Les Sopranistes/03

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Les Sopranistes
Revue des Deux Mondes2e période, tome 38 (p. 1021-1028).
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LES SOPRANISTES.

CAFFARELLI.

Le célèbre sopraniste Caffarelli, le compatriote et le contemporain de Farinelli, s’appelait du nom de sa famille Gaetano Majorano. Il est né à Bari, dans le royaume de Naples, le 16 avril 1703, selon quelques biographes suivis par M. Fétis[1], tandis que Grossi le fait naître en 1710[2]. Cette dernière date paraît la plus probable, parce qu’elle s’accorde avec le renseignement fourni par le docteur Burney, qui assure que Caffarelli a débuté à Rome en 1726, ce qui est confirmé par un passage du marquis de Villarosa [3]. Quoi qu’il en soit de la date précise de la naissance de Caffarelli, il était fils d’un pauvre laboureur qui le destinait à conduire, comme lui, la charrue.

L’enfant, au lieu de s’adonner aux petits travaux des champs auxquels il était déjà propre, passait son temps à courir dans les églises où l’on faisait de la musique, ce qui lui attirait de rudes réprimandes de la part de son père. Le jeune contadino fréquentait plus volontiers une église du voisinage dont la chapelle était dirigée par un certain Caffaro. Celui-ci, ayant remarqué l’assiduité de l’enfant à suivre les oflices, l’attira chez lui, examina sa voix et s’assura de ses heureuses dispositions pour la musique. Caffaro alors alla trouver le père du petit Majorano, lui parla avec éloge de la voix et de l’instinct musical de son fils et lui fit entrevoir un bel avenir de fortune, s’il consentait à laisser faire de l’héritier de son nom un rossignol des quatre saisons. On assure que le père, sans se voiler la face de douleur, donna sa bénédiction, et l’enfant fut conduit dans la ville de Norcia, célèbre dans toute l’Italie pour ce genre d’opérations. Ce sacrifice accompli, Caffaro prit le jeune garçon dans sa maison, lui enseigna la lecture et les premiers élémens de la musique, et le mit en état d’aller à Naples prendre des leçons de chant de Porpora. C’est par reconnaissance pour l’homme qui lui avait ouvert les portes de la fortune et de la renommée que le fils du laboureur Majorano prit le nom de Caffarelli, sous lequel il est connu dans l’histoire de l’art.

J’ai déjà parlé du mode d’enseignement que suivait Porpora et de l’importance extrême qu’il attachait à la partie matérielle du mécanisme vocal. Dans cet âge héroïque de l’art de chanter, un sopraniste visait avant tout à étonner le public par les prodiges de son gosier, par l’éclat et la richesse des ornemens mélodiques. Aussi Porpora tenait-il longtemps ses élèves à l’étude du solfeggio avant de leur permettre de s’occuper des paroles et de l’expression morale du sentiment. C’est à Caffarelli, semble-t-il, que s’applique plus particulièrement l’anecdote souvent citée de cinq années consacrées à l’étude exclusive d’une seule page de musique qui contenait tous les exercices possibles de vocalisation. Le jeune Caffarelli, s’impatientant de dire toujours la même chose, aurait demandé à Porpora quand il lui serait permis de renouveler la page et de passer, comme on dit, à un autre exercice. « Lorsqu’il en sera temps, » aurait répondu brusquement le maître. Un jour cependant Porpora, complètement satisfait de son élève, lui aurait dit : « Va, mon enfant, je n’ai plus rien à t’apprendre; tu es le premier chanteur du monde. » — Quoi qu’il en soit de l’authenticité de cette anecdote souvent rapportée, elle prouve du moins l’importance qu’on attachait alors à l’étude du mécanisme vocal.

Après avoir acquis à Naples la réputation d’un écolier plein d’avenir, Caffarelli aurait été engagé au théâtre Valle, à Rome, où il aurait fait ses débuts par un rôle de femme en 1724. Le docteur Burney fait débuter Caffarelli en 1726 dans un opéra intitulé Valdemaro. Ce qui est certain, c’est que la belle voix du sopraniste, sa jeunesse et la grâce de sa personne lui valurent un éclatant succès qui rappelait celui que Farinelli avait obtenu dans la même ville quelques années auparavant. Dans cette même année 1726, Porpora, traversant Rome pour se rendre à Venise, écrivit la musique d’un opéra, Germaniao in Germinia, où Caffarelli avait un rôle important. Il y chantait surtout un air :

