Les Socin et le Socinianisme

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LES SOCIN
ET LE SOCINIANISME.

I.DISSIDENCES PROTESTANTES. — LÉLIO SOCIN.
— ASSEMBLÉE DE VICENCE.

Il y a deux cent trente-huit ans environ, au moment où s’annonçaient déjà et s’entrevoyaient les splendeurs du xviie siècle, un vieillard se mourait d’épuisement et presque de misère, en Pologne, au fond du palatinat de Cracovie. Cet homme qui, pour avoir un peu de paix à sa dernière heure, s’était vu contraint d’accepter un asile dans le manoir d’un pauvre gentilhomme, appartenait par sa naissance à la plus fière aristocratie de l’Europe, et par l’élévation du génie, la fermeté du caractère, à l’élite des libres penseurs du xvie siècle. Amis et détracteurs, disciples enthousiastes, persécuteurs infatigables, rien n’avait manqué à sa gloire ; les transports d’admiration et de haine qu’avaient soulevés autour de son nom la hardiesse de ses idées et l’indomptable énergie de son éloquence devaient une fois encore éclater sur sa tombe ; on eût dit que le silence ne se faisait un instant, entre la longue tourmente qui avait enveloppé sa vieillesse et celle où sa mémoire allait sombrer et s’abîmer à demi, que pour redoubler les tristesses de l’isolement où il s’éteignait. Quand ses yeux se furent pour toujours refermés, l’hôte modeste du grand sectaire creusa lui-même une fosse étroite et la recouvrit en pleurant d’une pierre sur laquelle, ne se souvenant plus sans doute que des triomphes du maître qu’il venait de perdre, il grava ces paroles superbes, qui formaient un étrange contraste avec la simplicité du monument : « Luther a démoli le toit de la moderne Babylone ; Calvin en a renversé les murailles ; l’homme qui sommeille ici en a détruit jusqu’aux fondemens les plus reculés. »

Ces soins pieux accomplis, le castellan se mit à la tête du petit nombre de vassaux qu’il était obligé de mener contre le Turc ou le Russe, et alla se faire tuer en quelque rencontre obscure, dans les steppes de l’Ukraine ou de la Wolhynie. Celui qu’il avait recueilli ne dormit pas long-temps dans la tombe où il s’était couché comme dans un dernier asile ; les ressentimens de toute une population brisèrent l’humble pierre qui supportait sa hautaine épitaphe ; d’implacables haines de religion s’assouvirent sur ses cendres, qu’elles jetèrent à tous les vents. C’étaient les cendres du lutteur le plus intrépide qui eût pris part aux bruyantes polémiques du xvie siècle, les cendres de Faustus Socin, le second chef, mais, à vrai dire, le fondateur réel de cette fameuse secte des sociniens, à laquelle son oncle Lélio n’avait guère donné que le nom.

Faustus était mort à une époque très critique pour sa secte, dont les gouvernemens de l’Europe méditaient déjà la ruine, et pour sa mémoire, qui, à l’avénement de Descartes, devait de toute nécessité décroître et s’obscurcir. Sans doute, tout en préparant les voies à cet avénement par le seul effet de l’idée capitale, l’œuvre des Socin se distingue des doctrines purement cartésiennes aussi nettement que l’œuvre de Luther ou de Calvin ; mais Lélio et Faustus ont été les précurseurs immédiats de Descartes : on concevra sans peine que, dans un tel voisinage, ils n’aient point conservé une aussi puissante originalité que le législateur de Genève ou l’ecclésiaste de Wittenberg. Il y a lieu de s’étonner cependant que, dans ce siècle où la critique philosophique, devenue enfin impartiale, a opéré de si éclatantes réhabilitations, personne n’ait essayé de rendre à leurs figures les traits caractéristiques sous lesquels elles apparaissent à qui approfondit les discussions de leur temps. N’est-ce point une chose étrange que le nom des fugitifs de Vicence, si glorieux encore à l’époque où la plume de Bayle passa aux mains de Voltaire, ne se lise plus qu’à demi sur la bannière qu’ils ont arborée dans les querelles du xvie siècle ? C’est à cette bannière pourtant que se sont ralliés les plus fermes et les plus fiers champions de la réforme, poussée à ses conséquences extrêmes, depuis le publiciste Grotius jusqu’à ces fougueux et persévérans esprits qui, à cette heure encore, entreprennent de rajeunir le dogme protestant ?

Il faudrait remonter jusqu’à l’extermination des donatistes par les Grecs du bas-empire pour rencontrer une secte aussi violemment et aussi opiniâtrément persécutée que cette secte socinienne qui, sous diverses dénominations, s’est constamment maintenue, à travers les avanies et les vicissitudes, en Allemagne, en Angleterre, en Hollande, et de nos jours se relève, sous le nom d’unitaires, à Paris, à Strasbourg, à Genève, à Lausanne, dans les plus grandes villes de l’Europe et des États-Unis. Ce n’est point assez que les gouvernemens se soient attachés à la proscrire ; à l’exception d’un très petit nombre, les philosophes et les publicistes qui ont propagé ses principes se sont empressés de la renier et de la flétrir. On aurait peine à compter les volumes où l’on s’est efforcé d’établir que Grotius a été hostile ou favorable au socinianisme. Les écrivains qui l’opposent à Lélio et à Faustus ne s’appuient que sur les dénégations par lesquelles il a repoussé toute solidarité avec les hérésiarques de Sienne et de Vicence ; mais que signifient ces dénégations pour qui a lu ses livres de controverse, où le socinianisme se trouve à chaque instant développé ? Bayle, qui à tout propos prodigue aux Socin le dédain et l’injure, leur est pourtant redevable des plus sûrs procédés de sa dialectique. Immédiatement après Bayle, un des critiques les plus indépendans des écoles de Hollande, l’érudit et consciencieux éditeur de la Bibliothèque universelle, Jean Leclerc, essayait une dernière fois de réhabiliter leur métaphysique ; ne trouvant plus en Europe d’impartialité ni de tolérance, il récusait l’Occident tout entier et en appelait aux lumières naturelles d’un philosophe chinois. Plus tard, en 1758, au moment où l’Encyclopédie publiait ses plus célèbres manifestes, il ne restait guère en France du socinianisme que le souvenir des antipathies et des haines qu’il y avait précédemment soulevées. D’Alembert faisait un crime aux ministres de Genève d’abandonner le calvinisme pour les idées des Socin. Dans sa fameuse lettre sur les spectacles, Jean-Jacques s’indignait d’une accusation pareille ; mais si l’on en juge par la manière dont il cherche à justifier ces ministres, en quoi le christianisme de Rousseau diffère-t-il du christianisme de Lélio et de Faustus ? Dans le siècle même où nous sommes, les sociniens, sous le nom d’unitaires, hésitent à se déclarer les disciples de deux hommes qui, dans les temps modernes, sont parvenus à constituer la croyance anti-trinitaire. Quoiqu’il en soit de ces répugnances, il n’en est pas moins vrai que la doctrine des deux sectaires reprend vie sur tous les points de la chrétienté protestante. Le socinianisme est la seule réaction vigoureuse qui se soit opérée, au sein de la réforme, contre le dogme de la prédestination absolue enseigné par Luther et Calvin. Il est tout naturel qu’il se reproduise aujourd’hui que les idées calvinistes se relèvent par le méthodisme, aussi intolérantes qu’à l’époque où Calvin lui-même les imposait par le glaive et par le bûcher.

Lélio Socin naquit à Sienne en 1525. Sa famille, une des plus anciennes de l’Italie, s’était acquis une grande illustration dans les armes, dans les lettres, dans les luttes du barreau et des universités. Né avec le xve siècle, son bisaïeul, Marianus Socin, avocat consistorial auprès du pape Pie II, le savant Énéas Sylvius, fut incontestablement un des premiers jurisconsultes, un des premiers critiques, et peut-être l’homme le plus universel de son temps. Bayle rapporte avec une certaine complaisance les détails de l’humiliation qu’il fit subir au fameux commentateur Politien, lequel, après s’être vanté de surpasser Accurse dans l’enseignement du droit public, demeura court aux questions que lui adressa Marianus. Le fils de ce dernier, Barthélemy Socin, se fit une si haute réputation d’éloquence, que tous les princes de la péninsule, les d’Est, les Médicis, les Visconti, les Sforce, etc., vinrent en foule à Bologne pour l’entendre discourir sur le droit des gens. Il s’en fallait de beaucoup, malheureusement, qu’il valût autant par les mœurs que par la science ; ses prodigalités, ses débauches, ses folies et ses excès de tout genre, qui, du reste, n’avaient pas peu contribué à le rendre célèbre, l’entraînèrent à de si ruineuses dépenses, que le public fut contraint de pourvoir aux frais de son enterrement. Marianus, fils de Barthélemy et deuxième du nom dans cette brillante dynastie de jurisconsultes et de savans, est le seul des nombreux enfans de l’éloquent jurisconsulte dont l’histoire des lettres italiennes ait gardé le souvenir. À peine âgé de vingt-cinq ans, Marianus occupait à Bologne la chaire que l’illustre Alciat y avait laissée vacante par son retour à Pavie. Le malicieux Panzirole, qui a écrit la vie des hommes éminens du xvie siècle, un peu trop peut-être à la façon de Lucien de Samosate, raconte que Marianus, ayant perdu sa femme après quarante-six ans de mariage, tomba dans une opiniâtre et amère tristesse ; ses meilleurs amis lui conseillèrent de chercher quelque distraction dans les plaisirs du monde, dans les galanteries et les dissipations : le bon vieillard ne suivit que trop bien leurs conseils ; il entreprit ces plaisirs, si l’on nous permet de parler ainsi, comme durant les plus belles années de sa vie studieuse il eût entrepris un traité de jurisprudence et de philosophie. Trois mois ne s’étaient pas écoulés qu’il était mort de lassitude et d’épuisement. Marianus était le père de Lélio Socin, le fondateur de la secte qui porte son nom.

Long-temps, on le voit, avant la crise religieuse qui a fait ressortir le génie énergique et vivace de Lélio et de son neveu Faustus, la famille des Socin avait produit plusieurs types extrêmement remarquables de cette étrange société du xve et du xvie siècle, dans laquelle, en fait de science et de zèle philosophique, les classes privilégiées luttaient avec les ordres monastiques, le magistrat avec l’évêque, le gentilhomme avec le moine, l’homme du monde avec l’homme du cloître. Lélio Socin n’avait point encore franchi les premières années de la jeunesse à l’époque où s’élevèrent les plus bruyantes dissensions entre les princes de la réforme. Destiné à l’enseignement du droit, il en chercha de bonne heure les fondemens dans l’Écriture, à l’exemple de ses ancêtres et de ses contemporains les plus renommés. Pour pénétrer le sens des textes sacrés, il épuisa l’étude des lettres grecques et latines, il se rendit familières les langues de l’Orient. Réglé dans ses mœurs et dans sa conduite, quelque peu séduit d’ailleurs par les maximes du stoïcisme, qui reprenait faveur au xvie siècle, il se livra sans réserve à la controverse religieuse et philosophique. Nous pouvons, tout en repoussant les exagérations de Panzirole, suivant lequel Lélio était de force à soutenir trois cents thèses en deux jours, affirmer que les critiques et les polémistes des universités italiennes avaient pour la plupart ressenti les coups de ce bras exercé, qui, plus tard, accomplissant une tâche plus haute, s’efforça de débrouiller au xvie siècle le chaos des controverses théologiques.

Jamais ce chaos n’a eu de plus épaisses ténèbres qu’à l’époque où éclatèrent les premières dissidences protestantes. Nous ne croyons pas que les annales humaines renferment un autre exemple de la résistance désespérée, inflexible, opposée par Luther, et en général par tous les chefs de la réforme, à ceux de leurs sectateurs qui, à force d’élargir leurs prémisses, ne tendaient à rien moins qu’à les dénaturer, ou, pour mieux dire, à les anéantir. Dès le moment où l’université de Wittenberg eut aboli la messe et contesté l’autorité des évêques, Luther, qui avait pris le titre de prédicateur ou d’ecclésiaste, exerça dans l’église allemande la plus formidable puissance spirituelle qu’une révolution religieuse ait placée entre les mains d’un réformateur. Sa prédication véhémente, échauffant les esprits, établit de l’un à l’autre bout de l’Allemagne comme une longue traînée d’enthousiasme qui s’enflammait à ses moindres paroles. « Je n’ai pas eu besoin, s’écriait-il, de mettre le feu à vos monastères, je n’ai pas eu besoin d’en toucher les pierres pour les renverser ; il a suffi pour cela de ma malédiction J’ai, moi seul, fait plus de mal à votre pape que n’en aurait pu faire le plus grand monarque du monde avec les forces de vingt royaumes. » Il écrivait à un prince de la maison de Saxe : « Ne vous riez pas de ma malédiction, car elle n’est pas un vain murmure dans l’air ; je souhaite que votre altesse n’éprouve point à son grand dommage que la foudre de ma parole n’est point aussi vaine que celle de Salmonée. » Le tout-puissant ecclésiaste ne tarda point à être troublé dans les joies de la victoire ; cette foudre dont il menaçait les princes, il se vit contraint de la diriger contre ses plus déterminés disciples, contre ses lieutenans les mieux éprouvés. Tout à côté de lui, dans la ville même de Wittenberg, Carlostadt fonda une doctrine nouvelle, le jour même où les électeurs de Brandebourg et de Saxe, le duc de Lunebourg, le prince d’Anhalt, le landgrave de Hesse, quatorze villes libres d’Allemagne, publiaient la fameuse protestation qui a donné leur nom aux sectes réformées. Chassé de Wittenberg, Carlostadt se réfugia en Suisse, où Zwingle, Bucer, Capito, Œcolampade, avaient pris sa défense ; ses idées repassèrent bientôt en Allemagne, plus hardies et plus opiniâtres. Luther eut beau les combattre avec toute l’énergie de sa colère, les partisans de la réforme se divisèrent en luthériens et en sacramentaires ; par ce nom de sacramentaires, on désignait les disciples de Carlostadt et de Zwingle, qui niaient la présence réelle. On essaya vainement de concilier leurs systèmes ; il n’y eut jamais entre eux qu’une sorte d’alliance politique. Les sectateurs de Luther et de Zwingle s’étant répandus en France, Calvin tria parmi leurs idées les dogmes dont il forma son symbole, et il n’eut pas de peine à effacer dans les contrées méridionales de l’Europe l’éclat de ses deux concurrens. De la vaste réforme opérée à trois reprises par Luther, Zwingle et Calvin, des centaines de sectes naquirent, aussi ennemies les unes des autres que les premiers novateurs pouvaient l’être de l’église romaine. À Wittenberg, à Leipzig, le doux et savant Melancthon enseigna les principaux dogmes du calvinisme, timidement d’abord et sous le manteau, puis ouvertement et à la face même de son maître. Sur d’autres points de l’Allemagne, Flavius Illyricus, André Osiander, Stancar, George Major, Agricola, George Calyxte, fort peu connus aujourd’hui, mais qui, à cette époque, firent à Luther la plus vive opposition et le bravèrent dans les diètes et les synodes, levèrent à leur tour l’étendard de la rébellion. Moins heureux que le roi grec, l’Alexandre de la réforme fut condamné à voir de son vivant les plus renommés capitaines et jusqu’aux plus minces lieutenans de son armée triomphante lui arracher violemment ses conquêtes, témoin les anabaptistes, qui se divisèrent en quatorze sectes, les extravagans, dont on compta six branches, les confessionnistes, qui en eurent vingt-quatre, etc. Luther, on peut l’affirmer aujourd’hui, ne pressentait point les dernières conséquences de sa protestation contre le principe de l’autorité. Le fougueux moine de Wittenberg s’attrista lui-même, à son lit de mort, de la rapidité dévorante avec laquelle s’accomplissait entre les mains de ses disciples l’œuvre de démolition qu’il avait commencée ; il entendit tomber une à une toutes les pierres de l’édifice dont il s’était borné à renverser le couronnement. Luther avait suscité les sacramentaires : c’était la négation de l’ordre religieux et moral. Il avait suscité les anabaptistes : c’était la négation de l’ordre social.

