met peut-être plus d’art, de méthode, de suite et de proportion dans ses discours; M. Tyndall semble l’emporter par l’imprévu, l’originalité poétique de la forme, le trait humoristique si goûté en Angleterre. Tous deux se distinguent à leur honneur par la grande modération des jugemens qu’ils portent sur des adversaires qui ne les paient pas toujours de la même monnaie; mais cette modération est consciente de sa force et n’exclut pas ces coups fourrés au moyen desquels une main habile en escrime rend délicatement, mais avec usure, les bottes fournies par son antagoniste[4].

Parmi les nombreux écrits de M. Tyndall, nous prendrons comme exemple le discours d’ouverture qu’il prononça l’an dernier devant l’Association britannique réunie à Belfast, discours qui fit sensation au loin et au large, et dans lequel le professeur entreprit une réhabilitation éloquente des explications dites matérialistes de l’univers. Remontant jusqu’à Démocrite, résumant les systèmes d’Épicure, d’Empédocle et de Lucrèce, pour arriver jusqu’à nos jours, non sans avoir asséné en passant de rudes coups sur la réputation scientifique d’Aristote, il exprima ses vives sympathies pour les théories de Darwin, la psychologie de Spencer, et revendiqua fièrement pour elles le droit d’existence, non pas du tout comme s’il s’agissait de doctrines indiscutables, au contraire, mais sans permettre un seul instant à la théologie d’intervenir dans le jugement définitif. Ce sont bien plutôt, selon l’orateur, les élémens cosmologiques des doctrines religieuses qui doivent comparaître au tribunal de la science pure. Lorsque la théologie se croit obligée d’affirmer une certaine manière de comprendre la nature, la vie, ses origines et ses phénomènes, elle se condamne par cela même à relever des sciences de la nature et de la vie, et tant pis pour elle lorsque celles-ci se prononcent en sens opposé. En s’aventurant sur un terrain qui n’est pas le sien, elle s’expose volontairement à ce grave danger. Du reste, nul plus sincèrement que M. Tyndall ne reconnaît le bon droit du sentiment religieux à côté des prétentions non moins légitimes de la raison et de la science, et celui, dit-il, qui parviendrait de nos jours à donner au sentiment religieux une satisfaction à laquelle la raison n’aurait rien à objecter, celui-là « aurait résolu le problème par excellence de notre âge. » On ne peut que rendre hommage à la loyauté avec laquelle l’éminent physicien met en regard l’une de l’autre les deux faces de la question, si souvent sacrifiées l’une à l’autre par les ardens de l’extrême droite et de l’extrême gauche, car ce n’est pas seulement à droite qu’il y a de l’étroitesse, de l’aveuglement et, pour tout dire, du fanatisme.

Il est entre autres un curieux fragment du discours de Belfast dans lequel, sous une forme ingénieuse, M. Tyndall a représenté un disciple de Lucrèce défendant les principes physiques de son maître contre un partisan intelligent et courtois des doctrines spiritualistes. Il a pris pour champion idéal du spiritualisme l’évêque Butler, auteur d’un traité longtemps fameux sur l’Analogie de la religion naturelle et révélée avec la constitution de la nature (1756), très estimé encore aujourd’hui en Angleterre pour sa sagacité, sa modération et sa vigueur comme logicien. C’est un des pères, et l’un des plus respectés, de l’église anglicane. Capable d’écouter en toute chose le pour et le contre, il ne trouva jamais qu’un anathème pût tenir lieu d’une bonne raison.

Au chapitre de la nature humaine, Butler tenait, comme tous les spiritualistes de son temps, à la distinction tranchée, absolue, de l’organisme corporel et du moi. Nos corps, disait-il, ne font pas plus partie de nous-mêmes que toute autre matière qui nous entoure. Par exemple, s’il s’agit de notre perception des couleurs et des formes, l’œil remplit précisément la même fonction qu’une lentille de verre, et par lui-même il est aussi étranger à notre vrai moi que pourrait l’être une lunette fabriquée par un opticien. On peut raisonner de même sur les autres sens. Nos organes sont donc, dans toute la force du terme, des instrumens dont la disparition n’entraîne pas plus celle de notre moi que la destruction des outils d’un ouvrier ne suppose la mort de leur propriétaire.

Comment le disciple supposé de Lucrèce s’y prendra-t-il pour attaquer les positions de l’évêque? Voici, selon M. Tyndall, comment il procéderait, et il est inutile d’ajouter que ce dialogue des morts ressemble tout à fait au dialogue réel d’un professeur vivant discutant avec lui-même. C’est donc le lucrétien qui parle le premier.

« Vos vues, très honoré prélat, soumises au critère de la représentation mentale, offrent à bien des esprits des difficultés très graves, si ce n’est insurmontables. Vous parlez de forces vitales, de « facultés perceptives » de « notre moi; » mais pouvez-vous vous former la moindre image mentale de l’une ou de l’autre de ces choses à part de l’organisme au moyen duquel elles agissent? Jugez vous-même avec votre loyauté reconnue, et voyez si vous possédez une faculté quelconque qui vous rende capable d’une telle conception. Le moi habite localement en chacun de nous; étant localisé, ne doit-il pas avoir une forme? Et quelle forme? L’avez-vous jamais, ne fût-ce qu’un instant, imaginée sous des traits qu’on pût tenir pour réels? Quand une jambe est amputée, le corps est divisé en deux parties : le moi se trouve-t-il dans les deux ou dans une seule? Thomas d’Aquin pourrait dire qu’il est dans les deux, mais non pas vous, car vous en appelez à la conscience associée à l’une de ces deux parties pour prouver que l’autre n’est qu’une matière étrangère. La conscience est-elle donc un élément nécessaire du vrai moi? Que dites-vous alors des cas où le corps tout entier en est privé? Et dans la supposition contraire pourquoi refusez-vous à la jambe coupée toute participation au vrai moi? Il me semble très singulier que, du commencement à la fin de votre admirable livre (personne n’en admire plus que moi la sobriété et la vigueur), vous ne mentionniez pas une seule fois le cerveau ni le système nerveux. Vous commencez par une extrémité du corps et vous montrez que ses parties peuvent en être séparées sans préjudice pour la faculté perceptive. Cependant qu’arriverait-il, si vous commenciez par l’autre extrémité, si au lieu d’une jambe vous enleviez le cerveau? Comme tout à l’heure, le corps est divisé en deux, mais maintenant les deux parties sont soumises au même sort, et aucune des deux ne peut plus servir à prouver que l’autre est une simple matière étrangère. Ou bien, sans aller si loin, ôtez seulement une portion de l’enveloppe osseuse du cerveau, puis appliquez sur la substance molle mise à découvert une série de pressions intermittentes. A chaque pression, les facultés de perception et d’action s’évanouissent; à chaque intermittence, elles reparaissent. Que devient pendant les pressions la force perceptive? Un jour, je reçus à l’improviste la décharge d’une forte batterie de bouteilles de Leyde, je ne sentis rien, mais je fus simplement privé de toute conscience de l’existence pendant un espace de temps appréciable. Où était mon moi pendant cet intervalle? Des hommes qui ont survécu à un coup de tonnerre ont été beaucoup plus longtemps dans le même état, et en fait, dans les cas ordinaires de commotion cérébrale, il peut s’écouler des jours entiers pendant lesquels la conscience n’enregistre pas la moindre impression. Où est l’homme lui-même pendant ce temps d’insensibilité?.. Je ne pense pas que votre comparai- son des instrumens touche le fond de la question. Un télégraphiste a ses instrumens, et par ce moyen il converse avec le monde; nos corps possèdent un système nerveux qui joue un rôle analogue entre le pouvoir de perception et les choses extérieures. Coupez les fils du télégraphiste, brisez ses batteries, démagnétisez son aiguille, vous lui enlevez certainement par là ses relations avec le monde; cependant, parce que ce sont de véritables instrumens, la destruction de ces objets n’affecte en rien l’homme lui-même qui s’en servait. Le télégraphiste survit et sait qu’il survit; mais, je vous en prie, qu’y a-t-il dans l’organisme humain qui corresponde à cette survivance consciente, lorsque la batterie du cerveau est dérangée au point que l’insensibilité s’ensuit ou quand elle est entièrement détruite?

