Les Sonnets de Shakspeare

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Revue des Deux Mondes5e période, tome 2 (p. 795-830).
LES
SONNETS DE SHAKSPEARE

Les sonnets de Shakspeare ont, depuis quelques années, donné lieu à des tentatives de traduction poétique. M. Ernest Lafond a mis en vers quarante-huit de ces sonnets ; Mme Simone Arnaud, vingt-quatre. M. Alfred Copin a donné, en 1888, une traduction complète de ces petits poèmes. Je ne citerai ici que pour la curiosité des bibliographes une traduction en prétendus vers français qui porte le nom de M. Direy et qui a été publiée à Poverty Bay, dans la Nouvelle-Zélande, avec le millésime de 1892. Le style n’en est ni moins bizarre ni moins inattendu que le lieu d’où elle nous vient : je ne sais rien de plus décadent, dans la décadence, ni de plus inintelligible dans le galimatias. Mais revenons aux efforts sérieux. Le plus récent et le plus méritoire de tous est la traduction parue l’année dernière et que nous devons à M. Fernand Henry[1].

M. Henry s’est imposé une difficulté dont M. Copin s’était affranchi. Il ne s’est pas contenté de traduire les vers par des vers, il a traduit les sonnets par des sonnets ; et, quand j’expliquerai tout à l’heure quelle est la structure particulière du sonnet shakspearien, combien il diffère du nôtre dans sa forme, dans sa marche et son aboutissement, on commencera à comprendre le tour de force accompli par M. Henry. Si j’ajoute que sa traduction est presque littérale et n’en a jamais l’air ; que, sur les 154 sonnets, je relève seulement un ou deux endroits où je suis en désaccord avec lui sur l’intention du poète et où son vers me paraît avoir forcé ou amoindri la pensée originale, un ou deux sonnets, merveilleusement pleins, qui, en passant d’une langue dans une autre, ont perdu quelque chose de leur richesse ; si j’affirme, enfin, que les vers de M. Henry permettent de deviner le charme principal des sonnets, la langueur mélancolique, l’oubli de soi, l’exquise et rêveuse tristesse qui les parfume et les attendrit, on trouvera, sans doute, que M. Henry a droit, à quelque chose de plus et de mieux que des encouragemens et que le vrai mot serait de la reconnaissance. Et, l’occasion semble bonne pour aborder celle énigme des sonnets qui liante la critique anglaise et allemande et autour de laquelle la bataille littéraire fait rage depuis un siècle. Suivant que cette énigme est résolue dans un sens ou dans l’autre, Shakspeare se livre à nous, de tout près, en pleine lumière, visibles et palpable presque à l’égal d’un contemporain, ou, au contraire, il se recule et s’évanouit, pour jamais, dans l’ombre[2].


I

C’est en 1598 que le public entendit parler pour la première fois des sonnets de Shakspeare. À cette date, Francis Meres y faisait allusion dans son Palladis Tamia, en les ornant d’une épithète qui surprend un peu notre goût moderne et qui sera expliquée plus loin : il les appelait les « sonnets sucrés » de Shakspeare, et il ajoutait que ces vers passaient de main en main parmi les amis de l’auteur. L’année suivante, en 1599, une compilation, intitulée The Passionate Pilgrim était éditée à Londres par un certain Jaggard, un de ces pirates qui se glissaient alors entre les auteurs et les libraires, souillant leurs bénéfices aux uns comme aux autres. Le Passionate Pilgrim était une collection de vers composés par différens écrivains ; il contenait deux sonnets de Shakspeare, et l’un des deux est ce précieux sonnet CXLIV qui résume tous les autres et qui établit la plus claire des corrélations entre les deux séries formées par ces petits poèmes. En 1609, Thomas Thorpe, autre pirate à l’affût des œuvres échappées à l’indolence des écrivains, donnait la première édition des 154 sonnets. Cet in-4o, dont un fac-similé, admirablement exact, a été imprimé en 1862, portait la dédicace que voici :

TO. THE. ONLIE. MEGETTER. OF
THESE. INSVING. SONNETS.
Mr W. H. ALL. HAPPINESSE.
AND. THAT. ETERNITIE
PROMISED.
BY.
OUR. EVERLIVING. POET.
WISHETH
THE. WELL-WISHING.
ADVENTURER. IN.
SETTING.
FORTH.
T. T.

Cette dédicace, si gauchement écrite, qui devait, au XIXe siècle, servir de texte à des discussions sans cesse renaissantes et troubler la cervelle de tant d’honnêtes érudits, dut passer inaperçue des lecteurs de 1609, soit parce qu’elle n’avait pour eux aucun mystère, soit, plutôt, parce que ce mystère ne valait pas la peine d’être pénétré. En 1641, les sonnets furent réimprimés. Le second éditeur avait groupé les sonnets de façon à en former des poèmes différens. On devine qu’il voulait protéger Shakspeare contre certaines objections qui, déjà, s’élevaient. En effet, cette date de 1641 est significative. Une vague puritaine avait passé sur la délicate floraison poétique de la Renaissance et l’avait recouverte. Le sens primitif des sonnets avait déjà, cessé d’être compris.

Ensuite une sorte d’oubli couvre, pendant un siècle, le nom et l’œuvre de Shakspeare. Lorsque le dramaturge reparaît, après cette longue éclipse, il ramène avec lui à la lumière le lyrique de Vénus et Adonis, de Lucrèce et des Sonnets, mais il y a dans ces sonnets un élément suspect, des vers d’amour adressés à un homme. Moins on en parlera, mieux cela vaudra. Il est évident que les éditeurs du XVIIIe siècle envisagent ces sonnets où nous allons trouver la plus pure essence de son génie et de son âme, la fleur de son souverain pessimisme, à peu près sous le même jour que les saletés de Catulle et d’Horace. Steevens les exclut, bravement, et déclare « qu’un acte du Parlement ne le forcerait pas à les admirer. »

Pendant longtemps on avait cru ou l’on avait feint de croire, contre toute vraisemblance, que les sonnets étaient tous adressés à une femme. L’erreur était si manifeste, si grossière, qu’il fallut enfin l’abandonner à moins d’avouer qu’on n’avait même pas lu les poèmes dont on parlait. Chalmers fit un effort désespéré pour sauver la réputation de Shakspeare. Il imagina que ces sonnets étaient écrits pour Elisabeth, mais qu’ils s’adressaient, pour la plupart, non à la femme, mais au souverain ; d’où la forme masculine donnée par le poète au destinataire de ces poétiques messages. Shakspeare la pressait de se marier afin de transmettre à une autre génération la vivante image de sa beauté et il comptait sur ce bel argument pour convertir à la vie matrimoniale une vieille fille de soixante-cinq ans qui, quarante années plus tôt, avait fait la sourde oreille aux prières de son Parlement et de son peuple, aux considérations politiques de ses conseillers et aux avances de tous les princes de la chrétienté. Inutile d’ajouter que la thèse de Chalmers ne fut pas adoptée. On continua à hocher la tête à propos des sonnets. « Quel dommage qu’un si grand génie !… » Hallam déplorait les sonnets tout en les admirant ; Guizot les traduisit la rougeur au front. Enfin, M. Gerald Massey, un des plus patiens, un des plus dévoués, un des plus érudits et un des plus insensés parmi les commentateurs de Shakspeare, car il ne semble avoir tant multiplié les recherches et entassé les documens que pour se livrer, sans aucun contrôle, à sa fantaisie et à son imagination, M. Gerald Massey soulagea d’un grand poids la conscience anglaise en « désinfectant, » c’est lui-même qui s’en vante, les sonnets de Shakspeare. Le procédé de désinfection consistait, tout simplement, à diviser arbitrairement les sonnets en « personnels » et en « dramatiques. » Etaient personnels tous ceux qui, d’après le code moral de M. Massey, étaient compatibles avec la dignité et la vertu de Shakspeare. Tous les autres étaient dramatiques en ce sens que, dans les sonnets comme dans les drames, il exprimait des sentimens étrangers à son propre cœur. Son génie avait servi de secrétaire à des amoureux, comme les écrivains publics du bon vieux temps. Tantôt il avait rédigé les missives d’un grand seigneur à son amie ; tantôt il avait libellé les répliques de l’amie au grand seigneur. D’où la différence des sexes. Ainsi s’expliquait l’énigme, ainsi tombait le scandale. Shakspeare était rendu blanc comme neige à la pieuse admiration des Anglais.

Cette théorie a un double défaut. Elle n’est appuyée d’aucun raisonnement sérieux et elle est démentie par tous les faits acquis au débat. A l’heure où M. Massey la produisit dans un massif volume (1862), une théorie absolument contraire faisait, depuis quarante ans, son chemin dans les esprits, gagnant chaque jour de nouvelles et précieuses adhésions. Le premier, Wordsworth, dans la fameuse préface des Ballades lyriques, avait émis l’idée que les Sonnets étaient une véritable autobiographie. « C’est là, disait-il, la clé qui ouvre le cœur de Shakspeare. » La métaphore a vieilli ; elle a cédé la place à d’autres qui ont vieilli à leur tour : mais le XIXe siècle est resté fidèle jusqu’au bout à ce goût particulier d’ouvrir les cœurs pour voir ce qu’ils contiennent. L’indiscrétion biographique demeurera un de ses caractères les plus notables. Dans celle curiosité de voir des âmes nues, tout n’est pas dévergondage mental ; il y entre l’instinct raisonné de colliger des matériaux pour la grande science en formation : la classification des idées et l’histoire naturelle de l’esprit. Je ne connais guère de problème plus intéressant que celui-ci : « à tant donné que l’existence de Shakspeare a été, suivant toute probabilité, une existence fort ordinaire, comment une œuvre extraordinaire est-elle sortie de là ? » Dira-t-on que nous sommes suffisamment édifiés sur la genèse des drames shakspeariens lorsqu’on a découvert le fragment de chronique italienne, la page de Holinshed ou de Plutarque qui lui a livré son canevas ? Non, on nous ne le dira pas, et, si on nous le disait, nous n’en croirions pas un mot. Ce qu’il a tiré des autres nous importe bien moins que ce qu’il a tiré de lui-même. Matthew Arnold a beau nous dire, dans un sonnet, d’ailleurs magnifique de forme, que Shakspeare est une cime qui monte dans le ciel plus haut que nos regards, outtopping knowledge, qu’il est et doit rester une énigme, je ne vois pas qu’il ait persuadé personne et ses confrères en poésie moins que personne. Après Wordsworth, Rossetti et Swinburne se sont prononcés hautement en faveur de la « personnalité » des sonnets. Et, quand François-Victor Hugo, dans sa belle édition de Shakspeare, embrassait avec tant d’ardeur la même cause, il est permis de penser qu’un autre grand poète, témoin et inspirateur de ces efforts, en approuvait la tendance. Après tout, les poètes sont peut-être mieux placés que les critiques pour comprendre les poètes.

