Les Singularitez de la France antarctique/71

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Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 370-377).


CHAPITRE LXXI.

Des isles du Peru, et principalement de l’Espagnole.


Après auoir escrit de la continête du Peru, pourtant que d’une mesme route auons costoyé à nostre retour quelques isles sus l’Oceâ appelées isles du Peru, pour en estre fort prochaines, i’en ay pareillement biê voulu escrire quelque chose. Isle Espagnole, nommée auparauant Haïti et Quisqueia. Or pour ce qu’estans paruenuz à la hauteur de l’une de ces isles, nommée Espagnole, par ceux qui depuis certain temps l’ont decouuerte, appellée parauant Haïti[1], qui vaut autant à dire comme terre aspre, et Quisqueia, grande. Aussi veritablement est elle de telle beauté et grandeur, que de Leuant au Ponent, elle a cinquante lieues de long, et de large du Nort au Midy enuiron quarante, et plus de quatre cens de circuit. Au reste est à dix huict degrez de la ligne, ayant au Leuant l’isle dite de Saint Iean, et plusieurs petites islettes, fort redoutées et dangereuses aux nauigans : et au Ponent l’isle de Cuba et Iamaïque : du costé du Nort les isles des Canibales[2], et vers le Midy, le cap de Vele, situé en terre ferme. Cette isle ressemble aucunement à celle de Sicile, que premierement lon appelloit Trinacria, pour auoir trois promontoires[3], fort eminens : Trois promontoires de l’isle Espagnole, Tiburon, Higuey, Lobos. tout ainsi celle dont nous parlons, en a trois fort auancez dans la mer : desquels le premier s’appelle Tiburon, le deuxieme Higuey, le troisieme Lobos, qui est du costé de l’isle qu’ils ont nommée Beata, quasi toute pleine de bois de gaiac. Orane, fleuue. Saint Domîgue ville principale de l’isle Espagnole. En ceste Espagnole se trouuent de tresbeaux fleuues, entre lesquels le plus celebre, nommé Orane, passe alentour de la principale ville de ladite isle, nômée par les Espagnols Saint Domingue. Les autres sont Nequée, Hatibonice, et Haqua, merueilleusement riches de bon poisson, et delicat à manger : et ce pour la temperature de l’air, et bonté de la terre, et de l’eau. Fleuues les plus renommez de l’isle Espagnole. Les fleuues se rendent à la mer presque tous du costé du Leuant : lesquels estans assemblez font une riuiere fort large, nauigable de nauires entre deux terres. Religiô ancienne des habitans de l’isle Espagnole Auant que ceste isle fust decouuerte des Chrestiens, elle estoit habitée des Sauuages[4], qui idolatroient ordinairement le diable, lequel se monstroit à eux en diuerses formes : aussi faisoient plusieurs et diuerses idoles, selon les visions et illusions nocturnes qu’ils en auoyent : comme ils font encores à present en plusieurs isles et terre ferme de ce païs. Les autres adoroyent plusieurs dieux, mesmement un par dessus les autres, lequel ils estimoient comme un moderateur de toutes choses : et le representoyent par une idole de bois, eleuée contre quelque arbre, garnie de fueilles et plumages : ensemble ils adoroient le Soleil et autres creatures celestes. Ce que ne font les habitàs d’auiourd’huy, pour auoir esté reduits au Christianisme et à toute ciuilité. le sçay bien qu’il s’en est trouué aucuns le temps passé, et encore maintenant, qui en tiennent peu de conte.