« Une autre considération, qui vous paraîtra peut-être légère, s’impose à moi avec une certaine force. Le cerveau peut passer de l’état de santé à l’état maladif, et sous l’empire d’un tel changement l’homme le plus exemplaire peut devenir un débauché ou un meurtrier. Mon très noble et très honoré maître Lucrèce fut, vous le savez, victime de la jalousie de sa femme. Elle lui fit boire un philtre dont l’effet fut que des velléités de libertinage s’insinuèrent dans son cerveau, et plutôt que de courir le risque de céder à ces penchans ignobles, il se tua. Comment la main de Lucrèce a-t-elle pu se tourner ainsi contre lui-même, si le vrai Lucrèce est resté ce qu’il était auparavant?.. Je crains, si vous me permettez de vous le dire, que les plus graves conséquences ne découlent de votre manière d’estimer le corps. Regarder le cerveau comme on regarderait un bâton ou des besicles, fermer les yeux à tous ses mystères, à la parfaite corrélation entre son état et notre conscience, au fait qu’une faible quantité de sang en plus ou en moins dans ses artères produit l’évanouissement de la conscience, qu’en rapport avec le cerveau notre nourriture, notre boisson, notre air, notre régime, ont une valeur de premier ordre, — oublier tout cela, c’est, selon moi, ouvrir la voie à d’innombrables erreurs pratiques, et même dans certains cas provoquer ou favoriser le mal cérébral, la ruine mentale qui s’ensuit et qu’une plus sage appréciation de ce mystérieux organe aurait permis d’éviter. »

« Je m’imagine, continue l’orateur, que l’évêque serait demeuré pensif à l’ouïe de cette argumentation. Il n’était pas homme à laisser la passion se mêler à une pareille discussion. Après réflexion, et fortifié par cette honnête contemplation des faits, qui était dans sa manière et qui implique le désir d’accorder leur valeur légitime aux faits qui nous contrarient, je suppose que l’évêque aurait raisonné comme il suit. « Veuillez-vous rappeler, aurait-il dit au disciple de Lucrèce, que dans mon livre de l’Analogie je ne me suis pas engagé à démontrer quoi que ce soit d’une manière absolue. A mainte reprise, j’ai insisté sur les étroites limites de nos connaissances ou plutôt sur la profondeur de notre ignorance en regard du système entier de l’univers. Mon dessein était de remontrer à mes amis déistes qui s’exprimaient avec tant d’éloquence sur la beauté de la nature et les bienfaits de son ordonnateur, tandis qu’ils n’avaient que du mépris pour les prétendues absurdités du christianisme, que leur condition n’était pas meilleure que la nôtre, et que, pour chaque difficulté qu’ils relevaient de notre côté, j’en relevais une tout aussi grande du leur. Avec votre permission, je suivrai en ce moment la même méthode. Vous êtes lucrécien, et vous déduisez toutes les choses terrestres, y compris les formes organiques et leurs phénomènes, de la combinaison et de la séparation d’atomes inanimés. Je vous dirai en premier lieu jusqu’à quel point je puis rester en votre compagnie. J’admets que vous pouvez produire des formes cristallines en mettant en jeu la force moléculaire, que le diamant, l’améthyste, les étoiles hexagonales de la neige sont d’admirables constructions qui n’ont pas d’autre origine. J’irai plus loin et je reconnaîtrai que même un arbre ou une fleur peuvent être organisés de cette manière. Plus encore, si vous pouvez me montrer un animal dépourvu de toute sensation, je vous accorderai qu’il a pu aussi se former par une action déterminée de la force moléculaire.

« Notre chemin est donc éclairci jusque-là. Vient maintenant ma difficulté. Vos atomes pris à part sont dépourvus de toute sensation et, ce qui plus est, de toute intelligence. Puis-je vous demander à mon tour de peser ce problème? Prenez vos atomes d’hydrogène sans vie, vos atomes d’oxygène sans vie, vos atomes de carbone sans vie, vos atomes d’azote sans vie, vos atomes de phosphore sans vie, et tous les autres atomes sans plus de vie que des grains de poudre à fusil et dont vous dites que le cerveau est composé. Imaginez-les séparés et inanimés, puis s’associant, se mélangeant et formant toutes les combinaisons possibles. Tout cela, tout ce mouvement purement mécanique est visible aux yeux de l’esprit. Mais pouvez-vous voir, pouvez-vous imaginer, rêver d’une façon quelconque ce qui fait que de cette action mécanique, de ces atomes sans vie, se dégagent la sensation, la pensée, l’émotion? Allez-vous extraire l’Iliade d’un cliquetis de dés ou le calcul différentiel d’un entre-choquement de billes? Je ne suis pas tout à fait dépourvu de cette faculté représentative dont vous parlez, et je ne suis pas non plus, comme plusieurs de mes collègues, absolument étranger aux connaissances scientifiques. Je peux suivre une particule de musc jusqu’au moment où elle atteint les nerfs olfactifs; je peux me figurer les ondes sonores jusqu’à ce que les ondulations atteignent l’eau du labyrinthe et qu’elles affectent les otolithes et les fibres de Corti; je peux me représenter de même sous forme sensible les ondes de l’éther, jusqu’au moment où elles traversent l’œil et touchent la rétine. Je dirai plus, je suis capable de poursuivre jusqu’à l’organe central le mouvement imprimé à la périphérie et de voir en idée les molécules du cerveau vibrer à son contact. Mon intelligence n’est nullement confondue par cette série de phénomènes physiques. Ce qui me confond, ce qui me renverse, c’est votre assertion que de ces trémoussemens physiques sortent des choses aussi parfaitement disparates que la sensation, la pensée et l’émotion. Vous me direz ou vous penserez que cette émergence de la conscience, due à un entre-choquement d’atomes, n’est pas plus disparate à ses antécédens que le jet de lumière qui suit la réunion de l’oxygène et de l’hydrogène. Pardonnez-moi; ce jet lui-même est disparate, et je vous prie d’y faire bien attention. Ce jet de lumière est, en tant que lumineux, un. fait de conscience dont la contre-partie objective est simplement une vibration. Il n’est jet de lumière que par votre interprétation. C’est vous qui êtes cause du disparate, et c’est vous, votre moi qui m’embarrasse. Ai-je besoin de vous rappeler que le grand Leibniz sentit comme moi cette difficulté, et que, pour échapper à cette monstrueuse déduction qui veut faire sortir la vie de la mort, il remplaça vos atomes par ses monades, miroirs plus ou moins parfaits de l’univers, de la somme et du développement desquels il supposait que proviennent tous les phénomènes de la vie, de la sensation, de l’intelligence et du sentiment?

