Les Siècles morts/Préface du tome III

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.III. L’Orient chrétien (p. i-xvi).



LES siècles évoqués dans L’ORIENT CHRÉTIEN connurent les premiers les véritables luttes religieuses. Le monde en avait jusqu’alors ignoré l’âpreté. Est-ce à dire que les doctrines antiques ne se disputèrent pas l’esprit humain ? non sans doute ; les sectes et les écoles furent rivales, mais aucune ne s’imposa par la violence, aucune ne fut persécutrice. Ou elles demeurèrent étrangères les unes aux autres, ou elles se tolérèrent d’abord et finirent par se fondre en une sorte de mythologie philosophique dont l’Hellénisme fut le fruit tardif.

Seul Israël s’était enfermé dans une haineuse solitude ; seul aussi il eut à subir de rudes et sanglants assauts ; mais trop certain de sa révélation, trop confiant en sa destinée prophétique, trop fier pour céder, trop absolu pour se transformer, il devait fatalement être vaincu et le sort commun des institutions qui se proclament immuables lui était tôt ou tard réservé. Rome, Athènes, Alexandrie, généralement hospitalières aux Dieux étrangers, ne pouvaient cependant accueillir celui qui les avait maudites et se déclarait encore leur irréconciliable ennemi. Les légions qui rasèrent le temple et la ville du farouche Iahveh servirent peut-être la liberté future.

Les hommes purent alors faire un instant le rêve que le fanatisme avait disparu de la terre. Le jeune Christianisme, presque innommé encore, dans l’ombre, inconnu ou méprisé, semblait une aube spirituelle. Heures vraiment divines , pour la première fois, dans les bourgs de Galilée, au bord des lacs et sur les collines, des voix pieuses murmurèrent des paroles d’amour, de miséricorde et d’espérance ! Les Apôtres s’étaient partagé l’univers pour y semer le grain céleste, et Paul, en formulant la nouvelle doctrine, ouvrait également aux gentils le royaume idéal d’un avenir fraternel. Les communautés, pauvres et fragiles, se prêtaient un mutuel secours. D’Antioche à Rome une même pensée, un même enthousiasme unissaient les cœurs dans une même foi. De naïves légendes, de merveilleux récits suffisaient aux âmes simples. Elles recevaient les vagues enseignements que des inconnus leur apportaient et aspiraient délicieusement la brise qui venait de Judée. Mais aux temps apostoliques succédaient les temps héroïques. Déjà quelques faits particuliers avaient attiré sur la secte récente l’attention inquiète des autorités païennes : des chrétiens se refusaient à rendre aux Dieux et aux Empereurs les honneurs légaux ; les inoffensives réunions de fidèles se groupaient, s’enrichissaient, étendaient leur influence ; déjà des lettrés, des rhéteurs, des fonctionnaires même, adoraient le Crucifié, consolateur des humbles et des déshérités. La religion de Jésus se répandait et, à mesure que s’accroissait le nombre de ses adeptes, sentait la nécessité d’une orthodoxie. La liberté commençait à la gêner. Église constituée, consciente de sa force, elle devenait jalouse, militante, intolérante.

Les controverses polies et délicates, les apologies cicéroniennes, dans le genre de l’Octavius semble flotter encore un dernier parfum des lettres antiques, ne seront plus de mode et paraîtront bien pâles et bien légères aux nouveaux athlètes de la Foi. A quoi bon discuter ? A quoi bon essayer de convaincre ? Le temps est venu d’affirmer, d’imposer, de condamner. A force de commenter les Prophètes, les Pères n’ouvriront plus leurs bouches qu’à des malédictions. Et telle est l’ardente aspiration des âmes fermement convaincues vers la domination, que, peu à peu, le Christianisme, oubliant tout ce qu’il devait à la libre pensée hellénique, ne se souviendra plus que de ses origines juives et ne retournera vers elles que pour ressusciter le vieux fanatisme des nabis.

L’Église chrétienne comptait déjà des docteurs ; elle allait compter des martyrs. Les persécutions furent pour elle un orage bienfaisant. Du sol ensemencé se lèvera une sanglante et généreuse moisson et, parmi les opprobres, au milieu des dangers et des combats, l’Église grandira sans relâche, établira un culte, sacrera des ministres, ordonnera des hiérarchies, s’organisera sûrement pour la lutte suprême contre la société défaillante.