Serba costante il core,
Ché di mia spada al lampo
L’altero vincitore,
Vedrai cader sul campo,
Chi dendo in van pietà,


où le virtuose excitait une vive admiration. On aurait tort de croire avec Villarosa, dont le jugement en ces matières n’a aucune autorité, que cet air de Porpora, que chantait Caffarelli avec un si prodigieux succès, fût d’un style sévère et pathétique. « Porpora fit valoir la voix de Caffarelli, dit le biographe que nous venons de citer, en donnant aux paroles toute l’expression voulue, sans charger la mélodie d’ornemens futiles qui fussent en contradiction avec le sentiment; » dundo a queste parole lutta la dovuta espressione, senza caricare il cantante da volate di passaggi ed obliar il sentimento[4]. C’est juste le contraire de la vérité, car la musique de Porpora que nous possédons est surchargée de trilles et d’ornemens de toute nature. Parmi les virtuoses qui chantaient avec Caffarelli dans l’opéra Germanico in Germania, libretto de Nicolo Coluzzi, se trouvait Salimbeni, un sopraniste, élève aussi de Porpora, qui a longtemps vécu à Berlin, où il a charmé le grand Frédéric. Après son début éclatant, Caffarelli parcourut l’Italie, émerveillant les uns, charmant les autres, et gagnant partout des sommes considérables. Il retourna à Rome en 1728, où son succès fut encore plus grand que la première fois, surtout auprès des femmes, dont Caffarelli devint l’idole. On se le disputait, on se l’arrachait, on l’enlevait mystérieusement sans même consulter son goût. Le mari d’une haute et puissante dame l’ayant trouvé dans une position non équivoque, Caffarelli fut obligé de se sauver à travers un jardin et de se cacher dans une citerne, où il passa toute une nuit à méditer sur les conséquences des passions humaines. Il faillit laisser au fond de ce puits ses trilles, ses grupetti, toutes les fleurs de son merveilleux gosier. Caffarelli en fut quitte pour un gros rhume, qui l’empêcha de chanter pendant un mois. Ce n’était pas tout d’avoir échappé à la première fureur de ce mari maussade, qui entendait si peu les mœurs de son temps. La dame qui protégeait le sopraniste crut qu’il était prudent d’entourer son bien-aimé de quatre spadassins, qui avaient ordre de le suivre partout et de veiller sur ses jours. Enfin ce charmant canarino quitta Rome vers 1730, et alla porter ailleurs son ramage et ses séductions innocentes. Où se rendit Caffarelli après son départ précipité de Rome? Rien n’est plus difficile que de suivre ces oiseaux de passage et de trouver la date précise de leurs pérégrinations à travers le monde. M. Fétis dit que Caffarelli alla en 1730 à Londres[5], tandis que le docteur Burney assure que ce n’est qu’en 1738 que le célèbre sopraniste vint en Angleterre. Cette dernière date est confirmée par M. Schoelcher dans la Vie de Handel, qu’il a publiée à Londres en 1857. C’est dans un opéra de Handel, Faramondo, que Caffarelli s’est produit pour la première fois devant le public anglais. Son succès y fut immense, et pendant les quelques années qu’il a passées en Angleterre, il gagna des sommes considérables, et fut comblé de toute sorte de faveurs. Caffarelli retourna en Italie, chanta tour à tour à Venise, à Florence, à Naples, où il produisit un plus grand effet encore qu’à Londres. C’est pendant l’un des séjours qu’il fit dans cette grande ville, pleine de conservatoires, de maîtres illustres et de chanteurs de premier ordre, que Caffarelli entendit parler avec de grands éloges d’un jeune confrère, le sopraniste Gizzielo, qui débutait à Rome. Voulant s’assurer par lui-même du mérite réel de ce nouveau venu dans la carrière, Caffarelli prit la poste, arriva furtivement dans la capitale du monde chrétien, où il avait eu une si belle aventure, et se rendit au théâtre enveloppé dans un grand manteau. A peine eut-il entendu le jeune sopraniste, que, saisi d’admiration, il s’écria d’un ton superbe, au milieu du parterre silencieux : — Bravo, Gizzielo, è Caffarelli che tel dice (bravo, Gizzielo, c’est Caffarelli qui te le dit). — Ce trait et bien d’autres encore, que nous aurons occasion de rapporter, prouvent que la modestie n’était pas la qualité saillante de ce virtuose. En 1740, Caffarelli fut mandé à Madrid par son illustre compatriote Farinelli, à l’occasion des fêtes pour le mariage de l’infant. Il y était avec une cantatrice nommée la Pernozzi, ainsi que le rapporte le président de Brosses dans ses Lettres sur l’Italie. Après la victoire de Velletri, remportée par le roi de Naples Charles VII, qui fut plus tard Charles III d’Espagne, il y eut de grandes fêtes où Caffarelli chanta sur le théâtre de Saint-Charles avec Gizzielo, qu’on avait fait venir de Bologne. Une lutte assez pacifique s’engagea entre ces deux virtuoses, dont l’un brillait surtout par le sentiment, et l’autre par l’éclat de la vocalisation. En 1745, Caffarelli se trouvait à Vienne, où il créa le rôle d’Énée dans la Didone abbandonata de Métastase, mise en musique par Jomelli. Il résulte d’une lettre de Métastase adressée à la princesse Belmonte, de Naples, que Caffarelli était un assez mauvais comédien. Voici les propres paroles du célèbre poète : « Le jour anniversaire de la naissance de notre souverain, l’empereur Charles VI, on a représenté ma Didon abandonnée, ornée d’une musique nouvelle qui, avec justice, a surpris et enchanté toute la cour. C’est une musique remplie de grâce, de science, d’harmonie, et surtout d’expression. Tout y parle, jusqu’aux violons, jusqu’aux contre-basses (tutto parla sino a violini e a contrabbassi). — Je n’ai pas entendu dans ce genre une chose qui m’ait plus vivement touché. L’auteur est un Napolitain qui se nomme Nicolas Jomelli. La Tesi, qui chantait Didon, est rajeunie de dix ans ; Énée, représenté par Caffarelli, est devenu comédien, quantum Caffareliani fragililas potitur, et un Allemand nommé Raff, excellent chanteur, mais froid comédien, a réussi dans le rôle de Jarba, »