Cette crise est peut-être la plus grave que l’humanité ait subie, non pas seulement au xvie siècle, mais à toutes les époques où elle a mis en question le principe de ses croyances, la règle de ses mœurs, la sanction de ses lois civiles et politiques. La sombre désolation produite par les guerres des hussites, qui, durant les siècles précédens, avaient bouleversé la Hongrie et la Bohême, et par les convulsions qui plus tard désolèrent la France et l’Allemagne, ne peut se comparer à ce profond malaise des esprits, qui les comprimait jusqu’au dernier degré de l’abattement et du marasme, ou les exaltait jusqu’aux plus douloureux paroxismes du désespoir. Dans toutes les grandes œuvres du xvie siècle, on retrouve les traces de ce malaise intolérable. Quelques-uns cherchèrent un refuge dans le stoïcisme ; mais ce n’était là qu’une manifestation hypocrite, une affaire de mode, un stoïcisme de parade, qui n’enfanta ni un Caton ni un Épictète ; stoïcisme improvisé en quelques jours par les moins désespérés et les plus frivoles, qui voulaient se donner une contenance parmi des discussions et des polémiques dont la portée leur échappait complètement. Que pouvait donc avoir de commun le lit de roses que la faveur des empereurs et des princes fit au rhéteur Juste-Lipse avec le bain que Thraséas et Sénèque rougirent de leur sang ? Les plus sérieux et les plus sincères osèrent un instant rêver une œuvre plus haute et plus radicale que l’œuvre de la réformation religieuse, la révision des principes philosophiques ; mais la société n’était point encore en état de soutenir une si terrible épreuve. De quel effroi n’eût-elle pas été saisie en effet, si, après avoir discuté l’essence divine, on en était venu à sonder la nature même de l’esprit humain, si, après avoir ébranlé ses croyances religieuses, on s’était avisé de mettre en question la loi même de son existence, et jusqu’à ses primitives notions !

C’est à ce moment, vers l’an 1546, que se tinrent les secrètes séances de cette fameuse assemblée de Vicence où siégèrent, au nombre de quarante, indépendamment de plusieurs gentilshommes appartenant aux rangs les plus élevés de la noblesse italienne, quelques-uns des plus éminens philosophes de la péninsule, parmi lesquels l’histoire a particulièrement distingué Valentin Gentilis, Bernard Ochin, Paruta, Gribaldi, Blandrata et Alciati. Lélio Socin, malgré sa grande jeunesse (il était âgé de vingt-un ans), dirigea les travaux de l’assemblée, et, pour avoir formulé la doctrine qu’elle promulgua, finit par y attacher son nom. Quelques biographes du xviiie siècle ont étourdiment avancé que le neveu de Lélio, Faustus Socin, prenait part aussi aux délibérations de Vicence, bien que, disent-ils, Faustus ne fût encore qu’un enfant. C’eût été là un enfant d’une précocité merveilleuse, car en 1546, époque à laquelle se forma la réunion, Faustus Socin avait tout au plus sept ans ; mais nous concevons sans peine qu’au risque d’un anachronisme on se soit complu à placer près de Lélio le lutteur infatigable qui, après de longues années perdues dans les plaisirs, agrandit l’œuvre de son oncle et lui donna la consécration de la gloire ; — à côté du penseur qui fondait la doctrine, on aimerait à voir en effet l’homme d’action qui, un jour, devait fonder la secte.

Toutes les sociétés qui, au xvie siècle, prirent le titre d’églises réformées, avaient proclamé en principe que l’unique règle de la foi était la parole de Dieu contenue dans les livres saints, et que tout fidèle était juge du sens de ces livres. Ce fut là également le point de départ de l’assemblée de Vicence ; mais, pour dissiper la confusion qui, par les dissidences luthériennes ou calvinistes, enveloppait déjà l’Europe entière, elle résolut d’établir certaines lois de critique, une certaine méthode d’investigation et d’analyse à laquelle on fût tenu de se conformer toutes les fois que l’on tenterait une œuvre aussi vaste et aussi complexe que l’interprétation des livres saints. L’assemblée de Vicence admettait les deux Testamens ; seulement, elle affirmait que la religion chrétienne se trouvait renfermée dans les seuls livres du nouveau ; c’était en pure perte que l’on recherchait les principes et les fondemens de la foi dans les livres de l’ancien, à plus forte raison dans des livres humains, comme les écrits des pères, des conciles et des souverains pontifes. À la fougueuse inspiration luthérienne elle substitua les calmes et sévères procédés de la philosophie. L’esprit du socinianisme est là dans toute sa pureté. Dès ce moment, on peut nettement distinguer le rang où la secte se tiendra parmi les opinions qui vont se disputer les consciences ; on conçoit d’avance que, si les idées de l’assemblée de Vicence formulées par les deux Socin ne doivent enfanter aucune superstition, elles ne pourront fomenter le moindre fanatisme ; on conçoit enfin que, si, de l’un à l’autre bout des deux siècles qu’elles vont emplir de leurs vicissitudes brillantes, elles exercent une puissante fascination sur les intelligences et les caractères d’élite, elles resteront toujours incomprises de la foule, qui finira par les maudire et les persécuter. En supprimant le dogme de la transsubstantiation, Calvin avait détaché des peuples entiers du luthéranisme. Pour l’emporter sur Calvin, les deux Socin nièrent la trinité catholique et l’union des deux natures ; mais, en fait de doctrines religieuses, les masses ne se préoccupent guère des spéculations. Elles croient ou s’imaginent croire, et se reposent doucement dans cette persuasion. On les voit s’accommoder à merveille d’une doctrine incompréhensible qui leur inspire à la fois l’admiration, la crainte, le respect, la confiance : ne sont-ce pas là les dispositions et les sentimens qui, dans toutes les civilisations et à toutes les époques, ont fait vivre et prospérer les religions ?

Par son enseignement moral, le socinianisme devait devenir aussi impopulaire que par sa doctrine métaphysique : en raison des lois de leur critique, les deux Socin nièrent la prédestination absolue et la corruption originelle ; ils élevèrent la liberté de l’esprit humain aussi haut qu’il était possible de l’élever. Ils firent dépendre de l’homme seul sa vertu, son salut, son bien-être éternel, mais c’était pour l’obliger à l’austérité la plus rigoureuse, pour lui inculquer un remords plus vif et plus amer, dans le cas où il viendrait à se dépraver. Aussi les masses ne se prononcèrent-elles point en faveur du socinianisme ; pour s’assurer leur sympathie, il aurait fallu, tout en proclamant la dignité, la puissance de l’homme, tout en reculant les limites de sa liberté morale, diminuer et amoindrir ses obligations.

L’œuvre des deux Socin embrasse tous les problèmes qui se rattachent au dogme de l’unité divine et au principe de la liberté humaine : sur ce dernier point, ils reproduisent l’opinion de Pélage ; sur le premier, celle d’Arius. Il y a deux livres qui renferment le plus laborieux et le plus sublime effort que l’esprit humain ait tenté au sujet de ce dogme et de ce principe, et notamment au sujet de la trinité chrétienne, envisagée sous le double point de vue de la pure métaphysique et de la tradition. Ce sont les Avertissemens aux protestans, de Bossuet, et les Dogmes théologiques d’un grand penseur depuis trop long-temps méconnu, le jésuite Pétau. Ce problème insondable, ils n’ont pu ni l’un ni l’autre le retirer des profondeurs mystérieuses où l’avaient laissé les Augustin, les Cyrille, les Chrysostôme, et tous ceux qui, durant dix-sept siècles, s’étaient agités à l’entour. L’idée capitale du christianisme, ce dogme d’un Dieu s’incarnant dans l’humanité, résolvait tous les problèmes que soulèvent la création et le gouvernement de ce monde ; elle mettait hors de cause les systèmes où s’était obscurcie l’idée de l’unité divine, depuis le déisme pur qui s’avouait impuissant à définir ou à exprimer l’Être suprême, et le reléguait loin des hommes dans les confuses régions d’une métaphysique inaccessible, jusqu’au matérialisme, ou, si l’on veut, jusqu’au fatalisme qui abandonnait tout aux chances du hasard. Mais on conçoit que, dans les sociétés savantes d’Alexandrie, de Constantinople, de Césarée, de Carthage, où la raison humaine, formée par la philosophie grecque et par les philosophies orientales, revendiquait toute son indépendance, on ne pouvait aveuglément accepter un Dieu en trois personnes parfaitement distinctes, dont la substance était pourtant une et indivisible. Aussi les uns, comme Noët et Praxée, prétendirent-ils que la substance de Jésus était distincte de la substance du père : c’était, en réalité, proclamer deux dieux, et ramener le monde aux désordres et aux superstitions de l’idolâtrie. Les autres, comme Sabellius, pour défendre l’unité divine ainsi compromise, supprimèrent les trois personnes et les remplacèrent par de simples attributs : c’était restaurer le déisme pur, le déisme grec avec toutes ses incertitudes et toutes ses ténèbres. La question formulée dans ces termes et se compliquant, en outre, des difficultés dont se hérissait l’union en Jésus de la nature divine et de la nature humaine, se débattit long-temps entre les Apollinaire, les Théodore de Mopsueste, les Nestorius, les Eutychès ; les uns et les autres, bien qu’ils aient sondé les profondeurs de l’unité de Dieu, ne sont point encore les ancêtres véritables des sociniens. Les sociniens ont eu pour prédécesseurs, dans les premiers siècles de l’église, les sectaires qui, maintenant rigoureusement l’unité de l’Être suprême, admettaient en même temps son intervention dans le gouvernement de ce monde par un esprit intermédiaire, une créature privilégiée, investie de sa puissance et de sa majesté. Parmi ceux-là se distinguent Cerinthe, Paul de Samosate, Photin et Arius. — Changez le nom de l’agent intermédiaire entre Dieu et les hommes, au Christ substituez le prophète, et le système de Mahomet sera de tout point le même que celui d’Arius et de Photin. Les théologiens ont affirmé que Mahomet avait emprunté ce système aux hérétiques refoulés en Arabie par les persécutions impériales, de Constantin à Héraclius ; mais pourquoi donc ne pas reconnaître que Mahomet s’est borné à exprimer les instincts admirables, les impérissables tendances de cette grande race arabe, qui, à trois reprises, a proclamé l’unité de Dieu dans le monde, une première fois par le judaïsme, une seconde fois par le christianisme, une troisième fois par la doctrine même du Koran ?

On néglige trop peut-être, à l’époque où nous vivons, l’étude des plus vieilles dissidences chrétiennes ; les philosophies actuelles gagneraient infailliblement à fouiller dans la foi et la conscience des premiers jours de notre ère, à réveiller ces querelles lointaines où, suivant les temps et suivant les fortunes, se sont accusées de si nobles et de si énergiques passions. Voyez comme, à travers la confusion des polémiques et en dépit des séditions de la basilique ou de l’hippodrome, se relèvent les fières et mélancoliques figures des penseurs profonds désignés pendant des siècles sous le nom d’hérésiarques à la haine des masses et aux mépris des savans vulgaires ! On a ri souvent de leur insaisissable métaphysique et de leur théologie vétilleuse ; mais pourrait-on citer un seul réformateur qui ait agité de plus hautes questions que les Arius, les Eutychès, les Théodore de Mopsueste ? Dites-nous si, à des époques diverses, une foule d’esprits supérieurs, de Scot Érigène à Faust Socin ou à Bayle, n’ont pas repris leurs doctrines sous différentes formules ? On a prétendu que la passion de la gloire les jetait dans la manie des systèmes : qu’avaient-ils à faire de gloire, ces pauvres moines si convaincus, si désintéressés, si austères ? Qu’avaient-ils à faire de l’auréole autour de leurs fronts pâlis par la méditation et le jeûne ? Il leur importait bien vraiment d’attacher quelques lambeaux de pourpre à la bure de leurs manteaux !

Les fondateurs du socinianisme ont emprunté, nous le répétons, le principe, le fonds même de leur doctrine aux plus grandes et aux plus retentissantes hérésies des premiers temps de notre ère : c’est dans les développemens de cette doctrine que se retrouve leur incontestable originalité. On en sera pleinement convaincu, pour peu que l’on examine le symbole qu’ils se sont efforcés de faire prévaloir sur les croyances et les traditions du catholicisme romain. Il y a un Dieu qui a tout créé par son Verbe, et par lequel tout est gouverné. Le Verbe est son fils, et ce fils est Jésus de Nazareth, fils de Marie, conçu du Saint-Esprit, qui doit être considéré comme l’inspiration de Dieu se produisant dans le monde visible. Jésus est un homme véritable, mais un homme supérieur à tous les autres, promis par les patriarches, annoncé par les prophètes. Cette expression de fils de Dieu ou de Dieu, appliquée à Jésus, n’a point dans les livres saints l’acception que lui donne l’église romaine. On lit dans l’Évangile selon saint Jean que les Juifs, menaçant de lapider Jésus parce qu’étant homme il se faisait Dieu, Jésus leur répondit : « N’est-il pas écrit dans votre loi : J’ai dit que vous êtes des dieux ? Si donc elle appelle dieux ceux à qui la parole de Dieu était adressée, et que l’Écriture ne puisse être détruite, pourquoi prétendez-vous que je blasphème, moi que mon père a sanctifié et envoyé dans le monde, parce que j’ai dit que je suis fils de Dieu. » Juge des vivans et des morts, Jésus de Nazareth reviendra vers les hommes à la consommation des siècles. Mort et ressuscité pour les hommes, il justifiera devant Dieu ceux qui auront suivi sa loi. La trinité, la consubstantialité du Verbe, ne sont point des dogmes révélés, mais tout simplement des opinions empruntées aux philosophies de la Grèce et de l’Orient. Dans aucun endroit de l’Écriture ne se retrouvent ces inintelligibles doctrines : on ne peut produire aucun passage qui les autorise, et auquel il ne soit aisé d’attribuer, sans fausser le moins du monde le texte, un sens plus clair, plus naturel, plus conforme aux notions communes, aux vérités primitives et immuables. Ne doit-on pas plutôt s’en tenir au témoignage des évangélistes et des apôtres qui n’ont jamais parlé de la trinité catholique ? « La vérité, s’écrie Jésus dans le discours sur la montagne, consiste à reconnaître que tu es le seul vrai Dieu et que le Christ est ton envoyé. » Il ne faut pas croire que les plus rigoureux trinitaires se fassent une idée nette de la façon dont les trois personnes existent en Dieu, sans diviser sa substance et sans la multiplier. Saint Augustin, après avoir épuisé toutes les ressources de la logique, a été contraint d’avouer que ce dogme est inexplicable. C’est le philosophe Justin qui le premier a proclamé la divinité de Jésus ; Origène, et, avant le concile de Nicée, la plupart des docteurs ont reconnu l’inégalité des personnes. Les livres des pères foisonnent à ce sujet de contradictions et d’inconséquences. Sommes-nous sûrs, d’ailleurs, que ces livres nous soient parvenus dans l’état où ils les ont composés ? N’est-il pas certain, au contraire, qu’ils sont pour la plupart mutilés, altérés, falsifiés ?