L’agonie du Polythéisme commençait en effet. Elle fut longue, avec de nobles réveils, suivis de chutes profondes ; elle fut irrémédiable. La beauté pure des mythes et des Dieux d’Hellas n’étant plus comprise, la piété se réfugia dans d’obscurs sanctuaires. Les consolations que la vieille religion ne donnait plus, les espérances .qu’elle ne savait plus nourrir, le monde les demanda à des divinités barbares. Au fond des grottes symboliques, le Dieu perse, Mithra, accomplit le taurobole et purifie par le sanglant baptême. Isis et Sarapis accueillent les âmes inquiètes dans leurs temples égyptiens. Les mystères attirent ; les miracles étonnent et retiennent la foule. L’univers est en proie à une démence mystique et l’orgie orientale, l’orgie sacrée d’Élagabal, traînant son Dieu d’Émèse jusqu’au Capitole, affole et terrifie l’Occident.

Ainsi à l’unité chrétienne, persistante malgré les hérésies aussitôt dénoncées et condamnées, le Polythéisme n’opposait plus que des sectes divisées, au temple du Dieu unique que des chapelles particulières.

Sur toutes ces ruines, la philosophie seule florissait encore. Le Lycée et l’Académie renaissaient dans les écoles romaines et sous les portiques alexandrins.

Le monde venait d’admirer le plus magnifique exemple de la grandeur humaine. La Sagesse s’était assise sur le trône impérial et Marc-Aurèle avait incliné devant elle sa toute-puissante majesté. Marc-Aurèle, maître de l’univers, fut le disciple a" un esclave. Epictète enseignait la résignation ; Marc-Aurèle se résigna à la pourpre. Il la porta comme les stoïciens portaient leur manteau grossier. Jamais âme plus haute et plus pure ne conçut et n’accomplit le Devoir, Obéir à la destinée, comprendre la vanité de toute chose et n’en pas moins agir selon l’ordre éternel de la Nature, être bon, juste et pieux sans espérer de récompense et sans croire à la réalité des Dieux, telle fut la grave doctrine morale dont s’inspira le saint Empereur, Le Polythéisme ne pouvait plus être sauvé puisqu’il ne le fut pas par la vertu de Marc-Aurèle.

La vieille Athènes semblait dormir dans son glorieux linceul ; son université végétait sans éclat ; celle d’Alexandrie l’avait définitivement vaincue. Comme elle avait été sous les Lagides l’asile des sciences humaines, elle devint, sous la domination romaine, le centre des spéculations nouvelles. Philon, en essayant de combiner la Bible et les systèmes orientaux avec la philosophie de Platon, fut le précurseur du néo-platonisme. Un ancien portefaix, Ammonios, s’en fit l’apôtre, Plotin et sans doute Origène recueillirent ses leçons. Ainsi naquirent de la même source les deux grands courants de la philosophie néo-platoniciennne et de la philosophie chrétienne. De tant de rapports évidents, de aussi les innombrables hérésies qui troublèrent les premiers siècles de l’Église. Une d’elles particulièrement, difficile à bien connaître tant furent nombreuses ses diverses manifestations, le Gnosticisme, oriental avec Bardesane, égyptien avec Basilide et Valentin, s’inspirant à la fois du mazdéisme zoroastrien, des antiques théogonies de l’Égypte et de la Khaldée, de la Kabbale hébraïque et d’un évangile falsifié, ou peut-être simplement perdu pour nous, étonna les intelligences par l’étrangeté de ses songes, les séduisit par ses mystérieuses obscurités et leur fit entrevoir le rêve d’une vérité supérieure, née de la fusion de tous les anciens systèmes, exclusivement réservée aux élus qui, émancipés de la matière, ne vivaient plus que de la vie de l’Esprit.

La Grèce propre, la terre vénérable des Dieux, paraissait épargnée par l’invasion du mysticisme oriental ou chrétien. Athènes restait la forteresse du Polythéisme. Les belles fêtes se célébraient toujours ; les cortèges fleuris n’avaient point cessé de fouler la voie sacrée d’Éleusis ; les temples s’enrichissaient encore de pieuses offrandes ; les Dieux, éternisés par l’art, gardaient leur grâce et leur majesté, et tandis que les Sages adoraient en eux l’immortelle beauté des mythes et l’harmonie souveraine de l’univers, les foules continuaient de suspendre à leurs autels des guirlandes joyeuses.