Les éloges que fait Métastase de l’œuvre de Jomelli sont curieux, en ce qu’ils donnent une idée de l’état où se trouvait alors l’orchestre des opéras italiens et des améliorations qu’y a introduites Jomelli, qui a été l’un des premiers compositeurs dramatiques de son pays à se préoccuper de cette partie importante de l’art. Caffarelli, qui était très orgueilleux et très infatué de ses succès comme chanteur et comme zerbino d’amore, eut à Vienne un démêlé très grave avec le directeur du théâtre où il chantait. Le sopraniste fougueux voulait se battre à l’épée contre l’impresario, qui se laissa fléchir par la Tesi et par ses propres intérêts, qui eussent été fort compromis, s’il avait percé le merveilleux gosier qui enchantait la cour et la ville de Vienne. Casanova, qui se trouvait à Turin en 1750, y entendit Caffarelli et l’Astrua, cantatrice célèbre aussi par l’éclat de sa vocalisation. Voltaire, qui vit l’Astrua à Berlin, où elle est restée pendant plusieurs années, parle de cette cantatrice dans une lettre à Mme Denis, sa nièce : « Mlle Astrua est la plus belle voix de l’Europe ; mais fallait-il vous quitter pour un gosier à roulades et pour un roi? » Il y eut entre Caffarelli et l’Astrua une de ces rivalités de talent qui sont si fréquentes dans la vie des virtuoses célèbres. Cette rivalité, dont parle le docteur Burney dans une note du quatrième volume de son Histoire de la Musique, donna lieu à des épisodes curieux.

Caffarelli est venu en France. Il a chanté à la cour de Louis XV et pour l’amusement particulier de la seconde dauphine, princesse de Saxe, qui avait un grand goût pour la musique italienne; mais en quelle année Caffarelli a-t-il franchi les Alpes et fait son apparition à Versailles? M. Fétis donne la date de 1750, tandis que le docteur Burney assure que Caffarelli fut envoyé à Paris et à la cour en 1753 par le maréchal de Richelieu, qui était alors ambassadeur de France à Naples. Duclos, dans son Voyage en Italie, parle de Caffarelli. « La manière, dit-il, dont on traite ces castrats doit leur tourner la tête. La seconde dauphine ayant du goût pour la musique italienne, on fit venir en France et à Versailles Caffarelli. Pendant son séjour, on lui entretenait un carrosse et une table de six couverts, traitement pareil à celui du confesseur du roi. Il ne chanta qu’une fois en public : ce fut dans un oratorio, devant l’Académie française, dans la chapelle du Louvre. On lui donna pour paiement une bourse de cent jetons. Sa fatuité en fait de bonnes fortunes était chose curieuse. On ne pouvait s’empêcher de rire du contraste de ses prétentions avec son état,... qui pourtant n’était pas dédaigné par toutes les femmes. »