La véritable église de Jésus-Christ est entièrement déchue depuis que les pontifes de Rome se sont arrogé la suprême puissance spirituelle ; cette église peut se reconstruire par les écrits des apôtres. L’église apostolique n’a point de chef visible ; n’ayant d’autre loi que le texte même de l’Écriture, tous les chrétiens sont égaux, comme l’étaient les disciples de Jésus. « Ne vous faites pas appeler maîtres, dit Jésus dans l’évangile selon saint Mathieu : vous n’avez qu’un maître, qui est le Christ, et vous êtes tous frères. » En vain le pape, se prétendant successeur de saint Pierre, affirme-t-il que Jésus a établi saint Pierre au-dessus des apôtres. On a détourné le sens de toutes les expressions par lesquelles on s’imagine que la suprématie a été attribuée à saint Pierre. Est-il dans saint Paul ou dans saint Jean un seul passage où cette suprématie soit reconnue ? Comment le pape exercerait-il sur les autres chrétiens une autorité que saint Pierre lui-même n’a jamais eue sur saint Paul, ni sur saint Jean ?

Dans les temps de persécution qui suivirent les délibérations de Vicence, presque tous les sociniens manifestaient l’espérance que le règne du Verbe se réaliserait dans ce monde ; mais qu’on ne se hâte point de les accuser d’un mysticisme si peu compatible avec l’idée capitale de leur doctrine : par le règne du Verbe sur la terre, ils entendaient le triomphe définitif de leurs principes et de leurs opinions, qui, à les entendre, devait ramener l’église primitive. On voit déjà quelles modifications le culte chrétien devait subir sous l’empire d’une pareille métaphysique : les sociniens le réduisirent par la suite à la prière et au prêche. Ils admirent la cène, non plus comme un sacrement, mais comme une cérémonie qui devait, dans tous les souvenirs, perpétuer la passion du rédempteur.

De ses idées sur l’unité de Dieu, l’assemblée de Vicence inféra naturellement la liberté de l’homme. L’unité de Dieu, la liberté de l’homme abandonné à sa seule puissance, ce sont là les deux points fondamentaux, les deux points essentiels de la doctrine socinienne. Pour rendre à l’esprit l’énergie et l’indépendance que lui enlevait le fatalisme luthérien et calviniste, l’assemblée rejeta avec indignation la prescience divine des faits de la volonté, l’influence immédiate exercée par Dieu, de façon à déterminer les actes, sur les consciences. Comme Pélage, ce moine breton qui, au ive siècle, souleva une si générale réprobation dans l’église, les sociniens supprimèrent le dogme de la déchéance originelle, ils nièrent formellement la nécessité de la grace et jusqu’à la nécessité du baptême ; le baptême n’étant plus un sacrement de régénération, mais, si nous pouvons parler ainsi, une simple occasion de confesser publiquement le nom de Jésus-Christ, il n’y avait que les adultes qui fussent en état de le recevoir. « Le baptême qui nous sauve, dit saint Pierre dans sa première épître, est l’engagement d’une bonne conscience devant Dieu. » Tolérans envers toutes les religions, ils élargirent les voies du salut et ne firent aucune difficulté d’y admettre les hommes de toutes les opinions, de toutes les communions, de toutes les sectes, catholiques, protestans, philosophes, juifs, mahométans, idolâtres. De là leur vint ce nom de latitudinaires sous lequel les désignent la plupart de leurs adversaires dans les controverses du xviie siècle. Destituant la morale de la sanction que lui imprimaient la loi de Dieu et la loi des hommes, ils effacèrent de la première les peines éternelles, de la seconde la peine de mort. L’anéantissement absolu était le seul châtiment qui, après la vie temporelle, fût infligé aux plus grands prévaricateurs, et cette vie, si précaire et si courte, durant laquelle ils pouvaient, jusqu’au dernier instant, reconquérir leurs titres à la vie éternelle, le magistrat n’avait point le droit de la leur ôter.

En réalité, l’assemblée de Vicence réduisit le christianisme au pur déisme, et le déisme est précisément le contrepied de l’enseignement de Jésus. On objectera sans doute qu’en maintenant la médiation du Christ entre Dieu et les hommes, elle formulait à sa manière le dogme de l’unité de Dieu ; mais cette médiation n’est pas moins incompréhensible que le dogme même de la trinité. C’est l’acte de foi du socinianisme, aussi souverain, aussi absolu que l’acte de foi calviniste au sujet de la divinité du Christ, que l’acte de foi luthérien au sujet de la présence réelle, que l’acte de foi catholique au sujet de tous les mystères chrétiens. Pour expliquer leur Verbe qui se manifeste, une première fois par la formation du monde, une seconde fois par la régénération de notre espèce, les sociniens de Pologne se sont évertués, mais toujours en vain, à prouver que Dieu, avant les temps, avait pu créer une ame humaine dans l’éternité. Cette confusion qui enveloppe le faîte de leur synthèse, ils ne sont jamais parvenus à l’éclaircir. Or, comme la loi suprême de leur doctrine consiste à ne rien admettre qui ne soit parfaitement démontré, parfaitement intelligible, ils ont eu beau se raidir et se cramponner à la tradition chrétienne : la force même de leur principe les a irrésistiblement entraînés au pur déisme, tel à peu près que le xviiie siècle a eu le courage de le proclamer.

Il est curieux d’examiner par quelle pente insensible les sociniens en sont venus à professer le déisme. Comme les ariens, les docteurs et les premiers adeptes de l’assemblée de Vicence croyaient à l’existence du Verbe avant toute créature. Après avoir formé le monde par la médiation du Verbe, Dieu, dans l’Ancien Testament, se servait de lui comme d’un interprète pour se manifester à son peuple. Les jours de régénération et de grace étant enfin venus, le Verbe anima un corps mortel dont il ne prit que la chair sans ame et sans esprit. Ce système d’origine platonicienne ne pouvait résister à la méthode d’analyse et au principe de certitude adoptés par l’assemblée de Vicence. En 1566 déjà, au plus fort des querelles du socinianisme en Pologne, Jésus n’était plus qu’un homme semblable aux autres hommes, si ce n’est pourtant qu’il était né d’une vierge et par l’opération du Saint-Esprit. L’opération du Saint-Esprit et la virginité de Marie, voilà tout ce qui restait du dogme chrétien, et encore faut-il voir avec quel soin, au commencement du xviie siècle, les sociniens de Hollande évitent les controverses qui pourraient porter sur ce débris de croyance aussi peu accessible à la raison humaine que le mystère tout entier. Pour les anti-trinitaires de Hollande, Jésus n’est qu’un prophète ravi en esprit avant qu’il se fît connaître au monde, auprès de Dieu lui-même qui, lui révélant tous les secrets de sa science, et l’investissant de toute son autorité, le pénétra de la mission régénératrice qu’il allait accomplir. Par leurs hésitations et leurs réticences, on peut juger de l’embarras que doivent éprouver les sociniens du xixe siècle dans toutes les querelles où le dogme se trouve engagé. Faites justice, au nom de la raison évidemment impuissante à se l’expliquer, de cette mission prophétique à laquelle ils réduisent toute la religion de Jésus, et dites-nous en quoi leur doctrine diffère du déisme de Rousseau et de l’Encyclopédie ! Ce n’est point avec ce déisme que le Christ eût opéré l’œuvre immense de la régénération. L’idée capitale du christianisme eut pour conséquence immédiate, non-seulement de dissiper les ténèbres où s’évanouissait le dogme de l’unité de Dieu, mais de restaurer le dogme même de l’intervention divine, le dogme de la Providence dans l’univers visible, et, par suite, toutes les lois qui dérivent des rapports entre Dieu et les hommes, lois métaphysiques, morales, politiques, en vertu desquelles se reconstituèrent les sociétés aux temps les plus mauvais de la décadence romaine. Ce dogme qui a tout réparé, ce n’est point par le pur déisme qu’il eût prévalu sur les systèmes qui, dans les sociétés anciennes, l’avaient compromis ou ruiné. Cet argument est, à notre avis, le meilleur que l’on puisse faire valoir en faveur de la synthèse chrétienne. Jésus avait proclamé une idée de Dieu suivant laquelle se reconstruisait tout un monde croulant. Que serait devenu ce monde si Sabellius, Arius, Théodore de Mopsueste, Nestorius, etc., avaient triomphé ? Qui donc, au milieu des plus complètes révolutions que l’espèce humaine ait subies, eût reconstitué tout un ensemble de rapports entre Dieu et les hommes, entre les individus, entre les nations ?

Interprète et dépositaire des idées de Vicence, Lélio Socin est le premier qui, au xvie siècle, ait contesté l’originalité du christianisme ; le premier, il l’a représenté comme une des mille sectes qui se sont produites parmi les disciples des rabbins juifs, des rêveurs de l’Inde, des penseurs de la Grèce. S’il faut en croire Lélio, le christianisme primitif se réduisait à la morale essénienne ; le christianisme de la tradition catholique ne s’est définitivement constitué que dans les écoles d’Alexandrie, qui à cette morale ont péniblement allié les dogmes que Pythagore emprunta aux vieilles philosophies de l’Égypte et de la Chaldée. Après avoir soulevé de bruyantes et immortelles polémiques dans les académies naissantes de Samos et d’Athènes, ces dogmes affluèrent plus abondamment encore, par le seul effet des expéditions d’Alexandre, dans cette ville où devaient battre le cœur et la grande artère de l’empire immense rêvé par le conquérant macédonien, et qui, à l’époque où écrivaient les Plotin et les Porphyre, n’avait pas cessé d’unir l’extrême Orient, l’Orient des mages, des dustoors, des brahmanes, à l’Occident grec et romain.

Depuis trois siècles déjà, ces idées sur la formation du christianisme défraient les philosophies qui le déduisent des doctrines et des systèmes de l’antiquité. Ces idées n’ont guère prospéré au xviie siècle, grace aux protestations de Bossuet, qui, pour les combattre, déploya les prodigieuses ressources de son énergie et de son éloquence[1]. Au xviiie, on voulait à toute force que la morale fût l’essence et la base unique de la religion ; on s’épuisait à démontrer que Jésus s’était borné à développer quelques-unes des opinions et des maximes de la philosophie grecque. Rousseau s’éleva un moment contre ces assertions dans la plus belle page de son Émile ; mais les tendances générales ne tardèrent point à l’entraîner. Plus tard, et ce fut un progrès, on comprit l’importance du dogme ; on comprit qu’il était impossible que des populations puissantes et de vastes empires se fussent divisés en pure perte, à propos de tel dogme ou de tel autre, mais l’on affirma gravement que le christianisme avait emprunté tous ses dogmes aux philosophies de l’Orient. De nos jours, une autre opinion a cherché un instant à s’accréditer en France : si l’on s’en rapporte à M. Salvador, c’est dans les vieux rabbins et les vieux sophistes de la société juive que Jésus a trouvé le christianisme. Jésus est un philosophe essénien qui s’est contenté d’élever à leur plus haute puissance les maximes et les leçons de ses maîtres. À peu de chose tient qu’on ne le représente hantant assiduement, avant sa prédication, les pieux monasterion de la Palestine, de la Syrie, de l’Égypte, s’abandonnant comme les docteurs de l’essénianisme à la vie extatique, et pratiquant leurs rudes et inutiles vertus. Toutes ces explications sont à un égal degré arbitraires et vicieuses ; il suffit, pour s’en convaincre, d’étudier la pensée chrétienne dans la parole même de son auteur, dans les écrits des premiers apôtres, dans les développemens nécessaires qu’elle a pris au sein de la société romaine, durant le plus long et le plus difficile travail de décomposition et de réorganisation dont le souvenir soit inscrit dans les fastes humains.

C’est là une de ces questions sur lesquelles notre siècle, le plus impartial de tous en matière de religion, peut librement se prononcer. Le ennemis du christianisme, aussi bien que ses plus déterminés défenseurs, n’ont qu’à gagner à ce qu’il ressaisisse son originalité. Il est arrivé bien souvent, dans les luttes subies par le christianisme, que des esprits fourvoyés, prenant en aversion certaines pratiques et certaines maximes qui n’appartenaient point au christianisme, s’en faisaient un prétexte pour condamner cette religion tout entière. Se sont-ils maintenus dans les termes des controverses chrétiennes, ceux qui, à différentes époques, se sont portés les défenseurs ou les adversaires du cénobitisme et du célibat des prêtres ? Est-on bien sûr, quand on passe en revue les cérémonies et les choses d’accident sur lesquelles Rome et la réforme se divisaient au xvie siècle, que le christianisme fût toujours intéressé dans leurs discussions ? Nous le demandons à tous les hommes de bonne foi, les écoles nouvelles ne donnent-elles pas un démenti formel à l’histoire, quand, ranimant les idées sociniennes, elles imputent à Jésus le mysticisme essénien et les rêveries de Platon ? Les polémiques religieuses ne sont point encore épuisées, et nous croyons que l’époque où nous sommes verra souvent se renouveler la lutte entre la philosophie et le christianisme : il est donc indispensable que, des deux côtés, l’on sache à quoi s’en tenir.

II. — PREMIÈRES PERSÉCUTIONS. — FAUSTUS SOCIN. —
LES SOCINIENS EN POLOGNE.

Les délibérations de Vicence ne purent avoir lieu si secrètement que le gouvernement de Venise n’en fût averti. L’inquisition fit arrêter deux de ses membres, Jules Trévisanus et François de Ruego, qui, malgré leur rang, leurs titres, leur célébrité, leur fortune, furent immédiatement étranglés. Tous les autres parvinrent à s’échapper des états de Venise ; ils se dispersèrent dans les diverses contrées de l’Europe, en France, en Angleterre, en Suisse, en Allemagne, en Pologne et jusqu’en Turquie. Le médecin Blandrata alla fonder en Transylvanie la première église socinienne. Alciati trouva un asile à Constantinople, où les misères de l’exil le contraignirent, dit-on, à se faire musulman. Gribaldi et Ochin, successivement expulsés de toutes les universités, moururent de la peste, le premier à Tubingue, le second dans le petit village de Slancow, en Moravie. Plus malheureux encore qu’Ochin, Valentin Gentilis fut décapité à Berne après de longues années passées dans les prisons de Lyon, de Genève, de Cracovie, de Dantzick. On s’étonne, au premier aspect, que les gouvernemens de l’Europe aient sévi sans répit ni trève contre une secte si tolérante, la seule qui, au xvie siècle, eût retranché de son symbole le dogme des châtimens éternels ; mais, à une époque où les nouveautés religieuses avaient, sur divers points déjà, entraîné des secousses et des bouleversemens politiques, c’était là précisément la raison de ces persécutions incessantes : les lois humaines se montraient inflexibles envers tous ceux qui leur ôtaient leur sanction la plus efficace, la terreur de la loi de Dieu.