Mis en éveil par le mot de Wordsworth, une nuée d’érudits abordèrent, chacun à leur manière, le problème des sonnets. Le premier point était, pensèrent-ils, de découvrir qui était l’adolescent dont Shakspeare a célébré la beauté et qui était la « dame brune » à laquelle sont adressés les sonnets CXXVI-CLII. Convaincus que la solution de l’énigme se trouvait dans la dédicace de Thorpe placée en tête de l’in-4o de 1609, ils se mirent à lire et à relire cette dédicace. Et plus ils la lisaient, moins ils la comprenaient, si bien que les lignes se brouillaient devant leurs yeux éblouis et qu’ils vinrent à donner aux mots les plus simples les sens les plus détournés et les plus contradictoires. Qui pouvait bien être ce mystérieux Mr W. H. « the only Begetter of the Sonnets ? » Comment traduire ce mot begetter ? Le sens ordinaire du verbe to beget est : enfanter. Le begetter des sonnets serait donc l’écrivain qui les a composés. Mais, qu’on relise la dédicace citée plus haut, et l’on se convaincra que cette interprétation est inadmissible, car, si le begetter est Shakspeare en personne, le double galimatias de Thorpe reviendrait à ceci : « l’éditeur des sonnets souhaite à Shakspeare l’immortalité promise par Shakspeare. » Cette énormité a paru très acceptable à l’Allemand Barnstorff, qui la justifie en interprétant les initiales W. H. par William Himself. L’idée de dédier les sonnets à « Monsieur William Lui-même » est trop bouffonne pour appeler une réfutation. La grande majorité des commentateurs a vu dans le begetter l’inspirateur de ces petits poèmes d’amoureuse amitié et, alors, la dédicace devient presque grammaticale et à peu près raisonnable ; surtout si l’on adopte l’amendement proposé par M. Lichtenberger dans sa thèse latine De Carminibus Shakspeari, soutenue devant la Faculté de Paris en 1877, c’est-à-dire si l’on entend par the insuing Sonnets, la première série de vingt et quelques sonnets, où le poète engage son ami à se marier pour perpétuer sa beauté dans un fils semblable à lui. Ainsi s’explique la promesse d’immortalité qui revient si souvent dans ces sonnets. Mais ce W. H. qui les a inspirés, qui peut-il bien être ? Je ne crois pas nécessaire de passer en revue les hypothèses qui n’offrent aucune vraisemblance. Deux candidats ont été mis en avant et ont rallié autour deux une armée de partisans. C’est William Herbert, comte de Pembroke, et Henry Wriothesley, comte de Southampton. On remarquera que, pour identifier ce dernier avec le W. H. de la dédicace, il faut intervertir les initiales de son nom. Pourquoi cette interversion ? Précisément pour dissimuler ce nom, pour donner au public, friand de mystère, une énigme à déchiffrer. M. Sidney Lee, le très distingué et savant critique auquel on doit la vie de Shakspeare, parue en 1891 dans le Dictionary of national Biography, s’étonne qu’on ait pu songer à traiter de « Mr » un nobleman comme Southampton ou Pembroke. L’un était investi de son titre depuis 1582 ; l’autre n’hérita du sien qu’au commencement de 1601, mais on lui donnait déjà le nom de lord, par courtoisie, comme au fils d’un comte. On répond encore que cette appellation plébéienne a pour but de rompre les chiens et de dépister l’a curiosité tout en l’excitant. Mr Thomas Tyler, un Pembrokiste militant dont on ne peut nier la compétence, dans sa dernière réédition des Sonnets (1899), réplique à M. Sidney Lee avec une âpreté digne des savans du XVIe siècle et cite différens exemples de grands seigneurs ainsi qualifiés « Mr » dans des dédicaces à demi voilées.

Je n’ai pas encore parlé du troisième sens de begetter. Celui auquel se rallie M. Sidney Lee : beget, au commencement du XVIIe siècle, avait presque la signification attribuée par les Anglais modernes au verbe get, et l’on sait combien cette signification est large et compréhensive. Le begetter serait l’homme qui a entre les mains les sonnets et qui les a procurés à l’éditeur. Un volume de poésies de Southwell avait paru l’année précédente, dédié dans des termes à peu près identiques à un certain W. H. en qui on est en mesure de reconnaître M. William Hall. C’est aussi, — nous assure-t-on, — le W. H. des sonnets. Le pirate Thorpe remercie le pirate William Hall du petit service qu’il lui a rendu et dont les deux compères se proposent, selon toute apparence, de partager les bénéfices. Mais alors, demanderons-nous, que signifie « l’immortalité promise par le grand poète ? » On nous répond : « Pure exagération de dédicace, hyperboles flatteuses auxquelles il convient de n’attacher aucune importance ! < » C’est au public déjuger. Il pensera peut-être que M. Sidney Lee, si facilement offusqué des invraisemblances offertes par les hypothèses d’autrui, en soulève à son tour de plus grandes.

Pour en finir avec cette maudite dédicace qui a nui aux recherches shakspeariennes bien plus qu’elle ne les a servies, je rappellerai une suggestion de Philarète Chasles qui fit l’objet d’une lettre adressée, en 1862, à l’Athenæum. Chasles soutenait que le mystérieux W. H. ne s’identifie pas avec le begetter, mais que c’est lui, au contraire, qui souhaite au begetter bonheur et immortalité. Je fais grâce aux lecteurs des moyens, beaucoup plus ingénieux que solides, à l’aide desquels il escamotait le « well wishing adventurer in setting forth, » qui est le seul sujet, grammaticalement possible, de la phrase. et pourquoi faire tant de violence au sens et au bon sens ? Pour arriver à dédoubler l’énigme, pour nous donner deux inconnues à dégager au lieu d’une seule. Mr Tyrwhitt poussa un Hosanna lorsque parut la lettre de Philarète Chasles à l’Athenæum et s’écria qu’un Français avait seul su lire la dédicace de Thorpe. Mais les autres Shakspeariens n’ont pas suivi et je crains bien que notre pays ne doive faire son deuil de cette gloire.


II

Hâtons-nous d’oublier ces deux agaçantes initiales qui ont hypnotisé les érudits du XIXe siècle. Que valent, prises en elles-mêmes et dans leurs rapports avec les Sonnets, la théorie des Southamptoniens et celle des Pembrokistes ?

Henry Wriothesley était né en 1573. Il était le troisième comte de Southampton. Son grand-père, favori de Henry VIII, avait fait la fortune de la famille ; son père, en s’attachant à la cause de Marie Stuart, avait failli la détruire. Quant à lui, il vint à Londres en 1590 après avoir passé par Oxford et Cambridge, et se fit inscrire à Gray’s Inn. Il réussit à la cour de façon à balancer la faveur des vieux courtisans, et l’on songeait à l’opposer à Essex. L’amour déjoua ces ambitions et ces espérances qui s’agitaient en lui et autour de lui. Passionnément épris de mistress Elisabeth Vernon, demoiselle d’honneur de la reine, il tomba en disgrâce, comme tant d’autres, le jour où il osa solliciter l’autorisation de se marier. Il épousa quand même celle qu’il aimait et devenu par cette union le cousin d’Essex, demeura l’ami le plus dévoué et le plus fidèle de celui qu’il avait d’abord inquiété. Essex l’emmena dans son expédition des Açores. Southampton, vice-amiral et commandant de la Garland, dirigea en personne les troupes anglaises dans certaine action qui fut appréciée de façon contradictoire, car Essex l’embrasse après la bataille et la reine, à son retour, lui tourna le dos. Qu’est-ce à dire ? La contradiction s’explique. C’était un de ces héroïques faits de guerre aux résultats désastreux, comme il s’en trouve dans toutes nos histoires. Essex, qui, lui-même, était le plus brave des soldats et le plus médiocre des généraux, embrassait le preux chevalier ; la reine, habituée à juger toutes choses d’après le succès final, tournait le dos au tacticien maladroit. Lorsque Essex risqua sa malheureuse prise d’armes, Southampton se jeta, sans y croire, à sa suite, dans cette révolution d’un soir, qui faillit aboutir pour lui, comme pour son ami, à l’échafaud. La reine lui laissa la vie, mais ne lui rendit ni la liberté ni sa faveur. A l’avènement de Jacques, il fut, avec tous ceux de sa faction, comblé d’honneurs et de grâces. Nous le voyons, sous ce règne, protégeant les gens de lettres, s’employant avec énergie aux premiers essais de colonisation au-delà de l’Océan, et enfin, à cinquante ans passés, combattant pour l’indépendance des Pays-Bas à la tête d’un régiment anglais. En ce temps-là, l’Angleterre défendait l’indépendance des petits peuples contre le despotisme. Southampton eut cette dernière gloire de mériter la haine de Buckingham par sa courageuse opposition dans la Chambre haute : sa mort fut attribuée au favori dont la mémoire n’a pas été justifiée de cette accusation.

C’est, en somme, un personnage sympathique, et, si l’on fait la part de la poésie, qui exagère, et de la jeunesse, qui embellit tout, il ne semble pas impossible, au premier abord, qu’il ait été le héros et le destinataire des Sonnets. Qu’il goûtât la poésie et qu’il recherchât la compagnie des poètes, cela nous est attesté par des faits nombreux. Sa mère ayant épousé en secondes noces le vice-chambellan Sir Thomas Heneage, son patronage pouvait être et fut, en effet, plus d’une fois utile aux comédiens. Qu’il ait été l’ami de Shakspeare, il n’est pas permis d’en douter, puisque le poète lui dédia successivement ses deux poèmes lyriques, Vénus et Adonis et l’Enlèvement de Lucrèce. Il est même facile de noter, de l’une à l’autre dédicace, un progrès sensible dans la tendresse et la familiarité. Cette amitié était moins inégale qu’on ne serait porté à le croire d’après L’extrême humilité des formules. C’est à peine si aujourd’hui, après un siècle de philosophie et un siècle de démocratie, le grand seigneur et le grand artiste se rencontrent de plain-pied comme ils le faisaient en cette fin du XVIe siècle qui n’avait vraiment qu’un culte : celui des supériorités, mais des supériorités de tout genre : beauté, génie, rang ou courage.