On raconte aussi que Louis XV, qui avait la voix la plus fausse de son royaume, à en croire Rousseau, fut si charmé du talent de Caffarelli qu’il lui envoya, par un gentilhomme de sa chambre, un présent. Le gentilhomme crut remplir la volonté de son maître en faisant remettre par son secrétaire au virtuose une boite en or. « Quoi, monsieur! aurait dit le sopraniste étonné, voilà ce que le roi me donne? Tenez, ajouta-t-il en ouvrant un meuble, voici trente boîtes dont la moindre a plus de valeur que celle que vous êtes chargé de me remettre. Si le portrait du monarque s’y trouvait au moins! — Monsieur, répliqua le secrétaire, sa majesté ne donne son portrait qu’aux ambassadeurs. — C’est possible, répliqua le chanteur; mais avec tous les ambassadeurs du monde on ne ferait pas un Caffarelli. » Cette réplique ayant été rapportée à Louis XV, le roi s’en amusa beaucoup. La dauphine au contraire, blessée de l’impertinence du virtuose, le fit venir, et lui remit un diamant de prix avec un passeport en disant : « Il est signé du roi, et c’est un grand honneur pour vous. Servez-vous-en tout de suite, car il n’est valable que pour deux jours. » Caffarelli aurait quitté brusquement la France, fort peu content de l’accueil qu’il y aurait reçu. Je n’ai pu trouver dans les journaux du temps aucune trace du passage de Caffarelli à Paris. Cependant un voyageur français, Coyer, qui était à Naples en 176, parle de Caffarelli, qu’il entendit dans la Didone abbandonata de Jomelli, dans les termes que voici : « Caffarelli, qui vous a fait tant de plaisir à Paris, tâchait d’y soutenir sa gloire. » Le grand tragédien anglais Garrick, qui était aussi à Naples dans cette même année de 1764, écrivait au docteur Burney qu’il avait entendu Caffarelli et qu’il en avait été touché (he touched me). Le docteur Burney, qui visita Naples en l’année 1770, rencontra Caffarelli et l’entendit chanter à un âge déjà avancé. « Aujourd’hui mardi, 6 novembre, dit-il, j’ai eu l’honneur de diner avec lord Fortrose. La compagnie était nombreuse et surtout musicale. Barbella et Orgitano y étaient invités. Toute la compagnie était dans la crainte de ne point voir Caffarelli, lorsqu’il arriva. Il était en belle humeur, et, contre toute attente, à peine fut-il entré qu’on obtint de l’entendre chanter. Il a maintenant plusieurs notes faibles dans la voix, mais il possède encore une exécution suffisamment remarquable pour convaincre ceux qui l’entendent qu’il a dû être un chanteur bien étonnant. Il s’accompagna lui-même sur le clavecin. Expression et grâce sont les principales qualités de son talent. Caffarelli me proposa de passer une journée ensemble et de l’employer à causer sur des questions musicales. Il ajouta même que ce serait trop peu pour tout ce que nous avions à dire sur un pareil sujet. Quoique très riche, ce célèbre virtuose chante encore, pour de l’argent, dans les églises et dans les concerts. » Un autre voyageur anglais parle ainsi du grand sopraniste : « Caffarelli est un homme de très bonne mine, très poli, et parle avec beaucoup d’aisance. Il me demanda des nouvelles de la duchesse de Manchester et de lady Francis Shirley, qui, lorsqu’il était à Londres, l’avaient honoré de leur protection. »

Naples était la résidence habituelle de Caffarelli, la ville où il revenait volontiers après ses longs voyages à travers l’Europe. Il y possédait une maison somptueuse qu’il s’était fait bâtir lui-même, et où il vivait entouré de considération. Un soir de l’année 1773, Caffarelli assistait, au théâtre Saint-Charles, à la première représentation d’un opéra de Jomelli, Iphigénie en Aulide[6]. Comme les chanteurs rendaient assez mal la pensée du maître : « temps heureux de ma jeunesse, s’écria Caffarelli avec exaltation, où êtes-vous? N’en doutez pas cependant, monsieur, dit-il à Saverio Mattei, qui rapporte l’anecdote dans ses mémoires sur la vie de Métastase, cette musique divine sera bientôt sur tous les clavecins, et on l’aimera tant qu’il y aura du goût parmi les hommes. »

Caffarelli avait un neveu qu’il aimait beaucoup. Il lui laissa toute sa fortune avec le duché de Santo-Dorato, qu’il avait acheté pour lui. Il est mort à Naples le 1er janvier 1783, fort âgé. Tous les biographes rapportent que Caffarelli avait fait mettre sur la façade de la maison qu’il s’était fait bâtir cette audacieuse inscription : « Amphion a construit Thèbes avec sa lyre, et moi cette maison : Amphion Thebas, ego domum. » A quoi un plaisant aurait répondu : « Oui, mais ille cum, tu sine ! »