« La difficulté dans laquelle vous vous trouvez engagé est donc tout aussi grande que la mienne. Vous ne pouvez satisfaire l’intelligence humaine qui vous demande la continuité logique entre les mouvemens moléculaires et les phénomènes de la conscience. Il y a là un rocher contre lequel le matérialisme se brise fatalement toutes les fois qu’il se pose en philosophie complète de la nature. Quelle morale tirer de tout ceci, mon lucrétien? Ni vous ni moi ne nous laisserons aller à l’aigreur en discutant ces grandes questions, où nous voyons qu’il y a tant de place pour d’honnêtes différences d’opinion; mais des deux côtés il existe des gens moins sensés ou plus bigots (je le dis en toute humilité), toujours prêts à mêler la colère et l’injure à ce genre de débats. Il est, par exemple, des écrivains de marque et d’influence qui n’ont pas honte de présumer que le péché personnel d’un grand logicien est la cause de son incrédulité à l’endroit d’un dogme théologique, et il en est d’autres voulant absolument que nous, qui chérissons notre Bible, ce livre passé en quelque sorte dans la constitution de nos ancêtres et par là dans la nôtre, nous soyons nécessairement des hypocrites et des menteurs. Désavouons, décourageons cette espèce de gens, et nourrissons la foi inébranlable que ce qu’il y a de bon et de vrai dans nos argumens à tous deux subsistera pour le bien de l’humanité, tandis que ce qui s’y trouve de mauvais et de faux disparaîtra. »

« Je prétends, ajoute M. Tyndall, que le raisonnement de l’évêque est irréfutable et que son libéralisme offre un bel exemple à suivre. »

On voit par ce fragment combien il serait injuste de ranger M. Tyndall parmi les partisans d’un matérialisme absolu, fermé aux réclamations les mieux fondées du spiritualisme. Il est certain au contraire qu’un spiritualiste de l’ancienne école, maintenant sa thèse essentielle, mais trop amoureux du vrai pour nier les évidences de la thèse opposée, serait sinon d’accord, du moins disposé à conférer avec lui sur les moyens d’arriver à des notions plus compréhensives de la réalité; mais cette position modeste, expectante, ne convient jamais aux esprits absolus, qui, en religion surtout, prennent feu et s’irritent dès qu’un point de vue nouveau, contrariant pour eux, se fait valoir. Ce discours de Belfast provoqua tout un déluge de dénonciations et d’anathèmes. Les journaux, les chaires, les conférences pieuses retentirent de clameurs indignées. Un détail assez comique de cette controverse passionnée, c’est que certains adversaires de M. Tyndall ne saisirent pas ce qu’il y avait d’humoristique et d’ingénieux dans la réplique fictive mise dans la bouche de l’évêque Butler et la prirent pour une citation empruntée au vénérable prélat lui-même, tant il leur semblait impossible que le même homme pût envisager avec impartialité les deux faces de la question. Il y eut même un naïf négociant de Londres qui crut faire œuvre pie en tirant de l’arsenal poudreux des vieilles lois anglaises un décret oublié du parlement de je ne sais quelle année qui édictait des punitions sévères contre les auteurs de discours injurieux pour la Divinité. Sans aller si loin, le Punch lui-même se mit de la partie, et nul n’ignore que Mister Punch est une institution britannique. Comme le scandale avait eu lieu en Irlande, les vingt-huit archevêques et évêques d’Irlande lancèrent de Dublin une épitre pastorale pour prémunir leurs ouailles contre ces dangereux sophismes, qui menaient droit à la perdition des âmes. Rien, en un mot, ne manqua à la fête.

Ces dénonciations bruyantes eurent le résultat qu’il était facile de prévoir. L’Anglais n’aime pas à se prononcer avant d’avoir entendu les deux parties. Le discours de Belfast fut médité par des milliers de lecteurs en Angleterre et en Amérique, et l’auteur ajouta à la septième édition, sous forme de préface, une verte réplique à ses adversaires de tout genre. « J’ai dû remarquer avec tristesse, dit-il, combien les hommes sont influencés grossièrement par ce qu’ils appellent leur religion, et puissamment par cette « nature corrompue » que la religion, comme ils l’assurent, est surtout appelée à extirper ou à dompter. » Laissant de côté toute sorte de déclamations creuses, il envisage directement la plus forte objection, la plus raisonnable aussi, qu’on lui ait faite. On lui a reproché d’avoir déserté le domaine de la science pure pour empiéter sur celui de la théologie. Non, répond-il, je n’ai rien déserté et je n’ai empiété nulle part. Physicien je suis et physicien je reste; mais la science va droit devant elle, et je fais comme la science. Ce n’est pas sa faute, si, en traitant scientifiquement les questions cosmogoniques, il lui arrive de heurter des idées consacrées peut-être par les traditions religieuses, mais sans aucune autorité légitime en pareille matière. On l’a accusé d’avoir dépassé, dans l’exposé de ses théories sur la constitution du monde, les données de l’expérience et de s’être ainsi rendu coupable d’infidélité à la méthode qu’il préconise. Accusation ridicule, dit-il; s’il fallait se cantonner exclusivement dans les pures données de l’expérience, il n’y aurait pas de science possible. La science doit s’appuyer avant tout sur les faits posés ou vérifiés par l’expérience, mais son mandat est justement de formuler les lois ou les conceptions générales que ces faits révèlent et qui les dépassent, puisqu’elles les comprennent. Il n’est pas une théorie, qu’il s’agisse de lumière, de chaleur, de magnétisme, d’électricité, qui ne soit exposée à ce genre de reproches.