Caius Caligula Emp. Rom. Nous lisons de Caius Caligula empereur de Rome, quelque mespris qu’il fit de la diuinité, si a il horriblement tremblé quand il s’est apparu aucun signe de l’ire de Dieu. Mais auât que ceste isle de laquelle nous parlôs ait esté reduite à l’obeissâce des Espa- gnols (ainsi que quelques uns qui estoient à la côqueste m’ont recité) les Barbares ont fait mourir plus de dix ou douze mille Chrestiens[5], iusques après auoir fortifié en plusieurs lieux, ils en ont fait mourir grand nombre, les autres menez esclaues de toutes parts. Et de ceste façon ont procédé en l’isle de Cuba, de Saint Ieâ, Iamaïque, Sainte Croix, celles des Cannibales, et plusieurs autres isles, et païs de terre ferme. Car au commencement les Espagnols et Portugais, pour plus aisément les dominer, s’accommodoient fort à leur manière de viure, et les allechans par presens et par douces parolles, s’entretenoyent tousiours en leur amitié : tant que par succession de temps se voyans les plus forts, commencerent à se reuolter, prenant les uns esclaues, les ont contrains à labourer la terre : autrement iamais ne fussent venuz à fin de leur entreprise. Casco et Apina isles riches et fertiles. Les Roys plus puissans de ce païs sont en Casco et Apina, isles riches et fameuses, tant pour l’or et l’argêt qui s’y trouue, que pour la fertilité de la terre. Les Sauuages ne portent qu’or sur eux, comme larges boucles de deux ou trois liures, pendues aux oreilles, tellement que pour si grande pesanteur, ils pendent les oreilles demy pié de long : qui a donné argument aux Espagnols de les appeler grands oreilles. Fertilité et richesses de l’isle Espagnole. Ceste isle est merueilleusement riche[6] en mines d’or, comme plusieurs autres de ce païs là, car il s’en trouue peu, qui n’aye mines d’Or ou d’argent. Au reste elle est riche et peuplée de bestes à cornes, comme bœufs, vaches, moutons, cheures, et nombre infini de pourceaux, aussi de bons cheuaux : desquelles bestes la meilleure part pour la multitude est deuenue sauuage, comme nous auons dit de la terre ferme. Quant au blé et vin, ils n’en ont aucunement, s’il n’est porté d’ailleurs : parquoy en lieu ils mangent force Cassade, fait de farine de certaines racines : et au lieu de vin bruuages bons et doux, faits aussi de certains fruits, comme le citre de Normandie. Description du Manati, poisson estrange. Ils ont infinité de bons poissons, dont les uns sont fort estranges : entre lesquels s’en trouue un nommé Manati[7], lequel se prend dans les riuieres, et aussi dans la mer, non toutefois qu’il aye tant esté veu en la mer qu’en riuieres. Ce poisson est fait à la semblãce d’une peau de bouc, ou de cheure pleine d’huile ou de vin, ayant deux pieds aux deux costez des espaules, auec lesquels il nage, et depuis le nõbril iusques au bout de la queue, va tousiours en diminuant de grosseur : sa teste est côme celle d’un bœuf, vray est qu’il a le visage plus maigre, le menton plus charnu et plus gros, ses ïeux sont fort petis selon sa corpulence, qui est de dix pieds de grosseur, et vingt de longueur, sa peau grisatre, brochée de petit poil, autant espesse comme celle d’un bœuf, tellement que les gens du païs en font souliers à leur mode. Au reste ses pieds sont tous ronds, garnis chascun de quatre ongles assez longuets, ressemblans ceux d’un elephant. C’est le poisson le plus difforme, que lon ait gueres peu voir en ces païs là. Neantmoins la chair est merueilleusement bonne à manger, ayant plus le goust de chair de veau que de poisson. Les habitans de l’isle font grand amas de la gresse dudit poisson, à cause qu’elle est propre à leurs cuirs de cheures, de quoy ils font grand nombre de bons marroquins. Les esclaues noirs en frottent communement leurs corps, pour le rendre plus dispos et maniable, comme ceux d’Afrique font d’huile d’oliue. Pierres qui rompent le Calcule. Lon trouue certaines pierres dans la teste de ce poisson, desqueles ils font grade estime, pource qu’ils les ont esprouuées estre bones cotre le calcule[8], soit es reins ou à la vessie : car de certaine proprieté occulte, ceste pierre le comminüe et met en poudre. Les femelles de ce poisson rendent leurs petis tous vifs, sans œuf, comme fait la balene, et le loup marin : aussi elles ont deux tetins côme les bestes terrestres, auec lesquels sont alaités leurs petis.