Une vieille légende voulait que Shakspeare eût reçu de lord Southampton un don pécuniaire qui lui aurait permis de s’acheter un domaine dont il avait envie. Non seulement la légende n’a point été confirmée par les recherches modernes et ne repose sur aucun fait réel, mais elle est en contradiction absolue avec tout ce que nous savons de la situation financière de Shakspeare. Bien loin qu’il ait eu à solliciter les libéralités de lord Southampton, il me paraît que Shakspeare lui donna, à un moment critique, une preuve de sympathie et de dévouement qui aurait pu entraîner pour lui de sérieuses conséquences. Je veux parler de la conspiration d’Essex. Est-il vrai que le poète ait participé indirectement à ce complot ? Je souhaiterais, de tout mon cœur, que ce fait fût établi. Dans cette conjuration, dont la tragédie s’est emparée, mais sans en comprendre toute la portée, s’agitaient de nobles rêves d’émancipation et de progrès, de grandes idées qui dépassaient leur temps. Les moyens et les hommes furent d’une lamentable insuffisance et je conçois que ce complot fasse sourire les politiques ; mais il me plairait beaucoup que l’imagination de Shakspeare s’y fût laissé séduire. M. George Brandes pense que le misérable et piteux avortement de cette grande affaire, le lâche abandon où le peuple de Londres laissa son favori mit alors le comble au pessimisme de Shakspeare, causé par les déceptions de l’ami et de l’amant. De là ce dégoût, ce désenchantement qui caractérise les chefs-d’œuvre de l’âge mûr et qui varie de la fine mélancolie de Jacques à la misanthropie furieuse de Timon. M. Thomas Tyler. qui est d’accord sur tant de points avec M. Brandes, est, sur celui-ci, intraitable et ne veut à aucun prix admettre que Shakspeare ait conspiré avec Essex. Il prétend voir, au contraire, dans certain sonnet, qui est peut-être le plus obscur de tous, la preuve manifeste que Shakspeare avait horreur de cette conjuration et se réjouit de la punition infligée au chef et aux complices. Bien de plus vague et de moins décisif que cet argument. En revanche, M. Tyler n’explique pas un fait significatif sur lequel s’appuie M. Brandes : cette représentation du Richard II de Shakspeare, donnée au Globe, immédiatement avant la prise d’armes, sans nul doute avec la connivence de l’auteur. On y avait rétabli la mémorable scène de la déposition, supprimée à l’impression par la censure royale, et ce passage admirable fut souligné par les applaudissemens enthousiastes des conjurés qui remplissaient la salle. Si le fait est vrai, peut-on admettre qu’il ait été fortuit ?

Mais, lorsqu’on compare avec soin la personnalité historique de Southampton au destinataire des Sonnets, des différences apparaissent et même des incompatibilités. Le premier n’a ni les grâces fascinantes ni les vices, l’indolence, la molle et oublieuse nature, la douce traîtrise du second. Ceux que Southampton aimait, il les a bravement, fidèlement, constamment aimés. Des agrémens de sa personne, nul n’a jamais parlé. Shakspeare serait-il donc le seul à apercevoir cette beauté merveilleuse, exceptionnelle, extraordinaire que célèbrent les Sonnets ? Ce serait d’autant plus singulier que Shakspeare fait de nombreuses allusions à d’autres poètes, ses contemporains et ses rivaux, qui avaient chanté, comme lui et plus haut que lui, les perfections physiques du même objet. Nous ne connaissons à Southampton qu’un seul amour, cet amour simple, loyal, obstiné qu’il voua à Elisabeth Vernon et dont rien ne nous fait croire qu’elle fût indigne. Personne ne songe à l’identifier avec la Dark lady des derniers sonnets. C’est pourquoi les commentateurs qui s’attachent à la théorie southamptonienne sont obligés de chercher une autre héroïne à ces sonnets. On propose Pénélope Devereux, la sœur d’Essex, l’idéale maîtresse de Philip Sidney dans les sonnets d’Astrophel à Stella. Le caractère de cette dame, qui vivait alternativement avec son mari, lord Rich, et avec son amant, lord Mountjoy, et continua ainsi jusqu’au jour où le premier la vendit au second, ne serait pas en désaccord avec l’esprit et les incidens de la double intrigue entrevue dans les Sonnets. Encore faudrait-il quelques faits matériels pour étayer ce roman. Rien ne prouve que Shakspeare ait essayé d’être un des nombreux caprices de lady Rich et tout démontre que Southampton n’a jamais songé à lui faire la cour. D’ailleurs, elle était jolie : on vantait ses yeux noirs, ses cheveux et son teint de blonde Tout était brun chez la Dark lady : les cheveux et la peau comme les yeux. Shakspeare nous donne à entendre, dans des termes d’un réalisme voulu et conscient, qu’elle était laide, d’une laideur dangereuse et fascinante, et nous serions tentés de lui appliquer le mot bien connu de la fameuse actrice qui disait d’elle-même : « Je ne suis pas belle, je suis pire. »

Ainsi disparait peu à peu, à mesure qu’on examine les faits de tout près, la vague ressemblance du comte de Southampton avec l’adolescent des Sonnets. On ne peut adresser les mêmes objections à William Herbert, comte de Pembroke, dont la candidature, proposée successivement et soutenue par Bright, Boaden, Armitage Brown, de 1817 à 1840, a été reprise, dans ces dernières années, avec des argumens nouveaux, par MM. Thomas Tyler et George Brandes. Ces argumens ont été admirablement résumés dans la Fortnightly Review (décembre 1898) par M. William Archer, le critique dramatique bien connu et les Pembrokistes ne pouvaient faire une plus précieuse recrue, car M. Archer vaut, à lui seul, une armée. Un épicurien de grande race et de fine culture, tel nous semble avoir été Pembroke, en qui finit, ce me semble, l’élégant sensualisme emprunté par la Renaissance anglaise à la Renaissance italienne. Il avait le goût des vers, — au point d’en composer lui-même, — mais il avait aussi la passion des combats de coqs. Clarendon, qui le connut tard, dit avec une nuance de mépris : « Il aimait immodérément les femmes et les aima jusqu’au bout. » Jeune, il eut ses heures d’emportement et de violence : témoin le jour où il dégaina contre lord Grey en présence de la reine. Mais, là où ses jouissances ou son amour-propre n’étaient pas en jeu, il était le plus indolent des hommes et se garda d’entrer dans l’entreprise d’Essex, bien qu’il fût alors en disgrâce et fort lié avec les chefs du complot. Quant à sa beauté physique, elle parait suffisamment démontrée aux Pembrokistes par deux preuves indirectes. Sa mère, Mary Sidney, sœur de sir Philip, était incontestablement une très belle personne : ses portraits ne nous laissent pas de doute à cet égard. Un nous dit que le roi Jacques aimait à cajoler le frère de Pembroke, à cause de sa jolie figure. Ce sont là des présomptions. Nous avons un portrait de Pembroke, mais il a cinquante ans ! Un viveur fatigué : dans le regard et le sourire, un reste de malice sournoise qui se noie dans un commencement d’hébétude. Encore ne suis-je pas bien sûr que je verrais ces choses, si je n’avais pour m’éclairer la phrase de Clarendon.

Dans les premiers sonnets, Shakspeare engage son jeune ami à prendre femme : or, lorsque le jeune William Herbert vint à Londres pour la première fois, en 1598, à l’âge de dix-huit ans, au sortir de l’Université, ses parens avaient déjà essayé de le fiancer à une enfant de quatorze ans, petite-fille de lord Burleigh. Mariage d’intérêt et d’ambition, qui souriait peu, j’imagine, à l’ardent jeune homme, avide de liberté et de plaisir. Moitié camarade, moitié mentor, il eût bien été dans le rôle de Shakspeare d’appuyer les combinaisons matrimoniales d’une grande famille par des argumens esthétiques. Quoi qu’il en soit, le jeune comte ne se maria pas plus que l’adolescent des Sonnets ne semble l’avoir fait. Il se jeta dans des dissipations qui justifieraient fort bien certains passages des poèmes que nous étudions. Il devint le point de mire des gens de lettres en quête d’un puissant patron. Et là encore, — que l’on identifie avec Chapman, ou avec tout autre, le poète de haut bord devant lequel- Shakspeare s’efface avec une ironique humilité, — William Herbert, comte de Pembroke, semble s’adapter assez bien au mystérieux personnage que nous cherchons.

Mais ce qui fait surtout de lui un rival dangereux pour Southampton, c’est qu’on voit émerger de l’ombre avec lui une curieuse créature à laquelle vont comme un gant, du premier coup, tous les attributs de la Dark lady ; défauts et grâces, laideurs et séductions, et tous les élémens de charmante perversité dont cette femme est faite. Elle s’appelle Mary Fitton ou Fytton. Elle est bien née et, à quinze ans, elle entre à la Cour comme demoiselle d’honneur d’Elisabeth. A la Cour, elle prend sa part, et une part importante, dans tous les divertissemens. Certains Mémoires du temps nous la font voir par échappées. Un soir que la reine soupe chez lord Cobham, elle parait dans un Masque où elle conduit un quadrille allégorique. Elle porte une jupe pailletée d’argent, et ses cheveux, dénoués, flottent sur ses épaules. Elle s’approche de Sa Majesté et l’invite à danser. « Qui êtes-vous ? » demande la reine. « Je suis Affection, » répond la jeune fille. « Affection est une menteuse, » reprend Elisabeth. Pourtant elle se lève et se mêle aux danseurs, car elle est encore vaine de ses talens chorégraphiques, et c’est vers ce temps qu’elle montre sa jambe au duo de Biron, l’ambassadeur de France, pour qu’il en décrive les contours au roi, son maître, dans une dépêche diplomatique.

D’après un autre Journal, Mistress Mary Fitton, lorsque la fantaisie lui en prend, défait sa coiffure, féminine, retrousse et épingle sa jupe à sa ceinture et s’enveloppe dans un grand manteau blanc. Ainsi équipée en cavalier, elle va rejoindre un galant qui l’attend hors du palais. Or, ce galant est, précisément, William Herbert, qui a un an de moins qu’elle et qui commence sa carrière de Don Juan. En février 1601, elle se déclare grosse de ses œuvres. Grand scandale ; fureur de la reine, qui jure ses plus forts jurons. Le jeune homme avoue la paternité et refuse d’épouser ; sur quoi on les conduit tous deux dans des prisons différentes. Mary eut encore deux bâtards d’un autre père. Après quoi elle rencontra un capitaine, homme sans préjugés, qui lui donna son nom.

Ressemble-t-elle au portrait que Shakspeare nous fait de la Dark lady ? Par une étrange ironie des choses, que n’ont même pas aperçue les commentateurs dans la fièvre de leur recherche, c’est à une statue funèbre, agenouillée sur une tombe dans une église de village, que nous devons demander le secret des amours de Shakspeare, car c’est la seule image authentique qui nous reste de cette fantasque personne. Et la pauvre statue mutilée, sans mains, le bout du nez cassé, dépouillée par le temps de ses couleurs primitives, répond très peu et très mal à nos curiosités. M. Tyler voit des traces certaines d’une peau brune et d’une chevelure noire, là où d’autres observateurs ne voient rien ou, encore, voient tout le contraire.

Une objection se dressait. Mary Fitton était une des filles d’honneur de la reine. Comment concilier cette situation avec certain sonnet où le poète dit à sa maîtresse qu’elle est deux fois infidèle, puisqu’elle a violé sa foi envers lui comme elle a violé sa foi conjugale ? Et voici qu’un clergyman (le singulier clergyman qui fouille l’état civil des drôlesses d’il y a trois siècles ! mais nous devons le remercier quand même), le révérend Harrison, a découvert que Mary Fitton avait été mariée une première fois, ou quasi mariée, à un certain Lougher, mais que, pour une raison inconnue, ce mariage avait été invalidé. Le vers de Shakspeare sur la foi conjugale trahie ne serait donc qu’une taquinerie, en harmonie avec le caractère léger de quelques-unes de ces pièces.

