Les Singularitez de la France antarctique/12

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Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 53-60).


CHAPITRE XII.

De la riuiere de Senegua.


Combien que ie ne me soys proposé en ce mien discours, ainsi que vray Geographe d’escrire les païs, villes, citez, fleuues, goufres, môtagnes, distâces, situatiôs, et autres choses appartenans à la Geographie, ne m’a semblé toutes fois estre hors de ma profession, d’escrire amplement quelques lieux les plus notables, selon qu’il venoit à propos, et comme ie les puis auoir veuz, tant pour le plaisir et contentement, qu’en ce faisant le bon et bien affectionné Lecteur pourra receuoir, que pareillement mes meilleurs amis : pour lesquels me semble ne pouuoir assez faire, en comparaison du bô vouloir et amitié qu’ils me portent : ioint que ie me suis persuadé, depuis le commencement de mon liure escrire entièrement la verité de ce que i’auray peu voir et congnoistre. Royaume de Senegua, appellé du nom du fleuve. Or ce fleuue entre autres choses tant fameux (duquel le païs et Royaume qu’il arrouse, a esté nommé Senegua : comme nostre mer Mediterranée acquiert diuers noms selon la diuersité des contrées où elle passe) est en Libye, venant au cap Verd, duquel nous auons parlé cy deuant : et depuis lequel iusques à la riuiere, le païs est fort plain, sablonneux[1], et sterile : qui est cause que là ne se trouue tant de bestes rauissantes qu’ailleurs. Ce fleuue est le premier, et plus celebre de la terre du costé de l’Ocean, separant la terre seiche et aride de la fertile[2]. Son estendue est iusques à la haute Libye, et plusieurs autres païs et royaumes qu’il arrose. Il tient de largeur enuiron une lieue, qui toutesfois est bien peu, au regard de quelques riuieres qui sont en l’Amerique : desquelles nous toucherons plus amplement cy apres. Avant qu’il entre en l’Ocean[3] (ainsi que nous voyôs tous autres fleuues y têdre et aborder) il se deuise, et y entre par deux bouches elongnées l’une de l’autre enuirô demye lieue, lesquelles sont assés profondes, tellement que lon y peut mener petites nauires. Opinion de quelques anciens sur l’origine du Nil et de Senegua. Aucuns anciens, comme Solin en son liure nommé Polyhistor, Iules Cæsar, et autres, ont escrit ce grâd fleuue du Nil passant par toute l’Egypte, auoir mesme source et origine que Senegua[4], et dé rfiesmes montagnes. Ce que n’est vraysemblable. Il est certain que la naissance du Nil est bien plus outre l’Equateur, car il vient des hautes montagnes de Bede[5], autrement nommées des anciens Geographes, môtagnes de la Lune, lesquelles font la separation de l’Afrique vieille à la nouuelle, côme les mots Pyrenées de la Fràce d’auec l’Espagne. Et sont ces montagnes situées en la Cyrenaique, qui est outre la ligne quinze degrés. La source de Senegua dôt nous parlons, procede de deux montagnes[6], l’une nommée Mandro, et l’autre Thala, distinctes des montagnes de Bed plus de mille lieues. Et par cecy l’on peut voir combien ont erré plusieurs pour n’en auoir faict là recherche, côme ont fait les modernes. Quant aux montagnes de la Lune[7], elles sont situées en l’Ethiopie inferieure, et celles d'où vient Senegua en Libye, appellée interieure : Montagnes de Lybye. de laquelle les principales montagnes sont Usergate, d'où procede la riuiere de Bergade ; la montagne de Casa, de laquelle descend le fleuue de Darde : le mont Maudro elevé par sus les autres, comme ie puis coniecturer, à cause que toutes riuieres, qui courent depuis celle de Salate, iusques à celle de Masse, distans l'une de l'autre enuiron septante lieues, prennent leur source de ceste montagne. Dauantage le mont Girgile, duquel tombe une riuiere nommée Cympho : et de Hagapole vient Subo fleuue peuplé de bon poisson, et de crocodiles ennuyeux et dommageables à leurs voysins. Nul auteur ancien a eu parfaitte côgnoissance de toute l'Afrique. Vray est que Ptolemée qui a traicté de plusieurs païs et nations estranges, a dit ce que bon luy a semblé, principalement de l'Afrique et Ethiopie, et ne trouue auteur entre les anciens, qui en aye eu la côgnoissance si bonne et parfaitte, qui m'en puisse donner vray contentemêt. Quand il parle du promontoire de Prasse (ayant quinze degrez de latitude, et qui est la plus loingtaine terre, de laquelle il a eu cognoissance comme aussi descrit Glarean[8] à la fin de la description de l'Afrique) de son tèps le mode inférieur a esté descrit, neantmoins ne l'a touché entièrement, pour estre priué et n'auoir côgneu une bône partie de la terre meridionale, qui a esté decouuerte de nostre temps. Et quant et quàt plusieurs choses