Lélio Socin s’établit à Zurich, mais il ne s’y fixa définitivement qu’après avoir consacré quatre années à visiter la France, l’Angleterre, les Pays-Bas, la Pologne. Les plus grands savans de l’Europe, Mélancthon, Bèze, Munster, l’accueillirent avec un bienveillant empressement. L’élévation de son esprit, l’honnêteté de ses mœurs, séduisirent le peuple et le sénat de Zurich, qui lui confièrent les plus importantes affaires de leur canton. Calvin lui-même, qui venait d’exiler Bolsec et qui allait brûler Servet, se prit pour lui d’une affection extrêmement vive. L’amitié de Calvin enhardit Lélio, non-seulement à exprimer ses opinions dans plusieurs conférences religieuses, mais à les professer publiquement dans deux livres, la Paraphrase du premier chapitre de saint Jean, où il exposa sa doctrine contre la trinité, et le Dialogue entre Calvin et le Vatican, où il réfuta le fameux écrit de Calvin sur le droit que s’attribuait le terrible hérésiarque de mettre à mort quiconque se séparait de sa communion. Ces deux livres convertirent aux idées de l’assemblée de Vicence les trois hommes qui, avant l’époque où Faustus en devint le premier apôtre, les ont le plus propagées dans le nord de l’Europe, le cordelier Lismonin, de Corfou, confesseur de la reine de Pologne Bonne Sforce, le Hongrois André Duditz, le Silésien George Schoman. L’affection de Calvin pour le jeune sectaire ne fut point pour cela sensiblement altérée. Dans les lettres qu’il écrivit par la suite à Socin, nous n’avons pu découvrir qu’un passage où son mécontentement se fasse jour ; il est vrai qu’il y éclate tout entier et avec une foudroyante énergie : « Je vous l’ai dit à plusieurs reprises, s’écrie le législateur de Genève, et je vous le répète plus sérieusement encore que par le passé, si vous ne mettez de l’empressement à réprimer la démangeaison d’innover qui vous agite et vous possède, je crains bien que vous ne vous exposiez aux plus grands malheurs. » Le conseil était significatif, d’autant plus que Calvin y ajouta un terrible commentaire, le supplice de Michel Servet. Lélio se hâta d’en faire son profit ; dès ce moment, il cessa de conférer avec les ministres du calvinisme ; ses principes s’enveloppèrent dans de brillantes et poétiques allégories dont aujourd’hui le sens nous échappe tout-à-fait. Son extrême prudence devint célèbre dans son parti ; plus tard, son neveu Faustus le proposait pour modèle aux jeunes seigneurs de la secte qui, au sein des diètes polonaises, bravaient ouvertement les nonces catholiques ou luthériens. Cette réserve eut cependant de bien graves inconvéniens pour sa gloire, car, à dater de cette époque, sa vie ne jeta plus aucune espèce d’éclat. Entre son dernier voyage en Pologne, où l’avait appelé Blandrata, qui venait d’y répandre abondamment les semences du socinianisme, et sa mort survenue à Zurich en 1562, seize années après l’assemblée de Vicence, pas un événement ne se présente qui mérite d’être signalé. Quelque temps avant de mourir, il avait voulu revoir la terre natale ; grace aux sollicitations de Mélancthon, le roi de Pologne, Sigismond-Auguste et l’empereur Maximilien II l’avaient accrédité, en qualité d’envoyé, auprès du doge de Venise et du grand-duc de Toscane. L’inquisition n’eut point égard aux lettres de recommandation de ces deux princes : Lélio avait à peine touché le sol de l’Italie qu’il fut chassé par les persécutions du saint-office, et cette fois pour toujours. Lélio mourut obscurément et sans bruit, à peine âgé de trente-sept ans, laissant après lui de nombreux manuscrits qui échurent à son neveu Faustus.

Faustus Socin, au moment où il alla recueillir la succession de son oncle, n’avait pas encore vingt-trois ans. Son âge ne lui ayant point permis d’assister à l’assemblée de Vicence, il ne fut jamais compris dans les persécutions qui atteignirent ou dispersèrent Lélio et ses compagnons, et l’on eût dit que depuis, par la dissipation de sa vie élégante et désœuvrée, il avait pris à tâche de détourner les soupçons qu’auraient pu conserver à son égard les familiers de l’inquisition et le gouvernement de Venise. Sa mère, Agnès Petrucci, était la fille du principal magistrat de la république de Sienne ; elle avait pour alliés la plupart des grands seigneurs et des princes de la péninsule. Par l’éclat de sa naissance, par le charme et la distinction de ses manières, par la douceur habituelle de son caractère, qui, au besoin, déployait une indomptable fermeté, Faustus n’eut point de peine à se placer à la tête de la jeune noblesse italienne, la plus dissolue sans aucun doute de l’Europe du xvie siècle, mais de laquelle, après tout, sortirent, en si grand nombre, de si beaux et de si remarquables esprits. La mort de Lélio vint surprendre Faustus à Lyon parmi les plaisirs et les fêtes. Le seul portrait que l’on eût de lui, au commencement du xviiie siècle, le représentait, s’il faut en croire l’auteur d’une histoire anonyme du socinianisme, comme un de ces gentilshommes au regard doux et hautain que nous a transmis le pinceau de Van Dyck. Ce n’est pas néanmoins que, de temps à autre, les lettres de Lélio n’eussent excité chez Faustus de vagues ardeurs de controverse, qui, en certaines occasions, se manifestèrent assez clairement pour qu’il se vît contraint de partager l’exil décrété en 1564 par le saint-office contre divers membres de sa famille autrement imbus que lui des idées et des principes de Lélio. Faustus alla demander un asile, emportant dans ses bagages les manuscrits de Zurich, à François de Médicis, grand-duc de Toscane, qui tenait à Florence la plus brillante cour de l’Europe, et dont il devint le commensal assidu et le favori. Les auteurs sociniens gardent un profond silence sur les circonstances qui se rattachent au séjour de Faustus Socin en Toscane ; on voit bien que de l’histoire de leur plus glorieux docteur ils voudraient arracher une page dont ils rougissent ; les uns et les autres se bornent à dire qu’oubliant ce qu’il devait à son nom et à l’œuvre commencée par son oncle, il dépensa follement douze années, les plus précieuses de sa jeunesse, dans les galanteries et la culture des lettres frivoles. Ils se taisent également sur les causes qui le déterminèrent à rompre avec tous ces enivremens, et le jetèrent sans la moindre transition sur cette arène des controverses religieuses, si âpre et si mouvante, qui avait déjà dévoré ses proches et ses amis les plus illustres, et où, durant trente ans, il demeura debout, impassible et inébranlable, livré à la colère de tous les partis, à la haine de tous les gouvernemens. Ce qu’il y a de certain, c’est que, du soir au lendemain, il répudia les plaisirs qui l’avaient absorbé jusque-là, à l’exemple de ces officiers romains qui, sous les premiers empereurs, abandonnaient subitement leurs biens et leurs charges pour embrasser le martyre ou s’enfuir aux thébaïdes ; il renonça aux faveurs du grand-duc François et s’en alla ressaisir en Suisse la plume de son oncle Lélio, non pas la plume que ce dernier tenait d’une main tremblante lorsque sur sa doctrine il amoncelait les allégories et les métaphores, mais celle avec laquelle il avait écrit le Dialogue entre Calvin et le Vatican, et la Paraphrase du premier chapitre de saint Jean.

La fuite de Faustus laissa d’amers regrets à Florence dans le cœur du grand-duc, qui ne s’en consola jamais. À toutes les époques de sa vie, François de Médicis l’engagea vivement à revenir : Faustus persista héroïquement dans sa résolution. Il ne perdit point pour cela la faveur du prince, qui lui conserva la jouissance de ses biens, en dépit des décrets de confiscation lancés par le saint-siége contre tous les hérétiques indistinctement. François mit une condition à ce bienfait ; il exigea de Socin qu’il n’inscrivît point son nom en tête de ses livres sur des matières de philosophie et de religion. Si l’on songe que le prince était immédiatement placé sous la main toute-puissante des papes, qui faisaient et défaisaient les grands-ducs de Toscane, on conviendra que sa conduite envers Faustus n’en était pas moins empreinte d’une haute générosité.

Arrivé en Suisse, Faustus se renferma dans la plus rigoureuse retraite ; trois années s’écoulèrent ainsi dans le silence de la méditation et de l’étude, trois années durant lesquelles il composa le livre Jésus sauveur des hommes, où se trouve l’expression complète des idées sociniennes, et qui, dès le début, lui assigna le premier rang parmi les penseurs et les écrivains du parti. Ce livre remua l’Europe et déchaîna contre lui toutes les haines du protestantisme ; sa liberté, sa vie même courant de grands risques en Suisse, il quitta précipitamment ce pays, en 1578, pour la Pologne, où l’appelait depuis long-temps le plus sincère et le plus zélé des disciples de son oncle, le médecin Blandrata, cœur ferme, esprit droit et sûr, qui au besoin, sur les débris de sa dernière idée ou de sa dernière espérance religieuse, se fût fait stoïcien, à la façon antique, à la façon d’Épictète ou de Thraséas.

Blandrata conviait Socin à une œuvre immense, hérissée de difficultés et de périls : il le conviait à réprimer l’anarchie invétérée où, depuis les premiers temps de la réforme, vivaient les innombrables églises polonaises. Ralliée aujourd’hui presque tout entière à la foi romaine, la Pologne était, au xvie siècle, l’asile et le rendez-vous de toutes les sectes religieuses. Dès l’année 1520, un disciple de Luther s’était fixé à Dantzick, pour y établir la doctrine de son maître ; il n’exerça d’abord sa mission qu’avec des précautions infinies, évitant les conférences publiques, et n’enseignant que dans les maisons ou les châteaux de quelques seigneurs puissans. Enhardi par ses succès, il ne tarda point à prêcher ouvertement contre l’église de Rome ; en fort peu de mois, il se fit un parti très considérable et très déterminé. Les nouveaux réformés chassèrent les autorités catholiques ; la ville entière fut livrée à la sédition. Les catholiques, dépouillés de leurs charges, portèrent leurs plaintes à Sigismond Ier, roi de Pologne, qui vint à Dantzick, chassa les intrus, et ôta aux évangéliques la liberté de s’assembler.

Les évangéliques, c’était le nom qu’avaient pris les luthériens, ne s’en répandirent pas moins dans le duché de Posen, la Livonie, la Transylvanie, la Wolhynie, la grande et petite Pologne, et attendirent patiemment une occasion qui leur permît d’éclater. Cette occasion se présenta sous le fils de Sigismond Ier, le roi Sigismond-Auguste, prince d’un caractère élevé, mais dont un invincible penchant aux plaisirs et aux débauches paralysa constamment les brillantes qualités. C’était précisément l’époque où la passion que lui avait inspirée une jeune dame de la famille Radzewil reproduisait en Pologne quelques-uns des scandales soulevés en Angleterre par les amours de Henri VIII et d’Anne de Boleyn. À l’exemple de Henri VIII, il épousa sa maîtresse, et la fit asseoir sur son trône ; mais les lois du royaume l’ayant contraint à solliciter le consentement du sénat et de la diète, où siégeaient déjà un très grand nombre de luthériens, ceux-ci exigèrent en retour que l’on tolérât dans leurs châteaux et dans leurs domaines les croyances et le culte des réformés. La Pologne entière s’ouvrit bientôt, jusqu’au fond de ses provinces les plus reculées, à toutes les opinions, à toutes les sectes ; bientôt en vertu même des édits royaux et des Pacta conventa[2], hussites, luthériens, sacramentaires, calvinistes, sociniens, etc., y trouvèrent un sûr refuge : en accueillant, au siècle où nous sommes, ses malheureux proscrits politiques, les contrées méridionales et occidentales de l’Europe ont tout simplement rendu l’hospitalité qu’elle a si généreusement accordée, durant le xvie siècle, à des proscrits plus malheureux encore, à ceux de nos pères vaincus dans les luttes de religion.

Parmi les sectaires réfugiés en Pologne, les derniers survenans furent les sociniens ; ce furent aussi les seuls qui éprouvèrent de graves difficultés à y fonder leurs églises et leurs colléges, car, en leur qualité de nouveau-venus, ils avaient nécessairement à combattre tout à la fois les répugnances des catholiques et celles des protestans. Ces répugnances, à l’arrivée de Faustus, se manifestèrent avec une telle violence, qu’au premier aspect elles durent paraître invincibles. Un an ne s’était point écoulé, que Faustus les avait surmontées. L’éclat de son nom, sa réputation, ses manières, séduisirent plusieurs gentilshommes des plus considérables du royaume, qui embrassèrent sa doctrine et prirent ouvertement son parti. Cette alliance avec la noblesse, il la rendit plus étroite, et la cimenta par son mariage avec la fille d’un palatin, Élisabeth de Morstein. S’il faut en croire ses panégyristes, qui sur ce point ne sont pas contredits par ses ennemis, le xvie siècle n’avait pas offert jusque-là dans un gentilhomme, dans un savant surtout, un tel assemblage de vertus et de qualités. À son arrivée en Pologne, ce pays était rempli de petites écoles que leurs principes devaient infailliblement conduire à la négation absolue de la trinité chrétienne, mais qui, faute d’avoir trouvé une formule bien nette et bien éprouvée déjà dans les discussions de leur temps, dépérissaient à vue d’œil dans la désunion et l’anarchie. Faustus Socin leur donna cette formule, si péniblement élaborée trente ans auparavant, dans les délibérations de Vicence ; il fixa leurs irrésolutions, il les rallia, les disciplina, se mit à leur tête : l’église socinienne était fondée, l’église socinienne, la plus forte, la plus érudite, la plus déterminée à l’attaque et à la résistance, la mieux exercée aux luttes et aux querelles théologiques, qui se soit élevée dans le nord de l’Europe, et qui, pendant les vingt dernières années du xvie siècle, parvint à un degré inoui de gloire et de prospérité.

Faustus avait pour métropole la ville de Racovie, dans la petite Pologne, où il tenait régulièrement des conférences et des synodes. Il y créa un collége pour la jeune noblesse de sa secte, et, au centre même du collége, une imprimerie à l’aide de laquelle il répandait à profusion dans le royaume ses livres, ses commentaires, ses exhortations. Doué d’une énergie à l’épreuve de tous les labeurs et de toutes les fatigues, il parcourait incessamment le pays, fondant des églises dans les grandes villes, dans les châteaux, dans les moindres villages, disputant dans les universités, à Pinczow, à Kiovie, à Sendomir, à Lublin, réduisant au silence les ministres du luthéranisme, dont il devint la terreur, au point que les plus respectés et les plus célèbres, déclinèrent bientôt toute polémique avec un si formidable lutteur. Ne pouvant plus les décider à combattre dans ce champ-clos universitaire où se pressait avidement le public, il se recueillit quelque temps, et leur lança un manifeste qui les terrassa. Nous voulons parler de son livre contre Jacques Paléologue, œuvre de génie, toute pleine de science et de critique. Ce fut là le suprême rayonnement de sa prospérité philosophique ; il lui avait fallu vingt ans pour monter à ce faîte, qui s’écroula sous lui en un jour.