Tout cela est suffisant pour nous permettre de croire que Mary Fitton a pu être la maîtresse du poète, mais non pour nous démontrer qu’elle l’a été véritablement. Nous savons qu’un des camarades de Shakspeare, le fameux bouffon Kemp, l’homme qui a fait le plus rire Elisabeth après Tarleton, a dédié un petit volume « à Mistress Ann Fitton, fille d’honneur de Sa Majesté » et, comme il n’y a jamais eu d’Ann Fitton fille d’honneur, force nous est de croire que la protectrice de Kemp est la mère du bâtard de Pembroke, celle à qui la Reine disait avec une clairvoyance si plaisamment prophétique : Affection is false. De ce que Kemp lui a dédié un livre, s’ensuit-il que Shakspeare ait été son amant ? Aux gens qui réclament des preuves positives la conséquence semblera un peu forcée. Le poêle a dû la voir et lui parler nombre de fois, entre 1595 et 1601, à l’occasion des représentations de la Cour : voilà tout ce que nous pouvons affirmer d’une façon certaine. M. George Brandes nous assure qu’elle a révélé à Shakspeare ce que c’est que l’amour d’une grande dame, qu’elle l’a introduit dans ce monde de splendeur et d’élégance où l’esprit raffiné, multiplie, prolonge les émotions de la chair. Pour lui, elle fut « la femme, » celle qui contient toutes les autres, et, après lui en avoir fait connaître tous les charmes, elle lui en laissa entrevoir toutes les perversités, qui sont encore des charmes ; elle incarna l’amour jusqu’au jour où elle personnifia la trahison. C’est là le point culminant du livre de M. Brandes, qui fait coïncider cette grande douleur avec l’écroulement de la fortune d’Essex et de Southampton. Il a écrit des pages admirables sur l’effet produit dans le cerveau d’un poète de génie par le triple désappointement de l’ami déçu, de l’amant trahi, du citoyen philosophe trompé dans ses rêves patriotiques et humanitaires.

On souhaiterait que tout cela fût certain, mais, hélas ! comment se dissimuler que ce livre, le plus beau, je crois, qui ait été écrit sur Shakspeare, est un livre conjectural et qu’il nous présente non l’histoire, mais le roman de Shakspeare ?

Que si l’on considère Pembroke à part de Mary Fitton, aucune trace ne subsiste aujourd’hui qui nous permette d’affirmer des relations directes entre Shakspeare et lui. Il demeurait à Baynard’s Castle, dans le voisinage des théâtres. Une troupe de comédiens placée sous le patronage de son père (the Pembroke men) a représenté une des pièces de Shakspeare. Il est vrai que l’in-folio de 1623, la première et vénérable édition des œuvres dramatiques de Shakspeare, lui a été dédié par Heminge et Condell ; mais le poète, mort depuis six ans, n’a pas eu plus de part à la publication qu’à la dédicace.

i nous étions en état de préciser la date à laquelle ont été composés les Sonnets, un grand pas serait fait et nous pourrions, tout au moins, éliminer une des deux candidatures rivales. Le professeur Dowden, le plus sage et le plus réservé des Shakspeariens, nous fait savoir que les Sonnets n’ont pu être écrits avant 1590, ni après 1605. Cet oracle ne nous éclaire pas beaucoup. Il est fait allusion, dans les Sonnets, à certaine période de trois ans qui s’est écoulée, non entre le commencement et la fin, mais entre deux momens, mal définis, de cette amoureuse amitié. Où placer ces trois ans dans l’espace de quinze années que nous abandonne Dowden ? Si c’est au début, Pembroke est trop jeune ; si c’est vers les dernières années, Southampton est trop âgé. Aussi les Southamptoniens insèrent-ils les trois ans en question de 1590 à 1593, et les Pembiokistes de 1598 à 1601. Les raisons alléguées, de part et d’autre, n’ont rien de solide. Comment admettre, demande-t-on, qu’un homme qui n’a pas trente ans parle de lui-même comme d’un vieillard ? Mais ce langage sera-t-il beaucoup plus naturel s’il en a trente-six ou trente-huit ? Pour démontrer que les Sonnets ont été une des premières productions de Shakspeare, on nous fait remarquer l’identité qui existe entre certains vers de ces sonnets et certains passages de ses plus anciennes pièces, notamment de Love’s Labour’s lost, qui est, probablement, la première de toutes. Cet argument me touche peu. Pourquoi le lyrique Shakspeare n’aurait-il pas fait des emprunts au dramaturge Shakspeare tout aussi bien que le dramaturge au lyrique ? M. Sidney Lee nous prie de prendre en considération un passage d’un livre intitulé : Willobie His Avisa et paru en 1594, où il est question d’un M. W. S. (encore des initiales ! ) qui vient de surmonter un grand chagrin d’amour. Mais, en admettant que W. S. soit bien réellement William Shakspeare, je suis obligé de prévenir le lecteur que Willobie (Willoughby) et son prétendu éditeur sont des êtres fantastiques sur lesquels nous ne pouvons parvenir à mettre la main, et que faire fond sur une assertion contenue dans cet ouvrage, c’est bâtir sur le sable.

Ce qui détermine, je crois, M. Sidney Lee, à assigner une date précoce aux Sonnets, c’est qu’il y découvre le mouvement de pensée et les habitudes d’expression qui caractérisent la première manière de Shakspeare. Voilà, enfin, une raison ! Elle ne convaincrait ni un géomètre, ni un juge d’instruction, mais elle a une grande valeur pour des critiques. Il est vrai que, dans beaucoup de sonnets, apparaît un Shakspeare qui n’est pas encore tout à fait Shakspeare, mais l’élevé de Lyly, de Spenser et de Sidney, l’homme qui n’a encore étudié la vie et l’âme humaine que dans l’Arcadia ; mais je distingue, dans beaucoup d’autres, l’auteur d’Hamlet et je pressens celui de la Tempête. Le professeur Dowden avait donc raison d’étendre, comme il l’a fait, la période où il est possible que les Sonnets aient été composés. Il faut s’en affliger, si l’on tenait surtout à mettre un nom sur le visage de l’ami et de la maîtresse. Il faut s’en réjouir, si l’on cherche dans les Sonnets l’évolution morale et poétique d’un grand esprit, l’histoire d’une pensée plutôt que celle d’un sentiment.


III

Cependant les « personnalistes » étaient loin d’avoir gagné la bataille. Beaucoup de Shakspeariens, non des moindres, refusaient non seulement de résoudre le problème, mais même de le poser comme les Pembrokistes et les Southamptoniens, c’est-à-dire de voir dans les Sonnets deux passions vivantes qui s’entre-croisent et se combattent. Les uns, par pudeur, s’écartaient d’une recherche où ils croyaient pressentir un mystère d’infamie. D’autres, — comme l’Allemand Delius et deux éditeurs considérables de Shakspeare, Dyee et Knight, — étaient tellement frappés des contradictions qui fourmillent dans les Sonnets, qu’il leur répugnait d’admettre que tous ces petits poèmes pussent avoir été adressés à un seul homme et à une seule femme. Comme si l’amour, comme si la nature humaine, comme si le caprice incessant des hommes et des choses ne suffisait pas à expliquer toutes les contradictions ! Celui qui n’a point aimé ou qui n’a pas vécu pourra seul s’étonner que Shakspeare ait successivement doué le même objet de toutes les perfections, puis de toutes les faiblesses, ou qu’il ait admiré celui qu’il venait de maudire. Si les critiques y avaient regardé de plus près, ils auraient découvert ces contradictions dans le même sonnet.

Si l’ami et la maîtresse de Shakspeare sont des mythes, quel est le sens des Sonnets ? Ici se produit une prodigieuse variété d’explications. M. Henry Brown s’est efforcé de nous persuader que les sonnets étaient des parodies et que Shakspeare, en les composant, avait voulu, tout bonnement, se moquer des autres sonnettistes contemporains, bafouer l’Euphuisme comme Molière a ridiculisé le style précieux. Il y a, en effet, deux ou trois sonnets où l’intention sarcastique est évidente, quelques autres où elle est latente et vaguement diffuse, Mais soutient-on aussi longtemps un tel jeu ? Imagine-t-on Molière qui recommence cent cinquante-quatre fois le sonnet d’Oronte ? Le professeur Minto repousse la théorie d’Henry Brown en ce qui touche le premier groupe de sonnets, mais s’y rallie en ce qui concerne la Dark lady. Restriction malheureuse, car c’est là, précisément, que la poésie des Sonnets se fait circonstanciée, directe, réaliste. C’est pourquoi, — en dépit des parcelles de vérité qu’elle contient, — la théorie du professeur Minto, pas plus que celle de M. Henry Brown, n’a satisfait la majorité des Shakspeariens.

La parodie n’est autre chose que le symbolisme comique. Beaucoup de commentateurs ont cherché un symbolisme véritable dans les Sonnets. La chose n’a rien d’insolite parmi les compatriotes et les contemporains de Shakspeare. Les sonnets intitulés par Spenser Amoretti ont, apparemment, pour objet une personne réelle, puisqu’elle devint la femme du poète, et nous n’avons pas la moindre peine à reconnaître Pénélope Devereux dans la Stella des sonnets de Sidney. D’autre part, Drayton adresse les siens à des idées ou à des vertus personnifiées. Les historiens littéraires remarquent que, parmi les sonnets anglais de ce temps, ceux-là seuls ont duré qui renfermaient de l’émotion vraie et, si je puis dire, quelques gouttes de sang humain. Soit, mais ils oublient de nous dire pour quelle part entre l’idéalisme dans ces sonnets adressés à des êtres réels et quelle étrange transformation subit la passion vivante distillée dans le sonnet. Comparez Pénélope Devereux, la femme aux deux maris, avec cette Stella dont Astrophel, pour unique caresse, effleure le front pendant son sommeil. Vous comprendrez, alors, que la distance est moindre ; de la femme réelle à la maîtresse rêvée que de la maîtresse rêvée à l’idée toute pure. Et, en vérité, tout amour conduit au symbolisme ou en dérive. C’est là que se rencontrent, entre ciel et terre, l’amant qui a fait de sa maîtresse le lieu de toutes les perfections dont il est épris et le penseur qui habille d’une forme humaine ses chères conceptions, sa Vérité ou sa Beauté.