ont esté adioustées[9] aux escrits de Ptolemée que l’on peut voir à la table generale, qui est proprement de luy. Parquoy le lecteur simple, n’ayant pas beaucoup versé en la Cosmographie et cognoissance des choses, notera que tout le monde inferieur est diuisé par les anciens en trois parties inegales, à scauoir Europe, Asie, et Afrique : desquelles ils ont escrit les uns à la verité, les autres ce que bon leur a semblé, sans toutesfois rien toucher des Indes occidètales, qui font auiourd’huy la quatriesme partie du mode, découuertes par les modernes : côme aussi a esté la plus grand part des Indes Oriêtales, Calicut et autres. Nouueau monde. Quât à celles de l’Ocident, la Frâce Antarctique, Peru, Mexique, on les appelle auiourd’hui vulgairemêt, le nouueau Monde, voire iusques au cinquante deuziesme degré et demy de la ligne, où est le destroit de Magello, et plusieurs autres provinces du costé du North, et du Su à costé du Leuàt et au bas du Tropique de Capricorne en l’Oceà meridional : et à la terre Septêtrionale : desquelles Arrian, Pline, et autres historiographes n’ôt fait aucune mêtion qu’elles ayent esté découuertes, de leurs tèps. Isles Hesperides découuertes autresfois par les Carthaginois.Quelques uns[10] ont bien fait mentiô d’aucunes isles qui furêt decouuertes par les Carthaginois, mais i’estimeroys estre les isles Hesperides ou Fortunées. Isle Atlantique du temps de Platô. Platon aussi dit en son Timée[11], que le têps passé auoit en la mer Atlàtique du temps de et Oceà un gràd païs de terre. Ce que plus tost i’estimeroye fable : car si la chose. eut esté vraye, ou pour le moins vraysemblable, autres que lui en eussent escrit : attêdu que la terre de laquelle les Anciês[12] ont eu côgnoissance, se diuise en ceste maniere. Premierement de la part de Leuant, elle est prochaine à la terre incogneue, qui est voysine de la grande Asie : et aux Indes Orientales du costé du Su, ils ont eu cognoissance de quelque peu, asçauôir de l’Ethiopie meridionale, dite Agisimbra[13], du costé du North des isles d’Angleterre, Escosse, Irlande, et montagnes Hyperborées, qui sont les termes plus lointaings de la terre Septentrionale, comme veulent aucuns. Diversité de paîs, et meurs des habitans de Senegua. Pour retourner à nostre Senegna, deça et delà ce fleuue tout ainsi que le territoire est fort diuers, aussi sont les hommes qu’il nourrit. Delà les hommes sont fort noirs, de grade stature, le corps alaigre et deliure, nonobstant le païs verdoye, plein de beaux arbres portans fruit. Deça vous verrez tout le contraire, les hômes de couleur cendrée, et de plus petite stature. Quant au peuple de ce païs de Senegua, ie n’en puis dire autre chose, que de ceux du cap Verd, sinon qu’ils font encore pis. La cause est que les Chrestiens n’oseroyent si aysément descendre en terre pour traffiquer, ou auoir refraischement comme aux autres endroits, s’ils ne veulent estre tuez ou pris esclaues. Toutes choses sont viles et contemptibles entre eux, sinon la paix qu’ils ont en quelque recommandation les uns entre les autres. Le repos pareillement, auec toutesfois quelque exercice à labourer la terre, pour semer du ris : car de blé, ne de vin, il n’y en a point. Quant au blé, il n’y peut venir, comme en autres païs de Barbarie ou d’Afrique, pour ce qu’ils ont peu souuent de la pluie, qui est cause que les semences ne peuuent faire germe, pour l’excessiue chaleur et siccité. Incontinent qu’ilz voyent leur terre trempée ou autrement arrousée, se mettent à labourer, et apres auoir semé, en trois mois le fruit est meur, prest à estre moissonné. Leur boisson est de ius de palmiers et d’eau. Arbre fructifere, et huille de grâde proprieté. Entre les arbres de ce païs, il s’en trouue un de la grosseur de noz arbres à glan, lequel apporte un fruit gros comme dattes. Du noyau ils font huile, qui a de merueilleuses proprietes. La premiere est, qu’elle tiêt l’eau en couleur iaune comme saffran : pourtant ils en teignent les petis vaisseaux à boire, aussi quelques chapeaux faits de paile de ionc, ou de ris. Cest huile d’auâtage a odeur de violette de Mars, et saueur d’oliue : parquoy plusieurs en mettent auec leur poisson, ris, et autres viandes qu’ils mangent. Voyla que i’ay bien voulu dire du fleuue, et païs de Senegua : lequel confine du costé de Leuant à la terre de Thueusar[14], et de la part de Midy au royaume de Cambra, du Pouent à la mer Oceane. Tirans tousiours nostre route, commençasmes à entrer quelques iours apres au païs d’Ethiopie, en celle part, que lon nomme le royaume de Nubie, qu’est de bien grande estendue, auec plusieurs royaumes et prouinces, dont nous parlerons cy apres.