Caffarelli était grand, bien fait, d’une figure charmante. Il eut de nombreuses bonnes fortunes qui faillirent lui coûter plus cher encore que sa magnifique voix de soprano. Il ne reconnaissait qu’un rival : c’était son compatriote Farinelli, dont il parlait avec éloge, en disant de sa faveur à la cour d’Espagne : « Il la mérite, car c’est un grand homme et une bien belle voix! »

Nés tous les deux dans le royaume de Naples, morts à un an de distance l’un de l’autre, et tous les deux élèves de Porpora, qu’ils ont laissé dans la misère, Farinelli et Caffarelli ont été les deux chanteurs les plus étonnans du XVIIIe siècle. L’histoire de leur vie et de leur talent résume tout ce qu’il y a eu de plus merveilleux dans l’existence de ce curieux phénomène des sopranistes. Caffarelli était surtout remarquable par l’immense étendue de sa voix de soprano très élevée, par la flexibilité de cet organe, par le luxe de la vocalisation et la grâce de sa personne. Il prodiguait les trilles, les grupetti, les mordans, les appoggiatures, tous les artifices de cette fine joaillerie vocale qui était à la musique dramatique, telle que Gluck la rêvait alors, ce que le style brillante de l’orfèvrerie française sous Mme de Pompadour était au dessin exquis des vases et des bijoux antiques. Froid comédien, acteur maladroit, ainsi que nous l’apprend Métastase, Caffarelli fut un bel oiseau de paradis, dont le ramage ravissait l’oreille sans toucher le cœur. Farinelli au contraire avait une méthode plus châtiée, une manière plus large et plus sobre, que traversait un rayon de douce mélancolie. Les bons avis qu’il avait reçus de Bernacchi et de l’empereur Charles VI, au commencement de sa carrière, avaient épuré son goût, et lui avaient fait rejeter une foule d’oripeaux qui surchargeaient son style. Sa nature morale, qui était plus saine et meilleure que celle de l’orgueilleux et insolent Caffarelli, a pu lui faire entrevoir l’analogie qui existe entre la simplicité du vrai et la simplicité du beau. Quoi qu’il en soit, Farinelli a été, dans l’art de chanter, l’expression la plus exquise de la grâce légèrement émue, tandis que Caffarelli fut un prodige de bravoure, un paon dont le froid ramage égalait l’éclat de son beau plumage.

Au second acte du Barbier de Séville de Rossini, Bartolo dit, après la leçon de chant donnée à Rosine par don Alonzo : « Dans mon temps, c’était une bien autre musique! Lorsque le célèbre Caffarelli chantait le fameux air : — Quando il famoso Caffariello cantara quell’ aria portentosa... » Les quelques mesures d’une mélodie vieillotte que murmure ensuite l’astucieux tuteur sont une espièglerie du grand maestro. La musique que chantait Caffarelli n’était ni si simple ni si primitive. On se ferait une idée plus exacte du style et de la manière de chanter de ce merveilleux sopraniste en le comparant à Mme Persiani, que nous avons entendue pendant tant d’années au Théâtre-Italien de Paris. Cette cantatrice éminente, qui a créé le rôle charmant de Lucie dans le chef-d’œuvre de Donizetti, prodiguait les ornemens les plus compliqués et les plus difficiles dans les morceaux les plus touchans et dans les situations les plus pathétiques. Je me figure donc Caffarelli chantant comme Mme Persiani l’air de la folie du second acte de Lucie :

Spargi d’amaro pianto
Il mio terrestre velo,


le sourire sur les lèvres, et brodant d’une riche vocalisation le thème de sa douleur. Te! devait être à peu près Caffarelli dans la Didone abbandonata de Jomelli, mais avec une figure charmante, une voix incomparable, une longue respiration qui lui permettait de prolonger indéfiniment la tenue d’une note, et avec une bravoure qui a émerveillé l’Europe pendant un demi-siècle.


P. SCUDO.


  1. Biographie universelle des Musiciens, article Majorano.
  2. Diografia degli uomini illustri del regno di Napoli.
  3. Memorie dei compositori di Musica del regno di Napoli.
  4. Memorie dei compositoci di Musica del regno di Napoli, p. 169.
  5. Biographie universelle des Musiciens, première édition.
  6. Le chef-d’œuvre de Gluck est de 1774.