« Raisonnons avec calme, ajoute-t-il. Je me rallie à la théorie des nébuleuses telle qu’elle a été proposée par Kant, Laplace, Herschel, et telle qu’elle est admise par les meilleurs esprits scientifiques de nos jours. D’après cette théorie, notre soleil et les planètes furent autrefois dilatés dans l’espace à l’état de gaz excessivement subtil. C’est par la condensation que le système solaire en provint. Quelle fut la cause de cette condensation? La perte de chaleur. Qui arrondit le soleil et les planètes? Ce qui arrondit une larme, — la force moléculaire. Pendant des périodes dont l’immensité écrase les conceptions humaines, la terre fut impropre à entretenir ce que nous appelons la vie; elle est aujourd’hui couverte d’êtres vivans. La matière dont ils sont formés ne diffère pas de celle de la terre. Ils sont au contraire les os de ses os et la chair de sa chair. Comment sont-ils apparus? La vie était-elle impliquée dans la nébuleuse, peut-être comme fraction d’une vie plus vaste et absolument insondable? ou bien est-elle l’œuvre d’un être extérieur à la nébuleuse, qui la façonna, la vivifia, mais dont l’origine et les voies se dérobent à nos recherches? Aussi loin que l’œil de la science a jusqu’à présent pénétré la nature, il n’a jamais constaté, dans aucune série de phénomènes, l’intrusion d’un pouvoir purement créateur, et la présomption d’un tel pouvoir comme moyen de rendre compte des phénomènes spéciaux a toujours abouti à une déception... Regardant donc comme certain que la nébuleuse et le système solaire, la vie y comprise, sont ensemble dans un rapport analogue à celui du germe et de l’organisme achevé, j’affirme ici de nouveau, sans arrogance comme sans provocation, mais sans l’ombre d’une indécision, la position que j’ai adoptée à Belfast.

« Ce n’est pas avec des émotions vagues, c’est avec la précision requise par l’entendement que l’homme de science doit envisager la question de l’apparition de la vie sur le globe. Il sera le dernier à dogmatiser sur un pareil sujet, car il sait mieux que personne combien jusqu’à présent la certitude s’est montrée inabordable. S’il refuse d’admettre l’hypothèse de la création spéciale, il affirme bien moins par là sa connaissance qu’il ne proteste contre une présomption de connaissance qui longtemps encore, si ce n’est toujours, nous échappera, et dont la prétention est une source de confusion perpétuelle. Tout prêt du reste à se laisser convaincre, il demande seulement à ses adversaires de lui montrer sur quelle autorité repose la croyance qu’ils proclament d’un ton si hardi et si tranchant. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est d’indiquer le livre de la Genèse ou telle autre portion de la Bible. Pour moi, ces premiers essais de l’esprit humain cherchant à satisfaire son désir ardent de trouver une cause universelle sont profondément intéressans et même tragiques ; mais, dans les débats scientifiques, le livre de la Genèse n’a pas la parole. Après avoir quelque temps résisté à l’étreinte de la géologie, il a fini par céder comme un bloc d’argile plastique. Son autorité comme système cosmogonique est discréditée partout, car on a partout abandonné le sens évident des textes. Ce n’est pas un traité scientifique, c’est un poème. Sous ce dernier aspect, il est d’une impérissable beauté; comme traité scientifique, il a été, il continuera d’être un obstacle et une nuisance. »

Ce sont là des paroles fières, et une théologie vraiment libérale ne devrait pas s’en effaroucher; mais, nous le savons, ce fut longtemps, c’est encore un des thèmes caressés par beaucoup d’âmes pieuses en Angleterre, qu’au chapitre de la géologie et de la cosmogonie l’auteur de la Genèse en remontrerait au président de la Société royale. Il y aurait fort à faire pour les décider à ne voir qu’une belle poésie dans son récit de la création. Il est vrai que la critique moderne distingue deux de ces récits juxtaposés, même assez divergens, et l’on pourrait tout au moins leur demander quel est celui des deux qui doit faire autorité. Malheureusement les mêmes personnes n’ont jamais remarqué la dualité des deux récits et probablement refuseront de la voir, même quand on la leur montrera. Il faut avoir été engagé soi-même dans ce genre de conflit pour se faire une idée de la ténacité opiniâtre avec laquelle des intelligences très ouvertes à tout autre genre de vérité regimbent contre les évidences qui contrarient leurs croyances.

Vis-à-vis de la hiérarchie catholique irlandaise, la défense de M. Tyndall ne fut pas moins vigoureuse. Il remit en lumière un document fort curieux daté de novembre 1873, et qui paraît avoir échappé à l’attention de la presse continentale. C’est un mémoire adressé par soixante-dix étudians de l’université catholique irlandaise au board épiscopal qui la régit. Dans cette remontrance conçue en termes respectueux, mais très fermes, les jeunes gens se plaignaient du programme d’études arrêté pour les cours universitaires, et en particulier de ce que dans la faculté des sciences il n’y avait pas un seul professeur de physique ou de sciences naturelles. Que deviendrons-nous, disaient-ils, vivant au sein d’un monde et dans un siècle dont la science change comme par magie la physionomie et la constitution? Ne sait-on pas que c’est surtout de la physique et des sciences naturelles que partent les plus rudes assauts contre notre religion ? Si l’on ne fonde pas bientôt dans notre université des chaires affectées spécialement à cet ordre de connaissances, beaucoup d’entre nous verront leur foi exposée aux dangers les plus sérieux. La jeunesse irlandaise souffre du sentiment de son infériorité scientifique, et si notre université ne peut lui donner l’instruction dont elle a soif, elle ira la chercher au collège de la Trinité ou aux collèges de la Reine, qui ne comptent pas un seul catholique parmi leurs professeurs de science. Nous ignorons s’il fut fait droit à la requête de ces étudians. En tout cas, M. Tyndall avait raison de la citer en preuve du désir de savoir et, nous l’ajouterons, de la grande confiance dans la science moderne qui ont pénétré jusque dans les rangs les moins exposés, semblait-il, à la contagion. L’épiscopat irlandais s’est-il rendu compte de l’imprudence qu’il a commise en abandonnant l’ancienne position que, d’accord avec nos vieux gallicans, il avait longtemps maintenue contre les prétentions infaillibilistes du Vatican? N’a-t-il envisagé que le côté théologique de la question sans se préoccuper des embarras d’autre nature que ces prétentions allaient fatalement multiplier? Il est vrai qu’il a suivi la peine sur laquelle si rapidement ont glissé depuis 1870 la plupart des évêques de la catholicité, et il faut avouer que la multitude ignorante n’a rien fait pour le leur faire regretter; mais devant un public éclairé, instruit ou avide de s’instruire, quelle position intenable! Comme il est facile, en fouillant les archives de l’église, d’en exhumer l’une ou l’autre de ces déclarations pontificales qui enchaînent l’ultramontanisme aux erreurs scientifiques les plus palpables! Pour prendre un exemple entre bien d’autres, la déclaration de la congrégation de l’Index du 5 mars 1616, sous Paul V, qui prohibait et condamnait, au nom du siège apostolique, tout livre enseignant le mouvement de la terre autour du soleil, pouvait, dans la théorie gallicane de Bossuet, passer pour une erreur locale, momentanée, n’entamant en rien la vérité catholique fixée par les pères et les grands conciles; mais avec le système de l’infaillibilité papale, qui a prévalu dans le dernier concile, comment se tirer d’affaire sans rompre, soit avec la papauté, soit avec la science? Peut-être les évêques irlandais auraient-ils pu répondre à leurs pupilles, trop désireux de goûter aux fruits de l’arbre de la science, qu’ils ne savaient ce qu’ils demandaient, et qu’en ne leur permettant pas d’y toucher ils n’étaient que les tuteurs prudens de leur innocence.