En tout cas, la question n’est pas résolue par les analogies ou les précédens, et il nous faut juger en elles-mêmes et sur leur valeur intrinsèque les interprétations modernes des Sonnets. Il en est une qui amuse fort M. Henry : c’est celle de M. Heraud, qui croit démontrer que Shakspeare s’est constamment inspiré de l’Ecclésiaste et qu’il a mis la Bible en sonnets. M. Henry rappelle, à ce propos, l’anecdote du P. Hardouin. On sait que, pour le P. Hardouin, les Odes d’Horace avaient été composées par des moines du XIIIe siècle et que Lalagé représentait la religion chrétienne. « Savez-vous, mon Père, lui disait-on, que ce ne sont pas les idées de tout le monde ? — Ah çà, mon ami, répondit le Père, croyez-vous que je me sois levé toute ma vie à trois heures du matin pour avoir les idées de tout le monde ? » M. Henry est, évidemment, d’avis que M. Heraud a dû se lever encore plus matin que le P. Hardouin, et j’incline à le croire avec lui. Pourtant est-ce si ridicule ? M. Furnivall, qui a été l’âme de la Shakspearian Society et l’un des maîtres reconnus de la critique shakspearienne, croit sentir dans les Sonnets cet accent douloureux et pénétrant qui fait des Psaumes de la Pénitence un des poèmes les plus beaux qui aient jamais été écrits : fascination du péché, exquise fatigue d’âme, poésie du repentir, volupté de l’humiliation et, dans l’abandon des autres amours, découverte d’un autre amour plus doux et plus grand. Mais il ne faut pas nous laisser aller sur cette pente : nous n’y trouverions que déception. Il y a longtemps que l’Eglise aurait revendiqué Shakspeare, si elle avait pu reconnaître en lui l’un des siens. Le doyen Plumtre, qui l’a soumis, à ce point de vue, à un minutieux examen, conclut que Shakspeare ignorait à peu près la Bible et qu’elle n’a eu nulle influence sur lui. Qu’on s’en afflige ou qu’on s’en réjouisse, ce vaste esprit qui s’est assimilé tant de choses et qui a si souvent deviné ce qu’il ne savait pas est demeuré absolument étranger au christianisme. Il ne faut pas s’en étonner : ce fut le premier effet de la Réforme en Angleterre de supprimer toute croyance. A part deux petites bandes, dont l’une regardait vers Borne et l’autre vers Genève, elle fut païenne, comme sa reine et comme son grand poète, pendant trois générations. Sauf quelques paroles vaguement respectueuses qui s’adressent, de loin, à des dogmes non formulés, l’œuvre de Shakspeare est athée, et, à ce point de vue, les Sonnets confirment les drames, de même que les drames, à l’occasion, éclairent les Sonnets.

Si Shakspeare n’avait pas de croyances religieuses, avait-il une philosophie et quelle était cette philosophie ? Elle se composait de deux doctrines connexes, celle des cycles et celle de l’âme du monde. Il est impossible de ne pas reconnaître en lui un élève de Giordano Bruno et de Campanella. Le premier de ces deux penseurs était venu en Angleterre et y avait résidé de 1583 à 1585. Ce séjour de Bruno avait laissé des traces dans mainte intelligence, notamment chez Philip Sidney, qui avait eu avec lui de fréquentes et sympathiques relations. Or, Shakspeare, au début, est tout imprégné des idées de Sidney ; les influences qu’a subies l’auteur de l’Arcadia, il les subit à son tour et, au lieu d’être amoindries par cette transmission, elles en semblent fortifiées. L’esprit de Shakspeare reçoit sans résistance et avec une sorte ; d’avidité le panthéisme du grand philosophe italien et la doctrine de l’âme du monde, âme prophétique qui est sans cesse dreaming of things to come (sonnet CVII). De là ces pressentimens dont il a tiré un si grand parti dans ses drames et qui ne sont autre chose que l’obscure conscience de ce qui sera, de ce qui est déjà. Car, pour lui, l’histoire de l’avenir est écrite quelque part comme l’histoire du passé est écrite dans nos livres. Si nous savions regarder l’Univers, nous y verrions notre inéluctable destinée. Ainsi va le monde entraîné dans l’éternel tournoiement des « cycles » qui ramènent l’humanité à travers ses étapes d’autrefois, toujours différente et toujours identique, vers » de nouvelles combinaisons des faits anciens et des anciennes pensées. Nulle place pour la liberté, pour le progrès. Cette doctrine est au fond du théâtre fataliste de Shakspeare. « Sont-ce des nécessités ? demande le roi dans la seconde partie de Henry IV. Eh bien, acceptons-les comme des nécessités ! » Tous les personnages de Shakspeare peuvent en dire autant. C’est pourquoi leur grande, leur unique vertu, c’est la soumission au Destin, l’obéissance aux lois de la Nature. C’est la même note, toute personnelle, cette fois, qu’il fait entendre dans les Sonnets, où l’on peut dire qu’il prend hardiment à son compte la doctrine du mouvement circulaire. Lisez les sonnets LIX, LX, CXXIII, et vous y trouverez cette doctrine clairement exposée.

Mais la véritable philosophie des Sonnets est une philosophie moins générale, plus concentrée, plus précise : c’est la philosophie de l’Amour, que les sonnettistes italiens de la Renaissance avaient exhumée de Platon et fécondée de leurs ardentes rêveries. Nous sommes ici au seuil d’un monde extraordinaire et, bien que nos âmes, usées par l’égoïsme et l’ambition, brûlées de désirs, alourdies de positivisme, ne puissent s’y frayer leur chemin qu’avec une peine infinie, il faut y pénétrer, car, en vérité, Shakspeare a passé par là. Qui l’aime l’y suive !

Nous avons pour guide un petit livre de M. Richard Simpson, intitulé Philosophy of Shakspeare’s Sonnets et publié en 1868. Ce volume n’a que quatre-vingts pages ; mais c’est un des plus pleins et un des plus neufs que j’aie jamais eu la bonne fortune de rencontrer. M. Simpson commence par nous apprendre ce que c’est qu’un sonnet pour les hommes de la Renaissance. Ce n’est pas un exercice littéraire, un jeu prosodique ; c’est quelque chose d’étrange et de compliqué, le mélange de deux élémens qui, au premier abord, sembleraient ne pouvoir jamais entrer en composition : d’une part, une confession autobiographique, un cri de passion ; de l’autre, une leçon de philosophie, un théorème, sous forme symbolique. Le sonnettiste est un professeur d’idéal : il chante et il enseigne à la fois comme le Vates des temps orphiques. Avec lui, nous gravissons, d’échelon en échelon, l’échelle d’amour qui conduit de la contemplation de la Beauté physique à la possession de l’impérissable et immortelle Beauté qui est la Vérité visible et la face du divin. C’est dans cet esprit qu’on lisait les sonnets de Dante, de Pétrarque, de Casa, et que cent commentateurs en couvraient les marges de subtiles et ingénieuses scolies. On y cherchait bien moins des révélations sur tel ou tel épisode de leur vie intime que des lueurs dont devait s’éclairer la route de l’âme dans sa vertigineuse ascension vers la souveraine Beauté.

L’échelle d’amour ! Ce n’est pas une métaphore, c’est une doctrine, une classification. Il y a les trois échelons d’en bas, qui appartiennent à l’amour d’imagination, et les trois échelons d’en haut, qui sont ceux de l’amour idéal. Benedetto Varchi, dans ses Lezioni d’Amor, publiées en 1561, professe que l’amour est de trois sortes. Il peut s’adresser à l’esprit tout seul, ou au corps tout seul, ou à tous les deux ensemble. L’amour intellectuel est appelé bon génie ; l’amour animal, mauvais génie. Quant à l’amour mixte, c’est l’amour ordinaire, qui est abandonné au peuple et qui sert à perpétuer notre humanité. Mais les âmes d’élite, les seules qui donnent du prix à la terre, doivent s’efforcer d’opérer le divorce de l’animalité et de l’intellectualité. En effet, le véritable amour est un acte intellectuel par lequel notre entendement, attiré vers la Beauté, aspire à créer une Beauté nouvelle. L’Amour trouve l’âme dans un état d’inertie. Puis, la frénésie amoureuse produit un mouvement, un élan vers l’objet aimé. Et le troisième état, l’état final, c’est l’extase où l’âme s’arrête et se repose.

Un des points importans de la doctrine, c’est l’identité du Beau et du Bien. Or, de même que la laideur n’est que la négation, la privation du Beau, de même le mal n’a point d’existence en soi ; il est l’envers du Bien, il est le Bien mal compris, mal placé, cherché où il n’est pas ; et de là découle une morale douloureusement indulgente. C’est l’amour, qui, après avoir paru nous égarer, nous remet sur la voie. Sa fonction est universelle, et incessante. Logique, histoire naturelle, science et politique, il embrasse tout. Pendant que l’instinct affirme, que la raison doute ou nie, le rôle de l’Amour est de réconcilier toutes choses et de créer l’harmonie.

Telle est, dans ses linéamens principaux, cette philosophie de l’amour. Shakspeare dut la connaître, et c’est par les sonnettistes italiens, dont on lui traduisit la pensée, qu’il recueillit quelques miettes du banquet de Platon. Un des premiers effets de cette philosophie est de réhabiliter l’amitié, de l’élever au-dessus de tous les sentimens humains. Elle prend naissance à l’occasion de la Beauté physique, qui nous prépare à admirer la Beauté ; morale, et ne doit jamais en être séparée. Mais aucun désir impur ne trouble le culte rendu à la beauté de l’ami. L’amitié est donc aussi supérieure à l’amour ordinaire que l’aine est supérieure au corps. « L’affection de l’homme pour la femme, lisons-nous dans le Wit’s Commonwealth, est chose vulgaire et commune ; celle de l’homme pour l’homme est infinie et immense. » Pour parler encore plus clairement, l’amitié est l’amour intellectuel, le mariage des intelligences. Et, à ce propos, comment ne pas rappeler, avec Dowden, la tendre amitié de Montaigne et de La Boétie, de Linguet et de Sidney, amitié que la mort exalta loin de la dissoudre ? Comment ne pas se souvenir, surtout, de ces beaux sonnets, cités par Richard Simpson, où, à près de soixante ans, Michel-Ange épanchait son âme d’artiste en adoration respectueuse pour la beauté du jeun » ! patricien, Dei Cavalieri ?

Après avoir montré de quelle doctrine et de quels sentimens s’est inspiré Shakspeare, M. Simpson, avec une patience infatigable, en a recherché les traces à travers les Sonnets, ramassant soigneusement les mots et les pressant pour leur faire rendre tout leur sens, et parfois un peu plus ; si décidé à trouver, que cette volonté lui exagère parfois la valeur de sa trouvaille, mais pourtant toujours sincère, toujours subtil, toujours tolérant envers les autres théories auxquelles il ne refuse pas de faire leur part. Ainsi sur cet océan des commentaires shakspeariens deux livres surnagent ; celui de M. George Brandes et celui de Richard Simpson, parus à trente ans d’intervalle. L’un prétend me livrer Je roman de l’homme de génie, le drame vécu d’où ont été engendrés tous ses drames littéraires. L’autre me découvre, se déployant de sonnet en sonnet, comme dans une série de méditations. successives, cette Religion de la Beauté qui fait de Shakspeare le disciple de Platon. Qui croire ? Ne serait-il pas possible de réconcilier ces deux livres ?


IV

Ouvrons les Sonnets ; lisons-les lentement, librement et docilement tout à la fois. Négligeons les commentateurs pour ne plus entendre que le poète lui-même. Ne permettons aux théories préconçues de reparaître que. quand une impression personnelle nous forcera à les évoquer.