Les ennemis de Socin, désespérant de le renverser par la controverse, entreprirent d’arriver au même but par l’émeute et les persécutions. L’histoire des autres sectaires n’offre pas un exemple de la haine qu’on réussit à exciter contre le fugitif de Vicence dans la noblesse luthérienne et même dans la noblesse catholique, dans la populace des villes, dans la jeunesse des universités. Par malheur, à cet instant décisif, la mort de sa femme, dont il était passionnément épris, lui enleva pour long-temps toutes les ressources de son intelligence et de son caractère. Sa douleur était si vive, disent les auteurs de la secte, qu’il ne pouvait se livrer à la moindre étude ; des mois entiers s’écoulèrent avant qu’il lui fût possible de surmonter la tristesse dont son cœur était navré, et la lassitude qui paralysait les forces de son génie. Un jour, à Cracovie, comme il était dans son lit, profondément accablé sous les maux réunis du corps et de l’ame, des furieux, la lie du peuple, le rebut des universités et des sectes, soulevés par ses adversaires, brisèrent les portes de sa maison, l’arrachèrent des bras de sa fille, et le traînèrent par les rues, étroitement garrotté avec la corde à l’aide de laquelle ils se proposaient de le pendre sur la principale place de la ville. L’illustre sectaire n’échappa que par miracle à une mort si affreuse. De toutes les victimes dévorées par les colères de la populace, aucune peut-être n’endura de plus cruels ni de plus ignominieux traitemens. Un luthérien, accouru aux hurlemens des assassins, parvint, au péril de sa vie, à le retirer de leurs mains, évanoui, couvert de plaies et presque mourant. Le nom de cet homme qui, dans le siècle de l’intolérance religieuse par excellence, donnait au plus redoutable ennemi de son parti un si rare et si généreux témoignage de dévouement, mérite d’être conservé : c’était un professeur de l’université de Cracovie, qui pourtant avait pris une part très active à toutes les croisades contre le socinianisme ; il se nommait Vadovita.

Durant la nuit qui suivit cette journée horrible, Socin trouva un asile chez Abraham Blonski, un castellan qui professait ses croyances, et par les soins duquel il fut, dès le lendemain, transporté dans le petit village de Luclavie. Sa maison était démolie, rasée jusqu’aux fondemens ; ses meubles avaient été pillés, ses papiers dispersés ou détruits, ses livres brûlés. Pour comble de calamité, son protecteur, son ami, François de Médicis, vint à mourir avant même qu’il fût rétabli de ses blessures, et ses biens d’Italie, les seuls qu’il possédât au monde, ayant subi la confiscation retardée par le grand-duc, il tomba tout à coup dans un complet dénuement. Faustus Socin, si manifestement favorisé d’abord par la fortune, supporta de sang-froid, et sans se laisser abattre, les épreuves qu’elle tenait en réserve pour sa vieillesse. De toutes les richesses que lui enlevèrent de si soudaines catastrophes, il ne regretta que ses manuscrits, un surtout, dans lequel, au nom des écoles chrétiennes, il avait entrepris une vaste réfutation de l’athéisme et des doctrines opposées à la révélation. Cet ouvrage, qu’il fut impossible de retrouver, malgré les plus minutieuses recherches, Faustus le pleura, dit-on, avec des larmes de sang. Il eût voulu, lui-même le déclare dans les lettres qu’il écrivit par la suite à ses amis et à ses disciples, le racheter de sa vie, non pas de cette vie languissante qui s’achevait tristement sous l’effort de toutes les douleurs et de toutes les misères, mais d’une vie nouvelle, toute pleine de gloire et de triomphes, si Dieu lui eût permis de recommencer. Avant sa mort, il eut du moins la consolation d’assister à l’assemblée générale où les anti-trinitaires de Pologne cimentèrent leur union et prirent le nom de Frères polonais. Faustus Socin s’éteignit, dans le village de Luclavie, le troisième jour de mars 1604. Il avait repris confiance dans l’avenir de sa secte, s’il est vrai qu’à son lit de mort il se soit écrié : Avant dix ans, l’Europe s’étonnera de se réveiller socinienne. Le vieux lutteur ne savait point qu’au moment où il finissait, un homme était né déjà, qui s’appelait Descartes, et que cet homme, déplaçant les grandes questions philosophiques et substituant à la critique des textes la critique même des idées, l’étude rigoureuse et directe des facultés de l’intelligence, devait un jour rallier les esprits indépendans et les enhardir aux plus difficiles conquêtes de la pensée ; il ne prévoyait point que les plus puissans gouvernemens de l’Europe allaient s’acharner à la perte de tous les siens. Hélas ! cette même Pologne qui, sous sa parole, avait tour à tour et si long-temps frémi de colère ou d’enthousiasme, ce beau pays aujourd’hui bâillonné, mais qui, au xvie siècle, avait pour toutes les opinions, pour toutes les sectes, de si bruyantes arènes, des chaires si éloquentes, de si savantes universités, la Pologne elle-même devait donner le signal des persécutions et des anathèmes. La Pologne ne voulut rien garder de Faustus, même ses ossemens[3]. Cinquante ans après sa mort, quelques soldats de Cracovie, poussés par une haine devenue pour ainsi dire instinctive, ouvrirent de force sa tombe à Luclavie, enlevèrent ses restes, qu’ils transportèrent sur terre musulmane, et, après en avoir chargé un canon, les lancèrent à l’ennemi dans un des combats que les troupes du roi Casimir ont soutenus contre les Ottomans.

III. — BIBLIOTHÈQUE DES FRÈRES POLONAIS. — CRITIQUE
ET PHILOSOPHIE SOCINIENNES.

La doctrine des deux Socin est renfermée dans les livres de Faustus, qui forment les deux premiers volumes de la Bibliothèque des Frères polonais, éditée par Wissowats, à Amsterdam, vers le milieu du xviie siècle[4]. Cette collection énorme se compose presque tout entière, si l’on excepte deux ouvrages de Faustus, Jésus sauveur des hommes et le Livre sur les Devoirs de l’homme chrétien, de traités et de commentaires sur les passages de l’Écriture qui fournissaient il y a trois cents ans, dans les écoles protestantes, le texte des plus vives controverses. C’est de la plume de Faustus que sortirent les plus remarquables de ces écrits, publiés au nom des synodes sociniens, et notamment le fameux Catéchisme de Racovie, auquel, après sa mort, ses disciples mirent la dernière main, et qui reproduit les principes développés dans les livres de Lélio. Bien que jusqu’à ses derniers instans Faustus se soit efforcé de se rattacher au christianisme, il est le père véritable de l’exégèse allemande, cette mortelle ennemie de la lettre chrétienne, qui a de nos jours atteint son expression la plus subtile dans la Vie de Jésus, par le docteur Strauss. Au xviie siècle déjà, on ne songeait plus à contester l’influence qu’il a exercée sur les commentateurs modernes ; nous n’en voulons pour preuve que la grande polémique dont sa méthode critique a fourni le sujet entre Bossuet et Richard Simon. Quant aux livres de Lélio, c’est à peine s’il est possible aujourd’hui d’en retrouver quelques fragmens dans ces vastes nécropoles bibliographiques, où de patiens érudits ont péniblement rassemblé les titres des œuvres de théologie suscitées en Europe par les querelles du moyen-âge et de la renaissance. Trois écrits pourtant, si l’on s’en rapporte aux suffrages contemporains, méritaient qu’on les préservât d’un si profond discrédit, le Dialogue entre Calvin et le Vatican, où Lélio combattit l’intolérance calviniste, l’Épître aux Genevois, et la Paraphrase du premier chapitre de saint Jean, où il exposait les opinions que Faustus a plus tard soutenues en Pologne au sujet de la divinité du Christ, des sacremens et de la trinité.

De toutes les contrées de l’Europe où firent explosion, il y a plus de trois siècles déjà, les vieilles opinions anti-catholiques, la Pologne, où la persévérance du génie slave se combinait avec la pénétration et l’activité du génie italien, est peut-être celle où se sont reproduites avec le plus d’énergie les philosophies qui, avant le christianisme, se disputaient les consciences, ou qui, durant les premiers temps de notre ère, avaient essayé de prévaloir sur l’enseignement de Jésus. Si l’on recherchait à quel moment s’est donné le signal des discussions métaphysiques et morales qui ont tant contribué à immortaliser le règne de Louis XIV, on verrait que ce signal est presque toujours parti des universités de Pologne, dans lesquelles, bien avant de se relever en Hollande, le dualisme de Manès, le fatalisme de Zénon ou de Montan, ont eu des adversaires et des champions. Au fond, il n’y a jamais eu dans ce monde qu’une seule querelle philosophique ; à toutes les phases de l’humanité, ce sont les mêmes idées qui se heurtent, les mêmes inquiétudes, les mêmes passions qui s’agitent : les luttes intellectuelles ne diffèrent les unes des autres que par l’étendue du champ de bataille ou par la vigueur et le courage des combattans. Nulle part ce champ de bataille ne fut plus vaste ni plus tumultueux qu’en Pologne, si l’on en juge par les thèses qui se débattirent dans le fameux collége de Postnanie. Les sectaires de Pologne avaient pour la plupart dans les diètes des protecteurs, des amis, des disciples : leurs sentimens, pour parler la langue de leur siècle, purent en toute circonstance se manifester pleinement. La liberté de la presse n’a pas, de nos jours, suscité dans les régions de la pure philosophie plus de hardiesses qu’il ne s’en produisit dans les domaines de l’aristocratie polonaise ; cinquante ans après, cette même aristocratie passait de la tolérance extrême à l’extrême sévérité, et proscrivait impitoyablement le socinianisme, dispersant ou exterminant jusqu’à ses plus minces fauteurs. Les sectaires de Pologne ne désertèrent jamais, nous le répétons, les régions de la morale ou de la pure métaphysique. Faustus Socin, le plus entreprenant sans aucun doute, ne s’occupe que par occasion des lois civiles, et dans le but unique de montrer combien elles sont impuissantes quand la sanction religieuse vient à leur manquer. Assurément, le principe socinien est, au fond, le principe protestant le plus radical et, pour tout dire, le plus démocratique qui se soit proclamé au sein de la réforme ; mais ce n’était ni à Vicence ni à Racovie que l’on en pouvait déduire les conséquences politiques. Avant Lélio et Faustus, le principe du radicalisme avait été déjà professé en Europe ; avant eux déjà, plus de vingt sectes au xve et au xvie siècle s’étaient prononcées contre la trinité : mais ce qui distingue essentiellement les sociniens dans l’ordre religieux des anti-trinitaires qui les ont précédés, dans l’ordre social des frères de Moravie, des anabaptistes de Westphalie ou de Suisse, des mennonites de Hollande, c’est d’avoir, par une critique sévère et abondante, élevé jusqu’à l’état de science philosophique leurs idées sur l’unité divine et sur notre liberté. On ne doit point oublier que la secte, se recrutant, comme nous l’avons expliqué, parmi les intelligences d’élite, était, ou peu s’en faut, exclusivement composée de métaphysiciens qu’eussent effarouchés les révolutions, et de gentilshommes qui trouvaient leur compte au maintien du gouvernement de leur pays. On comprendra sans peine qu’elle n’ait point excité d’ardentes sympathies parmi les populations des palatinats, si étroitement attachées encore à la glèbe féodale ; c’est pour cela que, sur les questions sociales, Faustus s’est prescrit plus soigneusement que les autres novateurs la réserve la plus absolue ; c’est pour cela que, dans son livre en réponse à Jacques Paléologue, il insiste à tout propos, — un peu trop souvent, à notre avis, — sur la nécessité de se soumettre aux gouvernemens établis. On a prétendu que, pour inspirer le moins d’ombrage possible, Faustus avait conseillé aux siens de s’abstenir du métier des armes, et, en général, de toutes les charges publiques : pour nous qui avons scrupuleusement exploré les moindres recoins de sa doctrine, nous n’avons pu y découvrir une pareille recommandation, qui, du reste, eût constitué une contradiction flagrante avec l’active intervention de la noblesse socinienne dans les troubles et les déchiremens intérieurs de la Pologne, et dans les guerres que ce malheureux royaume eut à soutenir contre les Cosaques et les Ottomans. Elle se trouve dans les livres de quelques-uns de ses disciples, et surtout dans ceux du baron autrichien Jean-Louis Wolzogue de Tarenfeld, qui inférait l’interdiction absolue du droit de guerre du précepte par lequel Faustus proscrivait le droit de punir par le glaive, le droit de mettre à mort les méchans. Nous rapporterons à ce sujet un bruit assez étrange, que répandirent de l’un à l’autre bout de l’Europe les détracteurs de la secte, et qui n’était point encore tout-à-fait tombé vers le milieu du xviie siècle, où Bayle en fit justice. On raconte que, lors d’une invasion russe, les nobles sociniens s’étant excusés de suivre la bannière nationale sur l’horreur invincible qu’ils éprouvaient pour le sang versé, on leur insinua que, s’ils voulaient bien marcher avec l’armée, ne fût-ce que pour faire nombre, on les dispenserait de mettre des balles dans leurs mousquets. La condition ne répugna point à nos philantropes, qui prirent place aux derniers rangs, quelque peu en avant des bagages ; mais, à peine arrivée en présence de l’ennemi, l’armée polonaise rompit brusquement ses lignes, écarta ses ailes et laissa de toutes parts exposés au feu des Cosaques les trop sensibles sectateurs de Socin, qui, dès les premières décharges, réclamèrent à grands cris des balles et se sentirent radicalement guéris de leur excès d’humanité. Nous rapportons ce conte comme un exemple des railleries et des épigrammes que les austères polémistes du xvie siècle mêlaient parfois à leurs plus graves argumens.

La Réponse à Jacques Paléologue[5] complète la deuxième partie de l’œuvre socinienne, la plus instructive à coup sûr et la plus importante : il s’agit ici de l’effort entrepris par Faustus en faveur de la liberté humaine contre le fatalisme de toutes les époques et en particulier contre le fatalisme de Luther et de Calvin ; question immense qui, du reste, se retrouve discutée aux pages les plus remarquables de ses autres livres, entassés sans ordre par son petit-fils André Wissowats, dans les deux premiers volumes de la Bibliothèque des Frères polonais. André Wissowats eût mieux mérité de lui, sans aucun doute, si, dégageant sa doctrine des mille incidens qui l’obscurcissent ou l’étouffent, il l’avait pieusement recueillie dans chacun de ses ouvrages, dans ses thèses en réponse à Davidis et dans la précieuse correspondance que jusqu’à ses derniers instans il entretint avec ses disciples et avec ses amis. Peut-être eût-il rendu à la secte le grand livre disparu à Cracovie, durant l’émeute suscitée contre les sociniens par les chefs du luthéranisme, et dont la perte arracha des larmes si amères au vieux Faustus.

De tout temps, les sociniens se sont préoccupés du soin d’élever un monument qui renfermât leur doctrine religieuse ; bien avant l’arrivée de Faustus en Pologne, Grégoire Pauli, un des plus ardens anti-trinitaires de Racovie, avait rédigé un catéchisme où cette doctrine était imparfaitement exposée. En 1603, quelques mois avant la mort de Faustus, la réunion des églises sociniennes se trouvant enfin consommée, les églises chargèrent leur chef de réformer le catéchisme de Pauli. Faustus s’adjoignit Pierre Stoinski, jeune castellan fort considéré dans sa secte pour son érudition et son éloquence ; l’un et l’autre laissèrent le livre à peine ébauché. Un ministre de Lublin, l’Allemand Valentin Smalcius, le termina de concert avec Jérôme Moscorow, de la famille des anciens ducs de Silésie. Moscorow en fit la dédicace, laquelle, à vrai dire, n’était qu’une sorte de défi, au roi théologien Jacques Ier d’Angleterre, qui, pour toute réponse, fit brûler le manifeste unitaire de la main du bourreau. Le Catéchisme de Racovie ne tarda point à être remanié, augmenté. Jonas de Slichting, le brillant apologiste du socinianisme en Hollande, y ajouta de nombreux articles. Autant en firent André Wissowats et Jean Crellius, ce polémiste infatigable, si renommé au commencement du xviie siècle par ses querelles avec Grotius, et que Bossuet lui-même a combattu. Ce n’est pas tout ; quelque temps après Crellius, deux Prussiens, Martin Ruar et Joachim Stegmann, se mirent encore en devoir d’annoter et d’expliquer le symbole socinien. Pour dissiper les nuages que des modifications si nombreuses et si considérables avaient amoncelés sur les principes de Faustus, Conrad Vorstius, l’intrépide adversaire du roi Jacques, publia un petit traité où ces principes sont formulés par demandes et par réponses. Le traité de Vorstius a deux titres également connus dans la secte : on l’appelle tantôt Précis (summa) de la doctrine des Sarmates, et tantôt Abrégé (compendiolum) de la doctrine des sociniens. On ne doit point le confondre avec un autre abrégé qui se répandit en Europe au commencement du xviiie siècle, et dans lequel un Allemand, Daniel Hortanaccius, profondément oublié aujourd’hui, réduisait à deux cent vingt-neuf articles l’enseignement tout entier de Faustus.