C’est là que jusqu’aux derniers temps persisteront les cultes locaux. Les grottes et les sources ombragées serviront longtemps de retraites aux divinités agrestes ; et quand plus tard les pasteurs surpris par l’orage et les voyageurs égarés balbutieront de dévotes invocations, les noms seuls auront changé. Les Saints et les Saintes s’installeront peu à peu à la place des anciens Daimones, protecteurs de la contrée, accepteront les mêmes hommages et ne seront que les héritiers populaires des Génies des montagnes et des Nymphes des fontaines.

La fluidité même de l’esprit grec et l’immatérialité d’un culte plus esthétique que théologique, plus civique que religieux, défendaient l’antique Hellas contre les nouveautés dangereuses. Athènes demeurera pendant des siècles le suprême asile des Dieux.

Asile nécessaire, car la guerre qui leur était déclarée se faisait plus terrible et plus impitoyable. Un changement immense, le plus considérable peut-être que l’Histoire ait enregistré, venait de s’accomplir. Constantin avait officiellement embrassé le Christianisme. Une apparition miraculeuse lui avait-elle dessillé les yeux ? La politique l’avait-elle décidé ? Tout le glorieux passé s’écroulait ; les barbares assiégeaient déjà les frontières ; l’unité de gouvernement était brisée, Rome abandonnée par les Empereurs ; des Césars rivaux s’arrachaient les lambeaux de l’Empire. Une seule puissance se maintenait et s’accroissait. Le Christianisme, cimenté par les dernières persécutions de Dioclétien et de Maximin Daïa, représentait le principe d’autorité. D’autre part, tous les esprits cultivés ne croyaient plus depuis longtemps qu’à un Dieu unique. Pour eux tous les Dieux se confondaient en un seul, l’Être suprême, la Divinité. La Trinité chrétienne elle aussi ne formait qu’un seul Dieu. Pourquoi ne pas tenter la fusion définitive, le syncrétisme supérieur qui rendraient à l’Empire la paix si longtemps troublée, rétabliraient l’union nécessaire à ses intérêts menacés et lui apporteraient l’appui d’un parti vivant, actif, invincible ? La religion du Christ était une force ; Constantin la toléra d’abord, la ménagea, l’adopta, l’absorba enfin.

Le Christianisme a triomphé. État religieux dans l’État politique, la liberté devient son ennemie. Les hérésies menacent non seulement sa doctrine, mais aussi son existence officielle ; les règles posées par les synodes particuliers, les anathèmes prononcés par eux ne suffisent plus ; il lui faut un Sénat ; il le réunit à Nicée, Le premier Concile œcuménique, présidé par le légat romain, est dominé par le trône de Constantin, Le symbole universel y est proclamé ; la foi catholique imposée ; et désormais l’autorité impériale se chargera d’exécuter les sentences de l’Église, mais la contraindra trop souvent, en échange, à sanctionner les pires forfaits.

La paix, rêvée par Constantin, ne fut pas même une trêve. Lui-même pencha vers l’Arianisme, après l’avoir condamné. A peine victorieuse, l’Église dut redescendre dans l’arène et affronter de nouveaux combats, plus graves et plus dangereux. Un philosophe, d’un esprit noble et méditatif, héritier lointain de Marc-Aurèle, régnait alors. Julien avait trouvé l’Empire dans le plus misérable état. Dans les grandes villes, Constantinople, Alexandrie, Antioche, en proie aux discussions religieuses, les Ariens et les orthodoxes se disputaient les consciences et plus encore les sièges épiscopaux. Le clergé excitait les discordes ; le sang avait coulé partout. Tels étaient donc les fruits de la conversion du monde, Julien, abreuvé aux sources helléniques, ne vit qu’un remède à tant de maux : le retour au passé et aux Dieux antiques, protecteurs de l’Empire, Le philosophe se fit théologien ; il invoque le Roi-Soleil et la Mère des Dieux, rêve une théogonie scientifique, flagelle les ridicules des chrétiens ; à leurs miracles, il oppose les miracles de ses thaumaturges. Mais le temps lui manque pour achever son œuvre ; il meurt comme un sage et comme un héros et de tant de zèle, de tant de piété, de tant de vertu, il ne reste qu’un nom maudit et qu’une mémoire exécrée. Le Galiléen avait vaincu !