Une première chose nous frappe : ces sonnets ne sont pas des sonnets. Comme le sonnet classique, ils sont composés de quatorze vers, mais ils n’ont ni les deux quatrains ni les deux tercets dont la disposition nous est si familière. Les quatorze vers du sonnet shakspearien sont divisés en deux groupes fort inégaux : le premier est une stance de douze vers, à rimes croisées ; le second, « un envoi, » formé de deux vers qui riment ensemble. À cette disposition matérielle correspond un certain mouvement régulier qui rythme la pensée. Cette pensée prend son essor et monte droit en haut dans les douze premiers vers. Quelquefois, l’envoi la maintient à la hauteur où son premier élan l’a portée, l’arrête et la fixe en plein vol ; de sorte que le même sonnet nous propose l’image de ces trois états successifs de l’âme dont nous parlaient les casuistes italiens : inertie, enthousiasme, extase. Plus souvent l’envoi contredit la stance. C’est un réveil, une chute dans la réalité ; c’est l’humanité qui sent sa misère et sourit tristement des chimères du poète. Dans certains cas, la pensée rebondit inopinément et l’idée indiquée par l’envoi devient, à son tour, le thème du sonnet suivant. Nous avons ainsi des sonnets jumeaux qui marchent, gracieusement enlacés, s’appuyant l’un sur l’autre ; le premier-né est plus fougueux ou plus tendres ; le second, à l’air plus sage et plus profond, nous livre la pensée définitive du poète.

Outre cet accouplement qui ne peut échapper à aucun lecteur, il est évident que les Sonnets se rangent d’eux-mêmes en trois divisions : sonnets à l’ami, sonnets à la maîtresse et, enfin, sonnets de pure fantaisie littéraire. Ceux-ci sont au nombre de deux et portent les numéros CLIII et CLIV. Je dirai ici pour n’y plus revenir qu’ils sont traduits, ou imités, de quelque anthologie grecque et traitent-le même sujet : l’Amour volé. Le premier est une esquisse, le second est parfait dans sa grâce mignarde et subtile.

Ces trois divisions, qui s’imposent, ne sont pas les seules. Les sonnets à l’ami, qui composent les cinq sixièmes de l’œuvre totale, se répartissent en cinq ou six groupes. Ce sont les exhortations au mariage, les sonnets où le poète se pose en mentor et gronde doucement ; ceux où il se flagelle lui-même et se déclare indigne d’être aimé ; enfin, les sonnets jaloux, qui sont de toutes sortes : jalousie contre les femmes, contre le monde, contre les poètes rivaux. Cette classification, introduite par les premiers éditeurs et que, de notre temps, on a essayé de rectifier, a un grand défaut : elle laisse dans l’ombre le seul point important, la succession chronologique des Sonnets. Il faut s’y résigner, accepter cet ordre apparent, qui n’est que du désordre et qui rapproche des vers écrits sous des inspirations et à des époques différentes. Ces vicissitudes ont leur charme et l’on prend un étrange plaisir à s’abandonner à ces capricieux courans, à flotter, pour ainsi dire, à l’aventure, sur la pensée de Shakspeare. Le poète parle de ses vers comme d’informes ébauches ; ailleurs, il affirme que ces vers vivront à jamais et donneront l’immortalité. Il semble un coupable qui implore sa grâce et se désole de son indignité ; nous tournons la page, c’est un maître indulgent qui pardonne. Nous croyons entendre l’accent de la jeunesse, aux sens vibrans, à l’imagination ardente, et voici que le jeune homme se change en un vieillard ironique et désenchanté. Le même paysage varie avec les heures du jour et les saisons de l’année ; il diffère de lui-même dans la gaieté du matin et dans la mélancolie du soir. Ainsi l’âme de Shakspeare dans les Sonnets.

Quelquefois le sujet du sonnet n’est rien, ou moins que rien : un vulgaire calembour[3] diversifié, retourné, torturé de dix manières. Ou bien, c’est un de ces mille incidens dont est faite la vie de toutes les amitiés en ce monde. Par exemple, le sonnet LVI veut dire : « Vous êtes fatigué. Reposez-vous : vous serez plus frais demain. » Le sonnet LVI est une excuse affectueuse. « J’ai peur de vous avoir fait attendre. » Ce serait à peine un texte suffisant pour un petit bleu, pour un billet du matin, griffonné sur une carte de visite. Ces bagatelles deviennent énormes comme des bestioles ou des poussières végétales vues au microscope.

Quelquefois, c’est le contraire. Le sonnet condense et contracte en quatorze vers une vue de l’Univers physique et métaphysique, une conception de la vie, une théorie de l’âme, toute une philosophie en raccourci. J’ai déjà indiqué les sonnets où il est fait allusion à l’âme du monde et à la théorie des cycles. Les sonnets XLIV et XLV ont un caractère encore plus décidément scientifique. L’homme est formé de quatre élémens : la terre, l’eau, l’air, le feu. Les deux premiers sont grossiers, lourds, immobiles. L’air est de la pensée et le feu est le désir, mais l’épithète de purging (qui purifie) indique clairement de quel désir il s’agit. C’est la puissance motrice de l’Amour, qui transporte l’âme vers un certain objet, cette force d’attraction dont le poète nous parlera encore dans un autre sonnet pour se demander si elle réside dans l’objet attirant ou dans l’âme qui est attirée. Songer à l’ami qui est loin semble une action toute simple. Pourtant est-ce autre chose que se transporter auprès de lui par la pensée ? et quel plus grand prodige que celui-là ! Si nous n’étions que pensée, nous nous transporterions en fait, tout entiers, auprès de l’absent. Le grand poète est fasciné et médite sur ce miracle de l’Amour comme son Hamlet méditera sur le mystère de la Mort. Une question analogue se pose, dans d’autres sonnets, à propos du rêve. Qu’est-ce que le rêve ? Est-ce, de toutes les opérations de l’esprit, la plus spontanée, la plus indépendante, celle qui est le plus strictement circonscrite dans les limites du moi intérieur ? Ou serait-ce la projection d’une volonté étrangère dans notre cerveau ? Impossible de ne pas reconnaître dans tout cela l’influence de Benedetto Varchi et de ses amis, fécondée par l’esprit de la science moderne qui naissait, en ce moment-là, avec Bacon.

Si l’inégalité des sujets est frappante et la hauteur de l’inspiration très variable, la diversité est plus grande encore dans le ton, l’accent, l’expression. Si les Sonnets nous étaient présentés dans l’ordre et à la date où ils ont été écrits, ils nous montreraient Shakspeare disciple de l’euphuisme, son émancipation graduelle, son triomphe complet, définitif. En 1592, Shakspeare ne conçoit rien au monde de plus beau que d’imiter Lyly, Spenser et Sidney, surtout Sidney, pour lequel il avait une dévotion particulière. D’autant plus qu’au-delà de Sidney, il voyait Pétrarque, et, au-delà de Pétrarque, il entrevoyait Platon. Ceux qui jugent l’euphuisme d’après ce courtisan prétentieux et imbécile que Walter Scott a mis en scène dans l’Abbé s’en feront l’idée la plus fausse du monde. Il y a un bon et un mauvais euphuisme, comme il y a un précieux qui est charmant et un précieux qui est ridicule : Piercy Shafton est à Sidney ce que Mascarille est aux hommes d’esprit de l’hôtel de Rambouillet. Le vrai précieux, le précieux de l’Hôtel a eu cette bonne fortune inattendue d’être, après deux siècles et demi, ravivé avec toutes ses audaces et toutes ses grâces par un poète habile. Pareil sort n’est pas échu à l’euphuisme, qui reste sous le coup de la lourde et bourgeoise satire de l’ancien greffier de la Cour des sessions. Qui nous ressuscitera l’euphuisme ? Mais à quoi bon ? Ne suffit-il pas de lire l’Arcadia ? Œuvre de passion, mais, en même temps, œuvre de réflexion, de patience, de sagesse. M. Taine exprime à merveille la jeunesse et l’ardeur des sensations qui y éclatent ; mais son style fiévreux, haletant, outré en rend mal la douceur insinuante, la jolie finesse, et cette grâce propre à Sidney qui glisse sur les sentimens de l’âme amoureuse comme un cygne sur les eaux.

Les premiers sonnets sont ou la paraphrase ou la traduction littérale de certains passages de l’Arcadia, dans lesquels le mariage est présenté comme une nécessité pour l’être beau et parfait qui a le devoir de perpétuer ses perfections et sa beauté. A mesure qu’on avance dans les Sonnets, l’influence de Sidney est moins palpable, elle est, du moins, intermittente ; elle finit par s’effacer et disparaître. Dans l’ordre où sont rangés les sonnets, les exemples de ce que j’ai appelé le bon et le mauvais euphuisme se succèdent avec une régularité désespérante. Dans le sonnet XXIII, l’amour est si ingénieux, qu’il entend avec les yeux[4]. Le sonnet XXIV va plus loin : l’œil du poète est peintre et les yeux de son ami sont des fenêtres qui permettent de voir le dedans de son âme. Lorsque le poète parle du « gentil larron » qui. dépouille sa misère, de factieuses comparaisons viennent à l’esprit, mais déjà, dans le sonnet suivant, nous remontons de Mascarille à Oronte :

Mon jour est une nuit quand je ne te vois point,
Et ma nuit est un jour lorsque tu l’as peuplée.

Nous rejoignons Benserade et Voiture avec ces vers, écrits après une rupture :

Pour toi j’irai jusqu’à me haïr désormais,
Car dois-je aimer celui que ton âme déteste ?

Et il me semble que nous les dépassons avec des vers comme ceux-ci :

Je songe que le Temps, assassin de l’Amour,
Me prendra mon ami dans sa rage insensée,
Et n’est-ce pas déjà la mort que la pensée
Qui fait pleurer d’avoir ce qu’on peut perdre un jour ?

Le retour graduel aux sentimens naturels et à l’expression simple et vraie de ces sentimens est marqué de deux manières : par les moqueries qu’il adresse à ses contemporains restés fidèles à l’euphuisme et par les moqueries, qu’il s’adresse à lui-même après être tombé dans les mêmes excès. Il devient alors son propre parodiste en même temps que celui des autres poètes. C’est comme un adieu ironique à l’école où il avait grandi, et cela rappelle, — toutes proportions gardées, — Mérimée composant la Guzla ou Musset jetant à la tête des romantiques sa Ballade à la Lune. Il est plus d’un sonnet qui commence par un subtil badinage et finit par quelque mot simple et grave, par un trait de juste sensibilité, qui vient du cœur sans avoir passé par l’esprit. Par exemple, après avoir platonisé et pétrarquisé sur le devoir esthétique qui prescrit à l’être. parfaitement beau de revivre dans une autre créature, le poète s’avise de toucher à un sentiment élémentaire de l’âme et termine par cette parole si expressive dans sa simplicité et sa concision :

You had a father : let your son say so.