Le Catéchisme de Racovie fait connaître aussi nettement que possible le système religieux de Faustus Socin. Il s’en faut de beaucoup, nous devons le dire, qu’il donne une idée convenable de la manière éminemment philosophique dont il l’a exposé ou défendu ; voilà pourquoi précisément il est à regretter que l’éditeur de la Bibliothèque des Frères polonais, André Wissowats, n’en ait point, en rassemblant avec ordre les matériaux épars dans les innombrables travaux de Faustus, formé un livre complet. En vingt endroits de ses ouvrages, le célèbre hérésiarque semble avoir indiqué les principales divisions de ce livre. Socin a minutieusement interrogé sur leurs moindres croyances, sur les moindres monumens de leurs religions, toutes les nations, tous les âges et en particulier les hommes qui, par la puissance de leur génie ou la force de leur volonté, sont parvenus à imposer leur doctrine à leurs semblables, Moïse, Mahomet, Confucius, Zoroastre ; on peut affirmer qu’à l’exception des systèmes contenus dans les livres de l’extrême Orient, les Védas, le Zend-Avesta, etc., si peu connus au xvie siècle, Socin a soumis au creuset de son infatigable critique non-seulement les dogmes qui embrassent l’existence de Dieu, sa nature et ses attributs, mais les systèmes qui, de près ou de loin, ont pour objet l’ame humaine sous les rapports divers de son origine, de ses facultés, de ses passions, de ses besoins, de ses espérances, de sa destination sur la terre et dans le monde futur. On va se récrier peut-être sur l’immensité de ce plan. Socin n’a pas compté, hâtons-nous de le dire, toutes les vagues de l’océan d’opinions dont ce triste globe a été inondé. Il laisse en paix les sophistes qu’ont engendrés les hésitations de Socrate, ceux qui se sont épuisés à pénétrer le sens propre et réel des allégories de Platon, ceux dont la raison s’est brisée aux angles des formules péripatéticiennes. Il n’exhume point les erreurs chétives qui ont peu inquiété la marche du catholicisme. Faustus ne s’occupe, comme il convient au chef et au principal docteur d’une si grande école religieuse, que des sectaires qui, entamant les dogmes du christianisme, ont compris autrement que l’église les attributs de l’être suprême et les obligations de l’humanité.

Ces obligations, aucun hérésiarque, aucun moraliste, aucun philosophe ne les a plus rigoureusement définies que Faustus, dont le point de départ est dans les textes même de l’Écriture, qui prescrivent à l’homme de chercher le plus possible à se rapprocher de la perfection. De ce précepte, Faustus fait immédiatement dériver le principe de notre liberté. À ceux qui affirment que l’homme est, par sa nature, voué à la corruption et à l’anathème, il faut, dit Socin, demander s’il doit vivre sans pécher. Ils répondront sans doute qu’il le doit ; mais, s’il le doit, c’est qu’il le peut : s’il ne le pouvait point, il ne le devrait pas. Dieu n’a point voulu que l’homme fût vertueux ou vicieux par nature ; libre de se porter aux actions généreuses ou répréhensibles, celui-ci possède au besoin, dans son esprit, dans son cœur, dans son ame, toutes les facultés, toutes les ressources nécessaires pour persévérer dans les voies difficiles du juste et de l’honnête ; pourquoi restreindre les forces qu’il a reçues pour le bien ? Pourquoi son salut dépendrait-il d’évènemens accomplis avant sa naissance et de causes indépendantes de sa volonté ?

Nous retrouvons ici, au sujet de la nature humaine, l’inévitable inconséquence que nous avons déjà signalée au sujet de la nature divine, et qui fait de la doctrine socinienne une simple branche du déisme ou du pur rationalisme. Les sociniens rejetaient le dogme de la déchéance originelle ; mais, dans ce cas, pourquoi donc admettre le dogme de la rédemption ? Il faut écarter la question théologique pour bien apercevoir, au point de vue purement philosophique, la portée des efforts entrepris par Faustus et ses disciples en faveur de la liberté de l’intelligence humaine. Faustus s’attache à prouver que le principe du libre arbitre a seul fécondé ou maintenu les religions, les philosophies, les institutions, les sciences ; que le fatalisme a toujours étouffé ou ruiné les civilisations où il s’est produit. La démonstration n’était point inutile au xvie siècle, où le fatalisme calviniste engendrait déjà dans presque tous les rangs, dans presque toutes les classes, une profonde indifférence à l’égard des institutions, des sciences, des philosophies et des religions. C’est précisément à la suite de cette démonstration que Faustus fait ressortir l’impuissance des lois civiles, en l’absence d’une sanction religieuse. Deux cents ans après, Jean-Jacques Rousseau affirmait également que jamais un état n’a pu subsister qu’il n’ait eu la religion pour base ; Socin ne se borna point à l’affirmer, il le démontra de manière à prévenir toute réplique dans des traités extrêmement remarquables qui mettent en relief la morale du socinianisme bien plus encore que sa logique. De tous ces livres, il résulte une vérité consolante qu’il suffit d’exprimer pour réfuter les calomnies dont l’humanité a été l’objet de la part d’un si grand nombre de publicistes et d’historiens : les conventions sociales ne subsistant que par la religion, c’est-à-dire par la force des sympathies naturelles que ressentent les uns pour les autres les individus de notre espèce, la bonté de l’homme n’est-elle pas hautement établie par le seul fait de la formation et de l’existence des sociétés depuis des temps si éloignés de nous qu’ils échappent à toutes les recherches et à tous les calculs ? C’est ce qu’il faut souvent rappeler à une époque où, les grandes choses se faisant par les masses, l’individu, inévitablement froissé, peut à chaque instant perdre courage, ne plus compter que sur lui-même et se laisser envahir par l’égoïsme, le plus odieux de tous les vices. Faustus Socin écrivait au xvie siècle, au moment où s’accomplissait la rénovation religieuse. Dans ce xixe siècle où s’opèrent les rénovations politiques, serait-il hors de propos que les voix les plus éloquentes insistassent sur les maximes du fugitif d’Italie ?

S’ils substituèrent les calmes procédés de la logique à la fougueuse inspiration luthérienne, les sociniens n’en déployèrent pas moins une éloquence chaleureuse dans leurs querelles et leurs discussions. On en peut juger par la réponse à Paléologue, et notamment par les petits traités où Faustus a, pour ainsi dire, écrit l’histoire des opinions fatalistes ; passant en revue les empires dont ces opinions ont marqué ou déterminé la décadence, il oppose les civilisations fondées en vertu des religions et des philosophies qui ont le principe du libre arbitre pour base et pour clé de voûte, aux régimes de confusion et de marasme que le fatalisme a de tout temps enfantés, les grandeurs de l’ancienne Rome aux misères du bas-empire, la société de Moïse à celle de Sadoch ou de Gamaliel, la doctrine du Koran aux superstitions de ses commentateurs. De nos jours, cette dernière thèse est assurément aussi neuve qu’à l’époque où Faustus essayait de réhabiliter les principes qui dominaient la civilisation des Arabes. Si la mémoire de Mahomet n’est point encore vengée des calomnies inintelligentes par lesquelles les haines de l’Occident sont parvenues à la discréditer au moyen-âge, c’est qu’il existe en histoire des préjugés si bien enracinés, que, pour les affaiblir et les extirper, ce n’est pas trop qu’on s’attache à les combattre durant trois ou quatre cents ans.

IV. — ÉDIT DE VARSOVIE. — PERSÉCUTION DE HOLLANDE. —
LE SOCINIANISME AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES.

Peu de temps après la mort de Faustus, le roi Sigismond-Auguste accorda aux sociniens la liberté de conscience qui, pendant trente ans, ne leur fut point sérieusement disputée. En 1638, quelques écoliers du collége de Racovie ayant brisé à coups de pierre une croix placée sur la voie publique, la diète de Varsovie prit à l’égard de la secte une grande mesure d’extermination. Le collége de Racovie fut démoli, l’église des unitaires fermée, leur imprimerie détruite ; on emprisonna, on bannit jusqu’aux plus obscurs de leurs ministres et de leurs régens. On se relâcha pourtant un peu, bientôt après, de cette rigueur sans exemple en Pologne, mais ce ne fut que pour sévir avec plus de sévérité, lorsque, en 1658, les Suédois de Gustave-Adolphe, qui avaient les sympathies des gentilshommes sociniens, se virent obligés d’évacuer le royaume. Cependant, comme avant d’abandonner leurs conquêtes les Suédois avaient expressément stipulé une amnistie générale pour ceux qui s’étaient rangés sous leurs drapeaux, la diète de Varsovie n’eut garde, on le pense bien, d’alléguer un motif politique dans l’édit de bannissement. Elle prit tout simplement prétexte des doctrines anti-trinitaires ; elle déclara que, pour attirer les bénédictions de Dieu sur la Pologne, on devait nécessairement en expulser ceux qui niaient la divinité de son fils. Nous serions injuste envers Louis XIV, si, pour la sévérité des dispositions et pour la cruauté que l’on mit à les exécuter, nous comparions cette résolution de la diète à la fameuse révocation de l’édit de Nantes. Il nous faudrait, si nous tenions à caractériser les haines publiques qui se déchaînèrent contre les sociniens et les convoitises privées qui s’assouvirent sur leurs dépouilles, remonter à l’extermination des Maurisques sous le cardinal de Lerme ou sous le comte-duc d’Olivarès. Les sociniens étaient hors d’état d’opposer la plus faible résistance. Un gentilhomme de la secte, Czapliuski, lieutenant du roi à Czehrin, dans l’Ukraine, ayant fait battre de verges un Lithuanien du nom de Chmielnieski, celui-ci se réfugia chez les Cosaques Zaporoviens, les disciplina, se mit à leur tête, et satisfit cruellement sa vengeance sur la noblesse de Pologne, sur les gentilshommes sociniens surtout, dont il brûla les villes et les châteaux. Les plaintes des victimes qui disparurent dans les misères de l’exil ou dans les tortures du supplice furent si énergiques et si touchantes, que, de nos jours encore, en feuilletant les livres qui les ont recueillies, il vous semble que vous les entendez s’élever et retentir. Les malheureux dont on voulut bien épargner la vie furent bannis sous peine de mort ; on confisqua leurs terres et jusqu’à leurs meubles ; on épuisa sur eux, dans les chemins qui menaient à l’exil, les avanies les plus révoltantes et les exactions de tout genre ; il fut rigoureusement interdit à leurs parens les plus proches de leur envoyer les plus légers secours sur la terre étrangère, ou même de leur témoigner la moindre bienveillance. Vous croiriez lire un de ces plébiscites par lesquels l’ancienne Rome retirait l’eau et le feu à ses condamnés.

Le roi Casimir, au nom duquel l’édit était promulgué, avait accordé aux sociniens trois ans pour mettre ordre à leurs affaires. Cette clause fut constamment éludée ; aux catholiques et aux luthériens qui avaient des unitaires pour créanciers, le roi ordonna expressément de s’acquitter envers les proscrits ; pas un n’eut égard à la recommandation du prince ; ceux des unitaires que l’on fit semblant de ménager dans leur fortune ne trouvèrent pas même à vendre leur patrimoine. À peine eurent-ils quitté le sol du royaume, que la diète concéda gratuitement les terres des exilés à leurs ennemis les plus acharnés. Jamais peut-être il n’y a eu exemple d’un plus furieux ni d’un plus inintelligent fanatisme. Pour justifier tant de cruautés et de perfidies, on accusa tout bas les sociniens d’entretenir des intelligences avec leurs anciens alliés de Suède ; c’était là une calomnie contre laquelle les anti-trinitaires protestèrent jusqu’à la dernière heure. Et d’ailleurs, dans ce pays morcelé, livré à toutes les dissensions et à tous les désordres, il n’y avait point de parti qui songeât à faire triompher un intérêt véritablement national. Les nobles qui se prononcèrent contre les sociniens, au nom de l’indépendance polonaise, n’avaient et ne pouvaient avoir d’autre mobile que la cupidité, et cette cupidité n’est comparable qu’à l’ignorance des théologiens qui les proscrivirent au nom de la religion. On en sera convaincu si l’on parcourt les relations que nous ont laissées les apologistes même de la persécution. Deux ans après l’édit de 1658, les unitaires demandèrent à s’expliquer avec les catholiques et les luthériens. Une conférence leur fut accordée ; elle s’ouvrit à Cracovie, le 11 mars 1660, sous la présidence du palatin Jean Wiclopolski. De tous les ministres sociniens, André Wissowats, petit-fils de Faustus, fut le seul qui osa se présenter. Au nombre des catholiques qui se chargèrent de le réfuter et de le confondre, l’auteur de l’histoire anonyme du socinianisme publiée en France au commencement du xviiie siècle, cite les deux jésuites Henning et Cichow. On jugera par un seul trait que nous empruntons à cet écrivain, dont les sympathies sont acquises aux adversaires de Wissowats, s’il était possible que celui-ci parvînt à les désarmer : « Wissowats fit de son mieux (nous citons textuellement) par son éloquence et par ses enjouemens de parole ; on peut dire même que ses adversaires n’eurent pas sur lui toute la gloire que leur cause méritait. » Pour démontrer que Jésus n’était point Dieu, Wissowats prétendit que Jésus avait lui-même avoué ne pas connaître le jour du dernier jugement. Les deux jésuites se bornèrent à répondre que cela ne prouvait absolument rien, et que Jésus serait toujours Dieu, alors même qu’il aurait ignoré quelque chose. Le palatin, scandalisé d’une si méchante argumentation, s’écria qu’il ne voulait point d’un Dieu qui aurait ignoré le jour du jugement dernier. La querelle s’échauffant, le gardien du couvent des cordeliers s’avança comme pour trancher le nœud de la difficulté : « Que pensez-vous de ceci ? lui demanda le palatin. — Ce que j’en pense ? répondit le bon père. C’est que, si tous les diables de l’enfer étaient ici pour développer la thèse de ce Wissowats, ils ne l’auraient point aussi bien soutenue que lui. — Eh ! que serait-ce donc, répliqua Wiclopolski, si tous les ministres sociniens étaient venus à la conférence ? car enfin il y en a beaucoup de la force de ce Wissowats. — S’il en est ainsi, conclut le judicieux cordelier, je ne vois pas comment nous pourrons nous défendre contre ces sortes de gens. Il vaudrait mieux s’en tenir à l’exécution de l’édit. » Ces paroles du cordelier mirent fin à la conférence, et son avis fut unanimement adopté. Le 20 juillet de la même année, l’édit était exécuté dans ses moindres dispositions.