La tentative de Julien avorta parce que lui-même ne fut pas le large et libre esprit qu’il eût fallu. Mystique, dévot surtout, la religion qu’il voulut donner au monde n’était pas l’antique religion de la Beauté. Adorer une divinité inconnue sous le nom de Dieu ou sous celui de Parfait importait peu ; les âmes ne s’y trompèrent pas et demeurèrent indifférentes. Le culte du Beau eut-il pu régénérer le triste et chancelant univers ? Peut-être. La thaumaturgie et la mathématique étaient en tout cas impuissantes.

Oui, le Galiléen avait vaincu. Mais ce qui fut l’Empire allait s’écrouler lentement dans la fange et le sang. Les mœurs anciennes sont définitivement abolies, les statues divines souillées et brisées. Jamais le monde ne connut de plus sombres siècles. Des frontières débordées monte le cri de l’angoisse universelle. Les Goths, les Huns, les Vandales, sont aux portes de Constantinople et d’Athènes ; Rome elle-même succombe. Et dans le grand silence qui suit la marche des Alaric et des Attila, il ne s’élève plus que des imprécations chrétiennes qui excitent la justice de Dieu et se réjouissent du châtiment des impies.

Les invasions subites, les villes saccagées, les campagnes dépouillées de leurs moissons, les dénonciations, l’avidité du fisc aux abois, tout contribuait à rendre la vie bien dure et bien incertaine ; sans cesse la pudeur des vierges redoutait la violence barbare. fuir ? Quel refuge restait ouvert un peu de paix et de sécurité semblât encore possible ? Poussés sans doute par une foi sincère, consumés par cette soif de souffrance et de renoncement qui est peut-être ce qu’il y a de plus étrange et en même temps de meilleur dans l’humanité, mais aussi, les uns par le désir secret d’échapper aux enrôlements, les autres par l’espoir d’une protection efficace, qui leur assurerait au moins l’existence journalière, hommes et femmes se ruèrent vers les solitudes. Les monastères débordent ; chaque caverne sert de cellule à un anachorète. Une armée monacale est bientôt prête à se lever au premier signal et à purger la face de la terre des abominations qui la souillent. Elle n’y manquera pas, hélas ! Des villes entières s’écrouleront avec leurs trésors et leurs bibliothèques dans les flammes allumées par les cénobites ; des évêques ; des conciles soumettront leurs décrets aux chefs de ces bandes fanatiques ; le paganisme sera traqué de toute part et la pure et sainte Hypatie, déchirée par les moines de Cyrille, rendra à ses Dieux un suprême témoignage et tombera sur leur dernier autel.

Le Christianisme, orthodoxe ou hérétique, qui minait la civilisation païenne, poursuivait malgré tout ses conquêtes et domptait les hordes envahissantes. Le monde ne fut vraiment chrétien que lorsqu’il fui devenu barbare.

Siècles stériles et misérables qui n’entendent plus les grandes voix des Origène et des Athanase, des Grégoire de Nazianze et des Chrysostome, mais que charment les interminables discussions théologiques et les récits des hagiographes et des chroniqueurs ecclésiastiques ! La Poésie existe-t-elle encore ? Hélas ! les Poètes ne sont-ils pas Claudien et Paulin de Noie, Mérobaude et Prudence, Sidoine Apollinaire et Synésios ? Siècles infâmes et sanglants , précédés d’un cortège d’eunuques, de patrices barbares, de fonctionnaires hiérarchisés, de cochers de cirque, de moines sordides et de somptueux évêques, n’apparaissent plus dans une farouche apothéose que des spectres d’Empereurs, affublés des noms de la Divinité !

Justinien réveille un instant l’Empire de sa torpeur et lui restitue comme un dernier reflet de sa vieille gloire ; Théodora en ressuscite toutes les hontes et le couple tragique s’évanouit dans une splendeur à la fois barbare et chrétienne.

Les suprêmes vestiges du Polythéisme s’effaçaient. Athènes sera muette désormais et les sept derniers sages exilés, lorsqu’ils reviendront mourir sur la terre sacrée, n’y retrouveront même plus la poussière des Dieux.

L’agonie se prolongera. L’ombre sera profonde, silencieuse, universelle. Mais bientôt le Croissant montera dans le ciel nocturne et fera pâlir la lumière de la Croix. L’Islam, conquérant et féroce, épouvante et soumet l’Orient ; l’Occident s’effondre dans la nuit du Moyen-Age.