  1. Cette description est encore vraie de nos jours. Depuis l’embouchure du Sénégal jusqu’au Cap Verd, la côte est en effet sablonneuse et stérile. Quelques arbres rabougris couvrent à peine les dunes d’une végétation que la poussière du désert rend grisâtre. Voir Fleuriot De Langle. Croisières à la côte d’Afrique. Tour du monde. n° 595.
  2. En effet, le fleuve sert de frontière au désert. Les sables commencent à la rive septentrionale.
  3. Arrivé tout près de la mer, le Sénégal est arrêté par une digue étroite de sable, coule alors vers le sud, se divise en deux larges bras, au milieu desquels est notre capitale Saint-Louis, et finit au-dessous de cette ville, en formant une barre mobile qui gêne beaucoup la navigation. La description de Thevet est donc fort exacte.
  4. Sur cette confusion des deux fleuves par les anciens, on peut consulter l’intéressant mémoire de M. Berlioux, qui a pour titre : Doctrina Ptolemai ab injuria recentiorum vindicata, sive Nilus superior et Niger verus, hodiernus Echirren, ab antiquis explorati.
  5. Inutile de faire remarquer que les conjectures de Thevet sur les sources du Nil sont tout-à-fait hypothétiques. La science contemporaine n’a pas encore débrouillé ce mystère géographique.
  6. Le Sénégal est en effet formé par deux rivières principales la Baoulé et la Falemé, dont les sources sont fort éloignées l’une de l’autre. Il est difficile de déterminer la position des monts Mandra et Thala dont parle Thevet, puisqu’on ne connaît pas encore l’orographie exacte de ces Alpes africaines, et que les dénominations géographiques ont été singulièrement défigurées dans sa naïve description.
  7. Les montagnes de la Lune après avoir figuré sur les atlas. modernes jusqu’aux voyages de Speke, Baker, Livingston, etc., ne se rencontrent plus aujourd'hui que sur les cartes arriérées. Elles ont été remplacées par la chaîne encore indécise qui sépare les eaux du Nil de celles du Tanganiycka, les monts Moun dans le pays des Nyam-Nyam.
  8. Glareanus. De geographia liber. Bâle. 1527.
  9. Ce fut en effet l’habitude d’ajouter les découvertes récentes aux éditions de Ptolémée. Voir les éditions de Ptolémée imprimées au XVIe siècle, et particulièrement celles de Ruscelli.
  10. Voir Aristote. De mirabilibus auscultationibus. § 84. Diodore de Sicile. V I. 9-20. Cf. P. Gaffarel. Les Phéniciens en Amérique.
  11. Timée. Edit. Didot. ii. P. 202. Voir aussi le Critias.
  12. L’érudition de Thevet est ici en défaut. Qu’il nous suffise de citer parmi les écrivains anciens qui parlèrent de l’Atlantide : Plutarque. Vie de Solon. 26-31. — Pline. H. N. ii. 90. — Strabon. ii. 3.6. — Posidonius, cité par Strabon. — Philon Le Juif. De l’indestructibilitè du monde. — Proclus, citant Crantor et Marcellus dans son Commentaire du Timée. P. 24. — Arnobe. — Tertullien. De pallio. 25. — Apologétique. 40. Elien. iii. 18. — etc.
  13. Les anciens s’étaient avancés bien plus au sud. Il est probable qu’ils doublèrent l’Afrique. Quant aux régions du nord, ils connaissaient certainement la Scandinavie, et la Thule de Pythéas est sans doute l’Islande. Cf. P. Gaffarel. Eudoxe de Cyzique et le périple de l’Afrique dans l’antiquité. — Lelewel. Pythéas de Marseille, etc.
  14. Sur les cartes d’Ortelius on ne trouve pas la terre de Thueusar, mais le royaume de Gambra, qui paraît correspondre au Cayor actuel.