Un Espagnol qui a demeuré long temps en ceste isle m’a affermé qu’un Seigneur en auoit neurri un l’espace de trente ans en un estang, lequel par succession de têps deuint si familier et priué, qu’il se laissoit presque mettre la main sur luy. Les Sauuages prennêt ce poisson communement assez pres de la terre, ainsi qu’il plaist de l’herbe. Diuers ouurages faits de plumes d’oiseaux par les Sauuages. Ie laisse à parler du nombre des beau oyseaux vestuz de diuers et riches pennages, dont ils font tapisseries[9] figurées d’hômes, de femmes, bestes, oyseaux, arbres, fruits, sans y appliquer autre chose que ces plumes naturellement embellies et diuersifiées de couleurs : bien est vray qu’ils les appliquent sus quelque linceul. Les autres en garnissent chapeaux, bonnets, et robes, choses fort plaisantes à la veue. Des bestes estrâges à quatre pieds ne s’en trouue point, sinon celles que nous auôs dit : Hulias et Caris especes de bestes estrâges. Isle de Saint Iaques. bien se trouuent deux autres especes d’animaux, petis côme connins, qu’ils appellent, Hulias[10], et autres Caris, bons à mâger. Ce que i’ay dit de ceste isle, autant puis ie le dire de l’isle Saint Iaques, parauant nommée Iamaïca : elle tient à la part du Leuât l’isle de Saint Dominique. Il y a une autre belle isle, nômée Bouriquan[11] en langue du pays, appellée es cartes marines, isle de Saint Iean : Isle de Saint Iean. laquelle tient du costé du Leuât l’isle Sainte Croix, et autres petites isles, dôt les unes sont habitées, les autres desertes. Ceste isle de Leuât, en Ponêt tient enuiron cinquante deux lieues, de lôgitude trois ces degrés, minutes nules. Bref, il y a plusieurs autres isles en ces parties là, desquelles, pour la multitude, ie laisse à parler, n’ayât aussi peu en auoir particulière congnoissance. le ne veux oublier qu’en toutes ces isles ne se trouuent bestes rauissantes, non plus qu’en Angleterre, et en l’isle de Crète.

  1. Cette île fut découverte par Colomb qui lui donna le nom de petite Espagne, Hispaniola. Depuis elle a porté le nom de Saint-Domingue.
  2. Les îles des Cannibales sont les Lucayes ou Bahama.
  3. Deux de ces caps ont gardé leurs noms, Tiburon et Higuey. Le cap Lobos se nomme auiourd’huy Mougon, et il est toujours en face de l’île Beata. Quant à l’Orané, qui n’est pas le cours d’eau le plus important (c’est l’Artibonite), son nom n’a pas changé. L’Artibonite se retrouve dans Hatibonice. La Neyba dans Nequée et l’Haqua dans le Grand Yague.
  4. Les premiers insulaires étaient les Caraïbes. Leur religion était la croyance au bon et au mauvais principe : seulement, comme dans tous les cultes soumis à cette croyance, la déité tutélaire avait fini par céder le pas au génie malfaisant, et les Caraïbes ne songeaient plus qu’à conjurer le mauvais esprit, ou Maboya. Rochefort. Histoire des Antilles. P. 420, semble croire à l’existence de Maboya. « Il est constant par le témoignage de plusieurs personnes de condition et d’un rare savoir que les diables les battent effectivement, et qu’ils montrent souvent sur leurs corps les marques bien visibles des coups qu’ils en ont reçeu. Nous apprenons aussi par la relation de plusieurs des habitans françois de la Martinique qu’estans allez au quartier de ces Sauuages… ils les ont souuent trouuez faisant d’horribles plaintes de ce que Maboya les venoit de mal traiter. »
  5. Singulière façon d’excuser les cruautés espagnoles ! Thevet ne connaissait sans doute pas les ouvrages de Las Casas, ou bien il oubliait trop facilement que les insulaires des Antilles n’usaient que de leur droit strict en résistant aux envahisseurs.
  6. Sur la fertilité et les richesses d’Hispaniola, on peut consulter les descriptions enthousiastes de Colomb.
  7. Manati est le nom espagnol du lamantin. La description de Thevet est assez exacte. Rochefort. Histoire des Antilles. P. 178, la reproduit en termes à peu près identiques, mais en ajoutant quelques détails. « Il n’y a pas de poisson qui ait tant de bonne chair que le lamantin. Car il n’en faut souvent que deux ou trois pour faire la charge d’un grand canot, et cette chair est semblable à celle d’un animal terrestre, courte, vermeille, appetissante, et entre meslée de graisse, qui étant fondue, ne se rancit jamais. Lors qu’elle a esté deux ou trois jours dans le sel, elle est meilleure pour la santé que quand on la mange toute fraîche. »
  8. Rochefort (Ouv. cité. P. 179) tout en constatant l’efficacité du remède, a grand soin d’ajouter : « à cause que ce remède est violent, on ne conseille à personne d’en useï. sans l’avis d’un sage et bien expérimenté medecin. »
  9. F. Denis. (De arte plumaria) citant un mémoire inédit de M. Angrand sur Le rôle symbolique des ornements en plumes chez les anciens Américains.
  10. Ces mots ne se trouvent pas dans le dictionnaire caraïbe de Rochefort. Thevet a peut-être voulu parler du coati.
  11. S’agit-il de Porto Rico ? Tout porte à le croire.