, s’arrête l’œuvre du Poète. Quels sont cependant les véritables siècles morts, sinon les huit siècles qui vont suivre, morts pour la pensée humaine, morts pour l’art et pour la Beauté ?

Le poète a voulu clore son livre par un dernier poème qui en résume la philosophie. Dépassant les siècles, évoquant le monde agonisant et glacé, il a vu surgir des décombres l’Homme brisé, vaincu, mais immortel, dupe des Dieux illusoires qu’il a conçus, mais se redressant contre eux comme un juge et comme un vengeur, le vieil Adam, type de l’homme toujours semblable à lui-même dans tous les temps et sous tous les cieux, symbole auguste de l’humanité tout entière qui libre, transfigurée, s’élance vers de nouvelles destinées, mais surtout, hélas ! vers de nouvelles douleurs et de plus amères désillusions.

Ainsi sont terminés ces volumes consacrés au cycle des religions antiques. Elles vinrent de l’Orient ; elles y retourneront peut-être. C’est peut-être vers une Jérusalem nouvelle que se tourneront un jour les âmes désabusées. Sera-ce la Jérusalem prédite par les Prophètes ? Ne le croyons pas ; elle n’est point de ce monde. L’Histoire, religieuse ou politique, n’est qu’un perpétuel recommencement ; ce qui fut sera encore tant que l’humanité souffrante traînera sous le soleil son ignorance désespérée.

Le mystère est éternel et les religions ne furent que des baumes salutaires distillés sur la blessure incurable des âmes. Toutes possédèrent une part de vérité relative, appropriée aux temps et aux circonstances, et les plus grossières comme les plus idéales comptèrent des fidèles et souvent des martyrs. Mais les mythes et les cultes ne naissent pas spontanément ; ils s’engendrent les uns les autres, se transforment et s’épurent sans cesse. Ce qui nous apparaît, dans le reculement des siècles, comme la création d’une race, est un héritage quelle tient d’ancêtres ignorés. Quelles peuplades, errant sur les sommets neigeux de l’Asie, au bord des fleuves ou des mers retentissantes, saluèrent d’abord le soleil bienfaisant et les eaux fécondantes ? Quels hymnes vagues de terreur ou de gratitude hésitèrent sur les lèvres des hommes jusqu’à l’heure quelque vieillard, premier poète et premier prêtre, y mêla le nom d’un dieu ? De quelles légendes primitives sont dérivées les grandes théogonies de la Khaldée, de la Phénicie, de l’Egypte et de l’Éran ? Nous l’ignorons ; mais nous constatons l’influence qu’elles-mêmes exercèrent sur les mythologies et les croyances de la Grèce et d’Israël. Que ne doit pas enfin à la philosophie hellénique et à la pensée hébraïque la théologie chrétienne ?

Le lien même qui unit entre elles les religions humaines à rattaché l’un à l’autre les poèmes des SIÈCLES MORTS. Les trois volumes n’en forment en réalité qu’un seul. En publiant le premier, L’ORIENT ANTIQUE, l’auteur essaya d’élever un péristyle barbare qui ressemblât à ces monuments informes, bâtis de blocs gigantesques, s’ébauchent de rudes et massives représentations de monstres. Les héros de ce livre sont les Dieux dont les rois sont les reflets. L’homme est si faible encore ! il apparaît si vague et si tremblant dans la fumée rouge des incendies et des sacrifices ! Il pense sans doute, mais il sent surtout ; il redoute les éléments ; ce qu’il divinise, ce qu’il adore, ce sont les forces fécondes et les étranges voluptés. La voix des Dieux, le rut violent de leurs amours’ étouffent les plaintes de l’humanité.

Si dans L’ORIENT GREC le titre même interdisait à l’auteur de consacrer à la divine Hellas des poèmes particuliers, le poète a du moins voulu répandre sur son œuvre le rayonnement du flambeau sacré et le parfum lointain des lauriers attiques. Plus souple, déjà plus vivant, plus abordable aussi aux lecteurs, ce deuxième volume est moins hiératique et plus humain. Les idées, dont beaucoup sont encore les nôtres, y sont indiquées ; les problèmes que nous tenions toujours de résoudre y sont posés. L’homme a pris conscience de lui-même et ses Dieux sont des émanations de son âme. La vie, un instant illuminée, s’assombrit ; la mort découvre les abîmes de feu et les vengeances éternelles ; mais l’espérance immortelle descend de l’Empyrée et s’assied en souriant sur les tombeaux.