Le grief le plus populaire que l’on eût fait valoir contre M. Tyndall, c’est qu’il avait fait l’apologie du matérialisme et qu’il avait affirmé des conclusions qui passent pour incompatibles avec toute croyance religieuse. On aimera sans doute à savoir jusqu’à quel point ce reproche est fondé, et comment il s’y est pris pour réhabiliter la réputation, passablement décriée, du matérialisme philosophique.

C’est Démocrite, nous dit-il, qui introduit dans le monde grec la théorie de l’atome, infini en nombre et dont les chocs, les répulsions, les agrégations, donnent lieu à l’apparition de tout ce qui existe. Les erreurs et les lacunes de son système ne sauraient lui ôter la gloire d’avoir fondé la science indépendante de la nature. Toute physique est partie de lui. Quant au grand mystère vital, c’est-à-dire à l’adaptation merveilleuse d’une partie d’organisme avec les autres parties et aux conditions de la vie, Démocrite n’essaya pas même de l’étudier. Empédocle, plus poète, introduisit dans l’atome l’amour et la haine pour expliquer les affinités et les répulsions, et il semble avoir pressenti la doctrine de la survivance des individus « les mieux armés. » Épicure perfectionna la doctrine de Démocrite et en fit l’application à la vie pratique. Délivrer l’homme des superstitions qui le tyrannisent, adorer les dieux dans leur suprême indifférence, non pour leur faire plaisir, puisqu’ils ne se soucient de nous, mais parce que cette contemplation des êtres supérieurs élève et purifie, habituer l’homme au nom de son intérêt bien entendu à chercher le vrai bonheur dans la tempérance et la vertu, telles furent ses doctrines favorites. Il eut la fortune de conquérir deux siècles après sa mort un grand poète, Lucrèce, qui burina sa doctrine dans des vers immortels. C’est dans le langage des dieux que Lucrèce chanta l’atome indestructible, sa chute éternelle, son mouvement perpétuel, ses chocs infiniment variés dans l’infini de l’espace et de la durée, la permanence des seules combinaisons capables de persister et de se reproduire. Quel sens admirable de la vérité scientifique il y a déjà chez ce poète latin ! On lui objecte que nul n’a jamais vu ses atomes, qu’ils sont immobiles dans les corps à l’état stable, et que par conséquent il enseigne des chimères ou des choses contredites par l’évidence. Sa puissante imagination trouve réponse à tout. Vous parlez de l’invisibilité de mes atomes ? Pourquoi les verrions-nous mieux que nous ne voyons les particules de l’air dans le vent d’orage qui brise tout sur son passage, ou celles de l’eau quittant un linge mouillé qui sèche? Et quant à l’apparente immobilité de ces atomes, n’avez-vous donc jamais aperçu de loin un troupeau de moutons se dessinant comme une tache grisâtre sur le flanc vert d’une colline? Combien d’agneaux bondissaient invisibles dans cette tache pour vous uniforme et inerte ! Il faut avouer que cette dernière image est d’une rare vigueur. C’est la chute des atomes dans l’espace infini décrite par Lucrèce qui a suggéré de loin l’hypothèse des nébuleuses de Kant et de Laplace.

Cependant la science des Grecs persévérait dans sa grande œuvre. Euclide, Archimède, Hipparque, Ptolémée, avaient enrichi l’esprit humain de vues nouvelles et grandioses. L’anatomie, la médecine rationnelle, commençaient à sortir des limbes. La vraie science d’observation, d’expérience et d’induction allait éclore. Qui vient arrêter ce brillant essor? Deux faits opposés l’un à l’autre. C’est d’abord la putréfaction sociale de l’empire romain, c’est ensuite l’action purifiante, salutaire de la religion chrétienne; mais le remède n’est pas plus favorable que le mal aux sciences de la nature. Dédaignant la vie terrestre, absorbés par la discussion religieuse, habitués à chercher dans les livres saints la règle de toute vérité, les chrétiens des premiers siècles étudient peu la nature ou l’étudient fort mal. De quelles misérables raisons peuvent se payer un Augustin, un Boniface, pour repousser les hypothèses scientifiques, aujourd’hui démontrées ! Le moyen âge chrétien, courbé sous l’autorité de l’église, n’a pas même l’idée d’une science indépendante et rationnelle. Au lieu de la physique, il cultive la magie; au lieu de chimie, il fait de l’alchimie; sous prétexte d’astronomie, il s’adonne à l’astrologie; en d’autres termes, au lieu d’élaborer la science, il s’absorbe dans les fantaisies d’une imagination sans règle et sans frein. L’influence d’Aristote a été néfaste. Le Stagirite a pu déployer de grands talens à d’autres égards; comme physicien et naturaliste, il a laissé des exemples déplorables. Il a mis continuellement des mots à la place des choses, il a préconisé l’induction sans la mettre en pratique, il a déduit à chaque instant le particulier du général, et c’est la voie inverse qu’il faut suivre. Il a prétendu déterminer a priori le nombre des espèces animales, affirmé que les battemens du cœur n’existaient que dans l’homme, soutenu que le côté gauche du corps était moins chaud que le côté droit, que les hommes avaient plus de dents que les femmes, qu’il existe un espace vide à la partie postérieure de la tête humaine, etc., toutes erreurs grossières dont l’observation la plus élémentaire l’aurait préservé. Et Aristote a passé pendant tout le moyen âge pour une autorité scientifique sans appel.

Ce sont les Arabes, ce sont surtout les Maures qui ont rallumé le flambeau de la science libre et méthodique. Quel savant chrétien de la même période peut-on opposer à cet Alhazen qui a découvert la réfraction atmosphérique, la raréfaction de l’air à mesure qu’on s’élève, la théorie du centre de gravité, les proportions entre la rapidité des corps qui tombent et les espaces parcourus, qui a déterminé avec une étonnante justesse les densités relatives des corps et qui avait déjà l’idée claire de l’attraction capillaire? Quel principe supérieur lui a permis de devancer à ce point son époque entière? Celui qui déjà inspirait les grands savans grecs, le principe d’observation dégagé de toute préoccupation théologique.