Ailleurs, rejetant les antithèses et les hyperboles dont ses rivaux usent et abusent pour chanter la beauté de son ami et chatouiller en mille manières son insatiable vanité, il s’écrie : « Je me contente de dire : celui que j’aime est le plus beau des enfans qui soient nés d’une femme… » « A quoi bon, dit-il encore, vanter sans mesure une marchandise que je ne veux point vendre ? » Il revient, à plusieurs reprises, sur son désir de ne jamais exagérer la louange :

O let me true in love but truly write


et, dans un autre sonnet :


Thou, truly fair, wert truly sympathized
In plain true words by the true telling friend.


Six fois le mot « vrai » en trois vers ! C’est plus que de l’insistance : c’est de l’impatience. Au lieu d’Oronte, nous croyons entendre Alceste. On verra tout à l’heure avec quelle sincérité il parle à sa maîtresse. Il n’y a que les prophètes juifs ou les naturalistes français pour dépouiller ainsi la pauvre créature humaine de toutes ses grâces artificielles et adventices. Lire vrai à outrance, vrai quand même, dire tout ce qu’il pense, rien de moins, rien de plus, tel semble être devenu l’idéal littéraire de ce grand euphuiste émancipé et converti.

Mais cette évolution littéraire accompagne une évolution plus étonnante et plus profonde. Nous voyons distinctement, — et combien nous verrions mieux si les Sonnets étaient rangés dans leur succession chronologique ! — nous voyons s’opérer une sorte de dédoublement merveilleux entre l’âme et le corps du poète, entre ses sensations périssables et sa pensée immortelle, entre sa personne et son génie. Pour l’une, il laisse voir un douloureux mépris, il parle de l’autre avec une sorte de révérence, comme l’esclave parlait de son maître, au temps où il y avait des maîtres et des esclaves. Ce n’est pas assez dire et il emploie des comparaisons qui rabaissent encore davantage sa personnalité. L’homme qui s’appelle William Shakspeare n'est que la lourde monture, the dull bearer, de ce cavalier divin qui est le génie de Shakspeare. Il est vrai qu'on peut découvrir deux ou trois passages où il traite ses vers avec dédain ; mais, en vingt autres endroits, il leur promet l'immortalité, et il la promet aussi à tout ce que ses vers auront touché, sans y mettre ni façons ni grimaces, comme si son génie était en lui, mais non pas à lui et comme s'il n'avait aucune raison pour en tirer vanité. Cela nous déconcerte, parce que nous sommes habitués à l'homme de lettres moderne dont la personnalité est souvent plus connue que ses œuvres, auxquelles elle sert de réclame et d'enseigne. Mais il faut songer que la curiosité des contemporains de Shakspeare, sauf dans certains cas exceptionnels, négligeait l’homme pour aller droit au livre.

Qui aurait eu alors l'idée d'écrire la biographie d'un écrivain, à moins qu'il ne fût en même temps un grand personnage et qu'il ne se fût mêlé de guerre ou de politique ? De là ce mélange de fierté et de modestie qui nous surprend. Quand il s'agit de sa personne, Shakspeare est plus que modeste, il est humble ; il parle de son « indignité, » de sa « honte, » il déclare que son ami doit cesser de le voir et le désavouer pour ne pas être souillé de son contact et enveloppé dans sa disgrâce. « Plus tard, quand je ne serai plus, on ne comprendra pas pourquoi tu m'as aimé et l'on rira de tes pleurs. » Ce dégoût de soi-même, cette conscience de son abjection revient à chaque page : elle est la note dominante et comme la saveur particulière des Sonnets. Il n'est qu'un lépreux ou un paria pour parler ainsi.

Sans doute, il faut faire la part de l'exagération poétique, qui, je l'ai déjà indiqué, donne aux sentimens, aussi bien qu'aux hommes et aux objets, des dimensions surnaturelles. Mais, en ramenant les choses à leurs proportions vraies, les Sonnets gardent un fond de tristesse irréductible. D'où provenait cette tristesse ? Le grand poète était-il mécontent des autres ou de lui-même ? Etait-ce le remords d'avoir mal vécu, qui pesait sur lui, ou l'amer sentiment de son infériorité sociale ? Différens passages des Sonnets permettent de conclure dans les deux sens, et il est probable qu'en effet la mélancolie de Shakspeare était due à ces deux causes réunies.

On sait que Shakspeare s'appliqua, dès qu'il put réaliser quelques bénéfices, à éteindre les dettes de son père et à faire réenregistrer ses armoiries sur le livre officiel du Blason. Ces armoiries lui tiennent au cœur : elles font revivre, sous la forme d’un rébus héraldique, le fait de guerre oublié auquel il doit son nom (Shake-Spear). Elles font de lui William Shakspeare, gentleman. Dans le parloir de la Sirène ou dans les coulisses du Globe, il rêve au temps où il vivra dans sa maison et sur ses terres. Alors, lui qui a été jadis poursuivi par les gardes-chasse de sir Thomas Lucy, il pourra poursuivre à son tour les braconniers, peut-être les condamner comme Justice of the Peace. Ce serait vraiment un comble, s’il pouvait annexer à son nom les deux initiales J. P., symbole de la respectabilité. Telle est l’ambition bourgeoise qui s’est logée dans le cerveau de Shakspeare et ne l’a jamais quitté. Il sent combien sont décevantes ces passagères amitiés avec les grands seigneurs, et, s’il a fait la folie de s’attacher à l’un d’eux, il sait se reprendre à temps. En attendant l’heure de l’indépendance absolue, auteur et comédien, il a deux métiers, et celui des deux qui obtient le plus de considération est celui qui rapporte le plus d’argent. S’il fait bon marché de quelque chose, c’est de ses drames.

Voilà son sentiment réel ; en voici la traduction poétique :


Hélas ! C’est vrai : j’errai par chaque carrefour,
Jouant publiquement le rôle de paillasse,
Je vendis à vil prix tous mes biens sur la place…


Et, après s’être ainsi accusé, dans le sonnet suivant il s’excuse :


Oh ! pour l’amour de moi, grondez bien la Fortune,
La déesse à qui seule incombent tous mes torts ;
Et qui, si lâchement, sans le moindre remords,
M’oblige à recourir à l’aumône commune.


Comme il exagère la bassesse de sa situation, il transforme ses fautes en crimes. Il fait allusion à un affreux scandale qui l’exclut à jamais, semble-t-il, de la société des honnêtes gens. Or, on pourrait à la rigueur, si l’on accepte une date tardive pour la composition des Sonnets, identifier ce scandale avec la joyeuse aventure dont Shakspeare fut le héros et Burbadge la victime. Certaine bourgeoise de Londres avait, prétend-on, invité à souper, après le spectacle, le célèbre acteur qui déployait un talent si extraordinaire dans le rôle de Richard III. Shakspeare s’arrangea pour intercepter la galante invitation et pour s’y rendre le premier. Quand Burbadge arrive enfin, il trouve porte close ; de l’intérieur, une voix railleuse lui crie de consulter les dates : « William le Conquérant a régné avant Richard III. » Cette anecdote a bien la mine d’être apocryphe. Cependant les critiques anglais semblent la prendre au sérieux. Et c’est cette farce de carnaval, saluée d’un grand éclat de rire par les contemporains, qui inspirerait à Shakspeare des accens dignes des Psaumes de la Pénitence ? Il ne pourrait se consoler d’avoir mis à mal une « honneste dame » qui donnait des rendez-vous nocturnes aux artistes et qui se résignait, en cinq minutes, à une substitution de personne dans l’objet de son choix ? Si c’est vraiment là le « scandale » des Sonnets, je n’ai pas besoin de chercher un meilleur exemple du grossissement, de la métamorphose prodigieuse que subissent tous les sentimens dès qu’ils sont effleurés par cette poésie.

Et cependant, en cherchant bien, on finit par rencontrer, dans ces mêmes Sonnets, la note vraie, l’expression juste qui replace le poète de plain-pied avec le reste de l’humanité. « Je suis ce que je suis, dit-il, I am that I am ; » et il ajoute, un moment après : « All men are bad. » Shakspeare était un homme de plaisir, rien de plus certain. Ses mœurs fournissaient un texte de plaisanteries non seulement à ses adversaires, mais à ses amis, qui paraissent en avoir été médiocrement choqués. La chose est prouvée par le Satiromastix, sorte de pièce aristophanesque où Dekker met Shakspeare en scène, non sous le nom de Guillaume le Conquérant, mais sous celui de Guillaume le Roux, ce qui lui va mieux à cause de son teint et de la couleur de ses cheveux. On l’y voit enlever une femme mariée, au milieu de circonstances tout aussi sérieuses que celles qui entourent l’adultère dans un vaudeville du Palais-Royal. Le Satiromastix fut joué par la troupe à laquelle appartenait Shakspeare, dans le théâtre dont il était codirecteur et actionnaire, et quelque chose des bénéfices que produisit la pièce dut entrer dans sa bourse. Tout cela n’annonce pas un homme bien contrit.

Il n’en est pas moins vraisemblable qu’aux approches de la quarantième année, les sens de Shakspeare, apaisés et un peu las, laissèrent place à des pensées toutes nouvelles. La conception du péché lui demeurait étrangère connue, toute autre idée religieuse, mais deux idées différentes agissaient en lui, l’une toute mondaine et l’autre à demi philosophique, la perte de la respectabilité, la dégradation morale. Le poète est humilié à la pensée de ces vulgaires joies, savourées avec de vulgaires compagnons, au souvenir de ce vin grossier ou frelaté dont il s’est grisé. Il se sent diminué, rapetissé, souillé. L’odeur de la débauche s’attache à ses mains, à ses vêtemens ; elle l’obsède et lui donne la nausée de lui-même. Une étrange veulerie stupéfie son imagination, paralyse sa volonté. Alors il est pris d’une nostalgie de vertu qui s’associe avec l’autre nostalgie, celle du home rustique où, certain jour, il y a quinze ans, il a laissé trois enfans endormis dans leurs berceaux.

Ce n’est pas une chose très noble que le vague malaise, moitié physique et moitié mental, des lendemains de fête, et pourtant c’est avec cette pauvre étoffe qu’est faite l’exquise mélancolie des Sonnets, cette douceur berçante qui les avait fait surnommer les « Sonnets sucrés. » Il en est de sourians et de navrés, de subtils, d’ardens et d’ingénus ; il en est qui caressent, ou qui prient, d’autres qui se plaignent et qui pleurent ; il en est aussi qui moralisent et qui prêchent tendrement, familièrement, sur le ton du frère aîné grondant son cadet. Quelques-uns, — parmi ceux qui s’adressent à la dame brune, — font songer à la cavalière impertinence d’Alfred de Musset : encore se mêle-t-il une vague indulgence à leur railleuse sévérité. Je ne me rappelle qu’un seul sonnet qui soit vraiment irrité. Voici la traduction qu’en donne M. Fernand Henry :


Las du monde, j’aspire au repos éternel,
Quand je vois le talent réduit à la misère,
La nullité partout triomphante et prospère,
La loi qui se parjure à la face du ciel ;
L’honneur prostituant son éclat immortel,
De vierge la Pudeur se faisant adultère,
La Justice exilée aux confins de la terre,
Les abus tortueux d’un pouvoir criminel ;
L’Art qu’avec ses deux mains l’Autorité bâillonne,
La Sottise, en bonnet, qui doctement ânonne,
Le cœur dans le devoir toujours moins affermi ;
Le Bien, captif, ayant le Mal pour capitaine ;
Oui, voyant tout cela, que je mourrais sans peine
Si je pouvais mourir sans perdre mon ami !