Ces deux volumes préparaient le dernier essai que le poète publie aujourd’hui. L’ORIENT CHRÉTIEN complète LES SIÈCLES MORTS. lien retrace h dernière période ; il marque l’aboutissement dans l’histoire des religions orientales. On s’étonnera peut-être que le poète n’ait pas consacré à Byzance des poèmes plus importants. Certes, il eût été bien tentant défaire revivre dans le cadre étincelant des mosaïques, dans l’intérieur des palais mystérieux, dans la chaude atmosphère des basiliques tumultueuses, dans les cirques et dans les forums ensanglantés, ces empereurs théologiens, ces impératrices ambitieuses ou débauchées, ces eunuques tout-puissants, ces barbares éblouis, ces impérieux évêques, ces populaces ondoyantes et rétives qui furent les personnages d’une longue et éclatante tragédie. Un volume entier eût été nécessaire, et l’auteur a se borner, se rappeler qu’il avait dans ses précédents ouvrages abusé des descriptions, et que le drame qui dominait ce livre était celui qui se jouait dans les consciences : la tragique opposition du Christianisme vainqueur et du paganisme mourant. La lutte dure encore entre d’autres systèmes et le dernier acte du grand drame religieux n’est pas achevé. Aussi le lecteur découvrira peut-être plus facilement, sous des formes et des peintures antiques, des sentiments moins étrangers à nos âges.

En annonçant, il y a sept ans, la publication successive de trois volumes, le poète avait réclamé un long crédit de ceux qui voudraient bien s’intéresser à ces livres austères. Il demandait que l’œuvre ne fût appréciée que dans son ensemble. Terminée aujourd’hui, quelle soit jugée.

Mais en la relisant, l’auteur n’en aperçoit plus guère que les défauts. Quoiqu’il maintienne encore les théories émises dans la préface du premier volume sur l’union possible de la poésie et de la science, il n’est pas sans en reconnaître les difficultés et les périls. La poésie a-t-elle toujours suffisamment voilé le squelette de l’érudition ? Si la fantaisie devait être nécessairement bannie de si graves poèmes, la poésie na-t-elle pas quelquefois aussi partagé son exil ? Questions dont la réponse n’appartient pas au poète.

Il n’ambitionne pas le succès, car il n’ignore pas que la voie qu’il a choisie, si loin des chemins vulgaires, n’y saurait conduire. Il espère seulement que ces poèmes ne seront pas condamnés tout d’abord, selon l’ancien usage, comme impersonnels et impassibles ; impersonnels, si l’on y cherche l’âme particulière du poète, ils cessent de l’être si l’on y considère l’âme éternelle et diverse de l’humanité ; impassibles, le sont-ils toujours et les larmes des siècles n’y coulent-elles donc jamais ?

Le poète ose souhaiter que l’estime des lettrés ne manque pas à une œuvre longue et sévère, consciencieusement poursuivie dans l’étude et le silence.

Jadis, au temps troublé des décadences, des hommes, lassés des luttes fratricides, indifférents aux choses périssables, abandonnaient les villes et, loin des bruits du monde, délivrés des travaux et des soucis transitoires, demandaient à la solitude la paix du cœur et l’oubli de tout ce qui n’était pas divin. Sans doute, ils ne déposèrent pas toujours au seuil des cellules monastiques le fardeau des passions humaines, mais ils emportèrent avec eux le songe sublime d’un nouvel idéal. Comme les anachorètes des siècles anciens, nous vivons en un âge barbare. A tout ce qui fut beau, à tout ce qui n’apporte pas une satisfaction immédiate et matérielle, à tout ce qui ne contribue pas à l’utilité brutale de l’existence, notre époque prodigue ses dédains ou sa pitié. N’envisageons pas le sort que l’avenir réserve à la Poésie. Une amère mélancolie envahirait nos âmes et dessécherait ce qui reste encore en elles de piété et d’espérance. Croyons seulement que la Poésie est le don gratuit et suprême et que si elle doit succomber avec nos races épuisées, elle ressuscitera sous d’autres deux, dans la jeunesse et l’immortalité. Pour nous, pareils aux moines austères de la vieille Égypte, plus policés et plus tolérants, mais non moins tristes et non moins désabusés, enfermons, nous aussi, notre rêve consolateur dans une inviolable Thébaïde.

Paris, juillet 1896.