Cela est si vrai que la science moderne ne se fonde sérieusement qu’à l’époque où les esprits s’émancipent de l’autorité traditionnelle. Le véritable esprit scientifique renaît avec Copernic, Giordano Bruno, Galilée, Kepler, Bacon et Descartes. En peu d’années, il s’approprie et dépasse tout ce que l’antiquité avait pu lui léguer. Mais qu’on y fasse bien attention, dans les temps modernes comme dans l’antiquité la tendance constante de tous ces travaux scientifiques est de substituer la connexion naturelle des phénomènes successifs à l’action capricieuse des dieux de la mythologie païenne, aux interventions arbitraires, incalculables, de la puissance divine telle que la conçoit l’orthodoxie chrétienne. Le miracle et la science sont ennemis-nés. C’est donc au fond le prolongement de cette tendance, vieille comme la science elle-même, que l’effort de plus en plus marqué des naturalistes modernes vers une conception des choses qui soumet à la même loi de continuité l’origine des espèces végétales et animales. Inauguré par de Maillet, vigoureusement développé par Lamarck, repris et considérablement enrichi par le D r Wells (1813), de nos jours par MM. Darwin, Wallace, Huxley, ce point de vue ne compte plus aujourd’hui ses conquêtes, et Agassiz, qui lui fut d’abord si contraire, dit lui-même à Boston à l’auteur du discours de Belfast : « Je l’avoue, je n’étais pas préparé à voir cette théorie reçue comme elle l’a été par les meilleures intelligences de notre temps. Le succès en est plus grand que je ne l’aurais cru possible. »

Cette théorie n’est nullement isolée dans la science contemporaine; elle a pour parallèle la grande généralisation physique connue sous le nom de théorie de la conservation des forces. Depuis longtemps, la science affirmait l’indestructibilité de la matière, et toutes les expériences lui donnaient raison; aujourd’hui nous pouvons affirmer de même l’indestructibilité de la force. Le règne animal, comme le végétal, révèle tout aussi bien que le règne inorganique ce principe dont les conséquences philosophiques sont à peine entrevues à l’heure où nous sommes. La psychologie est appelée à se renouveler entièrement, parce qu’elle doit désormais tenir compte de la masse de matériaux fournis par la physique et la physiologie. C’est à M. Herbert Spencer que revient l’honneur d’avoir, il y a déjà vingt ans, cherché à organiser la psychologie sur ses nouvelles bases. Par exemple, on peut se rendre compte de la formation distincte de chacun de nos sens en partant de la sensibilité vague répandue sur toute la surface des êtres organiques inférieurs et en montrant que chacun de ces sens distincts n’est qu’une modification du sens primordial et général du toucher (ce que Démocrite avait déjà deviné), ou, si l’on veut, la différentiation spéciale et locale d’un seul et même tissu. Un tissu sensible se trouve modifié localement de manière que le mode de sensibilité varie, voilà plusieurs genres de sensation et plusieurs sens. De même l’instinct avec toutes ses merveilles est la résultante de deux lois, celle qui fait l’aisance, la sécurité des mouvemens devenus inconsciens par l’habitude, et la loi d’hérédité, qui transmet aux descendans les aptitudes possédées par les ancêtres. C’est encore une grande généralisation de faits déjà observés que la thèse aujourd’hui bien connue de la propriété structurale, architectonique, de la force moléculaire. On connaissait les phénomènes de la polarité magnétique et électrique; on a pu en étendre le concept à toutes les molécules et se rendre compte par là des formes arrêtées des cristaux, puis passer à la genèse des plantes et à celle des animaux. Ce sont là de magnifiques conquêtes, destinées à s’augmenter indéfiniment, et tant qu’on se borne à les énumérer, le matérialisme, ou ce qu’on veut appeler de ce nom, a parfaitement le droit de chanter victoire.

Mais à son tour il ne doit pas se faire illusion. Il résulte aussi de toutes ces découvertes que la notion vulgaire de la matière est incomplète. Tant qu’on s’y bornera, l’évêque Butler aura cent fois raison de déclarer que d’une pareille matière ne peuvent sortir ni la vie ni la pensée. Il faut de toute nécessité que moyennant une notion plus exacte de la matière nous fassions rentrer dans sa définition un élément qui contienne la puissance et la promesse de la vie. Il faut aussi reconnaître franchement que jusqu’à présent il n’a point été fourni de preuve expérimentale suffisante d’une véritable production d’organismes vivans sans vie organisée préexistante.

N’oublions pas enfin que la même révélation scientifique aboutit, comme la psychologie pure, à poser la terrible question de la réalité du monde extérieur. A vraiment dire, ce que chacun de nous voit n’est qu’une certaine affection de sa rétine; ce qu’il touche n’est réellement qu’une modification subie par les nerfs tactiles; de même pour les autres sens. Le monde extérieur à nous n’est donc pas un fait premier, c’est une conclusion, une inférence, dont l’idéalisme de Berkeley, le scepticisme de Hume, ont pu contester la validité. M. Herbert Spencer propose comme moyen de solution l’idée du symbole ou du signe. Nos états de conscience sont les symboles ou les signes d’une réalité extérieure qui les détermine, mais dont nous ne pouvons sonder la nature réelle. Au-dessus d’elle plane l’être mystérieux, indéfinissable, le moi qui sent et interprète.

En résumé, de quelque manière qu’on s’y prenne, de quelque point que l’on parte, nous aboutissons fatalement au mystère; mais, dans le cercle où il nous est possible de voir clair, il ne faut pas contester que l’évolution continue représente aujourd’hui le point de convergence vers lequel se dirigent toutes nos sciences et toutes nos découvertes. Cette évidence ne détruit pas le fait que nous sommes incapables de passer logiquement de l’homme objet à l’homme sujet, du système nerveux et de ses modifications aux phénomènes parallèles de la sensation et de la pensée. On dirait que notre intelligence manque de la faculté qui lui serait nécessaire pour saisir la connexion entre les deux ordres de faits, d’autant plus qu’il y a dans l’être humain d’autres facultés qu’on ne peut pas expliquer comme l’intelligence par l’accumulation d’expériences séculaires. Il y a l’amour, antérieur sous toutes ses formes à toute expérience; il y a le respect, l’admiration, le sens du beau dans la nature et dans l’art, il y a le sentiment religieux antérieur à toute histoire. Lui aussi a droit à une réponse. La seule chose que nous devions toujours lui refuser, c’est le droit de tyranniser l’intelligence. N’ayons pas peur de ceux qui voudraient aujourd’hui nous enchaîner en son nom. Nous avons livré et gagné nos batailles au moyen âge; comment craindrions-nous l’issue d’une lutte nouvelle avec notre adversaire affaibli? Il faut seulement comprendre le monde assez largement pour que l’intelligence et le sentiment, Newton et Shakspeare, Galilée et Raphaël, Kant et Beethoven, aient également leur place au soleil. Ces deux catégories ne sont pas opposées, elles se complètent; elles doivent non pas s’exclure, mais s’associer. Et si l’esprit humain, plus ambitieux encore, avec la sympathie du pèlerin songeant à sa maison lointaine, se tourne toujours vers le mystère dont il est sorti, cherchant à le concevoir, de manière à fonder l’unité de la pensée et de la foi, — tant qu’il le fera sans intolérance et sans fanatisme, tant qu’il reconnaîtra que là surtout l’immutabilité des notions est une chimère, — saluons dans ce sublime effort le plus noble exercice de cette faculté créatrice que nous pourrions distinguer sous ce nom de la faculté de connaître. « Ici, dit en terminant M. Tyndall, j’aborde un sujet trop élevé pour que j’ose le traiter moi-même; mais il sera encore traité, soyez-en sûrs, par les plus fiers esprits de notre race, lorsque vous et moi, comme les vapeurs d’un nuage matinal, nous aurons depuis longtemps disparu dans l’azur infini du passé. »


IV.