Faut-il voir dans ce sonnet un écho des classiques invectives qui sont si fréquentes chez les satiriques anciens ? L’âme de Shakspeare se trouva-t-elle, à un moment donné, dans cet état d’antipathie violente contre la société de son temps ? J’incline à le croire, car je reconnais la veine misanthropique d’où sont sorties les rêveries de Jacques et les fureurs de Timon. Ce sonnet marque, dans la vie mentale de Shakspeare, l’heure anarchique, révolutionnaire, l’heure des utopies, celle où son imagination put se laisser séduire à des projets de conspiration.

Reste la question que j’ai soulevée la première et qui demeure après que toutes les autres ont reçu une solution plus ou moins satisfaisante. C’est le double roman de Shakspeare, l’histoire de cet amour et de cette amitié qui se développent parallèlement, puis se croisent et s’évanouissent dans leur rencontre. Quelle impression nous laisse une lecture indépendante et attentive des Sonnets sur la réalité de ce drame a trois personnages ?

Au premier abord, le héros nous semble irréel. Il possède toutes les perfections, mais nous n’en distinguons aucune en particulier. Il personnifie la Beauté, mais les traits dont cette Beauté se compose nous échappent. À la fois maître et maîtresse (master-mistress), il résume en lui l’homme et la femme. Or, l’être qui a deux sexes n’a point de sexe. Est-ce une abstraction ou un monstre ?

Par un procédé inverse, c’est-à-dire en prodiguant les détails précis, le poète nous fait douter un instant de l’existence de la dame brune. Il l’idéalise dans le mal, ou même dans le laid, comme il a idéalisé son ami dans la vertu et dans la beauté. De sonnet en sonnet, dans son analyse impitoyable, il lui retire un à un tous les moyens de séduction. D’abord elle s’est donnée à lui : c’est son premier tort, peut-être le plus grand aux yeux de l’amant. Le sonnet CXXIX exprime, avec une franchise et une puissance étranges, ce dégoût, voisin de la haine, qui suit, chez le mâle, le désir satisfait. D’ailleurs elle est banale ; elle s’est donnée et se donnera à d’autres :

Comment mon cœur tient-il pour son royaume unique
Ce qui du monde entier est la place publique ?

« Place publique » est dur. Le poète va plus loin. Il ne manque plus à cette femme que d’être vertueuse avec lui tandis qu’elle se prodigue à d’autres. D’abord, il nous a donné à entendre qu’il était seul à la trouver belle. Mais, quand il s’agit d’expliquer quel charme l’attire en elle, il se dérobe ironiquement. Dira-t-il qu’elle marche comme une déesse ? Non, car il n’a jamais vu marcher de déesse. Ainsi il jette l’une après l’autre, sur le tas des vieilles métaphores, toutes les comparaisons chères aux poètes amoureux. Enfin, le sonnet CXLI met de la façon la plus cruelle les points sur les i. Il peut se résumer ainsi en vulgaire prose : « Tu n’es pas jolie, tu es noire ; tu ne sens pas précisément comme une fleur ; ta peau de donne pas à mes doigts, experts aux voluptueux contacts, ces molles sensations dont ils sont avides. En somme, je ne puis t’aimer avec mes yeux, ni avec aucun de mes cinq sens ou de mes cinq esprits. C’est de l’amour sans cause physique, ce n’est même pas de la dépravation, ce n’est rien ; et pourtant cela existe. » Voilà qui est excessif et la préoccupation de l’antithèse est trop visible. La maîtresse, à force de défauts, devient aussi impossible à comprendre que l’ami est chimérique à force de perfections. Ne faut-il pas qu’ils s’opposent en tout l’un à l’autre et que, pour obéir aux lois du sonnet, ils donnent un visage à l’amour intellectuel et à l’amour animal ?

Mais les Sonnets nous fournissent une foule de traits avec lesquels il est aisé de retrouver l’homme et la femme qui ont réellement vécu et traversé la vie du poète. Que voyons-nous ? Un bel adolescent de grande race en qui apparaissent peu à peu la vanité, l’égoïsme, la sensualité. La poésie et l’art ne sont pour lui que des formes de jouissance, des moyens de décorer sa vie. Il a paru donner son attachement exclusif au poète, mais ce qu’il lui faut, c’est une cour et vingt admirateurs qui l’encensent. Etait-ce Pembroke ? Si. ce n’était lui, c’était un homme tout pareil à lui.

Elle, c’était le flirt d’une époque païenne, l’instrument d’amour que Boccace et l’Arétin avaient façonné pour le plaisir des hommes de la Renaissance. Etait-ce Mary Fitton ? Elle ou une autre… Je me demande pourquoi ce ne serait pas une courtisane au lieu d’une femme de la Cour, comme on l’a jusqu’ici si gratuitement supposé. Quand on songe quel respect Shakspeare garde, dans ses plus tendres familiarités, envers son ami, comment croire qu’il eût traité avec, cette désinvolture la femme, du monde dont il avait reçu les faveurs secrètes ? L’amour, alors, ne supprimait pas l’inégalité des rangs. <owiki/>

La catastrophe survient et le sonnet CXLIV résume toute l’aventure dans des termes qui n’ont rien d’énigmatique.


Deux amours sont en moi, pareils à des esprits,
Dont l’un me désespère et l’autre me console.
Mon bon ange est un homme à la beauté sans prix ;
Le mauvais, une femme au teint fardé d’idole.

Mon démon féminin à mes côtés a pris,

— Pour l’attirer plus vite en son horrible geôle, —
Mon bon ange, et tenté, par ses désirs pourris,
D’arracher à mon saint sa céleste auréole.
Mon ange a-t-il fini par devenir démon ?
Je ne puis l’affirmer, je ne puis dire non,
Comme tous deux sont loin et qu’ils font bon ménage.
Je crains que l’un n’ait mis l’autre dans son enfer,
Et je serai toujours en proie au doute amer,
Tant que l’esprit matin retiendra l’esprit sage.


Ce n’est pas seulement un bonheur qui s’envole, c’est une théorie qui s’écroule. Les deux termes de l’antithèse, longuement et amoureusement caressée, qui devaient se tenir aux deux pôles de l’amour, se sont rejoints et s’éloignent réconciliés. Les voilà qui disparaissent à l’horizon. S’en douterait-on d’après le sonnet qu’on vient de lire ? Y sent-on l’accent d’une douleur inguérissable, d’une grande déception philosophique, d’une religion perdue ? En aucune façon, et je conçois que beaucoup de commentateurs aient vu là un dénouement de fantaisie, couronnant une aventure imaginaire. Ils se trompent pourtant. Si Shakspeare se consolait si vite, c’est parce qu’il était consolé d’avance. Il ne croyait plus ni aux personnes, ni à l’idée qu’elles symbolisaient pour lui ; mais il avait cru très sincèrement et très ardemment aux unes et à l’autre. L’idée avait éveillé son génie ; elle lui avait donné son premier champ d’études, appris la première langue qu’il ait parlée. L’ami et la maîtresse lui avaient révélé le cœur humain dans ses sublimités et dans ses petitesses, dans ses générosités et dans ses trahisons. Le même modèle avait posé, tour à tour, pour la grâce chevaleresque et pour le caprice égoïste. La même femme, vue à travers le désir, puis à travers le dégoût, avait été Juliette, Rosalinde, Béatrix, puis Cléopâtre et Cressida. Nul, — pas même Shakspeare lui-même, alors qu’il les bannissait de son cœur ; « ne pouvait effacer la trace qu’ils laissaient dans l’histoire de sa pensée. Si nous savions leur nom, tout ce que nous parviendrions à connaître sur eux s’ajouterait en quelque sorte à la psychologie du poète et à la matière première de son œuvre littéraire. Mais, tout anonymes qu’ils soient, ils ne sont pas pour nous des inconnus, encore moins des fictions. Shakspeare les a idéalisés deux fois, et parce qu’il les a aimés, et parce qu’il a incarné en eux les dogmes poétiques qui avaient séduit son imagination. Et je serais tenté d’ajouter qu’il les idéalisait encore rien qu’en les touchant de son génie. Lorsqu’ils le trompèrent, il avait appris à les connaître. Il leur pardonna, et le pardon, c’est déjà de l’indifférence. La femme ne valait pas la peine d’être haïe ; l’homme méritait-il d’être aimé ? A l’aide de mille sophismes, le poète essaya de faire survivre l’amitié à l’amour et nul ne peut dire combien de temps se prolongea ce douloureux effort. Ainsi jusqu’au jour où il s’aperçut que cet ami était un luxe trop coûteux pour un humble comédien :


Farewell : thou art too dear for my possession.


Peut-être ne fut-ce encore qu’une fausse sortie, mais l’adieu définitif ne vint jamais. L’amour avait péri de mort violente ; l’amitié dut mourir d’inanition. Et ce fut la fin. Quant à la Religion du Beau, qui avait l’euphuisme pour rituel, ce n’était décidément qu’une gymnastique, mais Shakspeare lui devait la souplesse de ses facultés intellectuelles.

Voilà ce que nous racontent les Sonnets. Commencés, en pleine jeunesse, sous l’influence de Pétrarque et de Sidney, ils laissent Shakspeare en possession de lui-même et déjà tourné, prématurément, vers le morne horizon du déclin. Ils nous conduisent de Biron à Bornéo et de Roméo à Hamlet ; ils nous font pressentir Prospero. Ils éclairent la vie mentale encore plus que la vie réelle du poète. Si on les lit de cette manière, si on les comprend ainsi, oui, les Sonnets sont une confession.


AUGUSTIN FILON.

  1. Les Sonnets de Shakspeare traduits en sonnets français, par Fernand Henry. — Ollendorff.
  2. M. Henry a abordé et traité ces questions dans une introduction claire et bien ordonnée, fortifiée d’une bibliographie que l’on trouvera à la fin du volume. Je ne puis, cependant, endosser ses conclusions. Il a énuméré les principales opinions critiques, mais sans leur assigner l’importance relative qui leur appartient, et celui de tous les auteurs auxquels il a donné le plus de confiance est celui, peut-être, qui en méritait le moins. M. Henry s’est donc un peu trop hâté. Je sais qu’il le regrette. Il se dédommagera et nous dédommagera nous-mêmes en étudiant la question à nouveau dans une prochaine édition.
  3. Voyez, dans la Fortnightly Review de février 1899, une très intéressante dissertation de M. Sidney Lee sur les divers sens que présentait, à la fin du XVIe siècle, le mot will sur lequel Shakspeare joue dans un de ses sonnets.
  4. Les métaphores ont leur destin. Nous trouvons simple que des yeux parlent et il nous semble bizarre que des yeux entendent !