Les sociniens de Pologne ne se relevèrent point de ce coup terrible ; quelques-uns se rallièrent au catholicisme, quelques autres se perdirent dans les communions protestantes tolérées par la diète ; d’autres enfin, mais en plus grand nombre, allèrent se disperser dans la Transylvanie, dans la Hongrie, la Bohême, la Prusse ducale, la Silésie, la Marche de Brandebourg, l’Angleterre. La plupart se réunirent aux anabaptistes, aux mennonites, aux frères de Moravie. Partout ils furent accueillis par des persécutions ; partout les deux puissances, la puissance civile et la puissance spirituelle, s’unirent étroitement pour les décourager ou les anéantir. Parmi les gouvernemens qui s’acharnèrent à leur perte, on distingua la Hollande, où pourtant la secte devait plus tard revivre dans les arminiens et les remontrans. À quatre époques peu éloignées les unes des autres, les états de Hollande déconcertèrent ou réprimèrent les tentatives que firent les sociniens pour s’établir dans les Provinces-Unies. La première de ces tentatives remonte à l’année 1585 ; elle valut un très long emprisonnement au savant qui l’avait entreprise, Jean Érasme, recteur d’Anvers. La seconde eut pour chef un célèbre jurisconsulte de Malines, Corneille Daems, qu’un édit expulsa de la confédération. On sévit avec plus de rigueur contre Ostorode et Vaidove, deux Polonais qui, au commencement du xviie siècle, reprirent l’œuvre si violemment interrompue d’Érasme et de Corneille Daems ; ils furent condamnés à la peine du feu, laquelle, si l’on s’en rapporte à Przipcow, fut commuée en un bannissement perpétuel. Les états avaient compris dans la sentence tous les livres ou manuscrits de Socin que l’on put rassembler de l’un à l’autre bout des Provinces. L’université de Leyde, à l’examen de laquelle on avait soumis ces manuscrits et ces livres, déclara que le second Socin devait être considéré comme un fauteur du mahométisme. Vingt ans plus tard, la persécution fléchissait enfin : Adolphe Venator, ministre d’Alcmaer, hautement convaincu d’enseigner le pur socinianisme, fut tout simplement relégué dans une île de l’Escaut. Le jour même où fut condamné Venator, le 4 août 1618, une lutte décisive éclata entre les idées de Pologne et les idées de Genève, représentées et soutenues, les premières par Arminius, qui donna son nom à sa secte, les secondes par François Gomar, un des plus rudes et des plus déterminés champions qui, dans les querelles de cette époque, aient porté la bannière de Calvin : lutte à jamais mémorable, qui a pris place, dans l’histoire politique de Hollande, par les crimes de la maison d’Orange et par l’assassinat juridique du grand-pensionnaire ; dans l’histoire des polémiques littéraires et philosophiques, par les plus beaux livres de Grotius, qui se rangea sous le drapeau d’Arminius et de Socin. C’est le fameux Épiscopius, le chef de l’arminianisme après le fondateur de la secte, qui adopta les idées de Socin au sujet de l’unité divine. Le débat n’avait porté jusque-là entre Arminius et Gomar que sur la grace et la liberté de l’esprit.

Tout le monde connaît le dénouement de ce drame si long et si lugubre. Immédiatement après la mort du prince Maurice, qui avait dressé l’échafaud de Barneveld, les états-généraux, excédés des troubles et des convulsions qui pendant dix ans avaient ensanglanté la Hollande, ordonnèrent expressément aux deux partis, sinon de se réconcilier et de s’entendre, du moins de poser les armes et de se tolérer. Les vieux ennemis de Faustus, qui formaient le synode calviniste d’Amsterdam, essayèrent en vain, à l’aide de certaines distinctions théologiques, de consommer la perte de ceux de ses disciples qui s’obstinaient à porter le nom si long-temps maudit de sociniens. Les états-généraux étendirent à ces derniers tous les bénéfices de l’édit de pacification. En 1658, précisément à l’époque où la diète de Varsovie étouffa le socinianisme en Pologne, le synode d’Amsterdam eut un nouvel accès d’intolérance ; il accusa formellement les états de faire en pleine Europe, des provinces de Hollande, par leur indulgence pour les fugitifs de Pologne, un objet d’horreur et d’infection. Étourdis par la violence de ces récriminations et de ces plaintes, les états-généraux, après avoir consulté l’université de Leyde, qui cette fois, pour le plus grand honneur sans doute de la logique humaine, assimila les doctrines de Faustus au paganisme, prononcèrent contre les purs sociniens la peine de la confiscation et de l’exil. Mais ce n’était là qu’une surprise sur laquelle on ne tarda pas à revenir. Un livre parut alors qui réduisit à l’impuissance toutes les haines calvinistes, et qui, par l’éloquence et l’ampleur éclatante des développemens philosophiques, par l’énergie et la clarté de la dialectique, égale assurément l’Apologétique de Tertullien, et la préface dédicatoire de l’Institution, de Calvin. Ce livre, intitulé Défense de la vérité injustement mise en cause, par un chevalier polonais, continue la réponse adressée par Faustus à Jacques Paléologue ; il fut publié par Jonas de Schlichting, seigneur de Buckovie, qui devint le chef de la secte quand les édits de la diète de Varsovie forcèrent les sociniens à se disperser en Europe. L’ouvrage du seigneur de Buckovie est la plus véhémente, la plus fière, la plus péremptoire réfutation des griefs que les sectes protestantes ont fait peser pendant un demi-siècle sur les continuateurs de Lélio et de Faustus. La tâche qu’il accomplit, un autre unitaire l’avait précédemment entreprise, le célèbre et trop malheureux Conrad Vorstius, proscrit par les états de Hollande sur la requête ou plutôt sur l’ordre du roi casuiste Jacques Ier d’Angleterre, qui d’abord avait lancé contre lui un lourd traité de théologie. Le chevalier polonais n’eut pas besoin de s’y prendre à deux fois ; placé, dès la publication de son apologie, à l’abri des persécutions civiles et religieuses, le socinianisme continua paisiblement de s’assimiler, non pas seulement dans la Hollande, mais dans l’Europe entière, tous les libres raisonneurs qui, depuis l’avènement de la philosophie cartésienne, s’efforçaient encore de concilier l’indépendance de l’esprit humain avec un principe d’autorité démêlé parmi les traditions chrétiennes et les dogmes des deux révélations.

Le dernier représentant du socinianisme polonais devait se produire dans l’illustre famille des Ragotzki, dont l’extrême tolérance à l’égard des sectes réformées est l’objet d’un blâme violent dans les édits des diètes de Pologne et des états-généraux de Hollande. Stanislas-François-Léopold Ragotzki, prince de Transylvanie, qui, au commencement du xviiie siècle, continua dans la Hongrie la grande lutte soutenue contre l’Autriche par son oncle, le fameux comte Tekeli, chercha vainement un refuge en Europe, quand il se vit contraint de briser son épée ; la haine de l’Autriche le poursuivit jusque dans l’humble maison des camaldules de Grosbois, où, avec l’autorisation de Louis XIV, il vécut deux ou trois ans, sous le nom de comte de Saros, partageant son temps entre l’étude et les exercices de piété. Chassé de la chrétienté, Ragotzki alla demander un asile à la Porte ottomane, qui lui assigna pour résidence la petite ville de Rodosto, près de la mer de Marmara. Ce fut là qu’il mourut, le 8 avril 1735, ne laissant d’autre bien qu’un livre de controverse, Méditations sur l’Écriture sainte, où se retrouvaient les principes du socinianisme, à ce que rapportent les annales du monastère de Grosbois, auquel il avait légué son cœur et ses manuscrits. À cette date (1735), la philosophie cartésienne avait déjà pris possession de l’Europe ; Ragotzki était sans aucun doute le seul qui fît encore profession publique des idées de Faustus. En lui s’éteignait une de ces fortes races slaves chez lesquelles, de génération en génération, se transmettaient les croyances, ni plus ni moins que l’honneur de la famille ou le sentiment de la nationalité.

Bien long-temps avant la ruine de Ragotzki, les libres raisonneurs du xviie siècle avaient ouvert une grande école critique, l’école hollando-française, qui jeta un si vif éclat par les Leclerc, les Courcelles, les Richard Simon. Bayle lui-même, en dépit de ses contradictions et de ses caprices, se rattache étroitement à cette école puissante, qui, pour sa prodigieuse érudition, mériterait assurément qu’on cherchât à la préserver de l’oubli dont elle est menacée depuis le dernier siècle, et qui, de nos jours déjà, commence à l’envelopper. C’est la seule qui ait publiquement adopté en France les principes de l’unitarisme. Pour accroître les embarras des solitaires de Port-Royal, Jurieu prétendit que le socinianisme était également professé dans cette thébaïde que s’étaient bâtie, parmi les bruits et les gloires de leur temps, les plus profonds penseurs, les plus savans jurisconsultes, les plus sévères moralistes, et, pour tout dire, les esprits les plus fortement doués et les mieux inspirés peut-être qui aient honoré le splendide règne de Louis XIV. Jurieu voulait à toute force que M. Arnauld portât la responsabilité des variations d’un homme aujourd’hui oublié, Jacques Picaut, d’Orléans, qui, après avoir déserté Port-Royal pour l’Oratoire, et l’Oratoire pour les universités de Hollande, écrivit un livre en faveur du socinianisme et se perdit dans la foule des disciples d’Arminius. M. Arnauld fit justice des insinuations de Jurieu, et celui-ci ne fut point tenté de revenir à la charge. Par le beau livre de M. Sainte-Beuve, tout le monde sait aujourd’hui que la doctrine des Socin, qui faisaient si bon marché du dogme, forme le contre-pied du jansénisme, qui, pour le conserver, n’imagina rien de mieux que de l’exagérer. Le jansénisme n’est point un fait particulier aux temps modernes : la réaction religieuse qui, au xviie siècle, porte le nom du fameux évêque d’Ypres, s’est produite partout où se sont discréditées les croyances dogmatiques, partout où les hautes et droites intelligences se sont alarmées des conséquences de cet affaiblissement. Mais au xviie siècle, la réaction entreprise par les Arnauld et les Nicole devait nécessairement échouer. Montaigne avait écrit l’Apologie de Raymond de Sebonde ; Descartes venait de formuler sa toute-puissante méthode ; l’ame de Pascal, emplie de terreurs et d’incertitudes, s’indignait hautement de se sentir à la fois si noble et si faible ; Pierre Bayle, abjurant tour à tour le protestantisme et le catholicisme, selon que l’exigeaient les premières vicissitudes de sa vie, si précaire d’ailleurs par la suite, aiguisait la plume de laquelle est sorti le fameux Dictionnaire historique. Encore quelques années, et le scepticisme allait bruyamment inaugurer son ère. Posant la question dans ses termes les plus hardis, le xviiie siècle donna au débat une direction toute contraire à celle que le jansénisme lui avait imprimée ; il proscrivit le dogme et proclama la morale, destituée de sanction et de preuves, comme la base et l’essence de la religion. C’était du même coup mettre hors de cause, non pas seulement le jansénisme, mais toutes les sectes du protestantisme, toutes les écoles chrétiennes dont les dissidences et les polémiques avaient précisément pour objet cette sanction et ces preuves. Aujourd’hui même, en plein xixe siècle, la discussion se poursuit sous une face nouvelle : pour qui étudie attentivement le mouvement intellectuel en Europe, il est bien démontré que les idées religieuses se relèvent peu à peu du discrédit où les a plongées la prédication encyclopédique ; on a pu voir récemment que chacune des écoles et des sectes récusées par le dernier siècle s’efforce de reconquérir sa position première dans la mêlée sérieuse des systèmes et des opinions de ce temps.

V. — RÉACTION SOCINIENNE AU XIXe SIÈCLE. — CONCLUSIONS.

On nous permettra sans doute de nous arrêter un instant à décrire la situation des esprits à l’égard de ces graves matières. Il ne s’agit plus, comme au xvie et au xviie siècle, de transformer ou de modifier les dogmes, dont la philosophie a si énergiquement contesté la réalité, l’importance, mais bien de savoir si, dans l’intérêt de la philosophie même, on ne doit point s’efforcer de les réhabiliter et de les maintenir. Qu’il soit impossible aux peuples de vivre et de prospérer sans religion, c’est là une vérité qui a couru tous les livres ; il n’est pas de philosophe éminent, si l’on excepte Bayle, qui ait soutenu l’opinion opposée. C’est pourtant l’opinion de Bayle qui triomphe parmi les masses, si l’on en juge par l’indifférence où s’engourdit l’immense majorité des consciences. Il y a là un fait capital qui est le trait caractéristique de l’époque où nous vivons : c’est qu’au xixe siècle l’indifférence a son motif, son excuse ; c’est que, pour tout dire, elle s’est logiquement et nécessairement produite, de par les lois les plus hautes qui régissent la civilisation. Aux yeux de M. de Lamennais ou de M. le comte de Maistre, rien, il y a vingt ans, n’était aussi dégradé, aussi abject qu’un indifférent ; c’est là une exagération sur laquelle, au seul aspect de la société actuelle, on doit se hâter de revenir. L’indifférence peut s’allier et s’allie en effet à la probité, à l’honneur, au patriotisme, aux vertus privées, aux vertus publiques ; la raison de ce fait, c’est qu’un niveau intellectuel s’est établi entre les communions et les sectes ; bien en dehors des formules, il a surgi une doctrine purement morale et commune à tous. Il y a aujourd’hui en France des hommes qui ne sont plus ni juifs, ni protestans, ni catholiques, et d’autres qui vont encore à l’église, au temple, à la synagogue ; dans toutes les grandes circonstances de la vie et sur les cas les plus graves, ces hommes ne pensent-ils pas de la même façon ? La lutte des symboles a produit comme une vaste résultante qui résume ce que la morale humaine a jamais eu de grand et de vrai. Mais, s’il est certain que l’indifférent n’est pas aujourd’hui aussi dégradé qu’on l’a prétendu, il n’est pas moins évident qu’une pareille situation est pleine de périls qu’il faut conjurer ; il n’est pas moins évident que la notion du juste et de l’honnête, quelque intelligible qu’elle soit à l’heure présente, manquant de sanction et de preuves irréfragables, peut s’altérer à la longue dans tous les rangs, dans toutes les classes ; il est évident, en un mot, qu’il faut réinstaller dans la foi publique cette sanction et ces preuves, dût-on restaurer les anciennes, dans le cas où les philosophies modernes ne pourraient en établir de nouvelles. Il n’y a pas en Europe un seul penseur quelque peu illustre qui n’ait énergiquement signalé déjà les terribles symptômes du malaise qu’enfante le scepticisme, et par lequel a péri le monde romain tout entier.

Quand le moment sera venu pour les intelligences d’adopter un parti décisif, il est hors de doute que le socinianisme en séduira un très grand nombre. Si l’on parcourt les publications protestantes qui ont paru naguère à Paris, à Strasbourg, à Neuchatel, à Genève, à Lausanne, dans les principales villes de l’Angleterre et de l’Allemagne, on s’apercevra aisément qu’il cherche à se reconstituer. Sur les divers points de la chrétienté calviniste et luthérienne, les principes de l’unitarisme se sont spontanément et simultanément reproduits par tous les moyens de publicité possibles, sermons, prêches, conférences, livres, brochures, journaux. Nous n’avons pas besoin de rappeler avec quel éclat les libres penseurs de Genève ont retranché de leur symbole les dogmes qui maintenaient une distinction essentielle entre le calvinisme et la doctrine des Socin, que ces mêmes penseurs ont clandestinement professée durant environ un siècle. Les chefs actuels de la confession d’Augsbourg nous paraissent plus fatalement encore entraînés vers cette doctrine, à moins pourtant qu’en dépit de toute raison ils ne s’obstinent à s’égarer dans les voies inextricables et fantastiques du mysticisme, ou, pour employer le mot propre, du super-naturalisme, où ils se sont depuis quelque temps engagés. Les protestans de ce côté du Rhin ne se sont point aussi nettement prononcés contre la divinité du Christ ; mais chacun de leurs livres témoigne à toutes les pages de leur intolérable malaise, entre ce dogme qui leur pèse et les embarrasse, et le pur déisme, qui, désarmant la morale et la sapant sans relâche à sa base évangélique, l’abandonne à la merci des passions et des appétits matériels[6].