Me tromperais-je? Il me semble que nous pourrions tous profiter de cette éloquente revendication du bon droit de la science associée à la reconnaissance impartiale du bon droit parallèle des autres aptitudes de l’esprit humain. Nous connaissons, nous aussi, de ce côté de la Manche, le conflit de la science et de la foi. Il se déroule d’une manière moins pacifique et moins digne qu’en Angleterre. A plus d’une reprise, nous nous sommes sentis humiliés dans notre fierté nationale par les entraves que l’étroitesse religieuse réussissait à imposer aux libres mouvemens de la pensée scientifique. Ils ne manquent pas non plus chez nous, les absolutistes qui voudraient river des chaînes que nous avions crues à jamais brisées par nos pères. D’autre part, je renverrais volontiers certains matérialistes de notre continent à cet exemple de fair play, donné par un savant anglais qui n’est pas seulement leur égal par le savoir, qui l’emporte évidemment sur eux par son impartialité philosophique. Nous aimerions à les voir reconnaître avec lui les limites infranchies et peut-être infranchissables au-delà desquelles commence décidément un monde où ni télescope ni microscope ne servent plus à rien, et qui vaut pourtant bien la peine qu’on s’en occupe. N’exagérons rien. Il est évident que, par la nature de ses études, par les affinités de son esprit, le professeur anglais penche plutôt du côté matérialiste et lui accorde des avantages qu’on pourrait lui contester. Expliquer, par exemple, les merveilles de l’instinct animal par l’accumulation héréditaire des aptitudes, n’est-ce pas tout uniment remplacer un mystère par un autre et dépasser très arbitrairement les données de l’observation ? Rien de moins vraisemblable que l’hypothèse qui fait dériver les actes instinctifs de tâtonnemens originairement calculés et réfléchis. Se représente-t-on les premières chenilles s’évertuant à filer leur vêtement de chrysalide et devant s’y reprendre des milliers de fois avant de réussir, ou les premiers carnassiers étudiant les moyens de découvrir et d’atteindre leur proie? Mettez la finalité dans les êtres, si vous refusez de la leur appliquer du dehors, mais n’espérez pas la bannir, ou vous vous briserez contre l’évidence. M. Tyndall est un grand partisan de la théorie atomistique, je ne veux pas le contredire : il y a d’ailleurs des faits chimiques et physiques démontrant qu’elle doit avoir au moins une part de vérité; mais enfin nul n’a jamais vu d’atome isolé, et pourquoi le malheur veut-il que rationnellement l’atome, c’est-à-dire la particule indivisible de matière, soit une contradiction in adjecto, contre laquelle la pensée regimbe comme devant un non-sens? Il faut, pour avancer cette théorie avec tant d’assurance sans être un instant arrêté par la contradiction qui lui sert de point de départ, une complaisance qu’il nous est impossible de partager.

Cela dit, il n’est que plus instructif de voir combien il s’en faut, en bonne logique et devant une appréciation calme de faits considérés trop souvent comme foncièrement hostiles à toute philosophie spiritualiste, que les grands principes qui font l’honneur, la dignité, l’espoir de la vie humaine soient sérieusement menacés par le développement contemporain des sciences de la nature. En l’acceptant tout entier tel qu’il s’offre à nous, il y aurait lieu à un simple déplacement dans l’ordre de nos conceptions spiritualistes bien plutôt qu’à la volatilisation à laquelle on les dit condamnées.

Pour prendre un exemple frappant, comment les derniers progrès de la physique nous amènent-ils à concevoir la matière? Il est clair que nous sommes désormais loin de l’idée très incomplète qu’on s’en faisait dans 1rs anciennes écoles. Au temps de la grande guerre entre les spiritualistes et les matérialistes, la matière était cette substance étendue, impénétrable, divisible, inerte par elle-même, absolument étrangère à la vie. et à la pensée, que nous pouvions voir, toucher, ou du moins nous figurer visible et palpable. Par conséquent il était fort naturel de poser en axiome que la vie et la pensée en sont absolument distinctes. On devait se demander, il est vrai, et l’on se demandait, comment deux substances contradictoires s’arrangeaient pour coexister dans les mêmes individus et exercer l’une sur l’autre une foule d’actions et de réactions réciproques. L’histoire de la philosophie a enregistré les solutions tantôt ingénieuses, tantôt puériles, toujours insuffisantes, qui ont été successivement proposées, depuis les « causes occasionnelles » jusqu’à « l’harmonie préétablie. » On en était venu à renoncer à toute solution. Là-dessus, les sciences naturelles continuent d’avancer. Elles découvrent que la vie et la pensée sont bien moins extérieures à la matière qu’on ne le disait. Elles remontent d’un côté jusqu’aux relations incontestables de la vie du cerveau et de celle de l’âme ; de l’autre, elles atteignent dans les dernières profondeurs des règnes organiques ces êtres vivans qui diffèrent à peine d’une cristallisation. Lors même que plus d’un anneau manque encore à la chaîne et qu’en particulier le phénomène de la sensation, si vague, si obscure qu’elle soit dans sa première apparition, semble dénoter quelque chose d’absolument irréductible à tout ce qui la précède, il n’en reste pas moins qu’on entrevoit la possibilité, toujours plus probable, de passer par une série sans interruption de la matière inanimée à la vie et de la vie à l’esprit. Mais quoi ! à peine la science a-t-elle envisagé cette imposante notion du développement ascensionnel des êtres, qu’elle découvre l’impossibilité de laisser la matière réduite à ses propriétés classiques, qu’elle sent la nécessité d’en élargir la définition, et il se trouve qu’à la fin la matière, la vraie matière doit, en outre de ces propriétés, en contenir d’autres qui rendent concevables l’apparition de la vie à un certain moment de la série, celle de l’esprit tout au sommet. C’est à la monadologie de Leibniz ou du moins à quelque chose d’approchant que la science de la nature nous ramène. Franchement, les vieux spiritualistes n’avaient pas tellement tort quand ils niaient la possibilité de faire sortir la vie et la pensée de la matière telle qu’on la leur définissait, et le matérialisme sensé ou plutôt l’étude indépendante de la matière et de la nature leur donne raison quant au fond en reportant dans la matière elle-même une force encore latente, bien qu’en action peut-être déjà dans la polarité, mais distincte de ses propriétés de tout temps reconnues, et qui contient en puissance la vie et la pensée, destinées à s’épanouir ultérieurement. Il y a des théologies et des philosophies qui ne consentiront jamais à s’assimiler une pareille conception; mais, en dehors de tout parti-pris, le besoin religieux de rattacher la vie et l’âme à l’action créatrice est tout aussi bien satisfait dans l’hypothèse où Dieu crée avec et dans la matière le germe de la vie organique et de la vie spirituelle que dans les vieilles représentations mythiques, où le Créateur pétrissait successivement à jour marqué les premiers exemplaires de chaque espèce et insufflait dans les narines du dernier créé une « respiration de vie » pour lui donner une âme. Assurément nous n’irons pas en quelques lignes trancher des questions si ardues; mais nous dirons sans détour qu’au point de vue d’une philosophie vraiment spiritualiste et religieuse nous saluons avec plus d’espoir que de crainte cette récente évolution du naturalisme, nous demandant si nous n’assisterions pas à l’aurore d’une féconde conciliation des deux termes si longtemps opposés.