Le socinianisme est plus ouvertement professé dans l’Amérique du Nord, où l’on a tout récemment réédité la Bibliothèque des Frères polonais. L’illustre président Jefferson a réfuté dans ses lettres quelques-unes des accusations qui ont si long-temps pesé sur la mémoire des Socin ; par-dessus tout, il s’efforce de réhabiliter la jeunesse de Faustus. « Comment, dit-il, un homme qui aurait perdu sa jeunesse dans les galanteries et les plaisirs serait-il venu à bout de l’immense labeur accompli par Faustus en Pologne ? On a pris pour de l’oisiveté les habitudes de rêverie où ce grand esprit se mûrissait et se préparait en silence aux luttes de l’avenir. » Quant à son système métaphysique, Jefferson en déduit le déisme, qui, en effet, s’y trouve renfermé ; il se compose, pour lui, d’allégories et d’images derrière lesquelles s’abrite le rationalisme, et il affirme qu’il n’était point autre chose pour Lélio et pour Faustus. Jefferson se méprend étrangement sur la doctrine des premiers sociniens, qui repoussaient avec énergie toute imputation de déisme, car ils sentaient que déduire le déisme de leurs principes, c’était les réfuter d’une façon péremptoire au point de vue chrétien. Il est naturel, du reste, qu’aux États-Unis, dans ce pays de radicalisme, on ait poussé à leurs conséquences extrêmes, en religion comme en politique, les principes des deux Socin. Dans l’ordre politique, les sociniens d’Amérique descendent plus directement de Jacques Paléologue, le vrai socialiste de la secte, dont au xvie siècle les hardiesses alarmèrent tous les gouvernemens.

Les doctrines de Vicence, importées à Londres par le célèbre Ochin, s’y sont également maintenues en dépit de Henri VIII, de la reine Marie, de la reine Élisabeth, du roi Jacques Ier, qui livraient impitoyablement leurs apôtres aux flammes, de Cromwell lui-même, qui les laissait mourir de faim dans les prisons de Newgate et de la Tour. Les sociniens anglais se sont appelés successivement indépendans, familistes, quakers, brownistes, érastiens, tolérans ; ils forment aujourd’hui une société nombreuse qui se nomme la Société des Amis. Durant les deux derniers siècles, ils se sont efforcés de rattacher à leur secte les plus illustres penseurs de la Grande-Bretagne, Whiston, Locke, Clarke, Shaftesbury, Bolingbroke, Hume, Newton lui-même. Ils y sont parvenus pour ce qui concerne les auteurs du Christianisme primitif et de l’Évangile dévoilé, Whiston et Bury, que le célèbre docteur Priestley a continués un peu avant 1789. Peut-être aussi, en dépit de l’Essai sur l’entendement humain, ont-ils le droit de revendiquer Locke, qui, dans son Christianisme raisonnable, reproduit en effet quelques-unes des propositions de Faustus. Il est évident que tous les autres appartiennent exclusivement à la philosophie pure : nous ne voyons pas en quoi leur déisme rationaliste procède du théisme socinien.

Si l’unitarisme doit être, aux États-Unis et en Angleterre, dès à présent, regardé comme un des agens les plus vigoureux et les plus actifs des principes protestans, c’est aussi dans ces deux pays que s’agite son plus vieux et son plus implacable adversaire, le fataliste et intolérant méthodisme, qui, en ce moment, porte si haut et si loin la bannière de Calvin. Depuis le commencement du xviiie siècle, où il a eu pour chefs les deux frères Wesley d’Oxford et George Witefield de Glocester, le méthodisme a pris déjà de considérables développemens. En 1807, l’Europe et l’Amérique renfermaient cinq cent quarante mille méthodistes ; en 1816, on pouvait doubler ce chiffre ; à l’heure où nous sommes, leurs prédicateurs ont pénétré dans chacun des continens, dans chacune des îles où se fait sentir l’influence anglaise. Dans la Grande-Bretagne et dans les plus anciens états de l’Union américaine, le méthodisme a ses docteurs, ses savans, ses polémistes, nous serions tenté d’ajouter sa littérature. Ce sont ses adeptes qui, dans les contrées les plus reculées des deux Indes, fondent, à l’ombre du pavillon ou des comptoirs britanniques, ces journaux dont les titres nous arrivent, de temps à autre, par la voie des correspondances lointaines, depuis que l’infatigable et remuante civilisation de l’Europe a pris à tâche de forcer dans ses retranchemens, jusqu’ici réputés inaccessibles, la barbarie mystérieuse de l’extrême Orient.

Le méthodisme ne s’est établi chez nous que sous la restauration : la philosophie du xviiie siècle, les convulsions politiques de 89 et de 93, les guerres de l’empire et par-dessus tout les transports de haine que soulevait en France le nom de l’Angleterre, il n’en fallait pas davantage pour lui interdire l’entrée de ce pays. En 1825, des wesleyens de Jersey et de Guernesey parcoururent, à diverses reprises, nos départemens qu’ils encombrèrent de leurs livres et de leurs brochures. Leurs prédications n’obtinrent d’abord qu’un succès fort médiocre ; repoussés par les protestans aussi énergiquement pour le moins que par les catholiques, c’est à peine si dans tout le royaume, à Condé, à Meaux, à Cherbourg, à Charenton, à Toulouse (nous citons les villes où on leur fit le meilleur accueil), ils recrutèrent une centaine d’adhérens. Depuis cette époque, il est incontestable que le méthodisme a eu raison de bien vives antipathies et de répugnances bien opiniâtres. De l’un à l’autre bout de la France, il rallie à cette heure un grand nombre de consciences calvinistes et luthériennes, au sein même des consistoires, à mesure que nos sociétés réformées se réveillent de leur indifférence et de leur torpeur. La secte méthodiste a également essayé d’entamer le catholicisme ; mais, à l’exception d’un prêtre de l’ancien comté de Foix, qui, du haut de sa chaire et à la face de son autel, invitait, il y a trois ans au plus, tous les paysans de sa paroisse à renier leurs croyances, nous ne pensons pas qu’on puisse citer dans les rangs des catholiques de sérieuses défections. Il y a ceci de remarquable, que cette paroisse dissidente n’est autre que la paroisse où est né Pierre Bayle et où s’écoulèrent les meilleurs jours de sa jeunesse tourmentée, la paroisse dont sa famille a eu pendant deux siècles l’administration spirituelle, et que lui-même eût, selon toute apparence, paisiblement gouvernée, si les persécutions de M. de Bâville ne l’avaient contraint d’aller gagner en Hollande le pain qui lui manquait en France, et dont l’amertume fut du moins, sur la fin, adoucie par une immense et rayonnante célébrité.

Le méthodisme et le socinianisme, ayant en France l’un et l’autre un foyer considérable, le premier à Montauban, le second à Strasbourg, indépendamment d’une foule de petites écoles disséminées sur les divers points du royaume, une lutte acharnée doit inévitablement s’établir entre ces deux tendances extrêmes qui depuis trois siècles s’entrechoquent dans le protestantisme.

À vrai dire, cette lutte a commencé déjà par les remarquables brochures publiées contre les méthodistes par M. Athanase Coquerel. Suivant M. Coquerel, le mouvement d’idées qui, de nos jours, s’opère au sein de la réformation, doit logiquement s’accomplir en faveur de l’unitarisme. Sur ce point, l’opinion de l’éloquent prédicateur est aussi la nôtre. Nulle autre secte, pour qui n’approfondit point les discussions philosophiques, ne fait si bien la part des deux principes qui se disputent les sociétés depuis leur origine, le principe de liberté, par lequel s’améliore incessamment notre espèce, et le principe d’autorité, qui, dans le monde métaphysique et moral, maintient l’ordre aussi bien que dans les étroits domaines de la politique. Au xviie siècle, le socinianisme était la dernière halte des esprits qui, pour aboutir au rationalisme, se détachaient par degrés des opinions religieuses ; c’est la première qu’ils fassent au xixe, lorsque, pour se reprendre à ces opinions, ils désertent les régions de la pure philosophie. Mais, en dépit des circonstances qui de nos jours le favorisent, nous ne croyons pas qu’il puisse long-temps conserver les avantages de sa position actuelle. En montrant de quelles ténèbres l’idée de l’être suprême s’enveloppe, au faîte de sa synthèse, nous avons expliqué pourquoi, il y a deux cents ans, il fut impossible aux écoles sociniennes de retenir les penseurs qui se sentaient entraînés vers le déisme ; c’est par le même défaut, par les mêmes hésitations, les mêmes incertitudes qu’il rebutera, dans les temps où nous sommes, les ames inquiètes qui, suivant la route contraire, aspirent à un dogme où se retrouve nette et précise l’expression de l’unité de Dieu.

Moins injuste envers les Socin que les deux derniers siècles, l’époque où nous sommes leur assignera un rang élevé dans la famille des libres penseurs. Parmi les membres de cette famille immortelle, il en est sans aucun doute qui, pour définir les facultés de l’esprit, ont d’un regard plus sûr et plus ferme sondé les profondeurs de sa nature : il n’en est pas qui aient plus énergiquement proclamé l’excellence de cette nature et l’indépendance de ces facultés. S’ils ont fléchi dans l’étude, ou, pour mieux dire, dans la contemplation de l’essence divine, c’est qu’aux extrêmes confins des régions métaphysiques qu’il nous est donné d’embrasser et de parcourir, ils se sont efforcés d’abattre la barrière infranchissable qui sépare la religion de la philosophie, le dogme révélé des idées acquises par les légitimes opérations de l’esprit. Le dogme qui moralise l’homme et détermine ses actes, c’est la philosophie qui met l’homme en état de le recevoir : ce n’est pas elle qui a mission de le formuler. De l’existence des effets on infère l’existence de la cause : l’essence même de la cause, comment la pénétrer et comment la définir ? La notion des êtres, si claire et si distincte qu’elle soit, que nous apprend-elle sur leur origine ? Que nous apprend-elle sur leur fin ? On sait combien à ce faîte se troublait l’ame de Rousseau, qui, dans les extases mêlées d’incertitudes et de perplexités où le ravissaient les sublimes contemplations, a exprimé la vraie philosophie de son siècle : « À mesure que j’approche de l’éternelle lumière, s’écrie l’auteur de l’Émile, son éclat m’éblouit, me trouble, et je suis forcé d’abandonner toutes les notions terrestres qui m’aidaient à l’imaginer… J’ai beau me dire, Dieu est ainsi : je le sens, je me le prouve ; je n’en conçois pas mieux comment Dieu peut être ainsi… Je m’humilie et lui dis : Être des êtres ! je suis parce que tu es ; c’est m’élever à ma source que de te méditer sans cesse. Le plus digne usage de ma raison est de s’anéantir devant toi : c’est mon ravissement d’esprit, c’est le charme de ma faiblesse de me sentir accablé de ta grandeur ! »

Les deux Socin ont soumis la religion tout entière au contrôle absolu de la pensée humaine ; trop peu avancés encore dans les voies philosophiques, ils n’entrevoyaient pas les écueils où devaient l’entraîner en dernier résultat ses investigations ardentes et précipitées. À l’homme qui plus tard lui a imposé le principe de certitude suivant lequel elle a réalisé toutes les notions qu’elle peut acquérir et juger, il appartenait de la ramener à son véritable point de départ et à son but véritable. On se souvient en quels termes Descartes protestait de son respect pour le dogme révélé : il suffirait de rappeler, si l’on mettait en question la sincérité de Descartes, qu’au xviie siècle ses deux plus illustres disciples se nommaient Malebranche et Bossuet. Cette harmonie parfaite que Bossuet et Malebranche ont rêvée entre la foi et la raison, et qui pour nous subsiste déjà dans l’ordre politique, par la séparation des deux puissances, nous ne savons s’il est réservé à notre âge de la voir réaliser dans l’ordre purement métaphysique : ce qu’il y a de sûr du moins, c’est que sa part du labeur intellectuel imposé aux époques où la civilisation grandit consiste à tout entreprendre pour l’y établir. Nos pères ont fait leur tâche, accomplissons la nôtre ; grace à eux, nous ne sommes plus superstitieux ni fanatiques : mais qui ne se sent de temps à autre inquiet et troublé ? Serait-ce un progrès bien digne de nous, après tant de polémiques et de controverses, que d’avoir abouti au scepticisme ?


X. Durrieu.
  1. Voyez dans ses livres de controverse les passages qui concernent Crellius, le plus fameux socinien de Hollande, et Richard Simon, l’apologiste de Crellius.
  2. C’est ainsi que se nommaient les résolutions des diètes polonaises, qui devaient toujours se prendre à l’unanimité des suffrages. Ceci explique l’énorme influence exercée par la minorité luthérienne dans les délibérations de ces assemblées.
  3. Nous laissons la responsabilité de ce fait aux ennemis de la secte, qui s’attachent, comme le père Guichard et un anonyme qui publia, en 1723, une histoire du socinianisme, à exagérer les haines dont les deux hérétiques ont été l’objet. Il y a dans leurs diatribes une ardeur de controverse, qui, à toutes les pages, semble s’allumer aux bûchers du xvie siècle.
  4. La première édition de la Bibliothèque des Frères polonais, où sont également contenus les ouvrages des principaux disciples du second Socin, Slichting, Crellius, Wissowats, Wolzogue, etc., formait huit volumes in-folio. On peut, si l’on désire savoir à quoi s’en tenir sur la prodigieuse fécondité des écrivains de la secte, consulter la Bibliothèque des Anti-Trinitaires (Bibliotheca Anti-Trinitariorum), de Christophe Sandius.
  5. Jacques Paléologue, qui avait pour ancêtres les derniers empereurs de Constantinople, abandonna l’île de Scio où il était né, l’Italie où il avait fait ses études, l’Allemagne où il avait suivi la fortune des principaux réformateurs, et alla chercher un refuge dans la petite Pologne, où il devint en très peu de temps recteur du gymnase de Clausenbourg. Jacques Paléologue exagéra toutes les idées sociniennes, et nia non-seulement la divinité de Jésus, mais ce dogme de la médiation que l’assemblée de Vicence s’était efforcée de faire prévaloir sur le dogme de la trinité. Paléologue, au point de vue politique, déduisait des principes sociniens toutes les conséquences qu’ils renferment. Sa nouvelle doctrine souleva un tel scandale, que la cour de Pologne le livra au pape Grégoire XIII, qui avait lui-même sollicité son extradition. L’inquisition de Rome le fit brûler vif le 22 mars 1585. Faustus Socin fut le premier à s’indigner des exagérations de Jacques Paléologue, et c’est précisément pour réhabiliter ses principes qu’il publia contre Jacques un livre où, par occasion, il réfute ses adversaires de tous les partis.
  6. Voyez, entre autres, l’Orthodoxie moderne, par l’un des pasteurs les plus éclairés de l’église réformée de Paris, M. Athanase Coquerel.