Qu’on m’entende bien. Je n’espère ni ne désire que les physiciens et les naturalistes poursuivent cette conciliation d’un dessein délibéré. Ce n’est pas leur affaire, ou plutôt ils compromettraient tout en s’étudiant à la chercher. Leur autorité, pour nous humbles critiques, philosophes circonspects et modestes théologiens, réside tout entière dans le désintéressement de leur point de vue. Nous nous défions tout aussi bien des travaux visiblement dirigés vers la confirmation des traditions consacrées que des études trahissant le désir passionné de les surprendre en flagrant délit d’erreur. Nous supplions nos savans d’imiter un de leurs illustres confrères, bien connu des lecteurs de la Revue, qui, dit-on, lorsqu’il s’enferme dans le laboratoire où il se livre à ses belles recherches, consigne à la porte « Mme de la Matière et M. de l’Esprit » et reste sourd à toutes les tentatives qu’ils font pour entrer.

Mais quand, en pleine liberté, marchant droit devant elle, renouvelant, élargissant, approfondissant notre connaissance des choses, la science de la nature nous révèle des faces de l’être jusqu’alors ignorées, et réclamant, faisant prévoir leur complément psychologique et religieux, bien loin de la maudire parce qu’elle contrarie en nous quelques habitudes mentales, nous lui crions du sein de notre obscurité : Courage, belle science, et en avant! Nous avons cette foi dans la nature que nous n’admettons pas en elle la possibilité du mensonge, et la nature mentirait, elle serait la contradiction absolue, c’est-à-dire le néant, si le monde extérieur, sondé jusque dans ses derniers arcanes, devait anéantir ce monde intérieur, ce règne de l’âme, qui n’est pas moins naturel, moins positif que l’autre. On dit qu’il est moins évident. Cela dépend complètement de l’œil avec lequel on le contemple. L’œil, dit excellemment l’Évangile, est le flambeau du corps. Si notre œil est sain, nous marchons en pleine lumière; s’il est attaqué par la maladie, nous n’agissons plus qu’en tâtonnant; s’il est crevé, nous ne voyons plus même ce qui éblouit. Notez bien que cela ne fait rien du tout au soleil lui-même, qui n’en continue pas moins d’irradier dans l’immensité. De même prenons garde que la lumière qui est en nous ne s’obscurcisse. A une certaine hauteur de l’esprit, c’est le monde extérieur qui pâlit, c’est le monde intérieur qui se colore des teintes les plus vives de la réalité. Il est une confession aussi noble que franche dans la première préface jointe par M. Tyndall à sa fameuse Adresse. « Ce n’est pas, dit-il, aux heures de clarté et de vigueur que la doctrine de l’athéisme se recommande à mon esprit; dès que la pensée revient plus forte et plus saine, cette doctrine se dissout et disparaît toujours comme n’offrant aucune solution du mystère dans lequel nous sommes plongés et dont nous formons nous-mêmes une partie.»

De même l’homme de religion virile et sincère reconnaîtra sans peine que c’est aux heures d’étroitesse et de défaillance qu’il en veut à la science indépendante de ce qu’au prix de quelque déchet théologique elle accroît le trésor de vérité que l’humanité possède. Nous n’aurons jamais trop de vérité ni d’un côté ni de l’autre. Ce qu’il faut accorder, c’est que, par la constitution même, ou, si l’on veut, à cause de la faiblesse innée de notre intelligence, il nous est bien plus difficile de trouver la formule rationnelle de la réalité religieuse que d’établir les lois de la réalité sensible ou d’en étudier les ressorts cachés. Est-ce un malheur? Je ne sais. En tout cas, c’est une raison de plus pour supporter les infinies variétés de la pensée humaine quand elle s’applique à cet objet subtil et vénérable entre tous de son insatiable curiosité. Nous pouvons seulement ajouter ceci : c’est que, la réalité de cet objet mystérieux de la foi étant sentie et reconnue, le fait de l’affinité non moins mystérieuse de notre être avec cette puissance auguste qui enveloppe et pénètre toute existence étant constaté, il y a dans ce point d’arrivée des sciences naturelles un point de départ d’une solidité incomparable pour l’esprit humain s’élançant vers l’infini avec l’espoir de surprendre quelques-uns de ses secrets; il y a même la garantie que ses plus nobles espérances, ses aspirations les plus pures, sont une des harmonies de la vérité absolue. C’est déjà suffisant pour bien vivre et pour bien mourir; de quel droit exigerions-nous davantage?


ALBERT REVILLE.

  1. De la Place de l’homme dans la nature. Il en existe une traduction française par M. le Dr E. Daily, Paris 1873; Baillière et fils.
  2. En 1859, il gravit le Montanvert à la fin de décembre et put déterminer le mouvement hivernal de la Mer de glace. Les résultats de cette étude sont consignés dans son ouvrage sur les Glaciers, qui fait partie de la Bibliothèque scientifique internationale (Paris, Germer-Baillière).
  3. Tout récemment ses idées sur la constitution de la matière l’ont amené, en fait de signaux nautiques, à des expériences dont l’application en temps de brouillard est appelée à rendre d’éminens services à la navigation près des côtes.
  4. Pour ceux qui aiment les détails intimes sur les hommes de science, nous devons ajouter ce trait, que nous empruntons à une notice biographique sur le professeur Tyndall : « malgré toute sa dévotion pour l’expérience, il n’a pourtant pas encore fait celle du mariage. »